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1Paris est une ville profondément inégalitaire. Les dynamiques ségrégatives à l’œuvre dans la capitale sont largement attestées par les travaux sociologiques récents [Bacqué, 2006 ; Clerval, 2010 ; Guilluy et Noyé, 2004 ; Maurin, 2004 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 2004, 2009 ; Préteceille, 2009]. Paris s’embourgeoise, se gentrifie [1]. Les processus de désindustrialisation et de tertiarisation qui traversent la capitale, associés aux politiques urbaines de réhabilitation des immeubles dégradés, contribuent à une hausse continue des prix de l’immobilier, si bien que les classes populaires, ainsi qu’une bonne partie des vastes classes moyennes, sont acculées à habiter dans une périphérie toujours plus lointaine, du point de vue spatial comme symbolique. Paris intra-muros comporte cependant encore des « îlots » de grande pauvreté – appartements, immeubles, quartiers [Fijalkow, 1998] –, dans les arrondissements populaires mais aussi dans les « beaux quartiers » ou à proximité.

2Au sein de ces « poches », comme on les désigne parfois, figurent des « squats ». Par ce terme, nous désignons des locaux initialement vacants, que des personnes (le plus souvent privées de domicile personnel) habitent sans autorisation du propriétaire, et sans disposer de contrat d’occupation. L’objet de cet article est de saisir le squat comme une opportunité heuristique pour analyser la manière dont le mal-logement, dans ses formes les plus crues – lorsque l’insalubrité le dispute à la disqualification sociale [2] –, fait « enjeu » dans un contexte de mise en concurrence des « villes-monde » [Braudel, 1979].

3Paris est en rivalité avec les autres villes « globales » [Sassen, 1996] pour attirer entreprises et classes dirigeantes. La ville est un « acteur en compétition » [Bourdin, 2010] dont les performances économiques et sociales ne cessent d’être évaluées par des organismes internationaux. C’est ainsi que « l’action urbaine se structure autour de représentations de la concurrence entre villes » [ibid. : 126]. Elle est guidée par des objectifs d’attractivité. Si les squats ne sont en rien spécifiques à Paris, entrer dans les squats parisiens nous permet bien d’évoquer les particularités de ce territoire, par le truchement des politiques de résorption de l’habitat insalubre, que l’on ne peut comprendre sans les référer à cet impératif de conservation de l’image muséale de la capitale. Il s’agit en effet, comme on le verra, de faire disparaître l’insalubrité la plus visible, la plus spectaculaire, qui nuit à la production politique et touristique de la Ville lumière.

Enquêter dans les squats : un essai d’« ethnographie quantifiée »[3]

La question du logement dégradé, et plus encore celle des squats, se laisse difficilement saisir par les chiffres. Si des données statistiques sur le logement existent, elles ne sont disponibles qu’au niveau national [4] et portent sur des problématiques très générales. D’où la nécessité, pour le chercheur qui s’intéresse à des situations spécifiques de logement, de créer sa propre enquête s’il souhaite obtenir des résultats quantifiés. En matière de squat comme de mal-logement en général, ces données sont nécessaires pour mettre en évidence des récurrences en matière d’inégalités sociales et des déterminismes sociaux qui resteraient invisibles sans leur recensement systématique à partir d’un échantillon conséquent.
Une enquête quantitative dans les logements dégradés pose cependant de nombreux problèmes pratiques et méthodologiques (du fait des conditions matérielles d’enquête, de la complexité des situations des personnes interrogées, de la difficile formulation des questions face à des interlocuteurs ne maîtrisant pas toujours bien le français…), encore exacerbés lorsqu’il s’agit de situations de squats. C’est pourquoi une connaissance approfondie du terrain, acquise grâce à une enquête ethnographique préalable, est une condition sine qua non à la mise en œuvre de l’investigation. Le travail de sélection de l’échantillon enquêté n’a été possible que parce que des liens de proximité avaient été créés avec les acteurs institutionnels du Plan de résorption du logement dégradé, en mesure de nous transmettre un descriptif précis de chaque immeuble concerné, mais aussi parce que les situations résidentielles avaient été observées de visu. Différents critères d’échantillonnage ont été retenus : l’état de dégradation de l’immeuble, sa taille, le statut d’occupation, la localisation dans Paris, l’origine des occupants (sociale et géographique) et le type de propriété (monopropriété, copropriété, immeuble appartenant à la Ville).
En fin de compte, l’échantillon enquêté n’est pas représentatif des immeubles parisiens dégradés au sens statistique du terme, mais il contribue significativement à leur connaissance. C’est également le cas pour les squats insalubres recensés. Ainsi les données chiffrées avancées dans cet article doivent-elles être comprises comme relevant d’une « ethnographie quantifiée » dans le sens où elles s’enchâssent dans une enquête qualitative de longue haleine, seule à même de restituer pleinement les raisons d’agir des individus et la complexité des parcours.
P. D-R.

4Après avoir décrit les conditions de vie dans divers squats, nous nous pencherons sur le devenir de ces lieux et de leurs occupants. Comment les squatteurs sont-ils pris en charge, ignorés ou réprimés par les acteurs publics locaux ? Que révèlent les différences de traitement observées ? Comment traite-t-on la question du squat dans une ville qui se veut à la fois un modèle d’urbanisme et une « référence » en termes de politique sociale à l’égard des catégories populaires [5] ?

5Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur une double enquête. La première porte sur les logements compris dans le Plan de résorption du logement dégradé instauré par la Ville de Paris en 2002. Pascale Dietrich-Ragon a travaillé de décembre 2004 à juin 2008 à la siemp (Société immobilière d’économie mixte de la Ville de Paris), chargée de la mise en œuvre de ce Plan [6], elle a pu effectuer de nombreuses visites sur le terrain et observer « de l’intérieur » les rouages institutionnels du traitement de l’insalubrité. Au cours de cette « participation observante » au long cours, elle a également réalisé une cinquantaine d’entretiens semi-directifs auprès d’acteurs institutionnels, une trentaine avec des occupants de logements dégradés et 5 avec des militants associatifs. Par ailleurs, 520 questionnaires ont été administrés en face à face auprès des mal-logés [voir encadré]. Cet échantillon fournit des données importantes sur les squats puisque 16 % des enquêtés ne disposent pas de titre d’occupation de leur logement, soit un effectif de 84 personnes.

