CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les tentatives d’exploration de la ville et les analyses du fait urbain contemporain sont aujourd’hui nombreuses. Depuis quelques années en effet, la sociologie urbaine française ne cesse de montrer sa vitalité au travers de publications, de colloques, et autres événements scientifiques, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale. Il n’en a pas toujours été ainsi. Le retard français en la matière, conjugué aux nombreuses controverses ayant fragilisé ensuite la constitution de la sociologie urbaine en France, a longtemps conduit à une mise en invisibilité des travaux sociologiques envisagés sous l’angle urbain et à passer sous silence leurs apports, à tel point que ce numéro aurait pu, il y a quelques décennies encore, être intitulé Cette ville dont on ne parle pas.

2 Explorer la ville constitue désormais l’une des approches possibles, communément admise et partagée, pour qui veut sociologiquement appréhender, analyser et comprendre la réalité sociale. Certains angles d’analyse restent cependant privilégiés tandis que d’autres objets ou terrains continuent d’être délaissés. La ville – la très grande ville, mondiale et globalisée – concentre à elle seule l’attention et l’intérêt scientifique d’une majorité de chercheurs, que l’approche soit globale ou localisée au moyen d’une étude par quartier. Pourtant, un français sur cinq habite aujourd’hui une ville moyenne dans une France regroupant cent trente-trois « aires urbaines moyennes » (Floch et Morel, 2011 ; Brutel, 2011).

3 Alors que les villes moyennes constituent un enjeu important de l’action publique en matière d’aménagement du territoire (Béhar, 2005), leur étude pose cependant problème d’un point de vue scientifique. Objet mouvant, cette notion ne se prête que difficilement aux tentatives de catégorisation (Demazière, 2014). Ses critères d’identification et de définition varient selon les pays et les époques. Ils varient aussi en fonction des échelles d’observation retenues et de la situation géographique propre à chacune d’entre elles. À l’image de l’objet « ville » (Pribetich, 2010), la catégorie de « ville moyenne » ne fait pas l’unanimité, l’empêchant ainsi de se doter d’un statut scientifique à part entière (Santamaria, 2000) jusqu’à la contraindre à devenir un « objet réel non-identifié » (Brunet, 1997). L’existence d’une variabilité des critères de définition a certes contraint le développement d’une tradition d’études en la matière, mais de manière inégale toutefois. La publication d’articles – faisant explicitement référence à ce cadre urbain particulier qu’est la ville moyenne – a été régulière entre 1920 et 2005 (Gaudin, 2013). En géographie surtout. En urbanisme, en sciences politiques, en économie régionale et urbaine, également. Qu’en est-il en sociologie ? Les exemples sont rares. Il en existe pourtant.

4 Auxerre et Vienne font aujourd’hui partie de ces villes moyennes françaises (Floch et Morel, 2011). Hier, elles ont été des lieux importants de recherche pour la sociologie française et, plus spécifiquement, pour sa branche urbaine, à travers deux études : l’une menée à Auxerre par Charles Bettelheim et Suzanne Frère et intitulée Une ville française moyenne : Auxerre en 1950 : étude de structure sociale et urbaine (Bettelheim et Frère, 1950) ; l’autre réalisée à Vienne par Pierre Clément et Nelly Xydias quelques années plus tard, relatée dans l’ouvrage Vienne sur le Rhône : la ville et les habitants : situations et attitudes : sociologie d’une cité française (Clément et Xydias, 1955). Présenter ces études, bien qu’elles soient désormais datées, comporte plusieurs intérêts. D’une part, car cela permet de mettre en lumière la vie au sein de villes dont on ne parle pas, à partir de l’exemple de deux d’entre elles, à une époque où la « France des villes » se réveille (Duby, 1985). Des villes ordinaires, de province et de taille intermédiaire, mais offrant pourtant un concentré de vie urbaine tout en étant guidées par des dynamiques socioterritoriales spécifiques. D’autre part, car cela permet de mettre au jour les études dont on ne parle plus. Il s’agit ainsi, ici, de lever le voile sur un moment fondateur de la sociologie française et de sa spécialité urbaine en divulguant les tenants et les aboutissants de ces travaux souvent oubliés, rarement consacrés par les tentatives historiographiques restituant les étapes de développement de la recherche urbaine en France. En proposant un retour sur ces deux études et leurs apports respectifs au champ de la sociologie urbaine, cet article vise à interroger, à la fois, l’intérêt et la manière de considérer scientifiquement cet objet particulier qu’est la ville moyenne en ouvrant un questionnement plus large sur la place et la portée de ce type d’étude dans et pour la sociologie française.

Charles Bettelheim ou l’étude sociologique d’une ville française moyenne

5 Revenons, en premier lieu, sur le contexte de production de cette première étude, conduite par Charles Bettelheim [1] et Suzanne Frère à Auxerre, afin de pouvoir en mesurer ensuite le caractère novateur dans un monde qui change mais également dans une discipline qui évolue au tournant des années 1950. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le délitement progressif puis le déclin de l’école durkheimienne ont profondément affaibli la discipline sociologique en France en la plaçant devant la nécessité de se reconfigurer pour qu’elle puisse continuer à exister dans le champ scientifique. La nouvelle génération de sociologues, forte de son dynamisme et de ses découvertes quant à ce que pouvait être ailleurs la sociologie, aux États-Unis notamment, souhaite proposer une véritable alternative au projet positiviste pour sortir la discipline d’un malaise théorique tout autant que méthodologique ayant empêché le développement de certains pans de recherche alors perçus comme indispensables (Pribetich, 2010). Au tournant des années 1950, le travail réalisé par Émile Durkheim et ses collaborateurs ne correspond plus aux attentes du moment malgré son ampleur et la force qu’a pu constituer cette référence par le passé. Au nom de la modernisation de la discipline, c’est contre la pensée spéculative et les dérives théoricistes, au profit d’un retour à la réalité et de l’utilisation de méthodes empiriques que va s’élever cette génération de chercheurs qui souhaite plonger davantage les mains dans le « cambouis social » (Mendras, 1995, p. 45). L’abandon d’une sociologie, proche de la philosophie sociale et éloignée de la recherche empirique, est réclamé pour la mise en place d’un travail plus descriptif et moins quantophrénique. L’« apparition d’une conviction de l’utilité des sciences humaines et sociales » (Vannier, 1999, p. 81) et l’idée que ces disciplines « ont des solutions à proposer pour résoudre certains problèmes de l’heure » (Picard, 1990, p. 203) en lien avec le mouvement de reconstruction du territoire français qui s’amorce à cette époque ont, également, permis puis accompagné l’essor sans précédent des disciplines humaines et sociales en général et de la sociologie en particulier au cours des années 1950 et 1960. En amenant la science du social dans des voies qu’elle n’avait pas jusqu’alors elle-même explorées en raison des critères de scientificité qu’elle tenait pour essentiels, ces sociologues vont permettre l’introduction de la ville comme objet de recherche sociologique par le biais notamment de l’instauration de l’enquête en tant que mode spécifique de connaissance sociologique.

