CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La réalité dont il sera ici question est souvent occultée ou ignorée. Il est vrai qu’elle est dure. Or à quoi reconnaît-on le réel ? À ce qu’il est à la fois « insupportable mais irrémédiable », ainsi que le philosophe Clément Rosset l’enseigne [1]. Et que constatons-nous ? Depuis la fin de la guerre froide et l’entrée dans l’ère de la mondialisation chaotique, le crime organisé a profondément changé de nature. Cependant, nous avons de grandes difficultés à percevoir ce changement qualitatif car en matière de crime organisé, le plus important n’est pas ce qui est visible à l’œil nu, mais ce qui demeure enfoui, dissimulé à l’observation immédiate.

Une menace de niveau stratégique

2Diagnostic : un mal insidieux et mortifère. – Le crime organisé fut longtemps une question un peu marginale et périphérique, ne méritant qu’un traitement journalistique par le fait-divers et étatique par la seule action répressive ponctuelle. Cette époque est révolue : ou du moins devrait l’être. En effet, le crime organisé s’invite désormais au cœur même des sociétés contemporaines, devenant une question aux dimensions à la fois géopolitiques et macroéconomique ; une question autrement plus complexe et mortifère que le terrorisme à la définition incertaine et à la létalité inversement proportionnelle aux passions politico-médiatiques suscitées.

3C’est pourquoi il est essentiel d’analyser les phénomènes criminels contemporains avec d’autres grilles de lecture – d’autres paradigmes – que ceux de la sociologie, du journalisme ou même de la criminologie classique. Il convient de changer de perspective en pensant géopolitique et géo-économie du crime. Ainsi, les concepts clefs pour penser le crime contemporain doivent être ceux des territoires, des puissances et des flux. Le crime organisé provoque en effet une transformation, au demeurant souvent silencieuse et invisible, des institutions et des systèmes politiques, économiques et sociaux. De question tactique, il a muté en menace de niveau stratégique. Ce saut qualitatif se comprend lorsque l’on connaît les quatre caractéristiques fondamentales du crime organisé contemporain.

4Première caractéristique, les grandes organisations criminelles sont poly criminelles, c’est-à-dire sans spécialité, aptes à s’investir de manière opportuniste et pragmatique dans tous les marchés criminels, et ce dans des logiques de pure prédation. Dès qu’une occasion se présente, ces groupes criminels sophistiqués les investissent, qu’il s’agisse d’activités traditionnelles ou de crimes économiques et financiers innovants. Une même entité criminelle peut tour à tour racketter, trafiquer des drogues, vendre des contrefaçons, ou truquer en ligne des paris sportifs, etc. Contrairement à une idée reçue, véhiculée par les médias, les criminels n’ont pas de spécialité ou de métier fixe : ils passent d’une activité criminelle à l’autre, par calcul coût/bénéfice. L’attention doit donc se porter moins sur un type d’activité criminelle que sur les professionnels du crime eux-mêmes, menant de véritables carrières au sein de groupes plus ou moins structurés.

5Deuxième caractéristique, les grandes organisations criminelles sont la plupart du temps territorialisées. Elles manifestent une capacité à s’enraciner dans un espace géographique et à se créer leur propre biotope. Ces logiques d’appropriation territoriale et de définition d’un espace vital sont décisives car elles expliquent la puissance de ces groupes. Nous voyons ainsi se dessiner des renversements de souveraineté, le pouvoir criminel supplantant alors le pouvoir légal. Cette emprise est particulièrement forte là où sévissent des mafias, c’est-à-dire des entités criminelles ayant une sociologie non de simples bandes mais de sociétés secrètes [2].

