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Dimensions sociale et anthropologique du traumatisme

1Le fait que le traumatisme soit devenu un des phénomènes révélateurs de l’émotion liée au malheur et à l’intolérable de la souffrance humaine change la façon de concevoir notre rapport au monde. Le souvenir du passé, des événements dramatiques qui ont eu lieu, va s’inscrire dans une mémoire blessée, une mémoire que l’on appellera traumatique. C’est la blessure qui fait signature de la réalité de l’événement. Ce phénomène est très surprenant alors qu’il y a moins d’un siècle, le traumatisme ne disait absolument rien de cette mémoire collective. Au contraire, la blessure témoignait de la singularité d’un individu et la plupart du temps de ses faiblesses. Le traumatisme désigne désormais une blessure à la fois individuelle et collective qui ne renvoie pas à une histoire singulière mais à un événement hors du commun. Ma blessure devient le témoignage de ce qui est arrivé à l’ensemble de la communauté.

2D’un côté, c’est un grand progrès parce que l’on peut entendre des souffrances que l’on ne reconnaissait pas auparavant. Accorder à la blessure une valeur qui fait témoignage par rapport à l’ensemble d’une communauté, c’est une évolution importante, surtout quand cette blessure traduit des réalités, des combats que les personnes ont perdus. L’histoire des vaincus, c’est-à-dire la façon de parler de ceux qui ont tout perdu, des pauvres ou des opprimées, se construit justement aujourd’hui sur cette mémoire douloureuse, sur le souvenir collectif des blessures et de leurs traces, et cela, c’est une mémoire à préserver. Mais comme toujours quand un phénomène nouveau se produit dans l’horizon social, il prend la place ou vient dissimuler d’autres aspects. Cette façon de penser les moments les plus difficiles sur le mode de la blessure va laisser moins de place à d’autres thématiques qui sont mobilisatrices, ou qui méritent de l’être, comme l’indignation, la colère, la révolte qui traduisent un regard plus combatif vis-à-vis de l’événement et de ce que l’on considère aujourd’hui comme inacceptable. C’est pour cette raison qu’avec Didier Fassin, nous avons utilisé l’expression d’« économie morale du traumatisme », car l’enjeu est bien une certaine façon de distribuer les valeurs. Une économie morale ne correspond pas seulement à une seule manière de penser notre rapport au monde, mais à plusieurs façons de penser qui sont cohérentes les unes avec les autres et qui déterminent le sens du bien et du mal. Dans une perspective historique, le sens du bien et du mal existe depuis toujours mais il ne porte pas sur les mêmes aspects.

3Aujourd’hui ce qui domine, c’est la dimension tragique de l’événement, ce que l’événement a d’insupportable. La métaphore du traumatisme va jusqu’au point où ce qui paraît insupportable à la conscience deviendrait insupportable au psychisme. Or il s’agit d’aspects bien différents. L’insupportable à la conscience signifie que moi en tant que sujet je suis soit révolté, soit irrité devant des événements, ce qui me conduit à l’indignation. Alors que la blessure traumatique se fait à l’insu de la conscience du sujet. Le traumatisme et le sentiment d’injustice n’ont pas toujours été liés, bien au contraire, c’est pourtant ainsi qu’aujourd’hui nous voulons les faire coïncider. Aujourd’hui lorsqu’on veut qualifier le degré ultime de l’indignation c’est le terme de traumatisme qui semble s’imposer à nos consciences. Or, penser le monde de cette façon a des conséquences politiques et morales que Didier Fassin et moi avons souhaité analyser dans le détail.

