CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Rien ne semble plus « naturel » que le désir d’enfant. Il est pourtant aussi éminemment « culturel », c’est-à-dire façonné par le monde collectif. Ce désir se dit aujourd’hui de plus en plus, dans l’intimité des familles, mais aussi sur la scène publique. Il demande à être entendu par les proches, par la société, les médecins ou les politiques. Son évidence semble alors incontestable. Il attend une reconnaissance et semble générer des droits. Nous entrons aujourd’hui, pour ce qui concerne l’enfant, dans ce « temps du désir », par opposition à une époque où il était inévitable d’« avoir » des enfants. Ce temps du désir est perçu d’une manière explicite depuis le développement de la contraception, et donc de l’ouverture de la possibilité de ne pas avoir d’enfant.

2L’enfant du désir est en effet un enfant plus rare, dans le contexte du souhait d’une vie individuelle plus heureuse. L’enfant n’est plus perçu dans le registre du destin. Il est alors plus souvent pensé comme ce qui pourrait manquer. Nous finissons par croire que la possibilité, fruit des progrès de la médecine, de ne pas avoir d’enfant devrait s’accompagner du pouvoir parallèle de disposer des moyens que la société nous donnerait pour en avoir. Qu’il s’agisse de couples hétérosexuels médicalement stériles ou de couples homosexuels « socialement » infertiles [1], le même vœu émerge alors de disposer d’un appui médical et sociétal pour cheminer vers la parentalité.

3Le désir d’enfant en vient donc à prendre la force d’une évidence – et parfois d’une demande – individuelle et sociale. Le désir des individus appelle de nouvelles législations. Le sujet désirant (un enfant) – même s’il est en situation d’infertilité médicale ou « sociale » – attend de la société une « assistance à la procréation [2] ». Le dispositif institutionnel et médical d’assistance à la procréation a, pour partie, suscité l’émergence de ce désir comme fait public [3]. Les « psys » se sont engouffrés dans ces lieux d’attente contemporaine, auscultant cette « évidence » du désir d’enfant, pour en montrer illico la non évidence, examinant les empêchements psychiques de la fécondité, écoutant le travail intérieur du devenir parent, accompagnant ceux qui ne pouvaient pas avoir d’enfant. Ce désir s’exprimant socialement d’une manière puissante, se révèle alors, au niveau de la réalité individuelle, ambivalent, complexe, en recherche constante de lui-même.

4La société s’intéresse passionnément au désir d’enfant, car il est un aspect essentiel de la manière dont notre culture se pense dans son renouvellement. J’aborderai d’abord, dans les lignes qui suivent, l’expression du désir d’enfant au niveau le plus individuel, le plus « narcissique », niveau détenant au fond une opacité que l’on ne décèle pas d’emblée. Cette singularité nous introduira à de nouvelles dimensions du rapport à la filiation dans la période contemporaine. Le désir d’enfant est ainsi le signe – et parfois le symptôme – d’une configuration sociale particulière, dans laquelle notre culture cherche à penser son futur et à faire advenir sa survie. Elle « mandate » alors en quelque sorte les parents pour créer le lien, et faire émerger un futur.

Sortie du destin de la génération

J’ai rêvé qu’un bébé voletant au-dessus du lit m’interpellait : comment pourrais-tu me désirer puisque tu ne me connais pas encore ? [4]

5Le désir d’enfant, et le discours qui en rend compte, est assez récent quant au foisonnement de son expression. Il est de plus en plus hybride, relevant à la fois de la sphère la plus intime, et d’une autre sphère plus vaste qui serait celle des logiques publiques, voire de la politique des familles et des sexualités. Entre sphères publique et privée, le désir d’enfant est marqué d’étrangeté. Il se déploie dans l’existence des personnes, bien avant que son objet n’existe. Désirer avoir un enfant n’est pas désirer un enfant. L’objet du désir est d’abord illusoire, puisque le désir qui nous anime vers lui est, par définition, « performatif » : il présidera à la venue de l’enfant lui-même. Ce désir est constitué de la chair de nos rêves. L’enfant rêvé, l’enfant idéalisé permet à ces songes de prendre corps au sein d’une rencontre. Entre rêve et réalité, le désir d’enfant se nourrit d’un passé, de celui des générations précédentes, des enfants que nous avons tous été, de ce que nous pensons et vivons de nos propres parents. D’abord vide d’une réalité charnelle, il est inscrit dans la généalogie imaginaire de chacun, mais se déploie aujourd’hui par lui-même sans être d’emblée inscrit dans le réseau serré de la nécessité. Désirer un enfant – aller jusqu’au bout de ce désir –, ne passe pas nécessairement, dans le monde contemporain, par un couple pérenne ou fécond. En même temps, l’expression de ce désir, dans les fictions romanesques comme dans la réalité, fait partie des enjeux essentiels de la vie de couple. Ce désir se dit toutefois de plus en plus à la première personne du singulier. L’enjeu narcissique est alors essentiel. His majesty the baby est, pensait Freud, celui du narcissisme renaissant de ses parents. Il est le support de leurs « rêves de désir » non réalisés [5].