6Conduite par Florence Bouillon, la seconde enquête a été réalisée au cours de l’année 2007-2008 [7]. Afin d’étudier les discriminations ethno-raciales dans l’accès au logement en Île-de-France, des observations ont été effectuées in situ dans des hôtels meublés et des squats, mais aussi dans le logement social. Il s’agissait d’appréhender les éventuelles corrélations entre situation résidentielle et expérience discriminatoire. Une trentaine d’entretiens ont par ailleurs été conduits auprès d’élus et d’adjoints au logement, de travailleurs sociaux, de militants associatifs et de familles africaines primo-migrantes [8]. Un travail de type « étude de cas » a également été mené dans un immeuble squatté de la rue Godefroy-Cavaignac (11e arrondissement de Paris) [9].

7Au terme de ces deux enquêtes, le squat apparaît comme un « ordinaire » du parcours résidentiel de certaines populations précaires – et parmi elles, singulièrement des migrants africains –, dont il s’agira ici de comprendre à la fois l’expérience et le traitement. Prendre l’exemple du squat nous permettra in fine de disqualifier deux clichés : celui des beaux immeubles haussmanniens d’un Paris uniformément gentrifié, et celui des immeubles des faubourgs d’un Paris populaire, hospitalier, solidaire et pittoresque qui, s’il s’entraperçoit parfois, est loin de constituer le tout du Paris mal-logé.

Vivre en squat : habiter Paris au prix de l’insalubrité

8En 2002, les Ponts et Chaussées rendaient public un rapport commandité par le ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement et le préfet de région. Ce rapport indique qu’il existerait entre 1 800 et 2 000 squats collectifs en Île-de-France, à l’exclusion des squats « isolés » (un seul logement squatté dans un immeuble par ailleurs occupé régulièrement). Ces chiffres sont à prendre avec prudence, et les méthodes utilisées pour mener à bien cette recension ont été vivement critiquées pour leur manque de rigueur [Bouillon, 2007]. Tout laisse à penser en revanche que les squats parisiens sont majoritairement implantés dans les quartiers populaires du nord de la capitale. C’est ainsi que 67 % des squatteurs rencontrés dans l’enquête auprès des occupants de logements dégradés habitent les 18e et 19e arrondissements [Dietrich-Ragon, 2011]. Ils sont totalement absents des arrondissements du sud de Paris et très peu présents dans les arrondissements centraux (seuls certains squatteurs habitent le 3e arrondissement, dans un immeuble situé 4, rue du Roi-Doré, non loin de la place de la République, devenu ensuite tristement célèbre par l’incendie qui le ravagea).

Un squat ordinaire : en visite chez Adama

C’est à un militant du cal (Comité actions logement), contacté au cours de l’enquête sur les discriminations dans le logement, que je dois d’avoir rencontré Adama et sa famille. Originaire du Sénégal, Adama est arrivé en France fin 2001. Il travaille depuis plusieurs années comme cuisinier dans un restaurant du 10e arrondissement. Il s’entend bien avec son patron, qui le rémunère 1 150 euros par mois et le déclare. Adama cotise, a des fiches de paie. Mais l’absence de titre de séjour compromet tout accès au logement décent.
Après avoir vécu quelques mois chez son frère, Adama a intégré sans droit ni titre un studio situé près du métro Marcadet-Poissonniers (18e arrondissement), qu’un voisin lui a « vendu » pour un montant de 3 000 euros. Lorsqu’il me reçoit le 14 juin 2008, il y vit depuis cinq ans. Son épouse l’a rejoint en 2005, ils ont maintenant une petite fille de quelques mois.
En arrivant devant l’adresse indiquée, je vois qu’un gigantesque « trou » lui fait face : un bâtiment a dû être détruit récemment. Adama confirme : un chantier est sur le point de débuter. L’impression de désolation est renforcée par la décrépitude des façades, les innombrables fenêtres murées. Trois bâtiments mitoyens sont habités sans droit ni titre par 85 familles, explique-t-il. Ces immeubles appartenaient à un propriétaire privé, mais la siemp a racheté le tout le 1er janvier dernier. Une grande opération de relogement est en cours. Comme toujours, l’institution fera le tri entre ceux qui ont des papiers et ceux qui n’en ont pas, et l’urgence d’une régularisation se fait plus vive que jamais.
Dans le hall de l’immeuble, les boîtes aux lettres sont béantes, sans indication de nom pour la plupart. Un tas de courrier est posé sur un muret, dans lequel les habitants trient directement. Adama et son épouse habitent au 4e étage. Des fils électriques pendent et s’entrelacent tout au long des escaliers. On entre chez eux par un petit hall, dans lequel sont entassés de grands sacs qui paraissent contenir habits et objets usuels. Une porte sur la droite donne sur une minuscule salle de bains, équipée de toilettes et d’une douche. La pièce principale fait à la fois office de chambre, de salon et de cuisine. Un lit double est situé dans un coin, un canapé et une télévision lui font face. Sur le mur opposé, une plaque électrique, un évier et un réfrigérateur sont camouflés derrière des portes de penderie. Il n’y a pas de lit pour le bébé, l’espace ne le permet guère ; la petite fille dort probablement avec le couple, ou sur le canapé. Pas de table non plus : il faut manger assis par terre, ou sur le lit.
L’appartement est très propre, très bien « tenu ». Mais la vétusté est partout : dans les papiers peints qui se décollent, les cafards qui courent sur le sol, les profondes striures qui traversent le plafond. À mon arrivée, je m’assois sur le canapé, Adama sur le lit. Sa jeune épouse prépare des boissons (Coca, jus de fruits), puis rejoint son mari. La petite fille s’est endormie sur les genoux de son père. La télévision diffuse une émission sénégalaise, elle restera allumée tout au long de ma visite. Je resterai près de deux heures en leur compagnie. Adama quitte son domicile en même temps que moi, il retourne à la Bourse du travail, qu’il occupe avec des centaines d’autres travailleurs sans papiers pour réclamer leur régularisation.
F. B.