L’apport de la psychiatrie dans l’économie morale du traumatisme

4La psychiatrie est en phase avec l’évolution du regard de la société sur le traumatisme mais avec un train de retard. Nous avons le sentiment que les découvertes des médecins militaires ont transformé le regard de la société sur les traumatismes. Or c’est l’inverse qui s’est produit. Ce ne sont pas les psychiatres ou les psychanalystes qui ont été les artisans de ces changements, mais des transformations de la société pour des raisons extérieures au champ de la psychiatrie. Jusqu’aux années 60, le traumatisme, du point de vue de la clinique, comme de la société, est considéré comme suspect. On ne doute pas de la réalité des traumatismes, on doute de la personne qui les subit, c’est elle qui est suspecte. On se demande pourquoi telle personne est traumatisée alors que la majorité ne l’est pas. Par exemple sur le front, tous les soldats vivent sous le feu des canons, ils voient tous leurs camarades se faire tuer, ils échappent tous de peu à la mort, et seulement une infime minorité sera traumatisée. La question que se pose l’armée durant la guerre de 14-18 et qu’elle adresse à la psychiatrie c’est non pas quels sont les événements qui traumatisent, mais qui sont ces personnes traumatisées alors que d’autres ne le sont pas. Pendant près d’un siècle, il existe une suspicion qui porte sur les personnes traumatisées.

5La clinique montre qu’il y a quand même moins de traumatisés, et c’est heureux, que de personnes qui traversent des événements dramatiques. Par exemple, après le 11 septembre, il a été dit que toute la population américaine était traumatisée ainsi que le monde entier à travers les images véhiculées par la télévision. Comme si en voyant ces images, on en savait plus que les victimes qui étaient sous les tours où les personnes ne savaient pas ce qui s’était passé. Devant la télévision, nous avons vu quasiment en direct les avions heurter les tours, les chutes des personnes, une vision panoramique qui produisait un traumatisme. Nous étions convaincus de l’existence d’un traumatisme psychique majeur. Mais les études faites dans les mois suivants ont montré qu’il n’y avait pas plus de traumatismes psychiques dans la population américaine qu’avant le 11 septembre. La catastrophe sanitaire pressentie n’a pas eu lieu. Pourtant, le terme de traumatisme s’impose toujours pour décrire l’horreur du 11 septembre. En fait, cette conception n’est justement pas née de la clinique, elle vient d’ailleurs. Elle dérive de l’interprétation, à partir des années 60, d’abord aux Etats-Unis puis en Europe par la suite, du trauma de la Shoah pensé comme le lieu d’une mémoire collective dévastée.

6Cette construction du traumatisme comme dernier refuge d’une mémoire blessée va s’étendre grâce à la conjonction de deux importants mouvements sociaux de la société américaine des années 60. Les mouvements féministes vont se réapproprier l’idée d’une mémoire collective révélant des blessures antérieures pour qualifier la domination dont elles sont victimes. Dénonçant le silence général sur l’ampleur des abus sexuels commis contre des enfants, des jeunes filles plus exactement, symboles par excellence de la domination masculine, les féministes vont tenter de faire prévaloir sur la scène sociale qu’elles étaient des survivantes de l’inceste. Comme archétype de la domination masculine, l’inceste devient également le lieu d’une mémoire traumatique portée par chaque femme au nom de toutes les femmes. Un glissement s’opère ainsi de l’histoire singulière vers une mémoire collective.

7La guerre du Vietnam constitue le second tournant de la reconstruction du traumatisme dans la société américaine. Des vétérans reviennent du combat avec des troubles psychiques multiples qui jusque-là n’ouvraient pas droit à réparation parce qu’ils n’étaient pas identifiés comme directement causés par la guerre. L’ancienne névrose de guerre ne permettait pas d’affirmer que les troubles présentés par des combattants étaient directement et exclusivement causés par des traumatismes de guerre. Grâce à une mobilisation active de psychiatres et d’anciens combattants soutenue par la population, l’administration américaine va reconnaître le principe d’imputabilité de ces troubles, ouvrant ainsi droit à réparation, mais c’est aussi parce qu’il faut accorder un statut à ces hommes qui reviennent d’une guerre qu’ils ont perdue. Ce ne sont pas des héros qui rentrent aux Etats-Unis, mais des hommes défaits dont le traumatisme atteste que l’histoire de l’Amérique a été meurtrie. Or ces soldats qui rentrent du combat sont pour certains les auteurs d’atrocités. Cette nouvelle façon de penser le traumatisme, l’histoire singulière comme témoin de l’histoire collective, ne se soucie pas de savoir si ces hommes sont des bourreaux ou des victimes. C’est pour le moins singulier que les bourreaux des victimes deviennent des victimes de la guerre.