6Le narcissisme parental n’est pas à mettre nécessairement aujourd’hui au pluriel. Les « je » se conjuguent, ou non, à travers la chorégraphie du désir d’enfant. Laissons de côté la vision péjorative du terme de « narcissisme » dans l’acception courante. Cette « puissance » narcissique est ambivalente, parce qu’elle est, dès le début, saisie par l’attente de la rencontre. Un jeune homme relatant son désir d’enfant, évoque d’abord son souhait, « classique » dit-il, de se prolonger, et affirme peu après le sens donné à sa vie lié au fait d’avoir quelqu’un « pour qui se battre ». Le narcissisme triomphant côtoie alors le vœu de sortie de soi. Vouloir « se prolonger » serait alors aussi espérer s’extraire de la clôture sur soi-même, et des paramètres enfermants d’une vie confortable et prévisible. Par ailleurs, le futur est aujourd’hui difficile à penser. Le désir d’enfant se révèle, au niveau individuel et collectif, le refuge d’une pensée du futur. L’enfant du « narcissisme renaissant » des parents, cet enfant qui n’est plus porté par la nécessité suscite un investissement intense, qui attend du monde collectif une forme de validation. C’est en cela que la place prise, dans la culture contemporaine, par l’institutionnalisation du désir d’enfant dans des situations d’infertilité sociale pose une question profonde. Le rôle de la médecine est ainsi progressivement amené à changer. Elle n’est plus attendue dans sa dimension réparatrice d’une fonction biologique défaillante, mais elle met ses ressources techniques à la disposition du désir de personnes ou de couples en incapacité « structurelle » d’avoir des enfants. Elle devient alors opératrice sociale, au service d’une chirurgie plastique des formes familiales. Plus loin que le vœu « narcissique » des individus, le discours contemporain autour du désir d’enfant nous renseigne sur la manière dont les individus et la société pensent leur avenir, et cherchent à vivre et à survivre collectivement. Dans ce cadre sociétal nouveau, nous attendons du monde collectif de porter avec nous notre désir d’avenir.

Un désir saisi par l’inquiétude de la durée, et plus opaque qu’il n’en a l’air

7Le désir d’enfant relève donc d’abord du plus intime. Mon habitude de répondre au questionnement des lecteurs dans un hebdomadaire est souvent confrontée au thème du désir d’enfant. Le schéma en est assez répétitif, même si l’expression, et les ressorts, en sont fort divers. Une jeune femme, ayant passé la trentaine, affirme son désir d’enfant. Elle reconnaît que son compagnon n’est pas « prêt ». « Il m’a dit qu’il serait prêt à envisager la vie commune mais pas d’enfants. » Ou bien, « Il a fait “sa” vie, il a déjà des enfants, et ne souhaite pas renouveler l’expérience ». Elle est inquiète de « l’horloge biologique ». Comment le couple va-t-il durer sans la venue de l’enfant, et l’affermissement du lien qu’elle susciterait ? La conjugalité, et ses aléas, affirme son primat comme moteur de la composition, et de la recomposition, des liens familiaux. Mais, les développements de l’actualité législative nous l’indiquent, le désir de transmission et de filiation n’a pas pour autant disparu. L’enfant apparaît – d’une manière plus ou moins illusoire – comme un élément de stabilité conjugale. L’enfant étape est aussi un enfant « preuve d’amour » (« s’il m’aime, il ne doit pas me priver de maternité »). L’enfant est mandaté pour garantir une continuité que les couples peinent à préserver.