6Cependant, ces territoires criminels sont en expansion, selon des mécanismes identifiés [3]. On sait par exemple que dans une poussée géopolitique très rapide, sur un demi-siècle en l’occurrence, les quatre mafias italiennes (Cosa nostra sicilienne, Ndrangheta calabraise, Camorra de Campanie, Sacra Corona Unita des Pouilles) et les clans albanophones se sont répandus dans toute l’Europe. Au final, des pans entiers du territoire européen sont aujourd’hui profondément criminalisés et donc en voie d’effondrement ; quand ce ne sont pas directement des structures étatiques. L’Italie ou l’Espagne ne sont-elles pas en voie de succomber sous le poids conjugué et parfois concerté du crime organisé et d’une criminalité en col blanc ? Combien d’États mafieux ou criminels l’Europe géographique abrite-t-elle ? Pourtant, cet effondrement territorial est mal connu car silencieux. Il s’agit aussi d’un phénomène planétaire redessinant une carte du monde faisant fi des classifications et des découpages classiques. L’enracinement territorial d’une entité criminelle se déchiffre aisément à l’aune de certains indices, dont le plus parlant est celui d’une infraction triviale mais essentielle : le racket. Le développement de l’extorsion de fonds est un marqueur criminel fort, car au-delà de sa fonction économique évidente, il représente aussi l’affirmation symbolique d’un pouvoir local : celui qui prélève l’impôt – légal ou illégal – s’affirme en droit ou en fait comme le maître des lieux et les contribuables comme ses vassaux. Que ce phénomène se développe désormais dans nos quartiers de plus en plus anomiques, comme en Seine Saint Denis, en région parisienne, n’est pas anodin.

7Troisième caractéristique, ces organisations sont particulièrement insubmersibles, c’est-à-dire d’une part adaptatives face aux changements politiques, sociaux et économiques, et d’autre part très résistantes à la répression. Ainsi, les États parviennent-ils souvent moins à les éradiquer qu’à les réguler. Confronté aux cinq Familles de la Mafia italo-américaine à New York, le FBI explique mezzo voce qu’il se contente « de tondre la pelouse, à défaut de pouvoir déraciner les mauvaises herbes » ; même si devant les caméras, la sureté fédérale proclame officiellement, après chaque vague d’arrestations, « la fin des derniers parrains et des Familles mafieuses » !

8Enfin, quatrième caractéristique, ces organisations gèrent des flux financiers d’ampleur macroéconomique pouvant de ce fait influencer en profondeur la vie politique, économique et sociale de la plupart des pays. Elles disposent d’un chiffre d’affaires parfois supérieur au PIB de certains petits pays. Ces masses financières leur confèrent certes une réelle aisance sociale mais surtout un pouvoir politico-social aussi fort que discret.

9Ces quatre particularités expliquent pourquoi ces grandes entités criminelles sont de véritables puissances globales. Le crime organisé ne peut plus être analysé en termes de marginalité sociale. Il s’agit d’un phénomène de pouvoir. Au point d’ailleurs de bouleverser le système des élites traditionnelles en s’y intégrant. Nous voyons ainsi se constituer de véritables bourgeoisies criminelles [4].

10Ce diagnostic serait incomplet s’il omettait le rappel d’une donnée essentielle. Le crime organisé progresse toujours via ses deux outils que sont la corruption et l’intimidation.

11Aveuglement : le temps de l’enracinement criminel. – Ce diagnostic peine pourtant à s’imposer car le crime organisé fait l’objet d’un travail permanent d’enfouissement. En un mot, d’aveuglement. L’aveuglement est la pire pathologie de la société dite de « l’information et de la communication », diagnostiquée par Martin Heidegger en 1954 : « Il y a pire que la cécité, c’est l’aveuglement, qui croit qu’il voit – et voit de la seule façon possible – quand c’est pourtant cette croyance où il est qui lui bouche toute vue. [5] »

12L’aveuglement n’est pas la cécité. La cécité résulte d’une incapacité objective à ne pas voir, alors que l’aveuglement est un mécanisme plus subtil né d’une incapacité subjective : on ne voit pas faute de volonté. Il s’agit ni plus ni moins que d’une forme de déni du réel.