Le traumatisme du bourreau

8Le fait d’envisager que le bourreau souffre de traumatismes bouleverse nos catégories morales de trois manières.

9Nous avions l’habitude d’imaginer que le bourreau pouvait à un moment donné prendre conscience du mal commis, éprouver du remords et être rongé par la culpabilité. Or, le traumatisme n’est pas un phénomène de la vie consciente, à la différence du remords ou de la culpabilité. Nous entendons des bourreaux dire qu’ils ont fait leur boulot, qu’ils ont tué des gens pendant la guerre, sans éprouver remords ou culpabilité. Certes, ils font des cauchemars mais, à aucun moment ils ne regrettent ce qu’ils ont fait. Philippe Roth, dans un livre admirable qui s’appelle La Tâche, décrit un personnage victime d’un état de stress post-traumatique typique, qui souffre, se fait soigner, mais se comporte comme une brute. C’est un vétéran de la guerre du Vietnam et dès qu’il voit comme il dit « un bridé », il n’a qu’une envie, c’est de le tuer. Nous sommes loin du remords et de la culpabilité. Le traumatisme du bourreau exonère la conscience et la responsabilité, ce qui est problématique.

10Deuxièmement, cela crée une équivalence entre celui qui donne les coups et celui qui les reçoit. Cette équivalence est créée par une logique prétendument médicale. Dans le cadre de notre enquête, nous avions interviewé de nombreux psychiatres américains spécialisés dans le stress post-traumatique. A la question?: « Est-ce que vous n’êtes pas gêné de faire le même diagnostic pour un auteur d’atrocité et une victime d’atrocité?? », l’un d’entre eux nous a répondu sans la moindre hésitation?: « Mais Monsieur, moi je suis médecin, quand je soigne une fracture de la jambe, je ne me préoccupe pas de savoir si la personne a reçu ou donné un coup de pied, je constate que l’os est fracturé. Pour la névrose traumatique c’est la même chose. Je ne cherche pas à savoir si la personne souffre d’une névrose traumatique parce qu’elle a été torturée ou parce qu’elle a torturé. » Ce langage qui se veut éthique, au sens de la clinique, a tout de même des fondements moraux très particuliers.

11Enfin, la catégorie du « bourreau victime de traumatisme » n’est pas requise dans toutes les situations. Elle concerne les bourreaux dont on ne veut pas dire qu’ils sont des monstres. Cela s’applique parfaitement bien pour les soldats américains pendant la guerre du Vietnam, pour les soldats français pendant la guerre d’Algérie, mais cela ne s’applique pas aux terroristes et aux combattants d’Al Qaida. Quand le général Aussaresses a avoué avoir pratiqué la torture pendant la guerre d’Algérie, sans le moindre remords, et d’ailleurs sans traumatisme non plus, il y a eu de vives réactions de personnes profondément choquées. Mais suite à cet aveu, un article fut publié dans Le Monde sur le traumatisme des soldats français qui pratiquaient la torture. Aux Etats-Unis comme en France, ce n’est qu’à travers cette catégorie du traumatisme que l’on peut parler des crimes épouvantables qui se produisent dans les armées régulières, pouvant être assimilés à des crimes de guerre et remettant en cause la justice ou la justesse du combat. On élude la question morale pour la translater dans un registre psychologique?: « Ce sont peut-être des bourreaux, mais regardez, ils sont traumatisés. » C’est une tentative de ré-humaniser les bourreaux par le biais du traumatisme et déshistoriciser la violence de guerre faites notamment par les démocraties.

