CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nos attentes à l’égard de la littérature ont changé. Autant qu’une expérience esthétique, nous y cherchons aujourd’hui des ressources pour comprendre le monde contemporain, voire pour le transformer. Solliciter la littérature pour éclairer différemment une question sociale ou politique est redevenu ces dernières années une démarche fréquente. Faire de la littérature un moyen de connaissance, c’est en faire un agent de transformation sociale. Et peut-être même un opérateur démocratique à une heure où la démocratisation de l’écriture et de la critique, notamment sur Internet, contribue à faire de l’expérience littéraire une expérience autant individuelle que relationnelle et sociale.

2Politique de la littérature, annonçait l’essai de Jacques Rancière paru en 2007 [1] pour souligner la radicalité égalitaire de l’entreprise littéraire moderne, qui défait toutes les hiérarchies sociales préétablies. Politiques de la littérature au pluriel, sommes-nous tentés de dire aujourd’hui, pour décrire la variété des réengagements des écrivains contemporains, et surtout l’importance nouvelle accordée aux savoirs et aux expériences littéraires dans la vie civique de chacun. Cette demande, qui s’exerce autant à l’égard de l’idée de littérature qu’aux institutions littéraires et aux écrivains, que l’on convoque dans l’espace des débats de la cité, mérite d’être interrogée. C’est l’objet de ce dossier, qui évoque la présence de la littérature dans les débats sociaux contemporains, qui s’intéresse aux nouvelles formes sociales de littérature, mais aussi à la place que nos sociétés libérales accordent aux Lettres dans les processus de construction de soi, d’émancipation individuelle et d’éducation citoyenne.

Les pouvoirs du récit

3Cette demande d’intervention adressée à la littérature est inséparable d’une évolution de la littérature elle-même, dont il est devenu courant de souligner qu’elle s’intéresse de nouveau au monde, voire qu’elle se « repolitise ». En témoigne l’importance prise par les enjeux d’écologie, de genre, de critique du capitalisme ou des inégalités dans la littérature de ce début du xxie siècle. Mais le réengagement de la littérature contemporaine dans le monde n’est pas réductible au choix de « thèmes » qui seraient les préoccupations de l’époque, lesquelles ne se résument d’ailleurs pas à l’économique ou au social. Il s’enracine avant tout dans une redécouverte des pouvoirs du récit et de la narration. L’idée d’« identité narrative » chère à Paul Ricœur connaît aujourd’hui une fortune considérable, qu’elle soit revendiquée explicitement ou non. À la question de savoir qui l’on est, ou comment l’on peut agir, Ricœur a montré que seule la mise en récit pouvait apporter des réponses. Pluralité des points de vue, accès à une vie autre que la sienne, empathie et imagination morale : dans un monde complexe, le travail d’analyse fin de la littérature, sa capacité à nous outiller d’exemples et d’interprétations, et sa propension à saisir des cas équipent notre réflexion éthique autant que politique. Revenue de l’impasse formaliste depuis le tournant du xxe siècle, la littérature est redevenue le lieu privilégié où peut être pensée une expérience humaine partageable. Si l’on pense à la littérature de terrain, résidence et ateliers, et à ses projets relationnels, elle est parfois même le lieu où s’expérimentent des utopies.

Littérature et engagement

4Faut-il voir là un retour à ce que le xxe siècle avait appelé la « littérature engagée ? » De manière significative, les écrivains et écrivaines à qui ce dossier a donné la parole ne s’en réclament pas, et tiennent même à distance cet idéal-type de l’écrivain dont les œuvres seraient un prolongement des prises de position politiques. En revanche, ils revendiquent un lien entre la littérature et le politique, tenant à la manière dont le travail du récit et l’expérience du langage interrogent le réel, et critiquent les discours sociaux en nourrissant la réflexivité. D’où le fait qu’au roman à thèse, se substituent volontiers l’enquête ou le témoignage. C’est aussi une différence d’attitude qui est revendiquée par les écrivains contemporains. À la posture du surplomb, qui caractérisait l’écrivain « sacré », investi d’un pouvoir spirituel tel que l’a décrit Paul Bénichou [2], s’est substitué un écrivain « dans la cité ». Une conception très contemporaine, qui fait néanmoins fortement écho à la manière dont la littérature a été présente dans Esprit, sur laquelle revient Michel Murat dans ce numéro. On lira ainsi, sous la plume d’Albert Béguin, qui dirigea Esprit entre 1950 et 1957, la proposition suivante : « Il y a la connaissance “objective”, qui a ses domaines réservés, sa dignité, sa fonction ; mais elle ne saurait saisir certaines profondeurs en nous. Il y a le témoignage, qui se reconnaît à l’irremplaçable accent d’une voix, et qui établit entre les hommes la plus réelle communauté[3]. »