6 La réorganisation de la recherche (création par décret du Centre national de la recherche scientifique le 19 octobre 1939, rattachement de la discipline sociologique à la commission Sciences sociales après 1944, création du Centre d’études sociologiques en 1946, création de la vie section de l’École pratique des hautes études dédiée aux sciences économiques et sociales en 1947…) et les incitations étatiques en lien avec le mouvement de planification lui permettent de (re)venir sur le devant de la scène scientifique en favorisant le développement de structures de recherche au sein desquelles les sociologues vont pouvoir réaliser leurs travaux et consolider, par là même, l’avenir de la discipline. Pour la recherche urbaine comme pour d’autres spécialités, le Centre d’études sociologiques (ces) – inauguré le 15 mars 1946 – va ainsi jouer un rôle de fer de lance en favorisant l’émergence de nouveaux objets de recherche et le déplacement des lignes d’analyse. La promotion d’une sociologie de type empirique va être engagée pour une plus grande proximité avec les objets analysés, l’ouverture intellectuelle est réclamée au nom d’une diversification thématique au sein même de la discipline et, par ailleurs, le travail en équipe est désormais de mise (Vannier, 2000). C’est dans ce contexte, où la ville va faire l’objet d’une nouvelle curiosité de la part des sociologues français, que plusieurs recherches seront lancées par le ces dès les premières années de son fonctionnement. À Charles Bettelheim, accompagné de Suzanne Frère, sera donnée la possibilité de mener une enquête d’envergure sur une ville moyenne française, la ville d’Auxerre, en engageant ainsi le renouveau de l’enquête urbaine en France.

7 Deux écrits font état de cette recherche et nous apportent des éléments de compréhension quant à la sociologie urbaine alors en construction : l’un sous forme d’ouvrage publié en 1950 par la Fondation nationale des sciences politiques et intitulé Une ville française moyenne : Auxerre en 1950 : étude de structure sociale et urbaine (Bettelheim et Frère, 1950) ; l’autre, sous forme d’un rapport d’étape, paru deux années auparavant sous le titre Enquête de sociologie sur la ville d’Auxerre (Bettelheim, 1948). Cette recherche, dans l’œuvre produite par Charles Bettelheim, alors directeur d’études à l’École pratique des hautes études et économiste de formation, est quelque peu étonnante car atypique, venant de celui qui a surtout travaillé sur la question de la planification soviétique et, dans une perspective marxiste, sur la lutte des classes en Urss (Denord et Zunigo, 2005). Néanmoins, le sujet lui paraît essentiel dans la mesure où, dit-il, « aujourd’hui, il est nécessaire d’élargir la base des études de sociologie urbaine. Cela d’autant plus que la guerre et les déplacements de population ont fait surgir de nombreuses questions nouvelles : modification des activités économiques, mutations professionnelles, pénurie de logements, etc… » (Bettelheim, 1948, p. 1). Ce qui intéresse tout particulièrement Bettelheim, et qui le conduira à choisir un terrain en milieu urbain, c’est « la détermination de la structure des groupes sociaux et l’étude des principales caractéristiques du comportement des individus qui les composent » (Bettelheim, 1948, p. 1).

8 Par les différentes populations qui la composent et pour les diverses sphères de la vie sociale qu’elle réunit (économique, religieuse, politique, etc.), la ville moyenne d’Auxerre devient ainsi un lieu d’observation privilégié des forces sociales en présence. Afin de les mettre en évidence et de les comprendre, Charles Bettelheim et sa collaboratrice vont mener une étude empirique dite directe, soit sur le terrain, de la cité bourguignonne. L’enquête sera entreprise de novembre 1947 à février 1950, en deux temps. D’une part, ils décident de réunir, puis de dépouiller et d’analyser de nombreux documents statistiques – avec le concours de l’Insee, de la municipalité d’Auxerre, de la préfecture de l’Yonne, l’administration des ptt, la sncf, la Banque de France, les caisses de Sécurité sociale et d’Allocations familiales, les organisations syndicales – leur livrant des informations sur la ville, sa population et ses activités. D’autre part, conjuguée à de longs séjours à Auxerre, une vaste collecte de données complémentaires, à l’aide d’un questionnaire composé de cent trente-neuf items et effectué par une dizaine d’enquêteurs recrutés sur place, est entreprise afin de saisir sur le vif les comportements et les opinions des habitants auxerrois [2].

9 L’ouvrage intitulé Une ville française moyenne : Auxerre en 1950 est composé de quatre parties faisant écho aux différentes finalités de l’étude. Une première partie intitulée « La ville et l’enquête » permet de présenter la ville, son histoire et son environnement (chapitre ier : Présentation de la ville), puis d’expliciter les choix méthodologiques opérés par les deux chercheurs et les raisons de ces choix (chapitre ii : L’enquête). En guise d’introduction, la question « pourquoi avoir choisi Auxerre ? » est la première à être abordée par les auteurs. Le choix de cette ville répond à plusieurs critères jugés comme essentiels par Bettelheim et Frère pour mener à bien leur entreprise. Tout d’abord, elle devait être moyenne (entre 20 000 et 30 000 habitants) dans le sens où elle devait rester représentative d’activités urbaines sans pour autant manquer d’unité. Ensuite, ni trop originale ni pas assez d’un point de vue historique, régional et économique. De plus, si les deux premières conditions étaient remplies, encore fallait-il qu’elle fût relativement isolée afin de constituer une entité en soi non gouvernée par des liens trop étroits et trop denses avec des communes limitrophes. Pour toutes ces raisons, les villes du Midi méditerranéen ou du nord de la France ne pouvaient être l’objet et le terrain de l’étude qu’ils entendaient mener. Enfin, pour des considérations pratiques, il était préférable que le site retenu ne soit pas trop éloigné de Paris. Au sein de ce même chapitre premier, c’est par une promenade à travers la ville que commence la présentation de l’enquête. Puis, un retour sur le passé et un rappel de la situation géographique de cette ville sont effectués avant que soit fournie au lecteur une explication quant au choix des outils d’enquête et au traitement des données.