9À l’instar de celui d’Adama (voir l’encadré précédent), les bâtiments dans lesquels sont situés les squats sont souvent dans des états de dégradation avancée. Une sorte de stupeur envahit l’observateur extérieur qui pousse pour la première fois la porte d’un de ces halls d’entrée : il découvre la « face noire » de Paris, ses taudis et ses bouges. Dans la cage d’escalier d’un squat du 10e arrondissement, les peintures sont écaillées, pouvant être à l’origine de saturnisme [voir encadré suivant], l’escalier est défoncé et un rat mort gît sur l’une des marches. Non loin de là, dans un bâtiment du passage Brady, les détritus s’accumulent sur le sol, les plafonds sont soutenus par des étais et certains murs sont littéralement détruits. Couramment dépourvus de dispositifs de sécurité (digicode, porte fermant à clef, interphone…) et situés dans des quartiers « chauds », ces immeubles sont physiquement vulnérables. Il n’est pas rare que les parties communes soient utilisées par des personnes en grande précarité (sans-abris, usagers de drogues) comme de véritables toilettes publiques, les habitants étant contraints de laver quotidiennement les déjections et de ramasser les préservatifs laissés par le passage de prostituées et de leurs clients.

Qui sont les squatteurs parisiens ? Quelques données quantifiées

Une population jeune composée de « travailleurs pauvres »
Parmi les 84 squatteurs rencontrés au cours de l’enquête, 11 % ont moins de 25 ans, 56 % entre 25 et 40 ans, 29 % entre 40 et 50 ans. Seulement 11 % d’entre eux ont suivi des études supérieures. 28 % exercent un emploi déclaré, 23 % travaillent au noir. 21 % sont chômeurs et 19 % sont au foyer. Parmi les travailleurs, 72 % occupent un poste non qualifié. 74 % des ménages squatteurs disposent de moins de 300 euros par personne du ménage et par mois.
Une majorité d’Africains présents depuis quelques années sur le sol français
Moins de 5 % des squatteurs sont nés en France. La majorité est en situation régulière (54 %). 5 % sont originaires du Maghreb, 7 % d’Asie et 83 % d’un pays d’Afrique noire. 10 % des squatteurs sont arrivés en France il y a plus de 20 ans. 32 % sont là depuis entre 10 et 19 ans, 43 % entre 5 et 9 ans. Seuls 15 % sont arrivés il y a moins de 4 ans.
Des ménages de taille très variable
36 % ne vivent avec aucun enfant dans leur logement, 39 % avec un enfant, 25 % avec 3 enfants et plus. Dans près de la moitié des cas (49 %), d’autres personnes que la seule famille nucléaire (parents et enfants) composent le ménage, amis ou membres de la famille. 16 % des squatteurs vivent seuls.
Des logements de piètre qualité
Les 3/4 des logements squattés sont constitués d’une seule pièce (en dehors de la cuisine, de la salle de bains et de l’entrée) et 65 % d’entre eux font moins de 20 m2. Seulement 35 % sont équipés de l’eau chaude, 36 % de wc intérieurs. 43 % ont une salle d’eau, 84 % un chauffage. 79 % des habitants déclarent avoir de graves problèmes d’humidité, 42 % des fuites d’eau. Dans 63 % des logements, il y a du plomb (seuls 12 % affirment être sûrs qu’il n’y en a pas).
Ces logements en très mauvais état sont vecteurs de souffrances : 81 % des habitants disent pâtir du froid, 46 % du bruit, 89 % de la présence de parasites (souris, rats, cafards), 91 % du manque de place et 63 % éprouvent un sentiment d’insécurité. 71 % estiment que leur logement a un fort impact sur leur santé ou celle de leur famille. 69 % disent avoir honte d’habiter ici.
P. D-R.

10À l’intérieur des logements, les conditions de vie des occupants sont également très éloignées des standards actuels [voir encadré précédent]. Une personne en charge de l’accompagnement social des familles parle de « conditions moyenâgeuses », soulignant le décalage avec les normes d’habitabilité contemporaines. Même armé d’une grande réserve vis-à-vis de ces rapprochements historiques, celui qui pénètre passage de la Brie, une étroite ruelle humide du 19e arrondissement, a bien le sentiment de faire un voyage dans le temps. Une gigantesque poutre métallique traverse la rue pour maintenir les bâtiments, telle une broche dans la jambe d’un blessé. Le sol est accidenté et tous les édifices paraissent sur le point de s’effondrer. Quand on entre à l’intérieur des immeubles, l’impression de délabrement est encore accrue. Au numéro 13, de fortes odeurs de cuisine flottent dans l’atmosphère d’une sombre cage d’escalier aux murs lépreux dont on ne distingue pas le fond. Au rez-de-chaussée, un groupe d’hommes d’origine sri lankaise vit la porte ouverte : ils logent à six dans une pièce de 20 m2 où tiennent à peine les quelques matelas sur lesquels ils sont avachis. À environ 1,5 m du sol, juste au-dessus de leurs têtes, on retrouve la broche de l’extérieur qui traverse la pièce pour s’enfoncer dans le mur opposé.

11Dans les squats que tente de résorber la siemp de manière générale, le confort est extrêmement spartiate, l’équipement réduit à son strict minimum. Les pièces sont encombrées et laissent bien peu d’espace aux enfants pour jouer. On s’assoit sur les lits faute de place pour disposer des fauteuils ou des chaises. Les vêtements sont rangés dans des valises empilées les unes sur les autres. Le bruit est souvent permanent. Les murs sont perméables à l’agitation de la rue et des voisins. Dans certains logements, la tuyauterie se met à vibrer bruyamment quand quelqu’un tire de l’eau et le plancher grince à chaque déplacement. Les installations électriques sont bricolées et les planchers défoncés par endroits. Bien sûr, les occupants tentent d’améliorer la situation en effectuant des travaux. Mais ceux-ci ne « tiennent » pas : les peintures se détériorent immédiatement à cause des fuites d’eau, les tapisseries se décollent, le plâtre se craquelle, les parasites réapparaissent perpétuellement malgré les tentatives d’éradication…

12Certainement nos enquêtes de terrain présentent-elles un biais, si tant est que l’intention est celle de la représentativité, puisque les squats visités dans le cadre des opérations de la siemp (quels que soient les chemins empruntés pour y arriver) sont précisément ceux qui font l’objet de mesures relatives à l’insalubrité. En d’autres termes, tous les squats ne sont pas aussi inconfortables que les descriptions qui précèdent le laisseraient supposer. Mais nos enquêtes attestent aussi du caractère généralisé de l’inconfort dans ces logements. C’est que la nature même des locaux investis, vides souvent depuis des années, couramment insérés dans les bâtiments les plus anciens des quartiers populaires (plus facilement « pénétrables » car moins surveillés), explique que cet habitat soit globalement vétuste et surpeuplé.

figure im1
Occupant dans son studio d’environ 12 m(2) occupé « sans droit ni titre » au rez-de-chaussée d’un immeuble insalubre situé dans le 17(e) arrondissement de Paris, rue Davy. Vue depuis le canapé. La famille est restée plusieurs mois sans eau courante dans cet immeuble où il y a eu un incendie (photo Perrine Le Maignan, 2007/2009).