12Ces trois raisons nous montrent combien le traumatisme bouleverse notre rapport à l’engagement à l’égard de comportements qui sont de l’ordre de l’inacceptable.

L’universalisation du traumatisme et sa banalisation

13Nous avons cherché à faire une histoire sociale des transformations morales du traumatisme, mais également une ethno- graphie pour des raisons méthodologiques et théoriques. L’histoire sociale permet de comprendre les grands mouvements, l’ère du soupçon d’un côté et le développement de la condition de victime de l’autre. Cependant, elle risque de donner l’impression d’une lecture caricaturale, comme si tout le monde vivait le traumatisme de la même manière, ce qui n’est pas vrai. L’ethnographie ne permet pas simplement de nuancer cette lecture, elle vise plus loin, c’est-à-dire au plus près de la manière dont les traumatismes se pensent, se vivent et s’expriment dans la société. Pas d’un point de vue clinique, mais bien sous un angle anthropologique. C’est ainsi que l’on peut parler de traumatismes, de victimes, de politique du traumatisme, mais sûrement pas de traumatisés, c’est derniers sont en fait cruellement absents et c’est précisément ce que nous avons voulu montrer. En effet, si le traumatisme sert la condition de victime, tous les traumatisés ne sont pas reconnus et tous les traumatisés ne deviennent pas des victimes, loin s’en faut. D’une certaine façon la figure du traumatisé est beaucoup plus accessoire qu’il n’y paraît?: ce n’est finalement pas la souffrance de chacun qui compte, car ce qui est important c’est la valeur que prend le traumatisme pour désigner l’événement et par voie de conséquence les victimes que cet événement va permettre de qualifier.

14Par exemple, après l’explosion de l’usine AZF à Toulouse, il était indispensable que toute la ville soit considérée comme traumatisée par cet événement qui a pris une dimension nationale. Les personnes ont été considérées comme victimes non en raison de ce qu’elles avaient vécu, mais à partir de la valeur que l’on a bien voulu attribuer à cet événement.

15Prenons un autre exemple, celui des demandeurs d’asiles. Les personnes qui demandent l’asile vont-elles pouvoir bénéficier de la convention de Genève?? La convention de Genève édicte que toute personne victime de persécution ou susceptible d’être victime de persécution a droit à l’asile. Pendant de nombreuses années, la notion de persécution n’était pas problématique, il suffisait de connaître ce qui se passait dans un certain nombre de pays. Le jour où la France a fermé ses frontières à l’immigration, les demandeurs d’asile sont devenus suspects, comme s’il s’agissait d’émigrés clandestins se faisant passer pour des réfugiés. Le soupçon s’est dès lors porté sur la notion même de persécution?: comment prouver que quelqu’un a été persécuté?? On en est venu à chercher des traces, des preuves de la persécution dans le discours, sur les corps et à traquer le mensonge. Est-ce que les souvenirs sont faux, est-ce que les cicatrices mentent?? C’est dans ce contexte que la notion de traumatisme a été mobilisée pour dire la « vérité de la persécution »?: comme la preuve psychique de la torture. Comme si la persécution engendrait nécessairement un traumatisme et comme si les personnes non traumatisées n’avaient pas été persécutées?? Mais surtout, l’événement n’a plus la même qualité. En disant que Monsieur X a vraiment été traumatisé, on ne se prononce pas sur l’événement dont il a été victime, on ne dit pas que dans tel pays, on pratique régulièrement la torture. Là où on qualifiait un événement collectif, comme à Toulouse par exemple, on ne parle plus ici que d’un événement individuel.