10 S’ensuit une deuxième partie consacrée aux fondements de la vie urbaine en matière de population (chapitre ier), de vie économique (chapitre ii), de structure sociale (chapitre iii) et de vie professionnelle (chapitre iv). Sont ici dégagées les caractéristiques principales des diverses fonctions urbaines d’Auxerre afin que puissent être établis précisément les rapports existants entre chacune des dimensions. Suite à une première analyse démographique de la ville, la vie économique d’Auxerre est, ensuite, envisagée du point de vue de ses activités dominantes, l’industrie et le commerce en l’occurrence, puis au prisme de la structuration de la population active de la ville par secteurs et en fonction des revenus des ménages. À la détermination des composantes de la vie économique auxerroise succède celle des groupes sociaux en présence au sein de cet espace urbain dont la connaissance intime tout autant que celle « de leurs rapports et de leurs forces relatives, forme un des objectifs principaux de la sociologie urbaine » (Bettelheim et Frère, 1950, p. 32). Cœur de l’étude, cette élucidation de la structure sociale inhérente à la ville passe ici par la notion empirique de situation sociale et non par celle de classe sociale. Aussi a été distinguée par les chercheurs une série de situations sociales à partir de critères dits objectifs (profession et situation dans la profession), conduisant à une répartition de la population auxerroise par situation sociale. Après que les faits de structure et les dynamiques sociales ont été examinés, une attention particulière a été accordée à la vie professionnelle de la cité bourguignonne à partir d’une étude détaillée de la répartition de la population active entre les principales catégories professionnelles.

11 Une troisième partie a pour vocation de caractériser la vie familiale auxerroise au travers d’une analyse du phénomène du mariage (chapitre ier), de la sphère éducative (chapitre iii), de celle des loisirs (chapitre iv) et de son habitat (chapitre ii). Dans un chapitre premier relatif au mariage, plusieurs constats sont dressés : la précocité des unions chez les professions manuelles mais également chez les filles appartenant aux classes bourgeoises n’exerçant aucune profession ; la durée des fiançailles qui ne varie guère en fonction du milieu social ; l’exercice d’une profession majoritairement pour les femmes d’agriculteurs et de petits patrons mais surtout l’existence d’un « brassage social [qui] à la faveur du mariage est plus important qu’on ne pourrait le penser a priori » (Bettelheim et Frère, 1950, p. 172). Par ailleurs, les conditions de vie des Auxerrois restaient dégradées, en raison d’une dure crise du logement qui existe à Auxerre comme dans les grandes villes à cette époque et de la présence encore importante d’un habitat insalubre et surpeuplé. Le chapitre iii revient, quant à lui, sur la question de l’éducation et de l’instruction dont la conclusion principale est la suivante : « l’influence exercée par le degré d’instruction sur la situation sociale à laquelle accèdent les individus semble relativement plus considérable que l’influence exercée par la situation sociale d’origine sur le niveau d’instruction qu’atteignent les individus […]. Cependant, la majorité des individus restent, soit dans leur catégorie sociale d’origine soit dans une catégorie très voisine » (Bettelheim et Frère, 1950, p. 196). Enfin, en tant qu’éléments spécifiques de la vie sociale d’une ville, les loisirs proposés par la ville d’Auxerre et, corrélativement, la pratique qu’en ont ses habitants furent longuement étudiés au sein de cette enquête selon les facteurs « situation de famille » et « situation sociale ». Sans surprise, les célibataires sont les plus à mêmes de profiter de la vie culturelle et sportive auxerroise tout comme les classes les plus aisées. Les auteurs concluent alors ce point d’enquête en se demandant et, en sollicitant la réalisation d’autres études de ce type, afin d’évaluer si « ces comportements sont-ils propres à la ville d’Auxerre ou les retrouverait-on dans d’autres villes moyennes françaises ? » Enfin, Bettelheim et Frère dédieront la dernière partie de leur ouvrage à l’analyse de la vie publique de ce fief bourguignon. Au prisme des consultations électorales de 1945, de juin et novembre 1946 ainsi que celles de 1947 et de 1949 furent évaluées les opinions politiques puis l’intérêt porté par la population à la politique par le biais cette fois-ci de l’enquête directe, où l’on observe des différences en fonction du groupe social d’appartenance. Le chapitre ii prend pour objet la religion et fait ressortir le fait que la moitié de la population adulte auxerroise n’a pas de religion ou n’en pratique aucune. L’engagement dans la vie associative (chapitre iii) est également limité contrairement à ce que l’on peut observer dans d’autres villes. La nature des associations y est très variable et elles n’ont généralement pas développé ce que les auteurs appellent un « esprit de corps » à l’origine de la formation d’une cohésion sociale spécifique. Dans un dernier chapitre intitulé « La presse », les enquêteurs passent en revue l’attitude des Auxerrois face aux différentes sources d’information qui leur sont proposées et, contre toute attente, en raison de sa proximité avec Paris, les caractéristiques de la presse restent nettement provinciales, en mettant en avant des faits divers et des événements locaux.

12 Bien qu’étudiant un large spectre d’activités et de fonctions urbaines, cette enquête reste circonscrite à la ville d’Auxerre sans qu’une théorisation ne soit encore ni envisageable ni réalisable. Elle constitue néanmoins une première étape du procès de construction de la branche urbaine de la discipline sociologique. Les auteurs avaient conscience des limites d’une telle enquête tout autant que de la nécessité de poursuivre l’effort de recherche en la matière pour la mise au point d’une théorie générale de la ville. Elle résonne, par conséquent comme une invitation à l’exploration répétée et continue du monde urbain sous un angle sociologique. Ce dessein sera-t-il pour autant poursuivi par d’autres ? L’étude réalisée à Vienne sur le Rhône par Pierre Clément et Nelly Xydias qui quittèrent la capitale pour observer et analyser la vie en province, en sera l’une des tentatives.