8Le destin d’une femme n’est plus tracé par la maternité. Il lui « faut », à un moment ou un autre, se positionner face au désir d’enfant, même s’il n’existe pas pour elle ! L’ambivalence est parfois immense, car l’idée du « destin » maternel se tapit encore dans les inconscients. Comment arriver à s’avouer alors que l’on ne « veut » pas d’enfant ? On ne « fait » plus un enfant, on le désire, et la personne pense le plus souvent qu’il serait souhaitable que ce désir soit partagé. Faut-il pour autant spécifier, au creux de l’inventivité postmoderne, le désir d’enfant comme uniquement et profondément féminin ? La naturalité du désir d’enfant ferait ainsi retour à travers des descriptions cliniques du désir féminin qui se voudraient objectives. Si le désir d’enfant est exprimé d’une manière quasi vitale par certaines femmes, il n’en demeure pas moins que les psychanalystes connaissent l’ambivalence profonde de ce type de désir, notamment au cours du chemin qui le conduit ou non vers la réalité.

9Par ailleurs, si le désir d’enfant est plus discret chez beaucoup d’hommes, il n’en est pas moins réel. Cela nous introduit à une complexité du désir d’enfant, mettant en jeu d’un côté une dimension narcissique essentielle de vie et de survie, dimension s’exprimant parfois d’une manière puissante et douloureuse, et, d’un autre côté, une dimension plus mentalisée, intellectualisée où le désir éducatif et de transmission est plus présent. De l’opacité, et de l’épaisseur, pulsionnelle et corporelle à la mentalisation du désir d’enfant, le cheminement est toujours singulier. La dimension physiologique de « l’horloge biologique » et de la confrontation féminine à cette puissance d’engendrement prend, dès le début, le chemin d’une mentalisation, alors que le désir masculin d’enfant cherche en revanche un passage vers le corps, les premiers contacts avec l’enfant ou avec le ventre d’une mère, se révélant essentiels.

10Autant la liberté politique est réjouissante, autant la liberté psychique – « choisir » de désirer – s’avère angoissante [6]. Le désir d’enfant est plus opaque qu’il n’en a l’air, entre passivité et activité, entre choix et lâcher prise. Il s’incarne quand on n’y croyait plus. Une jeune femme, enceinte après avoir longtemps attendu un enfant, s’exclame ainsi avec jubilation et angoisse qu’elle vit « une espèce de passivité, de force obscure que l’on ne peut contrôler. Le plus génial », dit-elle, « n’arrive pas à la force de la volonté ».

Un désir pour une part « déconnecté » du partenaire

11Le passage qui conduit du désir au lien avec l’enfant n’est pas rectiligne, notamment dans le cas d’enfants adoptés. Le désir n’apparaît alors souvent plus nettement qu’après-coup, quand un chemin a été fait. Cet enfant-là, dont on avait douté qu’on le souhaitait vraiment, on découvre parfois qu’on l’avait toujours désiré. Il existe une forme de naïveté, voire de sentimentalisme, dans la manière dont on met aujourd’hui en valeur les « projets parentaux » et le désir d’enfant, comme si ceux-ci apparaissaient tout d’une pièce et comme si les bébés étaient complètement « voulus » par leurs parents. Il est difficile de porter seul ce désir singulier, et pour partie ambivalent. Pour cette raison, même en notre époque, un partenaire est encore très largement attendu. Le couple est ce qui allège le fardeau d’un désir si singulier.

12La situation est cependant nouvelle. Les rêves parentaux s’exprimaient jusqu’ici au cœur de la sexualité où ils trouvaient ou non à s’incarner. L’abstraction du désir d’enfant frayait la voie d’une incarnation à travers l’opacité du désir sexuel. « La conversion du désir sexuel d’un couple ou d’une femme en une conception humaine réalise l’abstraction la plus complète qui soit. [7] » Ce désir s’exprime aujourd’hui de plus en plus, notamment chez les femmes, d’une manière « pure », c’est-à-dire décanté de la référence à un partenaire. L’abstraction demeure intense, tant qu’elle n’a pas rencontré une relation affective et/ou sexuelle. Elle est même d’autant plus douloureuse qu’elle tourne à vide. Une certaine figure du manque au féminin s’organise autour de ce désir et de l’absence de son objet. Il n’est pas rare que le désir d’enfant, son ambivalence, sa non satisfaction suscitent une demande de psychanalyse. La question du partenaire ou du « bon » partenaire apparaît, dans certains cas, seconde. Le motif freudien, assez classique, du désir féminin d’enfant est celui de l’enfant œdipien qui serait un don fait au père, et, par substitution, au partenaire [8]. Même s’il est controversé, ce schéma postule un certain régime du désir d’enfant, celui d’un don ou d’une transaction avec un partenaire. J’offre un enfant à celui que j’aime en même temps que je me l’offre à moi-même. Ce type d’argument est d’ailleurs évoqué aussi par des personnes homosexuelles.