Le traumatisme comme test d’humanité

16Certaines approches psychanalytiques et philosophiques disent que le traumatisme correspond à une destructivité radicale de l’homme. Ceci est en partie vrai d’un point de vue clinique, même si l’extrapolation au collectif me paraît d’une autre nature. Pourtant, à côté de ces discours qui soulignent combien l’homme y est atteint dans son essence, le traumatisme indique également qu’il s’agissait justement d’hommes. Le traumatisme comme preuve de l’humanité côtoie donc systématiquement cette figure de la destructivité radicale de l’homme sans laquelle il n’y aurait justement pas d’homme. L’avènement de cette destructivité prouve bien qu’il y a de l’homme avant et dans le traumatisme. Du coup, le soupçon se déplace et ceux qui ne sont pas traumatisés deviennent des figures énigmatiques. Le monstre change de camp. Il n’est plus celui d’autrefois qui à travers son traumatisme avouait sa lâcheté, mais au contraire celui qui ne ressentirait rien. Celui qui traversant un événement hors du commun en sortirait indemne ou sans mémoire. C’est justement parce qu’elle offre une issue « morale » à cette alternative que la notion de « résilience » connaît aujourd’hui un tel succès. En effet, elle permet d’imaginer que ceux qui sortent (psychologiquement) indemnes de ces événements réputés traumatiques ne sont pas pour autant des monstres sans mémoire et sans conscience. Ce sont des résilients, c’est-à-dire ceux qui ont résisté (le terme est ici essentiel) à ce à quoi les autres ne peuvent normalement résister. On voit le renversement de la norme par rapport à la perspective antérieure où il s’agissait de comprendre pourquoi certains, les moins nombreux, étaient traumatisés, là où les autres ne l’étaient pas. Or, le résilient c’est justement celui qui à la capacité de surmonter le traumatisme sans pour autant oublier l’événement. Ce n’est justement pas un amnésique. Il prend la mesure, nous dit-on, de la destructivité même s’il n’en est pas complètement affecté. C’est cette destructivité radicale du traumatisme qui semble aujourd’hui indispensable pour fonder quelque chose de l’humain.

17Après une tradition ancienne de philosophie humaniste, il peut sembler surprenant que nous parvenions à croire à cette définition extrêmement réduite de l’humain, selon laquelle l’humain c’est à la fois celui qui se détruit par le traumatisme et celui qui renaît de ses propres cendres. Cette évidence de l’humain est incontestablement historiquement construite. Il n’y a pas de données scientifiques pour la fonder ou s’y opposer, et elle a une fonction politique assez remarquable. En effet, cette notion de traumatisme parle aussi bien des vainqueurs que des vaincus, des bourreaux que des victimes, des riches que des pauvres. Il n’y a plus de classes sociales, juste une pure condition humaine?! Par exemple à Toulouse, lors de l’explosion de l’usine AZF, les habitants les plus défavorisés du Mirail étaient aussi traumatisés que les personnes plus aisées qui se trouvaient à des dizaines de kilomètres de l’explosion?! Ce n’est pourtant pas vrai qu’ils étaient tous affectés de la même manière. Mais ce que cela nous dit, c’est que face à l’Evénement (avec une majuscule) il n’y a plus de classe sociale, plus de hiérarchie entre les hommes, juste une souffrance égalitaire. Mais pour être plus exact, ce que nous avons voulu montrer, c’est que le traumatisme réinscrit de nouvelles hiérarchies d’humanités justement là où on ne l’attend pas.