D’Auxerre à Vienne : la poursuite d’une sociologie de la ville moyenne

13 Dans la veine du travail mené par Bettelheim et Frère, d’autres essais d’observation et de compréhension de la réalité sociale urbaine seront menés au commencement des années 1950. Dans la petite cohorte des premiers sociologues français de l’après-guerre nourrissant un intérêt particulier pour la ville et militant pour sa prise en charge par la discipline en cours de renouvellement, Pierre Clément et Nelly Xydias font également figure de précurseurs. Publiée en 1955 sous le titre Vienne sur le Rhône : la ville et les habitants : situations et attitudes : sociologie d’une cité française (Clément et Xydias, 1955), leur étude constitue une contribution importante à une sociologie de la ville moyenne et, plus largement, à la sociologie urbaine, point sur lequel nous reviendrons en conclusion. C’est sous les auspices de l’École pratique des hautes études, et non du ces, que celle-ci sera conduite. Est confié, cette fois-ci, à Pierre Clément, ethnographe-sociologue, et à Nelly Xydias, psychologue, le soin de récolter une large documentation sur la commune de Vienne sur le Rhône, ville dans laquelle les deux chercheurs vont séjourner huit mois et demi, de juillet 1949 à mars 1950, pour les besoins de l’enquête [3].

14 Le choix de cette ville – Vienne sur le Rhône – est justifié par les auteurs en avant-propos de leur ouvrage. Le terrain de recherche fut décidé par Lucien Febvre alors directeur de l’ephe et signataire des préfaces des ouvrages publiés alors par cette institution, en raison « de son passé historique [qui] se prolonge encore dans le présent, [de] sa structure [qui] porte l’empreinte de la géographie, [de] son étendue et [du] nombre de ses habitants [qui] sont à mesure d’homme ; plusieurs populations d’origines différentes y cohabitent ; elle a un caractère industriel marqué et propose à l’étude une gamme riche d’activités ; elle est enfin suffisamment éloignée des frontières pour offrir un type essentiellement français » (Clément et Xydias, 1955, p. 13). Même si, notent les deux auteurs en conclusion de leur avant-propos, leur étude ne peut être valable que pour un temps donné en désamorçant ainsi les critiques qui pourraient leur être faites, elle fournit cependant un nombre considérable de données urbaines et permet de saisir à partir de certaines de ses composantes la vie d’une ville moyenne française. Toutefois, a contrario de l’étude de Bettelheim et Frère sur Auxerre, ce n’est ni l’exhaustivité ni l’analyse approfondie de toutes les activités urbaines qui sont visées ici. Le regard porté sur Vienne a été volontairement limité à quelques dimensions de la vie urbaine pour travailler plus en profondeur qu’en étendue. Après avoir transmis au lecteur une définition des cadres géographique, historique, économique et démographique de la cité rhodanienne, les auteurs concentrent leur regard sur quelques aspects du comportement des habitants et, dans cette perspective, limitent leur étude à trois sphères seulement du quotidien de cette ville : son monde professionnel, sa vie politique et son univers religieux. Un parallèle sera, ensuite, établi entre « situations » et « attitudes » dans une approche que l’on pourrait qualifier d’interactionniste sans que les sources d’influence ne soient précisées. Plusieurs techniques de recherche ont été conjointement utilisées pour mener à bien cette entreprise. Clément et Xydias ont débuté leur enquête par une phase monographique de trois mois dans la mesure où Vienne « est une ville active mais discrète : il faut déjà la pénétrer, errer dans des quartiers excentriques et observer de près, pour saisir où est sa vie » (Clément et Xydias, 1955, p. 18). C’est au moyen d’une vaste recherche bibliographique, du dépouillement de divers documents statistiques et d’observations que les enquêteurs vont procéder à « la récolte du maximum d’informations sur la ville et ses habitants» (Clément et Xydias, 1955, p. 13). Cette première « approche ethnographique » fut complétée, d’une part, par un travail de terrain auprès de la population de cette ville « au charme tranquille » par des entretiens et interviews et, d’autre part, par une étape d’enquête plus quantitative avec la passation de questionnaires suivie de l’analyse des données ainsi recueillies. Dans une dernière phase dite « de choc », les enquêteurs auront recours aux techniques de sondage afin de saisir les insatisfactions de la population viennoise et les attitudes plus ou moins agressives vis-à-vis des divers milieux au sein desquels vivent les habitants.