13Il y a d’abord le premier temps du déni brutal, de la négation indignée ou dégoûtée sur le thème : « cela n’existe pas ; c’est un fantasme, une invention, une simplification, etc. » Puis, lorsque le réel devient trop évident, le discours de déni se fait forcément moins vindicatif, et passe à un autre registre : « Tout cela est bien connu ; et moins grave que décrit. Vous exagérez. » Après la négation, surgit donc la relativisation, souvent narquoise. Cependant, la rhétorique relativiste avance souvent masquée. Ainsi, afin de faire passer subtilement ce relativisme consistant à expliquer que « c’était pire avant » ou « pas pire qu’hier » (« rien de nouveau sous le soleil »), la réalité criminelle présente est replacée dans une histoire longue (depuis le Moyen Âge, par exemple), afin de dissoudre l’insupportable présent dans une généalogie ancienne. L’histoire ne sert ainsi plus à comprendre le présent grâce au passé mais à intimider. Le détournement du discours historique devient un outil de la police de la pensée. Tout Français s’étonnant des dérives criminelles à Marseille depuis une génération n’aura pu échapper au fameux « Marseille n’est pas Chicago (des années trente) », martelé jusqu’à plus soif dans les médias ! On ne compte plus les sociologues d’État, les préfets, les maires, les procureurs qui, sommés d’expliquer ou de s’expliquer sur cette situation de chaos criminel, répondent par un filandreux rappel historique, parfois échelonné sur un siècle. Car plus le rappel historique est long, plus la dilution est profonde.

14Enfin, de manière beaucoup plus insidieuse car diffuse, il y a la phase de la « spectacularisation » : le crime devient un produit commercial (film, livre, jeux vidéo, chansons, etc.) et s’intègre ainsi définitivement dans le tissu socioéconomique, l’imaginaire social et l’ordre symbolique par sa force de séduction et son poids financier [6]. Divertissement et consumérisme finissent ainsi de banaliser le crime.

15Or la question de l’aveuglement est cruciale car le temps de l’aveuglement est aussi celui aussi de l’enracinement criminel : de l’enracinement dans les territoires, dans les esprits et dans les mœurs. Et plus l’aveuglement dure, plus cet enracinement est profond et risque de devenir insurmontable.

16L’homme de la rue n’est pas le seul à être ainsi touché. Une large frange des élites intellectuelles et universitaires y participent activement, depuis longtemps. Ainsi, le refus d’étudier le crime est particulièrement marqué en France, seul pays en Occident n’ayant toujours pas reconnu la criminologie comme discipline universitaire. Le déni n’est d’ailleurs pas qu’une attitude ou un réflexe frileux. Il s’incarne aussi dans une école de pensée qui ne dit pas son nom mais dont le pesant corpus existe pourtant. Cette école – avec ses maîtres et ses disciples – est dominée par des sociologues, forcément « critiques », qui n’ont de cesse depuis des décennies de dissoudre le concept de crime – il n’y a plus que des « déviances », des « situations problèmes » –, d’affirmer que l’insécurité est un fantasme aux relents « nauséabonds », et d’interpréter l’explosion des chiffres de la criminalité et de la délinquance comme un triple artefact médiatique, statistique et politique. Les grands prêtres français de cette superstition [7] ont longtemps tiré des rentes médiatico-universitaires de ce déni, dont le soubassement philosophique emprunte au relativisme moral et au libéralisme culturel [8]. La forme de ce refus s’exprime en général par deux dispositifs bien rodés destinés à dissoudre la notion même de « crime organisé » : d’abord en interrogeant de manière absolutiste sa définition au nom de la « déconstruction » ; ensuite en la replaçant dans une histoire longue pour la banaliser, comme nous l’avons déjà noté [9].

17Il faudrait écrire l’histoire du déni européen face au crime : la création d’un grand marché et la libre circulation des biens et des personnes sans aucun égard pour la question criminelle pendant 40 ans ; l’accueil de pays gravement criminalisés tels la Bulgarie et la Roumanie ; le soutien servile à l’OTAN dans une guerre « juste » au Kosovo ayant conduit à l’édification d’un État mafieux, etc.

18Mutations : de nouveaux « modèles » criminels. – Afin de saisir les mutations géopolitiques et macroéconomiques que le crime organisé nous impose, nous prendrons trois exemples.