13Quand la question du partenaire est seconde – c’est-à-dire quand le désir se veut indépendant de l’existence d’un partenaire – le régime du don fait place à un autre qui serait celui, plus profond ou archaïque, d’une lutte contre la mélancolie et un manque fondamental. Le désir d’enfant répond alors à un manque à être, à un vœu d’accomplissement de soi, à un appel d’un lien puissant avec ce qui est imaginé d’un futur bébé, et met en scène un don fait à la vie elle-même plus qu’à un partenaire, à cette vie qui nous donna ce premier objet d’amour que fut la mère, et finalement, peut-être, un don fait à la mère. Ce puissant désir s’ordonne alors à un enjeu de survie narcissique et d’étayage de soi-même.

Un rapport transformé à la filiation

14Les anthropologues fondent le patriarcat sur l’hypothèse que les hommes ont tenu à s’approprier la fécondité des femmes [9]. Le contrôle de l’engendrement, avec sa dimension de puissance narcissique, fut une des prérogatives du patriarcat. La sortie progressive du patriarcat entraîne une nouvelle donne. La puissance du désir d’enfant prévaut toujours, mais se déploie d’une manière plus fragile, au cœur des aléas conjugaux. Le désir d’enfant est plus souvent exprimé par les femmes, et moins directement évoqué par les hommes [10]. Sorti du vœu de prolongement de la lignée, ce désir se dit en des paroles singulières. Nous savons, depuis Lévi-Strauss, que l’exogamie des sociétés traditionnelles structure la « circulation des femmes ». La circulation des hommes s’ordonne aujourd’hui parfois à ce désir féminin d’enfant fascinant pour eux, mais aussi effrayant. Plus absents de l’expression puissante de ce désir, les sujets masculins se positionnent, acceptent ou refusent, investissent le lieu, en miment parfois la dramatique, ou s’enfuient quand le désir de leur compagne se fait trop pressant. La pudeur des hommes devant ce désir entraîne l’utilisation de l’euphémisme ou de la litote : « Je ne serais pas contre un heureux événement, moi », s’exclame un futur père dépeint par Bégaudeau [11]. La question, quand elle se pose, est souvent reliée à une relation amoureuse, plus qu’à une abstraction. « Est-ce que je souhaite une enfant avec cette femme-là ? »

15Le désir se déploie dans les incertitudes du rapport au temps, dans la manière dont chacun des parents, et le couple parental, tend à imaginer son avenir. L’équilibre est difficile à trouver entre l’énergie mise pour durer par soi-même, ou par ses enfants, et le vœu d’une durée du couple. « Je me projette avec lui et ne m’imagine pas sans lui, tant on s’entend à merveille mais je ne peux concevoir un mariage avec le risque de le perdre le jour où j’ai envie d’un enfant… telle une épée de Damoclès au-dessus de la tête », affirme une jeune femme.