15 L’ensemble des enseignements et des analyses que Clément et Xydias a pu tirer de leurs observations est retranscrit de manière synthétique au sein de l’ouvrage, publié et structuré en cinq chapitres, chacun s’intéressant à un aspect particulier de la vie sociale de Vienne sur le Rhône. Dans le premier chapitre qui fait office d’introduction sont transmis au lecteur des informations d’ordre général dans une perspective à la fois géographique et historique. On peut également y trouver des renseignements sur la démographie de la ville « qui manque de stabilité et d’homogénéité » [4], sa vie économique, tout comme sur l’habitat dont les conditions générales semblent « médiocres » (Clément et Xydias, 1955, p. 35). Les relations professionnelles et la structure du marché du travail de cette ville de province sont disséquées dans le deuxième chapitre de l’ouvrage où sont transmises des données sur la population active de Vienne sur le Rhône, sa composition, son pouvoir d’achat, son organisation syndicale et ses conditions de travail, ainsi que sur le milieu patronal précisément examiné et qui, semble-t-il, est « bien structuré ». Aussi, les relations de ces derniers avec le mouvement ouvrier sont délicates et forment ce que les auteurs appellent une « situation de contact » où un dialogue semble impossible et au sein de laquelle la classe ouvrière semble avoir perdu sa combativité. La question des classes sociales, entre lesquelles les rapports semblent difficiles, y est largement abordée ce qui amènent les chercheurs à conclure que « deux blocs, patronat et masse ouvrière, aux intérêts nettement opposés, se trouvent donc en présence » (Clément et Xydias, 1955, p. 90) mais que « la conscience d’appartenir à tel ou tel groupe est largement fondée sur des éléments autres qu’économiques » (Clément et Xydias, 1955, p. 96). Dans un troisième développement – le plus long de l’ouvrage – est minutieusement décrite la vie politique de Vienne sur le Rhône, ville de gauche et même ancien fleuron de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme. Des comparaisons entre la répartition socioprofessionnelle des électeurs et les résultats des votes de 1946 et 1947 – dont les résultats sont présentés sous la forme de diagrammes – mettent en lumière les correspondances existantes entre les comportements politiques de la population viennoise, leur structure sociale et leur répartition spatiale. Les auteurs déterminent l’existence d’un Vienne-Nord, l’une des deux circonscriptions, où habite majoritairement la population ouvrière, acquise aux partis communiste et socialiste face à un Vienne-Sud, plus bourgeois et à l’orientation politique opposée. Par ailleurs, de nombreux détails sont donnés sur les tendances politiques, les candidats et les élus, et le fonctionnement de la municipalité de cette ville comme sur les représentations que peuvent en avoir les habitants, éléments complétés par une analyse de la presse au travers des chiffres de la vente de journaux à Vienne sur le Rhône, et des pratiques de lecture de sa population. Vient ensuite un quatrième chapitre consacré à la question religieuse où les auteurs concluent à la « superficialité » de la vie religieuse au cœur de la cité rhodanienne, elle qui est majoritairement catholique et pourtant composé de 75 % de pratiquants. Pour les enquêteurs, il ne faut pas se fier à ce pourcentage élevé de fidèles mais comprendre qu’il s’agit davantage d’un « catholicisme de façade » notamment chez les bourgeois dont l’apparente foi est bien plus routinière, sociale ou opportuniste qu’intimement liée à Dieu. Enfin, les établissements secondaires d’enseignement libre et les institutions officielles sont observés. Après un examen des confessions en présence sont transmises également, en toute fin de chapitre, des informations sur les rapports existants entre fidèles de confessions différentes. La dernière partie de l’ouvrage qui aborde les attitudes et stéréotypes vis-à-vis des étrangers de la population viennoise s’est révélée la plus délicate à tester sur le terrain. Les enquêteurs ont ainsi procédé par sondage auprès des adultes et des écoliers de la ville bien que la plupart n’aient pas voulu répondre ou prendre position. Même si la population viennoise est « relativement brassée et mobile », plusieurs constats peuvent être dressés : les plus favorables aux étrangers sont les plus grands écoliers et les jeunes adultes, la catégorie la mieux acceptée est celle des Italiens, l’activité commerçante des étrangers est largement désapprouvée tout autant que les mariages mixtes ou intermariages. Toutefois, l’attitude discrète de ces étrangers dans la ville et leurs qualités de population « saine » et « travailleuse », selon les termes utilisés par les auteurs, favorisent « la tolérance mutuelle ». « Les réticences sont verbales ; il n’y a pas matière à conflits » (Clément et Xydias, 1955, p. 254). Alors qu’une synthèse des principaux résultats est esquissée en conclusion de l’ouvrage, des constats sont établis par quartier de la ville où « les phénomènes socio-économiques, religieux et politiques (élections et presse) présentent entre eux les harmonies ou les dysharmonies les plus perceptibles » (Clément et Xydias, 1955, p. 245). Une compatibilité entre ces ordres de phénomènes est ainsi mise à jour, avec des nuances néanmoins en fonction du périmètre d’observation, et instruit, selon les auteurs, le climat idéologique viennois. Vienne, à la fois ville de gauche et ville catholique, s’est donc construite sur des traditions antinomiques car les « structures économico-sociales ne changent guère » (Clément et Xydias, 1955, p. 254) malgré les apports successifs de population nouvelle. L’analyse se termine par un retour sur le niveau de satisfaction des Viennois à l’égard de leur ville d’habitation – celui-ci étant relu au moyen de diverses variables – et sur la manière dont ces derniers envisagent l’avenir de cette cité, en l’occurrence d’une façon optimiste, même si les auteurs concluent que rien ne leur permet de prédire si cet équilibre est « précaire ou durable » (Clément et Xydias, 1955, p. 254).

Ces villes dont on ne parle pas, ces études dont on ne parle plus : quels apports pour la recherche urbaine ?

16 En présentant conjointement ces deux études, l’objectif était celui de donner à voir les premières tentatives, aussi imparfaites soient-elles, de clarification des frontières et de désignation des contenus propres à la sous-discipline urbaine en sociologie. Ce diptyque fera l’objet de critiques en raison notamment de la prétendue superficialité des analyses produites et de l’inexpérience des chercheurs dans ce domaine. N’oublions pas cependant leur contexte de production. Toutes deux publiées dans le courant des années 1950, elles furent certes réalisées dans un contexte socio-historique favorable à l’émergence sur la scène disciplinaire de recherches sur la question urbaine, mais cela signifie également qu’elles ont été conduites au sein de jeunes structures, par des équipes nouvellement créées, qui ne pouvaient pas bénéficier du recul analytique comme méthodologique dont nous pouvons disposer aujourd’hui. Dire cela permet d’en comprendre les faiblesses tout en mettant l’accent sur leur caractère novateur. C’est, nous l’avons dit, sur un terrain presque vierge que s’élaborent ces premières tentatives d’observation de la réalité sociale urbaine dont nous venons de retracer les grandes lignes. Au sortir de la guerre, il reste à circonscrire le domaine d’analyse de la sociologie urbaine, à préciser son objet et à définir sa méthodologie tout en rassemblant les chercheurs et les moyens au sein d’un espace commun de réflexion et de recherche. Ainsi que le résume Lucien Febvre, en préface de l’ouvrage de Bettelheim et Frère : « Que le mot d’audacieux ne soit point trop fort, un fait le prouve péremptoirement. Le travail qu’on me demande de présenter au public n’a point de modèle en France jusqu’à présent. Aucun précurseur n’a frayé les voies à Charles Bettelheim, à sa collaboratrice Melle Frère, à son équipe de ramasseurs et d’élaborateurs de documents. Il leur a fallu à tous “faire de soi” » (Febvre, 1950, p. 7).

17 À l’échelle de la discipline, plusieurs propositions innovantes sont contenues dans ces travaux, et s’imposent à différents niveaux. À un niveau méthodologique tout d’abord, la multiplicité et la précision des informations fournies au lecteur tout autant que l’exhaustivité des documents transmis par les auteurs concourent à la mise au point d’un arsenal d’enquête propre à l’étude de la ville et transmet à qui veut mener une recherche en milieu urbain les outils nécessaires à sa réalisation. En plus des recommandations qui fourmillent au sein de chaque ouvrage, Bettelheim publiera un manuel d’enquête intitulé Comment se mène une enquête sociologique ? (Bettelheim, 1949) où l’on retrouve les principaux enseignements dégagés par l’auteur en matière méthodologique suite à l’enquête réalisée à Auxerre. Parallèlement, en fournissant en appendice de leur ouvrage les différents questionnaires utilisés lors de leur étude, Clément et Xydias laissent à portée de main les outils nécessaires à la réalisation d’une enquête en milieu urbain. Avec Paris et l’agglomération parisienne (Chombart de Lauwe, 1952), ces études systématisent ainsi les différentes formes que pouvait prendre l’étude de la ville en sociologie par une analyse des nouveaux modes de vie urbains doublée d’un véritable effort de conceptualisation et de formalisation des méthodes d’enquête urbaine.