13Pourtant, l’idée qu’il présente des qualités est aussi couramment évoquée par les habitants. Celles-ci sont essentiellement de trois ordres. Le squat autorise des formes d’entre-soi que ni l’hôtel ni le foyer (qu’il soit de travailleurs ou d’hébergement) ne permettent. On occupe souvent ces lieux pour fuir une situation de corésidence devenue intenable. D’après l’enquête auprès des occupants de logements dégradés parisiens, 12 % des squatteurs ont déjà logé à l’hôtel ou en foyer et la situation antérieure la plus communément partagée est celle d’hébergé chez des tiers, qui concerne 69 % d’entre eux. Mais le squat est aussi une façon d’habiter avec (ou à proximité) du proche, et donc de ne pas côtoyer une altérité non désirée. Son peuplement suit en effet une logique proche de celle décrite par Colette Pétonnet à propos des bidonvilles de la région parisienne au début des années 1970 : « L’ancien paysan qui installe sa famille appelle auprès de lui les membres de sa parenté qui, à leur tour, font venir des proches. Des noyaux familiaux se constituent ainsi jusqu’à former un groupe, parfois important, d’alliance villageoise […] Les nouveaux arrivants sont des gens de “confiance” qui bénéficient de la caution d’un ami » [2002 : 47]. Le bidonville assume un rôle de « transition » entre société rurale et urbaine, entre monde culturel d’origine et pays d’accueil, nous dit Colette Pétonnet. Face à la violence du déracinement, il est un entre-soi qui protège du regard accusateur ou méprisant du citadin intégré. Dans les squats contemporains, la « cooptation » demeure la clé des dynamiques de peuplement (29 % des occupants sans titre disent avoir trouvé leur logement avec l’aide de la famille, 40 % avec l’aide d’amis ou de collègues) ; et comme le bidonville, le squat permet de vivre dans un entre-soi protecteur, de « prendre ses marques » avant peut-être d’intégrer un environnement plus ordinaire, du point de vue de la société française, c’est-à-dire dans lequel les promiscuités et les proximités de tout ordre seront moins prononcées.

14Nombre de squatteurs témoignent de leur attachement à cet entre-soi. Il en va ainsi par exemple d’un homme de nationalité malienne, père de trois enfants, âgé de 50 ans au moment de l’entretien. Il travaille à plein temps comme agent de sécurité. Il évoque ici la vie quotidienne dans le grand squat collectif situé rue d’Hautpoul dans le 19e arrondissement, dans lequel il habitait depuis 1994 avec son épouse et ses enfants, avant son relogement : « Nous étions ici à 90 % de Maliens, venant du même pays. Aucune porte n’était fermée. Mes enfants, ils peuvent venir chez le voisin comme ils veulent, comme les voisins peuvent causer avec ma femme comme ils veulent. Quand il y a un problème ici, nous sentons que c’est un problème que nous traitons à l’africaine, au malien […] Le courant passait. Hein, on n’était pas du tout dépaysés ici […] Et la seule souffrance, c’est certainement la souffrance de nos enfants qui sont nés en France, qui ont eu à faire des connaissances ailleurs que par notre immeuble, qui ont un certain complexe d’accepter leurs amis dans cet immeuble parce que c’est dégradé. Notre problème, c’était un peu ça » (entretien, 10 octobre 2006). Les chiffres reflètent cette vie faite de liens forts : 52 % des occupants sans titre interrogés déclarent avoir de très bonnes relations avec les autres occupants de l’immeuble, qui vont jusqu’à l’entraide.

15Si le squat constitue un « espace habité », c’est aussi parce que l’on peut y organiser son temps et son espace quotidiens. La comparaison la plus fréquente effectuée par les habitants rencontrés est celle qui oppose le squat à l’hôtel. Le premier a l’avantage de la gratuité – relative cependant, car il arrive couramment qu’un droit d’entrée, voire une forme de « loyer » soient exigés par celui qui a « ouvert » le bâtiment et autorisé le ménage à s’y installer [10]. Surtout, on peut y cuisiner, chose presque toujours inenvisageable dans un hôtel meublé, et recevoir à sa guise, aménager l’espace, même restreint, comme on l’entend… En bref, on y vit de la manière la plus « banale » possible, ce à quoi aspirent les occupants.

16La centralité, enfin, est un troisième élément fortement mis en avant. Nombreux sont les squatteurs qui disent explicitement préférer demeurer dans Paris intra-muros, quitte à subir les désagréments (le mot est faible) de l’insalubrité [11]. Beaucoup des occupants des immeubles du Plan de résorption du logement dégradé refusent avec force l’éventualité d’un relogement en banlieue. La plupart d’entre eux associent ce territoire aux mauvaises fréquentations et à la délinquance. Comme l’explique la directrice du service relogement de la siemp : « Ces gens ont été catalogués “mal logés”. Ils ne veulent pas, pour le relogement, être catalogués “cités” ». Cet attachement à la centralité concerne plus précisément certains quartiers, dans lesquels on se sent accepté socialement, où l’on a des connaissances et des repères. Ainsi, le relogement dans des quartiers chics et la peur de l’inconnu soulèvent-ils également certaines réticences et peuvent impliquer des refus de relogement même à l’intérieur des frontières de Paris. Les personnes sont donc en demande d’un lieu ni spécialement stigmatisé (de leur point de vue, la banlieue), ni trop « coté ». Au fond, elles aspirent à se sentir à leur « place », ce que le squat permet au moins temporairement.