19Dans l’ordre politico-territorial d’abord, avec le cas du Mexique. Ce pays est confronté depuis le début des années 2000 à une véritable insurrection criminelle, opposant des armées criminelles à des pouvoirs publics largement corrompus et inefficaces ; un phénomène probablement inédit dans l’histoire. Depuis 2005, environ 10 000 Mexicains meurent chaque année – sans compter les innombrables « disparitions » – dans un conflit complexe n’opposant pas l’État à des cartels de la drogue selon une lecture simpliste, mais de manière kaléidoscopique et évolutive des segments de l’État, des pouvoirs locaux et des cartels dans des alliances complexes. Au final, des pans entiers du territoire mexicain sont désormais aux mains des cartels ; une grande partie de l’économie est dopée à l’argent de la drogue et ses élites durablement compromises. Ce conflit – qui relève plus de la guerre asymétrique que de la classique politique anti-criminelle – se répand dans toute l’Amérique centrale, jusqu’aux États-Unis. Pour nombre de petits États d’Amérique centrale, la menace conjuguée des cartels de la drogue et des méga gangs des Maras représente un défi quasi existentiel. Pour les États-Unis, la question stratégique majeure du xxie siècle ne sera ni la super puissance chinoise ni l’Iran nucléarisé, mais la stabilisation d’un grand voisin qui pour l’instant se transforme en un territoire chaotique, anomique et dysfonctionnel. Le Rio grande aura plus d’importance que la ligne Durant marquant historiquement la frontière afghano-pakistanaise. Mais les États-Unis se sont laissé distraire par une longue et illusoire « guerre au terrorisme » !

20Dans l’ordre économique, ensuite, avec les secteurs du BTP et du ciment. Partout où de grandes organisations criminelles – en particulier des mafias – sévissent, ce secteur n’est plus régi par la loi de l’offre et de la demande mais par « une main invisible criminelle » qui mécaniquement a trois effets : un renchérissement des coûts pour le contribuable ou le consommateur ; une négation des droits sociaux des salariés de ces entreprises ; et enfin des prestations de médiocre qualité, expliquant par exemple pourquoi lors de tremblements de terre les maisons tombent comme des châteaux de cartes. La criminalisation du marché du BTP et du ciment est bien documentée pour le Japon, la Turquie ou encore la côte Est des États-Unis depuis un demi-siècle, et s’explique par la présence ancienne de véritables mafias enracinées dans ces pays. Or que feint-on de redécouvrir ces dernières années au Canada ? Le Québec est secoué depuis 2011 par les révélations de la commission parlementaire dite Charbonneau, apportant la preuve incontestable de l’emprise généralisée de ce secteur par les Familles de la Mafia, ayant su corrompre un nombre conséquent de politiciens et de hauts fonctionnaires.

21Dans l’ordre écologique, enfin. La préservation de l’environnement ne peut plus se contenter de sympathiques politiques de prévention ou d’incitations auprès des citoyens et des consommateurs. Parmi les grands destructeurs de la nature figurent de nos jours des criminels très organisés. Tous les rapports de l’ONUDC démontrent que la disparition des espèces en principe protégées ou la déforestation illégale sont le fait à 80 % de groupes criminels structurés et transnationaux. Qui pollue les rivières, les champs et les fleuves en Campanie ou en Colombie si ce n’est la Camorra et les cartels de la drogue !

Ce que n’est pas le crime organisé en France : une menace folklorique

22La France est mal à l’aise avec la question du crime organisé. Et ce malaise tient à son histoire politique. La France s’étant construite autour de l’État, la puissance publique française ne peut souffrir qu’un pan de son territoire puisse échapper à son imperium. Face à une contestation criminelle durable, l’État français a historiquement réagi de deux manières.

23La plupart du temps avec vigueur. Ainsi, lorsque sous l’Ancien régime le crime organisé lové dans des « Cours des miracles » a tenté de s’imposer au cœur de Paris face au pouvoir royal, il fut immédiatement balayé, donnant naissance à la police moderne avec la Lieutenance générale de police. Mais, parfois, la puissance publique, pourtant abreuvée de philosophie hégélienne et centralisatrice, a aussi réagi par l’aveuglement et l’apaisement, comme c’est le cas désormais depuis les années 1980. Ainsi en est-il sur trois fronts majeurs.