5Si le rapport entre littérature et politique se renoue, c’est donc moins autour de l’idée de l’engagement politique de l’écrivain qu’à travers celle de la littérature comme forme politique, idée ancienne qui se reformule aujourd’hui. Le théâtre est sans doute le genre où la conscience d’un dialogue permanent avec le politique et les enjeux qui travaillent le corps social fait le moins question : le théâtre est l’espace où traditionnellement la cité s’interroge sur elle-même. La poésie, à l’inverse, est peut-être le genre que l’on a le plus eu tendance à considérer comme en rupture avec le monde, en particulier dans la seconde moitié du xxe siècle. Mais une figure comme celle de la poète Amanda Gorman témoigne à elle seule du fait que ces lignes sont en train de bouger, en rappelant que les choix politiques ne sont pas indifférents aux formes de vie. Quant au roman, il y a longtemps qu’il est considéré comme le genre démocratique par excellence, celui dont la polyphonie fait entendre les acteurs du monde social, celui qui en relate l’histoire et qui en prédit le futur. Plus que jamais – et les romanciers qui l’évoquent dans ce dossier, Felwine Sarr ou Alice Zeniter, en témoignent – l’écriture romanesque est investie comme un espace où se créent des représentations communes, des récits incarnés dans une expérience mais proposés au collectif.

Un espace de débat

6Cette approche de la littérature, ce tournant que ce dossier se propose de décrire ne sont pas consensuels pour autant. Un désaccord de fond porte sur le regard posé sur cette évolution. À ceux qui voient dans le réengagement de la littérature une dynamique positive, qui a partie liée avec le caractère à la fois démocratique et pluriel de nos sociétés et la redécouverte de la puissance politique de l’imagination, d’autres lui opposent la perte que représente la fin d’une littérature autonome, centrée sur les enjeux esthétiques. Oubli de l’enjeu formel et du style, dilution dans le journalisme ou l’atelier d’écriture, refus de la distance nécessaire par rapport au monde et instrumentalisation de l’écriture, les critiques sur la baisse de niveau de la littérature contemporaine sont légion, et ce dossier s’y intéressera peu. La question des critères d’après lesquels on peut ou doit juger d’une œuvre littéraire a toute son importance, mais nous voulons croire ici que l’éternel débat entre l’importance du fond et celle de la forme mérite d’être dépassé, et que toute grande œuvre, aujourd’hui comme hier, allie la perception d’une réalité inédite à une forme juste. Et qu’elle invente sa manière à elle de faire de la politique, à une heure où cette dernière se définit autant comme la bonne manière de s’ajuster à la nature et à l’altérité que comme la façon optimale de partager la richesse. La littérature contemporaine elle-même, où des options très contrastées de ce qu’est le rapport entre littérature et politique se font jour, n’est pas non plus unanime : il y a loin de la veine pamphlétaire à la veine réaliste, de la dénonciation à la réparation, de la critique des discours à la reconstruction d’un récit commun, de la polyphonie au néo-roman, du détour par le passé à l’anticipation dystopique. Il y a loin entre le monde accueillant et ouvert de Maylis de Kerangal et celui de Michel Houellebecq, pas plus qu’il n’y a quoi que soit de commun entre les manières de décrire le monde d’Aurélien Bellanger et de Nathalie Quintane. La littérature est plurielle, lieu de débat, de conflit entre des visions du monde et les manières de les transcrire. La critique elle-même se doit d’être pluraliste. Un trait qu’elle partage avec la démocratie.

Notes

  • [1]
    Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007.
  • [2]
    Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain (1750-1830). Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, José Corti, 1973.
  • [3]
    Albert Béguin, « Fidélité et imagination », Esprit, novembre 1950.
Français

Autant qu’une expérience esthétique, nous cherchons aujourd’hui dans la littérature des ressources pour comprendre le monde contemporain, voire le transformer. En témoigne l’importance prise par les enjeux d’écologie, de féminisme ou de dénonciation des inégalités dans la littérature de ce début du xxie siècle, qui prend des formes renouvelées : le témoignage ou l’enquête, qui réinventent la littérature comme forme politique.

Anne Dujin
Alexandre Gefen
Critique littéraire et directeur de recherches au CNRS, il vient de publier L’Idée de littérature (José Corti, 2021).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/07/2021
https://doi.org/10.3917/espri.2107.0041
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