17Le rejet de la banlieue et la valorisation du centre expliquent en partie l’investissement des interstices urbains, malgré l’inconfort et l’insalubrité. Mais pour la majorité des squatteurs, l’enjeu demeure celui d’accéder à un logement de qualité et à un statut d’occupation légal, ce qui, au vu de leurs ressources, ne peut passer que par le relogement en logement social. Les institutions locales sont alors un acteur central dans la question des squats. Ce sont elles qui choisissent de les laisser « vivre » ou pas, qui décident du destin des habitants expulsés qui seront soit relogés, soit admis dans des structures d’hébergement temporaires, soit encore laissés livrés à eux-mêmes.

Tolérer ou éradiquer ? Des acteurs publics en tension

18La question des squats appelle une réponse institutionnelle. Parfois, la ville de Paris est concernée au premier chef en tant que propriétaire de l’immeuble occupé et doit assumer les responsabilités qui lui incombent. Les pouvoirs publics (le préfet en particulier) peuvent aussi être impliqués lorsqu’un propriétaire privé sollicite l’intervention de la force publique pour procéder à l’expulsion des occupants sans titre. Par ailleurs, comme nombre de logements squattés présentent des caractéristiques d’insalubrité, les services municipaux doivent prendre des dispositions face aux risques sanitaires. Le devenir des squatteurs est donc directement lié aux décisions des acteurs institutionnels à leur égard. Or, les squatteurs n’étant pas des « ayants droit », ces acteurs disposent d’une grande marge de manœuvre. Différents éléments, relevant à la fois des caractéristiques du logement squatté et de celles des occupants, influencent la façon dont ils exercent une « magistrature sociale » [Weller, 2000].

L’enjeu de la visibilité

19Un premier critère dirigeant l’action institutionnelle relève des caractéristiques du logement occupé. Certains squats sont plus visibles que d’autres. Quand un immeuble entier est squatté, que sa façade est très délabrée, que l’on peut repérer de la rue les vitres cassées, la porte d’entrée branlante et les boîtes aux lettres défoncées, la situation est généralement connue tant du voisinage que des institutions. La multiplication des allées et venues, le développement d’activités illicites dans les lieux (trafic, prostitution…) et la présence associative concourent également à ce repérage. À l’inverse, d’autres squats sont très discrets. Un unique logement squatté dans un immeuble par ailleurs occupé légalement n’est pas toujours identifié. Les lieux peuvent aussi être bien entretenus et se fondre dans le paysage. Parfois, même les voisins ne sont pas au courant.

20Les squats les plus repérables sont en tête de liste des priorités institutionnelles. Tout se passe comme si leurs façades décrépies constituaient une « menace » pour l’image de la ville. Nous le disions en introduction, c’est son attractivité pour les touristes, les investisseurs et les habitants « productifs » qui est en jeu, d’où l’urgence de la réhabilitation. Un objectif du Plan de résorption du logement dégradé mis en place par la municipalité est alors de restaurer les façades et de faire disparaître l’insalubrité la plus spectaculaire. Cela a conduit à focaliser l’action publique sur les immeubles entièrement squattés, particulièrement vétustes et immédiatement repérables de la rue. Ces « grands squats » sont d’autant plus visibles qu’ils sont souvent soutenus par des associations militantes qui médiatisent leur existence. Ces bâtiments sont ainsi devenus les emblèmes du « mal-logement » que connaît la capitale. Les drames qui se sont joués entre leurs murs au cours de la dernière décennie – incendies parfois mortels, intoxication d’enfants au plomb – ont provoqué l’indignation, ébranlé l’opinion. On comprend dès lors la volonté de la puissance publique de se préoccuper en priorité de ces situations, qui suscitent la controverse et l’exposent directement aux critiques.

21Par ailleurs, le type de propriétaire du bâtiment, public ou privé, oriente le traitement des squats. Cette distinction redouble l’opposition entre les squats « visibles » et « invisibles ». En effet, les immeubles très détériorés et entièrement squattés sont généralement des immeubles appartenant à la ville de Paris [voir encadré suivant]. Or, en tant que propriétaire, la municipalité est pénalement responsable en cas d’atteinte à la sécurité physique des occupants. Dans le passé, elle s’est vue accusée de non-assistance à personne en danger suite à l’intoxication d’enfants au plomb dans des squats insalubres en sa possession [Dietrich, 2009]. Ces procès l’ont incitée à accélérer son action en matière de résorption de l’insalubrité et à focaliser son action sur les immeubles dont elle est propriétaire. Le fait que ces bâtiments appartiennent au domaine public présente aussi l’avantage de permettre la création de logements sociaux suite à la réhabilitation, enjeu essentiel pour la municipalité dans un contexte de forte pénurie. Tous ces éléments expliquent une politique particulièrement clémente à l’intention des squatteurs de ces immeubles spécifiques. Dans le cadre du Plan de résorption du logement dégradé, ceux qui sont en situation régulière sur le territoire français se voient ainsi offrir une proposition de logement à titre « humanitaire ».

22À l’inverse, le traitement des squats qui n’appartiennent pas à la mairie de Paris est beaucoup plus sévère. Il ne conduit que de façon marginale au relogement des occupants et est plus fréquemment délégué au judiciaire. Ce constat doit être mis en relation avec le fait que les pouvoirs publics tirent un faible gain du relogement de ces « autres » squatteurs. Comme l’expliquent des acteurs du logement rencontrés au cours de nos enquêtes, ces relogements rendent certes service au propriétaire qui peut à nouveau jouir de son bien, ainsi qu’aux personnes relogées qui sortent de la « spirale du mal-logement » ; mais ils ne débouchent sur aucun bénéfice collectif, dans le sens où ces attributions ne produisent pas de logement social supplémentaire.