24Celui d’abord de la criminalité dite des « cités ou des quartiers », intimement liée à l’histoire de l’immigration depuis les années 1960. Il faut attendre le début des années 2000 pour que péniblement s’impose enfin l’idée qu’il pouvait exister dans ces banlieues de relégation des « bandes » criminelles, et non pas seulement des criminels isolés et hyperactifs. Ce déni avait plusieurs explications et origines : le souci de ne pas « stigmatiser » ; le mépris teinté de racisme pour des auteurs jugés dans l’enfance du crime, loin des performances du Milieu traditionnel ; et enfin une ignorance profonde des réalités criminelles en gestation. Combien de temps faudra-t-il enfin pour reconnaître que certaines de ces « bandes » ont déjà franchi le stade supérieur de la criminalité organisée ? Cette criminalité est en grande partie à l’origine des phénomènes dits de « violences urbaines » – récurrents depuis les années 1970 – s’apparentant en fait à des émeutes criminelles, émergeant à échéances de plus en plus rapprochées, dans une quasi-impunité judiciaire. D’autre part, elle explique la constitution de zones de non-droit, véritables ghettos criminels, dans les banlieues d’un nombre croissant de grandes et de petites villes.

25Celui ensuite de la criminalité organisée étrangère d’Europe centrale et balkanique dont l’impact sur les statistiques est important, si l’on songe par exemple à des infractions comme les cambriolages ou le proxénétisme. Sans même évoquer le cas des mafias italiennes en France, un sujet faisant toujours l’objet d’un tabou plutôt étrange.

26Enfin, il convient d’évoquer la criminalité corse et corso-marseillaise qui a connu une mutation profonde depuis les années 1980. Il s’agit d’une question importante et ancienne qui depuis les débuts de la Ve République impacte de manière significative, en coulisses, loin du regard des citoyens, une partie de la vie politique française. La criminalité corse soulève aujourd’hui trois problèmes majeurs dépassant les seules contingences pénales et judiciaires.

27D’abord, elle s’est profondément enracinée en Corse même, se répartissant ce territoire comme dans un système féodal. Jusqu’à ces dernières années, le Nord était tenu par le gang dit de la « Brise de mer » et le Sud par Jean-Jé Colonna et ses affidés, sans compter la famille Filippeddu. La recomposition en cours, dont les « règlements de comptes » ne sont qu’un symptôme, aboutira à une nouvelle répartition de ces fiefs criminels. La puissance financière et militaire du crime organisé fait régner sur l’île une crainte révérencielle qui relègue souvent l’État dans un rôle secondaire.

28Ensuite, ce crime organisé a pu se développer grâce à l’impéritie de l’État. On a beaucoup évoqué l’effet de diversion provoqué par la lutte antiterroriste. Mais cette distraction née du combat contre le nationalisme armé (le FLNC et ses avatars) n’explique pas tout. Certains politiciens et hauts fonctionnaires ont parfois noué des « pactes scélérats » avec ce Milieu, moins par « Raison d’État » que pour des « raisons privées » (corruption, etc.), lui conférant ainsi une marge de manœuvre considérable, voire une impunité totale, et ce encore récemment. Souvenons-nous que la Brise de mer fut jusqu’il y a peu qualifiée de « mythe » par de hautes autorités étatiques. Combat-on ce qui n’est pas censé exister ? Et ne pensons pas que ces faits relèvent de l’histoire ancienne.

29Enfin, ce crime organisé corse dispose d’une profondeur stratégique à l’étranger. En Amérique du Sud – en particulier au Brésil – et centrale, et surtout en Afrique. Là, il est étonnant de constater comment des figures importantes du crime organisé corse ont pu transformer un pays majeur, le Gabon, épicentre historique de la « Françafrique » depuis un demi-siècle, en nouveau paradis judiciaire, fiscal, économique et criminel. La domination d’un pays par le crime organisé n’est d’ailleurs pas inédite dans l’histoire : souvenons-nous du Cuba de Fulgencio Batista sous l’emprise de la mafia italo-américaine. Le parallèle avec Cuba s’impose d’autant plus que la défunte French connection[10] avait su blanchir à Cuba ses profits et y nouer de fructueuses relations avec la Mafia italo-américaine qui lui achetait l’héroïne raffinée à Marseille [11].