18 À un niveau théorique ensuite, les deux couples de chercheurs font émerger de nouvelles thématiques de recherche à l’échelle de la discipline et vont explorer les registres qui deviendront ultérieurement ceux de la sociologie urbaine française, à partir des années 1960. Certes, comme le rappellent les auteurs dans leurs ouvrages respectifs, les constats ici dressés ne peuvent avoir qu’un caractère « nécessairement limité » (Bettelheim et Frère, 1950). Néanmoins, « par le nombre d’individus qui le composent, par la nature de ses activités, par son rôle politique et social » (Bettelheim, 1948, p. 1), le choix d’un terrain urbain, celui en l’occurrence de la ville moyenne, et la réalisation de ces recherches d’envergure a ainsi permis de mieux saisir les composantes de la réalité sociale de l’après-guerre. De plus, en prenant appui sur deux villes moyennes, Bettelheim et Frère, tout comme Clément et Xydias lèvent une part du voile sur la formation des structures sociales ainsi que sur les mécanismes au fondement des dynamiques socio-spatiales. Reprenant la perspective esquissée avant-guerre par Maurice Halbwachs (Halbwachs, 1972), celle d’une analyse des dimensions morphologiques des groupes sociaux, ces dissections sur le vif constituent et configurent alors la sociologie urbaine naissante à partir de l’idée d’un agencement de la société autour de différentes classes sociales hiérarchisées dont on peut mesurer les enjeux et les effets au sein de l’espace de la ville. L’étude de la morphologie sociale part de l’extérieur, mais ce n’est pour elle qu’un point de départ puisque « par ce chemin étroit, c’est au cœur même de la réalité sociale que nous pénétrons » (Halbwachs, 1970, p. 3). Au travers de l’étude des formes matérielles des groupes en présence au sein de l’espace de ces deux villes moyennes, les chercheurs livrent des instantanés urbains particulièrement éclairants quant aux forces sociales qui modèlent les villes moyennes avec l’existence de classes sociales presque antagonistes dont les rapports de domination s’inscrivent spatialement et au type particulier d’urbanité qu’elles suscitent, une urbanité qui reste empreinte d’un mode de sociabilité traditionnel et d’une logique d’interconnaissance quasi villageoise. « Conçue comme une enquête de sociologie urbaine et comme une enquête de structure sociale » (Bettelheim, 1948, p. 1), l’enquête réalisée à Auxerre comme celle conduite à Vienne sur le Rhône visaient un double objectif les inscrivant alors à cheval entre des considérations d’ordre général, en plaçant en leur cœur la question des classes sociales, et des questionnements nouveaux plus spécifiques faisant état des préoccupations du moment en lien avec le mouvement d’expansion urbaine. En mettant au jour la structuration de ces deux villes moyennes sous différents angles (économique, démographique, politique, idéologique, culturel), et en dépassant le stade de la simple description, une lecture de la société devient alors possible à travers l’observation du milieu urbain. Sans être aussi abouties que l’étude que réalisera Chombart avec son équipe à Paris (Chombart de Lauwe, 1952) et qui mettra au jour l’existence d’un espace socialement fragmenté à partir de l’analyse fine de la répartition du peuplement et des groupes sociaux dans la ville, ces études ont pu dégager des premières relations causales entre les structures urbaines et sociales du même ordre à Auxerre comme à Vienne. Ces enquêtes de sociologie urbaine sont donc aussi des enquêtes de structure sociale avec l’idée sous-jacente que les structures matérielles sont une construction sociale en étant au quotidien des lieux de pratiques différenciées pour les individus et surtout les groupes qui y vivent. Les deux études présentées ici restent ainsi intéressantes à redécouvrir pour l’étude plus globale de la stratification sociale et des groupes sociaux à travers l’étude approfondie du rapport entre forme matérielle et forme sociale. Les apports théoriques de cet ensemble de travaux rejoignent, à plusieurs titres, ceux qui furent engagés à Middletown par Robert Staughton et Helen Merell Lynd. Intitulée Middletown : A Study in Modern American Culture (Lynd, 1929), cette désormais célèbre enquête s’attachait à analyser l’ensemble des aspects sociaux d’une ville moderne occidentale et de son quotidien. La perspective adoptée par Bettelheim et Frère ainsi que par Clément et Xydias est, à quelques nuances près, identique [5]. Henri Mendras, lui-même, établira ce parallèle (Mendras, 1995) sans que néanmoins ces références connaissent le même destin : Middletown deviendra une référence incontournable outre-Atlantique comme ailleurs, tandis que les études ici présentées tomberont dans l’oubli [6]. Plus récemment, cette approche morphologique des groupes sociaux a su trouver en France un nouvel élan avec la publication de travaux sociologiques comme ceux de Nicolas Renahy, l’enquête notamment qu’il a conduite sur la jeunesse rurale en Bourgogne auprès des « gars du coin » (Renahy, 2006), ou celle consacrée à la France des « petits-moyens » (Cartier et al., 2008) qui montre les divisions internes pouvant exister au sein des strates moyennes d’une banlieue pavillonnaire de la région parisienne et qui analyse leur mode d’inscription au sein de cet espace particulier. Ce renouveau de la sociologie de la stratification sociale mobilise les approches élaborées par la sociologie urbaine, celle des années 1950 dont nous avons pu ici dresser un panorama, mais également celle qui, depuis les années 1980, prolonge l’étude de la structuration spatiale de la vie sociale en milieu urbain et, ce, à différentes échelles (ville, quartier, logement…) en s’intéressant aux processus de ségrégation ou aux logiques sociales qui prennent forme dans différents types d’espaces. Les travaux de Jean-Yves Authier (Authier, 1993, 2001, 2008, 2012), et avant lui d’Yves Grafmeyer (Grafmeyer, 1991), en sont une parfaite illustration.