23Un autre paramètre explicatif de cette absence de politique de relogement est lié au fait que ces squats sont beaucoup moins soutenus par les associations militantes que les précédents. Les collectifs de soutien s’investissent en effet davantage dans les bâtiments entièrement squattés que dans les petits squats diffus, et donnent la priorité aux immeubles appartenant à la puissance publique sur ceux du privé, en raison de la cohérence politique du message ainsi délivré d’une part (dénoncer l’incurie institutionnelle), de l’efficacité stratégique de ce type d’occupation en matière de relogement d’autre part. Au fond, ces squatteurs « discrets » nuisent faiblement à l’image de la ville, et leur relogement est peu profitable à la collectivité. Dans ces conditions, leur traitement institutionnel mène couramment à l’expulsion sans solution de relogement. Suite à l’évacuation des lieux, les squatteurs avec enfants sont certes pris en charge par les services sociaux et obtiennent un hébergement en hôtel ou en résidence sociale. Cette situation est cependant provisoire et loin d’être satisfaisante du point de vue des habitants. Quant à tous ceux qui n’ont pas d’enfant, ils doivent se débrouiller seuls, trouver par leurs propres moyens un nouveau lieu où s’installer.

figure im2
Immeuble de bureaux inoccupés investi par le dal pour le transformer en squat d’une vingtaine de logements. La famille est composée d’un couple avec deux enfants et des parents de Madame. Très sensible à la qualité des établissements scolaires, elle appréhendait son relogement à Sevran (photo Perrine Le Maignan, 2007/2009).

La mairie de Paris, premier propriétaire des squats insalubres

La mairie de Paris est le premier propriétaire des grands squats de la capitale. Cette situation, qui peut paraître surprenante, tient à différentes raisons. Tout d’abord, la loi Vivien du 10 juillet 1970 relative à la résorption de l’habitat insalubre prévoit l’expropriation des immeubles interdits à l’habitation pour les assainir. Dans ce cadre, la mairie de Paris a acquis de nombreux édifices insalubres, qu’elle a souvent tardé à résorber et qui ont pu être squattés. La plupart des hommes politiques de gauche incriminent aussi les politiques urbaines menées dans la capitale de la fin des années 1970 au début des années 2000. Selon l’ancien président de la siemp, élu vert du 14e arrondissement, le développement de l’insalubrité est lié à des errements dans les opérations d’urbanisme qui n’étaient pas réalisées assez rapidement. Cela a entraîné un délaissement des immeubles par les propriétaires qui pensaient qu’il n’y avait plus d’intérêt à les entretenir puisque leurs biens allaient être expropriés. Ces bâtiments se sont rapidement dégradés et ont fini par être squattés. De surcroît, la Ville, une fois propriétaire, a participé au blocage des copropriétés en ne se rendant pas aux assemblées générales. Beaucoup de logements acquis furent même « cassés » afin d’éviter leur squattage (c’est pourtant ce qui est arrivé), aggravant ainsi le phénomène d’« insalubrisation ». La défaillance de la Ville à ses obligations est donc considérée comme étant à l’origine d’une bonne partie de l’insalubrité parisienne, et donc de l’émergence de squats dans ces immeubles abandonnés.
P. D-R.

24L’opposition entre squats « visibles » et « invisibles » en recoupe donc une seconde, qui distingue propriétaires publics et privés. Celle-ci accentue les inégalités de traitement entre les habitants des squats. Une troisième logique oriente l’action institutionnelle, qui tient cette fois aux caractéristiques individuelles des squatteurs.

« Bons » et « mauvais » squatteurs

25Au-delà du type d’immeuble occupé, le traitement institutionnel des squatteurs varie en fonction de l’attribution ou non du statut de « victime » à ces citadins illégitimes. L’action municipale à l’égard des squats s’inscrit dans une tendance plus globale des politiques sociales qui consiste à se focaliser sur les cas les plus extrêmes et à favoriser une logique de compassion. Didier Fassin [2001] montre par exemple qu’en matière de régularisation des étrangers, la raison médicale a largement pris le pas sur la raison politique. La pathologie est devenue source de reconnaissance sociale. On assiste ainsi au développement d’une citoyenneté sociale autour du corps et de la maladie. Ces remarques sont valables pour tous les types de publics précaires, qu’il s’agisse des personnes sans-abri dont le corps est souvent la seule source de reconnaissance, ou des bénéficiaires de minima sociaux [Astier, 1997]. Dans le champ qui nous concerne, cela conduit à favoriser les familles avec enfants, les handicapés, les malades, ou les victimes de « drames » (incendies, accidents, etc.). Les enfants sont indiscutablement les cibles privilégiées de la compassion, de même que tous ceux qui semblent avoir été frappés par l’injustice [12].

26Dans le cadre du Plan de résorption parisien de l’insalubrité, cette logique compassionnelle ciblée conduit à accorder des droits dérogatoires aux familles en situation d’urgence et notamment à celles dont les enfants sont intoxiqués au plomb. Pour les occupants des immeubles publics, quand le danger sanitaire est couplé à la présence d’enfants en bas âge, les agents de l’État outrepassent les conditions administratives de prise en charge : les foyers comprenant des enfants dont l’intégrité physique est mise en danger sont pris en compte, même s’ils sont squatteurs ou sans papiers. Certes, les familles en situation irrégulière ne sont pas relogées dans des hlm de droit commun (elles accèdent à des logements « relais » ou « passerelle »), mais il n’est pas rare que la procédure aboutisse à leur régularisation, puis à leur accès au logement social « classique » dans un deuxième temps.

27Cette clémence accordée aux ménages avec enfants par rapport à ceux qui n’en ont pas s’observe également dans les squats privés et « discrets ». Rares sont les cas où ces familles avec enfants seront mises à la rue suite à une expulsion. La location d’une chambre d’hôtel est prise en charge par les services sociaux, alors que les couples et les célibataires doivent en assumer les frais. Tout se passe comme si les hommes valides sans enfants étaient particulièrement transparents aux yeux des institutions et ne nécessitaient aucune assistance, à moins de souffrir d’un handicap invalidant. Un employé du bureau des relogements de la direction du logement et de l’habitat déclarait ainsi au cours de l’enquête : « C’est vrai que pour un élu local, c’est très difficile de se retrouver avec des familles avec enfants en bas âge dans la rue, et de ne rien faire. » La compassion est donc « sélective », et équivaut à reléguer dans la file d’attente des demandeurs de logement les squatteurs sans enfants et tous ceux dont l’intégrité physique n’est pas menacée. Un parallèle peut être établi ici avec la gestion « humanitaire » des problèmes telle qu’elle se donne à voir dans les pays du Sud [Ethnologie française, 2011/3]. Dans les camps de réfugiés africains par exemple, seule la souffrance justifie le maintien en vie par l’action humanitaire [Agier, 2008]. Les différentes catégories de « vulnérables » (enfant, handicapé, blessé, inapte, etc.) trouvent leur place dans un « classement humain » qui conditionne l’accès aux droits et aux ressources. Dans le domaine des squats, seule la catégorisation des situations comme relevant de l’urgence socio-sanitaire autorise le passage par des filières spécifiques garantes de l’octroi d’une protection minimale.