16L’institution du mariage ne garantit plus la durée du couple. Nous faisons cependant appel à elle afin de pérenniser le lien à l’enfant. Nous attendons des enfants qu’ils nous donnent le goût de la durée, et qu’ils soient les témoins vivants de ce qui dure dans nos vies. Le lien de filiation possède une dimension instituée, de l’ordre de la parole, du droit, des règles partagées par le groupe qui s’actualisent par la transmission du nom, de coutumes, d’idéaux. Elle comporte en outre la dimension narcissique que nous avons décrite, dont l’un des buts inconscients est une lutte contre la mortalité. Les psychanalystes s’intéressent à l’articulation de ces deux dimensions, et se méfient de la rupture de la filiation instituée [12]. La filiation narcissique, indispensable, est le moteur du désir d’enfant. Elle s’appuie sur le flux de vie qui se transmet, à travers nous, à nos enfants et à leurs descendants. Ce flux est une puissance fragile. Comme puissance, elle envahit parfois l’espace. Mais elle est aussi fragile : elle demande le secours du monde commun et appelle une institutionnalisation. Sans règle, sans loi, sans nom, la puissance de Narcisse est bien faible. La filiation instituée canalise les flux, et met en forme les traces de ce qui fut. Elle recherche les cadres, et donne mémoire et durée au jaillissement de la vie. La prévalence contemporaine de la filiation narcissique introduit non pas la fin de l’institution mais un appel constant à l’institution. L’institution est moins actuellement ce qui encadre préalablement le désir des sujets, que ce qui est attendu pour en affermir le vœu de pérennité.

La création d’un lien pérenne et d’un avenir

La fabrique des fils est fragile, comme est fragile le lien qui relie chacun à l’humanité. [13]

17La représentation de la filiation est aujourd’hui profondément modifiée. La filiation s’organise, nous l’avons vu, autour des deux dimensions de la « trace » et des « flux ». Le flux du désir de vie, et du prolongement de la vie, demande à continuellement se renouveler. Le versant institué de la filiation donne mémoire aux flux désirants. Il grave la trace des généalogies et inscrit les cadres institutionnels au cœur de la chair. Les cadres institutionnels doivent de plus en plus s’adapter aux attentes des personnes, et peinent à mettre en forme les flux désirants des individus. Les parents remplissent néanmoins, sans toujours le percevoir, une tâche essentielle à la culture. Ils pensent obéir à un vœu éminemment singulier. Ils sont en fait « mandatés » pour créer un lien nouveau dans le monde. Cette création du lien, nous avons tous le sentiment que c’est une lourde tâche, dans une culture où justement, le lien a tendance à se fragiliser. Le monde des traces devient mouvant, et les flux recomposent incessamment leur figure. Une caractéristique essentielle de notre culture est d’avoir développé l’investissement affectif de l’enfant né ou à naître. Les futurs parents sont investis du mandat culturel puissant de « porter » l’énergie de création du lien. La précarité du lien entre parents et enfants n’est pas nouvelle. Elle fait partie des mythes fondateurs de l’imaginaire occidental, ce qui explique la force du thème du héros exposé dans le monde biblique comme dans la mythologie grecque. L’angoisse d’abandon, sous-jacente à bien des mythes, est aujourd’hui plus aiguë.

18Les parents contemporains sont, par ailleurs, porteurs de la nécessité de création d’un avenir qui fait défaut dans les mythes collectifs charriés par la postmodernité. Le parent suscite et accueille un nouveau venu dans le monde. Le désir d’enfant engendre une ouverture vers l’avenir, et crée un passage vers une relation nouvelle qui s’affranchira progressivement du désir qui l’a suscitée. Le désir d’enfant fut longtemps – il l’est encore pour une part – un vœu de prolongation du monde. Une culture qui souhaite se « reproduire », cherche à orienter et à limiter le désir d’enfant des individus. Une société cherchant à inventer son avenir accorde, en revanche, une place essentielle au désir des individus qui signifie et « porte » sa survie. Ce type de société, qui serait plutôt la nôtre, accorde beaucoup d’importance à une solidarité procréative, où il s’agirait d’aider les personnes à accéder à l’accomplissement de leur désir d’enfant, plus que de limiter ou d’encadrer les vœux personnels dans le sens de ce qui serait souhaitable.

19La figure de l’enfant à venir étaye notre vœu de la survie de notre monde. Ce désir essentiel n’est pas exempt d’angoisse. Le parricide fut le « meurtre des meurtres » au xixe siècle. Il laisse la place à l’infanticide comme figure du mal absolu aujourd’hui. Si le parricide représente, dans l’imaginaire social, la rupture violente avec l’origine et le refus de la transmission, l’infanticide est le meurtre des possibles. Il ne s’agit plus alors de penser le fondement de la culture, mais d’en imaginer la survie.

