CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Une fois de plus, les élections ont mis en évidence un malaise aussi palpable que difficile à diagnostiquer. De nombreux symptômes, peu de remèdes : abstention, montée de l’extrême droite, discrédit de l’action politique même. Des élus locaux parlent d’un « sentiment d’abandon » largement partagé. La formule exprime à la fois une rupture de confiance et la sanction d’une impuissance publique. Mais tranche-t-elle nos dilemmes politiques ? Elle signifie aussi bien une attente d’action publique que la mise en cause des castes dirigeantes. Elle appelle la protection autant que l’innovation, une recentralisation de l’État aussi bien que des mobilisations plus locales et imaginatives. C’est sans doute pourquoi le débat en reste le plus souvent aux codes bien connus du jeu politicien, qui recouvre trop vite l’expression de la crise identitaire, individuelle et collective.

2Il se passe pourtant quelque chose d’inédit dans la représentation, qui excède la défiance électorale. La perspective de l’alternance, qui a stabilisé le système partisan, ne comble plus le désir d’alternative politique. Avec l’installation du Front national dans les institutions locales, le tripartisme s’impose dans un système fait pour le bipartisme. Non pas que la domination de deux partis de gouvernement ait jamais reflété un état sociologique du pays : les passions politiques françaises ont toujours suscité une profusion des formes partisanes. Entre scissions et tendances groupusculaires, le paysage des partis est plus agité en France que dans les démocraties britannique ou américaine. Même le centre, dont la disparition est inlassablement annoncée, résiste depuis les débuts de la Ve République à la logique d’un antagonisme oligopolistique. Il est vrai qu’il sait composer avec l’obligation de nouer des alliances pour arriver au pouvoir, qui est le corollaire de notre système présidentiel – un art dont les socialistes semblent avoir perdu la pratique.

3Le jeu à trois signifie que la logique de la Ve République ne contient plus la conflictualité politique entre les seuls partis de gouvernement. Le futur congrès socialiste et le changement de nom de l’Ump ne suffiront pas à inverser la tendance de fond. Ce qui relance les spéculations sur l’avenir des institutions gaulliennes. Mais une réforme constitutionnelle sous la pression populiste aurait-elle du sens ? Ne serait-elle pas perçue comme une adaptation ad hoc pour préserver les situations acquises ? Quoi qu’il en soit des initiatives constitutionnelles, qui pourraient réactiver le débat politique, les défauts du système sont connus. Le privilège de l’exécutif dans notre culture politique, par choix du volontarisme et crainte de l’instabilité gouvernementale, a longtemps négligé le système représentatif, simple outil pour accéder au pouvoir. L’essentiel était de s’assurer que le pays était gouvernable. Mais aujourd’hui, le prestige de l’exécutif s’est érodé, plombé par une conjoncture économique considérée comme seule sanction du réel. Les défaillances de la représentation – la faiblesse du Parlement, la dépendance du pouvoir local, la timidité de la société civile – ne sont plus compensées par la personnalisation du pouvoir. Le mécontentement n’est plus un ingrédient de la compétition démocratique, il peut déstabiliser tout le système.

4Parmi les ruptures exprimées par l’abstention et le vote Front national, l’indifférence d’une grande partie de la jeunesse apparaît particulièrement inquiétante. L’abstention et le rejet des partis de gouvernement sont en effet particulièrement forts chez les jeunes électeurs. Et pour cause : les difficultés d’entrée dans la vie active (chômage, précarité, logement…) bloquent leurs perspectives d’avenir. C’est l’autre versant de notre malaise institutionnel : enfermées dans l’urgence et le court-terme, les institutions publiques n’aident plus à construire de la durée. Or elles ont pour rôle d’associer des temporalités différentes et de nouer les promesses entre les générations. Miser sur la jeunesse qui risque de décrocher doit demeurer une priorité, faute de quoi les messages vertueux sur « le peuple qu’on écoute » resteront de la mauvaise rhétorique de soirée électorale.

Esprit
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/05/2015
https://doi.org/10.3917/espri.1505.0003
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