28Le militantisme et la médiatisation peuvent elles aussi amener à infléchir les priorités institutionnelles de relogement des squatteurs. D’après le directeur du bureau des relogements de la direction du logement et de l’habitat, occuper un immeuble médiatisé par le dal augmente les chances de prise en charge : les acteurs politiques concernés « céderaient » souvent, afin d’éviter les scandales. La siemp tient elle-même compte de l’engagement militant et, dans les squats, reloge en priorité les membres actifs du dal afin de canaliser les protestations. La pression exercée par l’association peut conduire les pouvoirs publics à procéder à des expulsions « à l’amiable », dans le sens où elles sont négociées avec les habitants du squat et leurs soutiens, et à accorder le relogement à des personnes qui n’en bénéficient habituellement pas (célibataires, sans-papiers, etc.). La protestation active est donc récompensée. De même, les services de la Ville essaient de minimiser la publicisation des incidents susceptibles de nuire à l’image de la capitale, comme de la municipalité. Quand un accident survient, les victimes jouissent d’un traitement préférentiel. C’est ainsi qu’en 2005, les rescapés des incendies ayant frappé plusieurs immeubles squattés et causé de nombreux décès ont obtenu un « ticket d’entrée » pour le relogement dans des délais record. Pour les acteurs institutionnels, il s’agit d’aplanir les conflits, de calmer les rancœurs et de construire l’image d’une municipalité « humaine », qui porte assistance aux victimes de drames traumatisants. Certains squatteurs sont les laissés-pour-compte de cette logique : les figures « invisibles » et peu émouvantes (les hommes seuls à nouveau, en particulier s’ils sont faiblement engagés et peu vindicatifs) se voient très peu prises en charge et sont livrées à elles-mêmes.

29Le traitement institutionnel des habitants des squats est donc caractérisé par l’ambivalence et l’hétérogénéité. Ceux qui habitent un squat « public » et visible ont de sérieuses chances d’accéder au logement social – intra-muros de surcroît – et donc de s’inscrire dans une trajectoire résidentielle ascendante. Dans ce cas, ils conservent l’avantage de la centralité tout en accédant au confort, à l’espace et à la salubrité. Ceux qui occupent un squat « invisible » n’ont en revanche guère mieux à espérer qu’une expulsion différée en raison de la lenteur des procédures ou de l’inertie du propriétaire. Ils en sont réduits à attendre que leur demande de logement aboutisse par les voies « classiques », vœu dont la réalisation est d’autant plus compromise que la qualité d’ancien squatteur disqualifie les candidats, soupçonnés de « mauvaise foi » par les bailleurs sociaux.

figure im3
Appartement de type F2 de 20 m(2), situé au 2(e) étage d’un immeuble en mono-propriété, rue Davy, dans le 17(e) arrondissement de Paris. Le logement est habité par une mère seule avec ses 6 enfants. Deux enfants sont en pension pendant la semaine. Le week-end et pendant les vacances scolaires, 2 enfants dorment sur la banquette et les 4 autres dans les 2 lits simples superposés. D’abord locataire, la famille avait arrêté d’elle-même de payer les loyers au motif que le logement était en trop mauvais état. Le sol est étayé par le dessous et les peintures dégradées contiennent des sels de plomb. Suite à un court-circuit, la famille a vécu sans électricité pendant 4 mois. La prise d’un arrêté d’insalubrité relevant la suroccupation manifeste de l’appartement (chaque personne disposait de 3,5 m(2)) aura permis un relogement de la famille au titre de l’ordonnance du 15 décembre 2005.

30Derrière la misère des façades, les squats parisiens sont des points d’attachement. Ces bâtiments habités sans autorisation légale sont le support de liens communautaires forts, qui servent d’appui et de ressources relationnelles aux primo-arrivants dans Paris. En dépit de leur caractère insécurisant, ils ont ainsi clairement une fonction d’accueil : ils sont autant de lieux d’accroche et d’entrée dans la ville pour des personnes en « transition », à la fois au sein de leur itinéraire résidentiel et de leur parcours de vie. C’est donc bien in fine la question du « droit à la ville », dans le sens donné à cette expression par Henri Lefebvre [1974], que soulève la présence des squats à Paris, et que vient nourrir une anthropologie urbaine attentive aux « modes d’habiter ».

31Henri Coing exprime avec force cette idée d’une « hospitalité paradoxale » des interstices urbains lorsqu’il écrit à propos des taudis : « Si la population s’attache ainsi à ce quartier déshérité, c’est qu’elle a trouvé une manière vraiment humaine de vivre dans un cadre inhumain » [Coing, 1973 : 48]. Cependant, cette « humanité » à l’œuvre est susceptible de venir contrarier les dynamiques de construction symbolique de la Ville lumière. L’insalubrité, la pauvreté, l’accident, l’incendie, constitutifs de la figure du squat, sont autant de menaces vis-à-vis de la production de cette ville riche, créative, aseptisée ; les squats constituent de véritables « problèmes » à résoudre pour la puissance publique, mise publiquement en demeure de trouver des solutions qui puissent à la fois « rassurer » (les riverains, l’opinion publique) et « assurer » la cohérence d’une posture énoncée comme socialement « juste ». Dans cette double contrainte se situe l’une des clés de compréhension de la « gestion discriminée » des squats parisiens par la municipalité.

32Le devenir des squatteurs se joue certes « en façade », mais aussi dans l’arrière-cour, en coulisses. Les squats les plus visibles sont l’objet d’une forte attention : l’enjeu est de restaurer les pierres abîmées et les crépis fatigués, jugés indignes de la première ville de France. Lorsque ce qui se passe dans les squats franchit les murs et émeut l’opinion, les institutions répondent là aussi présentes. Mais la production et l’entretien du capital symbolique de Paris contraignent la municipalité à rendre invisibles certaines caractéristiques des squatteurs pour en publiciser d’autres. La Ville présente les relogés comme des victimes aux conditions de vie intolérables, mais dissimule leur condition de squatteurs, d’immigrés, parfois de sans-papiers. La dimension sociale de l’action municipale ne semble tenable électoralement que si les « secourus » apparaissent comme des Parisiens « victimes » du mal-logement et trouve ses limites dans la disqualification qui frappe encore et toujours l’autre, le nouveau venu, l’étranger.