Les communautés de victimes

18Il est possible de fonder une communauté occasionnelle et temporaire à partir de la condition de victime. Occasionnelle, au sens de l’événement, et temporaire, au sens de l’action. Il existe de multiples façons de se saisir du discours victimaire aujourd’hui. Une des grandes leçons de notre enquête sur l’explosion de l’usine AZF à Toulouse fut de comprendre comment les sinistrés se sont ré-appropriés cette condition de victime, non pour s’y enfermer, mais justement pour se faire entendre et pour faire entendre des préjudices bien antérieurs à l’accident chimique. Le discours victimaire est un langage opératoire pour des personnes dont la condition sociale est précaire et qui vont se saisir de l’idée qu’elles sont des victimes, parfois sans trop y croire, avant tout comme une ressource combative. L’instrumentalisation de la condition de victime par les victimes elles-mêmes est à l’origine du militantisme. Prenons l’exemple de Françoise Rudetzki qui a créé l’association SOS Attentat?; elle est à l’opposé de la figure de la victime telle qu’elle peut être décrite par certains comme une figure passive qui se complaît dans son malheur. Son livre retrace l’histoire d’une militante qui dit?: « Ne croyez surtout pas que je quémande l’aumône, je réclame la justice, ce qui m’est dû en fonction de ce qui m’est arrivé, ce envers quoi la société doit se montrer solidaire?! » Elle réutilise le discours victimaire comme un langage politique, comme les ouvriers utilisaient autrefois le langage de la lutte des classes, pour faire autre chose que de la victimologie. Les personnes qui s’en sortent le mieux sont celles qui sont capables de ne pas prendre trop au sérieux la condition de victime. En revanche, les personnes que le psychiatre va rencontrer dans son cabinet sont à la fois victimes, traumatisées et très démunies, elles n’arrivent pas à sortir de la condition de victime qui est la leur. Il ne faut cependant pas généraliser à partir de ces quelques cas.

19Quand des descendants de l’esclavage disent qu’ils sont victimes de l’esclavage et qu’ils sont traumatisés, c’est une ressource qu’ils utilisent pour fédérer une communauté et se faire entendre. La question noire a été souvent traitée en France comme une question liée à l’immigration. Or à propos des Antillais, malgré la question de la couleur de leur peau, on ne pouvait rien dire, c’était des Français vivant des ségrégations majeures, mais la question noire ne leur était pas adossée?; de même pour des personnes fortunées ou les intellectuels qui sont noirs mais ne sont pas des immigrés en situation de précarité. Le Cran, une association créée en 2005, déplace le problème en soulignant qu’il existe une iniquité du fait d’être noir quelle que soit la condition sociale dans laquelle on se trouve. Il faut donc cesser de lier la question noire à celle de l’immigration. Il existe certes un problème de l’immigration, mais également un problème de ségrégation sur la couleur de peau qui touche des Français nationaux des départements d’Outre-mer, des personnes qui sont discriminées du fait de la couleur de leur peau. Le Cran va fédérer ce groupe-là, faire une unité qui n’existait pas jusque-là et pouvant se reconnaître comme descendant de l’esclavage. Cette communauté se rassemble à partir d’une discrimination qui repose sur une mémoire blessée, bafouée. L’effet de construction de communauté permet de briser les anciennes séparations. C’est du même ressort que le militantisme homosexuel ou féministe aux Etats-Unis. Le risque serait bien sûr que ces communautés engendrent de nouvelles séparations en se coupant du monde commun. Mais on en est encore très loin.

20Le développement de ces communautés de ségrégués/ discriminés à travers l’influence des associations, des relais les soutenant, participe de ce que R. Koselleck appelle « le triomphe de l’histoire des vaincus » sur « la version des vainqueurs ». Dans notre enquête sur la condition de victime, il est difficile de ne pas avoir d’empathie, même si notre posture est celle de la suspension du jugement moral. Pourtant ces dernières années, les écrits qui dénoncent la victimologie contemporaine, les instrumentalisations du traumatisme et de la souffrance, sont plus nombreux. C’est vrai que certains effets de la victimologie sont insupportables mais c’est un phénomène complexe et on ne peut pas se contenter d’un jugement moral. Il s’agit en effet d’une revanche des vaincus. Au moment où les mouvements sociaux ont été abrasés, où on ne peut plus parler de luttes de classes, ni même de conscience personnelle ou de vie spirituelle sans faire hurler de rire, comme s’il n’existait plus que le marché, de nouvelles forces de résistance surgissent. Ces forces viennent des plus démunis qui cherchent à s’imposer sur la scène sociale. Les modes anciens de résistance ont été disqualifiés, mais des modes nouveaux sont en train d’émerger et ils constituent de véritables contre-pouvoirs à la loi du tout marché.