19 À un niveau disciplinaire enfin, cette Étude sociologique d’une ville moyenne (Bettelheim et Frère, 1950) et cette Sociologie d’une cité française (Clément et Xydias, 1955) ont chacune contribué à l’intégration de la problématique urbaine en sociologie en convertissant la ville soit en terrain d’enquête soit en objet sociologique. Certes, des hésitations quant au statut à accorder à l’objet « ville » – facteur structurant des pratiques ou simple reflet de mécanismes sociaux qui la dépassent – demeurent. Elles mettent néanmoins au cœur de la sociologie française de l’époque l’analyse approfondie des interactions entre le social et le spatial. Dans la mesure où ces études restent souvent descriptives, leur apport en matière disciplinaire réside moins dans la construction d’une sociologie urbaine qui se donnerait pour unique objet « la ville » que dans la (ré)introduction, au sein de la discipline, de la dimension spatiale des phénomènes sociaux qui permet la prise en compte de cet objet « ville ».

20 Somme toute, ces premiers développements ne ressemblent en rien à la phase de recrudescence et de diversification des études quant à la question urbaine qui débutera à partir des années 1960 (Pribetich, 2010). Ils fournissent, cependant, des points de repère et un premier socle réel de connaissances, à la fois théoriques et méthodologiques, à la sociologie urbaine en devenir qui seront soit célébrés et confortés par la suite au moyen de nouvelles analyses, soit critiqués et dépassés. Cet embryon de recherche empirique permettra l’amplification et la diversification des études de la ville même si les prolongements urbains de la discipline seront, à plusieurs titres, grandement différents des perspectives ébauchées par ces « autodidactes complets » (Mendras, 1995) que furent Bettelheim et Frère ainsi que Clément et Xydias. Pour les raisons évoquées, ces études restent axiales pour une sociologie qui se voudrait urbaine, en mettant en leur cœur la question des villes moyennes. Elles méritent, par conséquent, d’être revisitées comme prolongées afin que les villes moyennes ne deviennent pas un impensé de la sociologie française, dans un contexte d’urbanisation et de périurbanisation accélérées faisant de ces villes moyennes un lieu charnière pour le maillage du territoire en matière de stratégies migratoires et résidentielles entre les différents types d’aires urbaines et rurales et, ainsi, un lieu d’observation plus que privilégié de la réalité socio-spatiale actuelle.

Notes

  • [1]
    Charles Bettelheim (1913-2006) avait entamé des études de droit, d’économie politique et de philosophie dès le début des années 1930. Il partit séjourner cinq mois à Moscou en 1936 après s’être tourné vers l’action politique et avoir adhéré en 1933 aux Jeunesses communistes puis au Parti communiste en 1935 duquel il sera suspendu en 1937 pour état d’esprit antisoviétique. Cet épisode ne l’empêchera pas de conserver ses convictions et de devenir un « marxiste hétérodoxe » ou comme le disait Alfred Sauvy dans Le Monde du 4 avril 1972 l’un « des marxistes les plus en vue dans le monde capitaliste ». Dans le but de passer l’agrégation d’économie politique, il prépare une thèse sur la planification soviétique qui sera soutenue et publiée en 1939. Après avoir été un temps fonctionnaire au ministère du Travail, il rentrera à la vie section de l’ephe en 1948. Parallèlement, il remplit un rôle de conseiller économique auprès de gouvernements, notamment ceux de pays en voie de développement et créera en 1950 le Groupe d’études des problèmes de planification à l’ ephe puis en 1958 le Centre d'étude de planification socialiste qui deviendra le cemi (Centre d'études sur les modes d'industrialisation) en 1976 (Denord et Zunigo, 2005).
  • [2]
    Plus précisément, le travail de préparation et l’enquête statistique commencèrent à la fin de l’année 1947 et dura plusieurs mois. Puis, à partir d’avril 1948 jusqu’à la fin de cette même année, commença l’enquête par sondage sur un échantillon représentatif de la population auxerroise composée principalement d’adultes soit des personnes âgées de plus de vingt-et-un ans et des personnes mariées quel que soit leur âge. Au total, 1806 questionnaires furent récoltés par Charles Bettelheim et Suzanne Frère avec l’aide de leurs enquêteurs mais le dépouillement de ceux-ci fut assuré par l’Insee pendant les quatre premiers mois de l’année 1949. Disposant des résultats de l’enquête par sondage au début de l’été 1949, l’analyse emmena les chercheurs jusqu’en janvier 1950, des calculs complémentaires ayant dû être effectués. La phase de rédaction commença fin 1949 pour se terminer au moment de la publication de l’ouvrage dans le courant de l’année 1950.
  • [3]
    Cette enquête faisait partie d’un programme de recherche international lancé par l’Unesco sous l’impulsion du professeur O. Klineberg alors directeur par intérim du département des Sciences sociales. L’objectif était l’analyse des états de tension sociale et ce dans quatre pays : en Suède, en Australie, en Inde et en France. Huit études furent réalisées dont quatre en zone urbaine et quatre en milieu rural. La vie section de l’ephe fut chargée de l’organisation des recherches sur le territoire français et confia la direction du programme à Claude Lévi-Strauss alors professeur au sein de cette institution. Voir O. Klineberg, « The Unesco Project on International Tensions : A Challenge to the Sciences of a Man », International Social Science Bulletin, 1949, i, 1-2, p. 11-21.
  • [4]
    Certaines analyses doivent être a priori relues avec prudence ainsi que l’indique François Rude dans le compte rendu qu’il dresse de cet ouvrage en 1958 concernant notamment la « chute de la population » observée par les deux enquêteurs entre 1946 et 1954 et qui serait peu plausible selon l’auteur. Aussi conclut-il que « les données sur lesquelles s’appuient nos deux enquêteurs ne sont pas toujours sûres ». Des inexactitudes sur l’histoire de la ville sont également à recenser (Rude, 1958). « Compte-rendu de l’ouvrage de P. Clément et N. Xydias, Vienne sur le Rhône : la ville et les habitants : situations et attitudes : sociologie d’une cité française », Revue de géographie de Lyon, 1958, vol. 33, n3, p. 323-331.
  • [5]
    Charles Bettelheim et Suzanne Frère déclarent d’ailleurs s’en être ouvertement inspirés : « s’inspirant des expériences de sociologie concrète qui ont été faites avant la guerre aux États-Unis, notamment par Robert Lynd dans son enquête sur Middletown, on a voulu réunir le maximum d’éléments indispensables à la connaissance sociologique d’une ville française de moyenne importance. Il ne s’agissait pas d’approfondir un des aspects particuliers de sa vie sociale, mais d’en embrasser, dans une large étude, tous les caractères : économiques, politiques, sociaux – et ceci, non pas dans une série d’enquêtes juxtaposées, mais par une analyse étendue » (Bettelheim et Frère, 1950).
  • [6]
    « Quand on relit l’enquête que Bettelheim avait menée sur Auxerre, à l’image du Middletown des Llind, on est saisi par ce sentiment d’inexpérience. Pourtant à l’époque ce fut une révélation : on comprenait la vie d’une ville moyenne française. » (Mendras, 1995). Notons que le nom des enquêteurs de Middletown fut mal orthographié dans l’ouvrage autobiographique d’Henri Mendras puisqu’il s’agissait de Robert et Helen Lynd et non des Llind.
Français