30Aujourd’hui, après les assassinats des figures emblématiques du crime organisé corse que furent Richard Casanova et Robert Feliciaggi, le cas de Michel Tomi [12] mérite une attention particulière par la puissance globale qu’il incarne.

31Pour finir, la France connaît depuis les années 1980 des phénomènes de « haute corruption » aussi invisibles que profonds. Certaines affaires dites « politico-financières » – impliquant des intermédiaires commerciaux douteux, des politiciens de haut niveau, des hauts fonctionnaires et de véritables gangsters, sous le masque de loges franc-maçonnes dévoyées – jettent une lumière crue sur les coulisses de la démocratie française. Le livre de Pierre Péan, au titre édifiant, La République des mallettes[13], évoque parfaitement ces graves dérives affectant profondément l’intégrité des institutions françaises. Le personnage central de cet ouvrage est un certain Alexandre Djouhri.

32La France a ainsi subi un phénomène dangereux ressemblant à une queue de comète du SAC (Service d’action civique) dans sa version la plus trouble ; à se demander même si la France n’a pas connu une forme (heureusement atténuée) d’« État profond », tel qu’analysé par Peter Dale Scott pour d’autres pays [14]. Au point que les standards pénaux habituellement appliqués au vulgaire banditisme – « bande organisée », « association de malfaiteurs » – peuvent parfaitement s’adapter à cette criminalité des élites françaises. Dans le même temps, les impératifs du droit ne peuvent rendre compte complètement, dans toute sa subtilité, de la nature de cette criminalisation d’une partie des élites françaises. À Naples, les habitants ont ainsi compris que les Familles de la Camorra forment plus qu’une entité criminelle : un système. Et c’est d’ailleurs ainsi que les Napolitains appellent désormais ces clans mafieux : O’Systemo.

Les nouveaux horizons du crime organisé

33Le bel avenir du crime organisé. – Le contexte post-guerre froide est particulièrement favorable à l’expansion du crime organisé, du fait de facteurs criminogènes contemporains.

  • La balkanisation ou fragmentation du monde. Nous sommes passés depuis 1945 d’une quarantaine d’États à environ 200 aujourd’hui, dont un grand nombre sont des « États Potemkine », vides de puissance, fragiles et vulnérables aux forces criminelles organisées.
  • La globalisation ou mondialisation qui permet une libre circulation de tous les flux matériels, immatériels et humains.
  • La marchandisation et la financiarisation généralisées.
  • L’effet de diversion provoqué par la « guerre au terrorisme ».
  • La dérégulation dogmatique des marchés, criminogène en ce sens qu’elle crée des incitations et des opportunités criminelles de grande ampleur ayant joué un rôle important dans le déclenchement des grandes crises financières depuis les années 1980, dont celle des subprimes[15].
  • Enfin, les conséquences de la crise financière, qui va durablement favoriser le crime organisé. Depuis 2008, des milliers d’entreprises financières ou industrielles se retrouvent exsangues ; et faute de pouvoir accéder au crédit bancaire asséché, elles se tournent vers le shadow banking du crime organisé qui peut ainsi blanchir et acheter des pans entiers de l’économie. Ce processus est particulièrement vivace en Italie, pays dont l’économie dépend largement d’un tissu serré de PME/PMI. Or la lutte anti-blanchiment est à ce jour un échec planétaire assez pathétique. L’ONUDC rappelle ainsi dans un rapport de 2011 [16] que seulement 0,2 % des 1 600 milliards de dollars blanchis chaque année parviennent à être captés par les instances de régulation ou de répression [17] ! Ensuite, les États perclus de dettes se sont engagés dans des politiques de rigueur et ont donc rapidement diminué les budgets des services de police et de justice.
Nouveaux acteurs : hybridations. – Parmi les nouveaux acteurs, il n’est pas question d’énumérer telles ou telles entités mais de repérer l’émergence de figures nouvelles – d’idéaux types. Un modèle redoutable émerge : l’hybride. Nous voyons ainsi converger des acteurs et des modèles criminels qui jusqu’à présent vivaient dans des univers relativement distincts. L’apartheid criminel a vécu. Nous repérons ainsi deux hybridations cruciales pour l’avenir, mais que nous ne ferons que citer faute de temps.