Remerciements

Perrine Le Maignan est l’auteur de ces photographies prises à Paris entre 2007 et 2009. Les personnes représentées n’ont pas été rencontrées dans le cadre du travail de recherche, mais les situations exposées sont représentatives de celles qui ont été observées.

Notes

  • [1]
    La « gentrification » désigne « un phénomène physique, social et culturel en œuvre dans les quartiers populaires, dans lequel une réhabilitation physique des immeubles dégradés accompagne le remplacement des ouvriers par des couches moyennes » [Lévy, 2002]. Ce phénomène doit donc être distingué de l’embourgeoisement : comme le remarquent Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, ce ne sont pas des bourgeois, ayant hérité d’un patrimoine familial important, qui viennent habiter à la Bastille, et encore moins à la Goutte d’Or, mais bien des ménages issus de la catégorie très large des classes moyennes [Pinçon et Pinçon-Charlot, 2004].
  • [2]
    Le terme « squat » étant utilisé en France de manière générique, il désigne également des espaces de création alternative, nombreux à Paris, mais dont cet article ne traite pas. Nous renvoyons au travail de Thomas Aguilera [Aguilera, 2010] concernant la gestion politique des squats artistiques à Paris.
  • [3]
    Depuis son passage à gauche en 2001, la mairie veut se situer à l’exact opposé de la politique de « rénovation-déportation » menée dans les années 1970 [Castells et al., 1970] et s’est donc engagée à reloger toutes les personnes dans la capitale.
  • [4]
    Dans le cadre de son doctorat achevé en 2009, Pascale Dietrich-Ragon a bénéficié d’un contrat cifre avec la siemp. Sa thèse a été publiée en 2011.
  • [5]
    Nous empruntons le terme à Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler [1991].
  • [6]
    Une extraction des individus rencontrant des difficultés à se loger et habitant la capitale aurait par exemple été possible, mais elle aurait fourni un trop faible échantillon.
  • [7]
    Il s’agissait d’un post-doctorat financé par la région Île-de-France et réalisé dans le cadre du Centre d’études africaines (ehess/cnrs).
  • [8]
    De manière générale, les immigrés sont davantage touchés par l’exclusion du logement que l’ensemble de la population résidant en France et, parmi eux, les personnes originaires d’Afrique subsaharienne sont les plus mal loties. Elles sont davantage affectées que les autres par l’inconfort, et spécifiquement par la suroccupation, qui selon l’insee concerne 24,2 % des ressortissants africains (contre 3,8 % de l’ensemble des Franciliens). Les populations originaires d’Afrique noire sont les plus discriminées dans l’accès au logement social [Simon, 2003] comme privé, raison pour laquelle nous avons choisi de centrer plus spécifiquement notre étude sur elles.
  • [9]
    Un article a été consacré à cette étude de cas [Bouillon, 2009], qui vise à mettre en lumière les enjeux relatifs à la requalification des « squatteurs » en « sinistrés » dans le cadre de la procédure de relogement qui a fait suite à l’incendie de l’immeuble.
  • [10]
    30 % des squatteurs déclarent avoir payé pour pénétrer ou résider dans le logement, chiffre probablement sous-évalué.
  • [11]
    Une même attraction pour le centre a été observée chez les habitants des squats de Marseille [Bouillon, 2007]. Il ne s’agit donc pas là d’un effet propre à Paris, mais que l’on peut imaginer renforcé dans ce contexte de distance symbolique entre Paris et sa banlieue, distance qui n’est pas aussi prononcée à Marseille où la « banlieue » n’existe pas en tant que telle.
  • [12]
    Cette observation est précisément celle à laquelle nous aboutissons au terme d’une enquête portant sur les argumentaires justificatifs mobilisés cette fois par les magistrats en charge de décider de l’expulsion d’un squat [Bouillon, 2010].
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Français

Résumé

Paris est une ville riche, que l’on imagine aisément uniformément gentrifiée. Elle comporte pourtant des « îlots » de pauvreté, dont les squats. En dépit de leur caractère insécurisant, ces bâtiments ont une fonction d’accueil : ils sont des points d’entrée dans la ville pour des personnes « en transition ». Le devenir des squats est cependant étroitement lié à l’action institutionnelle, qui oscille entre tolérance et sévérité. Dans ces arbitrages, les institutions locales sont guidées par un double impératif : résorber les poches insalubres de la ville et reloger les plus fragiles, mais aussi ne pas altérer l’image de la Ville lumière et sauvegarder sa dimension muséale.

Mots-clés

  • squat
  • ville
  • politiques urbaines
  • mal-logement
  • paris
Deutsch

Hinter den Fassaden. Ein ethnographischer Blick auf besetzte Häuser in Paris

Zusammenfassung

Paris ist eine reiche Stadt, die man sich als Ganzes wohlhabend vorstellt. Es gibt in Paris aber auch „Inseln“ der Armut, darunter beispielsweise die sogenannten „Squats“ – die besetzten Häuser. Trotz ihres unsicheren Äußeren sind diese Häuser soziale Anlaufstellen ; besonders für Menschen auf der Durchreise sind sie ein Zugang zur Stadt. Aber die Zukunft der besetzten Häuser ist abhängig vom Handeln der Behörden, dass zwischen Toleranz und Strenge schwankt. Deshalb geht es in der Diskussion um diese Unterkünfte um zweierlei Dinge : Zum einen darum, die dunklen Flecken der Stadt zu absorbieren und die Schwächsten aufzunehmen, zum anderen darum, dass Image von Paris als „Ville lumière“ und seine museale Dimension zu bewahren.

Schlagwörter

  • Besetztes haus
  • Stadt
  • Stadtplanung
  • Schlechte Wohnsituation
  • Paris

Références bibliographiques

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Florence Bouillon
Centre Norbert Elias, ehess-cnrs
Centre Norbert Elias, ehess-cnrs
2, rue de la Charité
13002 Marseille
Pascale Dietrich-Ragon
Institut national des études démographiques
ined
133, bd Davout
75980 Paris cedex 20
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/07/2012
https://doi.org/10.3917/ethn.123.0429
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