20La parricide représentait en fait un crime contre l’institution et le lien institué. Nos aïeux craignaient de perdre les assises du monde. L’angoisse de notre culture porte donc moins sur nos assises, qu’il faudrait protéger, que sur un avenir que nous peinons à inventer. Si le désir d’enfant est puissant, le lien de filiation est fragile. Il « demande », aujourd’hui plus encore, à être institué. Les anciennes institutions, comme celle du mariage, sont en perte de vitesse, mais elles sont néanmoins sollicitées pour nous aider à instituer du lien, et à soutenir notre avenir.

Notes

  • [*]
    Psychanalyste, Maître de conférences à l’Institut Catholique de Lille, co-directeur du département « Sociétés humaines et responsabilité éducative » au Collège des Bernardins. Derniers livres : Croire au temps du dieu fragile. Psychanalyse du deuil de Dieu, Éd. du Cerf, 2012, et (avec Dominique Foyer) Le lien familial, questions et promesses, Desclée de Brouwer, 2013.
  • [1]
    La question de « l’infertilité sociale » a été évoquée dans les débats autour du mariage pour tous, mais elle est plus ancienne (voir le Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur la révision des lois de bioéthique – rapporteur Jean Léonetti –, 20 janvier 2010, p. 46 et suivantes, disponible sur le site : http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i2235-t1.asp). Le thème a été repris par le président du Comité Consultatif National d’Éthique, Jean-Claude Ameisen : l’assistance médicale à la procréation doit-elle être réservée aux couples hétérosexuels souffrant d’infertilité diagnostiquée, et peut-elle être ouverte à des « indications sociétales » d’infertilité (couples homosexuels, jeunes femmes célibataires demandant un prélèvement d’ovocytes en vue d’une PMA future…) ? (Cf. l’audition de Jean-Claude Ameisen au Sénat, le 13 mai 2013, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20130520/opecst.html).
  • [2]
    Marie Gaille, Le désir d’enfant, PUF, La nature humaine, p. 114.
  • [3]
    Ibid., p.16.
  • [4]
    Parole d’une future mère imaginée par François Bégaudeau dans son livre humoristique et inspiré (Au début, Alma éditeur, 2012) sur les multiples voies et voix du désir d’enfant dans l’épaisseur de l’existence de quelques femmes (une par chapitre) et d’un homme (ayant recours à une mère porteuse).
  • [5]
    Sigmund Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, PUF, 1969 (1914), p. 96.
  • [6]
    Jacques André, Introduction, dans Désirs d’enfant (Jacques André et al.), PUF, p. 12.
  • [7]
    C’est nous qui soulignons. Monique Bydlowski, Les enfants du désir, Odile Jacob, 2008, p. 9.
  • [8]
    C’est la fameuse, et discutée, substitution symbolique de l’envie du pénis de la fille commuée plus tard en désir d’enfant, cadeau œdipien adressé au père (Sigmund Freud, « La disparition du complexe d’Œdipe », Œuvres complètes, t. XVII, p. 32).
  • [9]
    Françoise Héritier, Masculin/féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Odile Jacob, 2002.
  • [10]
    Pas toujours évidemment, les attentes liées au mariage gay le montrent bien.
  • [11]
    Ibid., p. 9.
  • [12]
    Jean Guyotat, « Filiation psychique, traumatisme psychique et incidences psychothérapiques », dans Filiations psychiques (O. Halfon et al. dir.), PUF, Le fil rouge, p. 196.
  • [13]
    Pierre Legendre, Les enfants du texte, Étude sur la fonction parentale des États, Fayard, p. 16.
Français

La société s’intéresse passionnément au désir d’enfant, car il est un aspect essentiel de la manière dont notre culture se pense dans son renouvellement. Le désir d’enfant est ainsi le signe – et parfois le symptôme – d’une configuration sociale particulière, dans laquelle notre culture cherche à penser son futur et à faire advenir sa survie. Elle « mandate » les parents pour créer le lien, et faire émerger un futur.

Jacques Arènes [*]
  • [*]
    Psychanalyste, Maître de conférences à l’Institut Catholique de Lille, co-directeur du département « Sociétés humaines et responsabilité éducative » au Collège des Bernardins. Derniers livres : Croire au temps du dieu fragile. Psychanalyse du deuil de Dieu, Éd. du Cerf, 2012, et (avec Dominique Foyer) Le lien familial, questions et promesses, Desclée de Brouwer, 2013.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2013
https://doi.org/10.3917/etu.4194.0327
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