34D’une part, celle des entités dites terroristes et des groupes prédateurs de droit commun. D’autre part, celle des criminels en cols blancs et du crime organisé. Ne voit-on pas émerger une « criminalité organisée en col blanc » ? À ce titre, l’actualité de la vie bancaire et financière, depuis la vogue de la dérégulation, offre de multiples exemples de cette évolution.

35Les hybridations dont il est question ici sont celles à la fois des groupes mais aussi des méthodologies. L’identification et la neutralisation de ces entités hybrides constitue un véritable défi. Cette double tâche sera rendue plus difficile à la fois par la nature même de ces entités mais aussi par leur capacité à défier les découpages administratifs en se faufilant dans les interstices institutionnels.

36Nouveaux espaces : contaminations. – Le crime organisé investit de nouveaux espaces en s’emparant d’États entiers – le Monténégro ou le Kosovo –, en investissant le contrôle des prisons ou encore le cyber espace, un univers par nature non régulé. Transnational, fluide, furtif et opaque, ce cyber espace est un territoire très vulnérable aux entités criminelles. Toutes les grandes infractions qui se commettaient hier encore dans le monde réel s’y déplacent ainsi, en tout ou parti.

37Le sursaut : sortir la tête du sable. – Dans le monde chaotique post-guerre froide, le crime organisé représente un véritable défi stratégique, dépassant les juridictions des seuls organes répressifs et judiciaires. Des succès durables contre le crime organisé en Europe ne pourront être acquis qu’à trois conditions.

38D’abord, par un travail permanent à la fois de connaissance fondamentale et de pédagogie afin de sortir de l’aveuglement. On ne combat pas ce que l’on ignore, ce que l’on nie ou ce que l’on relativise. Là, le travail des universitaires et des commissions d’enquête parlementaire est fondamental, afin de servir d’aiguillon tant pour les décideurs que pour les opinions publiques. Savoir et comprendre sont des préalables essentiels. Ainsi, qui veut lever le voile sur un quart de siècle de la vie politique et économique française dans ses arcanes les plus sombres devra se pencher sur les destins de Michel Tomi et Alexandre Djouhri.

39Ensuite, par l’existence d’un système judiciaire crédible. Face à des professionnels du crime, l’incapacitation réelle est une donnée essentielle. La certitude d’une sanction – comme le préconisait déjà Beccaria au xviiie siècle – est déterminante.

40Enfin, par une priorité accordée au renseignement [18]. Il faut sortir des logiques de travail purement réactives, au fil de l’eau, et ce au profit de méthodologies intellectuelles et opérationnelles proactives, fondées sur l’anticipation. Le renseignement criminel est l’avenir de la lutte contre le crime organisé, sous toutes ses formes.