Les dénonciations de tendance à la victimisation

21Il y a deux niveaux dans les critiques de la victimologie. Le premier niveau est politique. Les critiques politiques consistent à dire que ces communautés font du lobbying et défendent leurs seuls intérêts. Selon les critiques de gauche, ces nouvelles communautés abrasent les anciens modes d’action politique comme le syndicalisme et servent les nouveaux modes de management contemporain. Selon les critiques de droite, il s’agit de formes rénovées du syndicalisme contemporain. Il existe un autre niveau de critique, essentialiste, disant que ce phénomène traduit une fin de l’histoire et des civilisations. Nos pauvres contemporains ne seraient plus capables de supporter la moindre souffrance, alors qu’au bon vieux temps ils enduraient davantage et se plaignaient moins. J’admets que ma présentation est un peu caricaturale, mais ce second niveau de critique est le plus rude. Parler de déclin parce que les gens souffrent et se plaignent me paraît insuffisant. Il faudrait faire des enquêtes pour savoir si vraiment il y a beaucoup plus de personnes qui souffrent et se plaignent. Il est certain que l’on a bien compris aujourd’hui que souffrir, c’est être entendu. Se plaindre d’inégalités sociales n’est pas entendu, mais se plaindre des effets psychologiques des inégalités peut être entendu. Les acteurs sociaux ont l’intelligence de saisir ce qui est audible aujourd’hui et ils se plaignent là où ils peuvent être entendus. Nous ne savons pas si nos contemporains supportent moins la souffrance ou si nos modes de gouvernance sont tels que seules les plaintes individuelles et psychologiques sont audibles.

L’invisibilité des vraies victimes

22A l’issue de cette analyse sur l’empire du traumatisme, j’aimerais pouvoir dire aussi tout ce dont le traumatisme ne parle pas et tout ce qu’il rend invisible. Car il est intéressant de comprendre ce que le traumatisme montre pour mieux dissimuler ailleurs. En face de l’usine AZF, il y a un hôpital psychiatrique, l’hôpital Marchand, qui a été presque intégralement détruit à cause de l’explosion?; tous les malades ont été répartis à la hâte, à plus de 200 km pour certains, dans des hôpitaux avoisinants avec une prise en charge remarquable des soignants?; ils n’ont pas été abandonnés ou oubliés, mais ils n’ont pas été pensés comme des victimes. Quand une semaine après la catastrophe, Bernard Kouchner s’est rendu sur le site, il s’est adressé exclusivement au personnel de l’hôpital et pas aux malades. Quand l’enquête a commencé, même les psychiatres les plus engagés pour lesquels j’ai une grande estime, ne pensaient pas qu’il était nécessaire d’imaginer que les patients puissent être également considérés comme des victimes et obtenir une réparation financière. Pourquoi?? Une victime est une personne normale qui subit une situation anormale. Il faut croire que les malades mentaux ne sont pas considérés comme des personnes normales… Mais la raison plus profonde est que ne sont considérées comme victimes que les personnes qui peuvent s’emparer de cette condition pour se faire entendre et réclamer des droits. C’est du militantisme qui suppose de savoir se mobiliser, d’avoir des ressources, des représentants et de parler fort. Sinon vous n’existez pas. Le traumatisme ne donne la parole qu’à ceux qui sont capables de s’en emparer. Les autres demeurent invisibles.

Français

Résumé

La puissance du discours victimaire et de la notion de traumatisme est un phénomène révélateur de l’émotion contemporaine par rapport au malheur et à l’intolérable de la souffrance humaine. Cette nouvelle économie morale change la façon de concevoir notre rapport au monde et notre détermination du sens du bien, du mal et de l’humain.

Propos recueillis par
Nathalie Sarthou-Lajus
Richard Rechtman
Psychiatre, anthropologue, Directeur d’études à l’EHESS, auteur avec Didier Fassin de L’Empire du traumatisme, Flammarion, 2007?; en édition de poche collection Champs/Flammarion à partir de mars 2011.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2011
https://doi.org/10.3917/etu.4142.0175
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