Notes

  • [*]
    Docteur en droit, diplômé de l’IEP de Paris, de l’Institut de criminologie de Paris et ancien élève de l’École Nationale Supérieure de Police ; commissaire divisionnaire de la police nationale. Dernier livre publié : Géostratégie du crime, avec François Thual, Odile Jacob, 2012.
  • [1]
    Clément Rosset, Le réel et son double, Folio essais, 1984 ; Le principe de cruauté, Les éditions de minuit, 1988 ; L’école du réel, Les éditions de minuit, 2008.
  • [2]
    Jean-François Gayraud, Le monde des mafias, géopolitique du crime organisé, Odile Jacob, 2005.
  • [3]
    Idem.
  • [4]
    Sur cette évolution cardinale : Jean-François Gayraud et François Thual, Géostratégie du crime, Odile Jacob, 2012 ; Jacques de Saint Victor, Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique xix-xxe siècle, Gallimard, 2012 ; Roberto Scarpinato, Le retour du prince. Pouvoir et criminalité, La contre allée, 2012.
  • [5]
    Qu’appelle-t-on penser ?, Quadrige, PUF, 2010.
  • [6]
    Voir à ce sujet Jean-François Gayraud, Showbiz, people et corruption, Odile Jacob, 2009.
  • [7]
    Laurent Mucchielli, Éric Fassin, etc.
  • [8]
    Sur cette question, on lira avec profit l’œuvre du philosophe Jean-Claude Michéa, en particulier : Les mystères de la gauche, Climats, 2013.
  • [9]
    Ces deux perspectives sont éminemment légitimes et nécessaires quand elles sont pratiquées de bonne foi et avec mesure. Toutefois, elles sont pitoyables quand elles ont pour objectif final (acquis d’avance) de nier la réalité du crime organisé. Des livres et des colloques « savants » par dizaines passent ainsi leur temps à ressasser ces deux « tours » (au sens de la prestidigitation).
  • [10]
    Nom donné par les Américains à un réseau de gangsters corses, principalement installés à Marseille et dans sa région, qui, dans les années 1960 jusqu’à son démantèlement au début des années 1970, raffina l’héroïne produite en Turquie et en Asie du Sud avant sa revente aux États-Unis par les familles de la mafia italo-américaine.
  • [11]
    Cet épisode – qui brouillera les relations franco-américaines pendant quelques années (Nixon/Pompidou) – aura été un bel exemple de déni. Avant le démantèlement de ces laboratoires sur la Côte d’Azur par les commissaires Le Moël et Morin, la police française nia longtemps leur existence !
  • [12]
    Sur ce « parrain » : Jacques Follorou et Vincent Nouzille, Les Parrains corses, Fayard, 2009.
  • [13]
    Pierre Péan, La République des mallettes, Enquête sur la principauté française de non-droit, Fayard, 2012. Ainsi que notre livre : Showbiz, people et corruption, op. cit., p. 71-73.
  • [14]
    American War Machine, Éditions Demi-Lune, 2012. Sa définition de l’État profond : « Une puissante coalition de forces ayant les mêmes objectifs, et regroupant des réseaux de renseignement, des autorités judiciaires et policières officielles, des organisations ayant recours à la violence illégale mais autorisée, et des groupes mafieux disposant de connexions internationales. »
  • [15]
    Jean-François Gayraud, La grande fraude. Crime, subprimes et crises financières, Odile Jacob, 2011.
  • [16]
    Estimating Illicit Financial Flows Resulting From Drug Trafficking And Other Transnational Organized Crimes.
  • [17]
    L’investissement dans l’économie légale répond à plusieurs objectifs. Le premier motif est économique : le profit. L’opération permet en effet de jouir en toute quiétude du produit du crime, voire de le valoriser si l’investissement est pertinent. Le second motif est stratégique : le contrôle du territoire. Il y a enfin un mobile symbolique : l’argent blanchi apporte une respectabilité et un statut social.
  • [18]
    François Farcy et Jean-François Gayraud, Le renseignement criminel, CNRS éditions, 2012.
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Depuis la fin de la guerre froide et l’entrée dans l’ère de la mondialisation, le crime organisé a profondément changé de nature. Cependant, nous avons de grandes difficultés à percevoir ce changement qualitatif. L’image classique de l’iceberg est ici la plus pertinente : en effet, en matière de crime organisé, le plus important n’est pas ce qui est visible à l’œil nu, mais ce qui demeure dissimulé à l’observation immédiate.

Jean-François Gayraud [*]
  • [*]
    Docteur en droit, diplômé de l’IEP de Paris, de l’Institut de criminologie de Paris et ancien élève de l’École Nationale Supérieure de Police ; commissaire divisionnaire de la police nationale. Dernier livre publié : Géostratégie du crime, avec François Thual, Odile Jacob, 2012.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2013
https://doi.org/10.3917/etu.4194.0295
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