À travers la présentation conjointe de deux études urbaines réalisées à Auxerre et à Vienne dans les années 1950, cet article propose, d’une part, de centrer le regard sur une catégorie de ville, peu observée et peu analysée en sociologie, celle des « villes moyennes », alors qu’elles ont pourtant constitué un objet riche en analyses et un cadre de recherche productif pour plusieurs équipes de sociologues lors des premiers développements de la discipline. Ces travaux peuvent ainsi constituer une référence historique pour l’étude des modes de vie dans des villes de taille intermédiaire. Les présenter permet, d’autre part, de revenir sur un moment fondateur de la sociologie urbaine française en mettant au jour leurs apports originaux d’un triple point de vue : théorique, méthodologique et disciplinaire. Ces travaux, souvent oubliés des tentatives historiographiques du champ de la recherche urbaine, invite à une relecture des classiques et engage à reconsidérer les modalités d’approche du fait urbain et d’analyse de la vie en ville pour une meilleure prise en compte des villes moyennes en sociologie.

Mots-clés

  • sociologie urbaine
  • ville moyenne
  • France
  • Bettelheim et Frère
  • Clément et Xydias

Références bibliographiques

  • Authier, J.-Y. 1993. La vie des lieux. Un quartier du Vieux-Lyon au fil du temps, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
  • Authier, J.-Y. 2001. Du domicile à la ville. Vivre en quartier ancien, Paris, Anthropos.
  • Authier, J.-Y. 2008. « Les citadins et leur quartier », Année sociologique, vol. 58, p. 21-46.
  • Authier, J.-Y. 2012. Espace et socialisation. Regards sociologiques sur les dimensions spatiales de la vie sociale, Saarbrücken, Éditions universitaires européennes.
  • Béhar, D. 2005. Les villes moyennes, enjeux d’action publique. Rapport pour la Datar.
  • Bettelheim, C. 1948. Enquête de sociologie sur la ville d’Auxerre, Centre d’études sociologiques, Paris, Tournier et Constans.
  • Bettelheim, C. 1949. Comment se mène une enquête sociologique ?, Paris, La documentation française.
  • Bettelheim, C. ; Frère, S. 1950. Une ville française moyenne : Auxerre en 1950 : étude de structure sociale et urbaine, Paris, Armand Colin.
  • Brunet, R. 1997. Territoires de France et d’Europe. Raisons de géographe, Paris, Belin.
  • Brutel, C. 2011. Un maillage du territoire français, Insee Première, no 133.
  • Cartier, M. ; Coutant, C. ; Masclet, O. ; Siblot, Y. 2008. La France des « Petits-moyens ». Enquêtes sur la banlieue pavillonnaire, Paris, La Découverte.
  • Chombart de Lauwe, P.-H. (sous la dir. de) 1952. Paris et l’agglomération parisienne, Paris, Presses universitaires de France.
  • Clément, P ; Xydias, N. 1955. « Vienne sur le Rhône : la ville et les habitants : situations et attitudes : sociologie d’une cité française », Cahiers de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, no 71.
  • Demazière, C. 2014. « Pourquoi et comment analyser les villes moyennes ? Un potentiel pour la recherche urbaine » [en ligne], Métropolitiques, [http://www.metropolitiques.eu/], consulté le 29 janvier.
  • En ligneDenord, F. ; Zunigo, X. 2005. « Révolutionnairement vôtre. Économie marxiste, militantisme intellectuel et expertise politique chez Charles Bettelheim », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 158, p. 8-29.
  • Duby, G. (sous la dir. de) 1985. Histoire de la France urbaine. La ville aujourd’hui, tome 5, Paris, Le Seuil.
  • Febvre, L. 1950. « Préface », dans C. Bettelheim et S. Frère, Une ville française moyenne : Auxerre en 1950 : étude de structure sociale et urbaine, Paris, Armand Colin.
  • Floch, J.-M. ; Morel, B. 2011. Panorama des villes moyennes, Insee, no H2011/01.
  • Gaudin, S. 2013. Villes moyennes et rénovation urbaine. Discours et actions d’une transaction spatiale. Exemples pris en Bretagne, thèse de doctorat en géographie et aménagement, université Rennes 2.
  • Grafmeyer, Y. 1991. Habiter Lyon. Milieux et quartiers du centre-ville, Lyon, Presses universitaires de Lyon, cnrs, ppsh.
  • Halbwachs, M. 1970 [1938]. Morphologie sociale, Paris, Armand Colin.
  • Halbwachs, M. 1972. Classe sociale et morphologie, textes rassemblés par V. Karady, Paris, Éditions de Minuit.
  • Klineberg, O. 1949. « The Unesco Project on International Tensions : a Challenge to the Sciences of a Man », International Social Science Bulletin, vol. 1, no 1-2, p. 11-21.
  • Lynd, R. S. ; Lynd, H. M. 1929. Middletown : A Study in Modern American Culture, New York, Harcourt Brace Jovanovich.
  • Lynd, R. S. ; Lynd, H. M. 1937. Middletown in Transition : A Study in Cultural Conflicts, New York, Harcourt Brace Jovanovich.
  • Mendras, H. 1995. Comment devenir Sociologue ? Souvenirs d’un vieux mandarin, Paris, Actes Sud.
  • Picard, J.-F. 1990. La république des savants. La recherche française et le cnrs, Flammarion, Paris.
  • Pribetich, J. 2010. La sociologie urbaine en France. Constitution et évolution d’un domaine de recherche spécialisé (fin xixs – début xxie s), thèse de doctorat en sociologie, université Paris Descartes.
  • Renahy, N. 2006. Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, Paris, La Découverte.
  • Rude, F. 1958. « Compte-rendu de l’ouvrage de P. Clément et N. Xydias, Vienne sur le Rhône. La ville et les habitants. Situations et attitudes. Sociologie d’une cité française », Revue de géographie de Lyon, vol. 33, no 3, p. 323-331.
  • En ligneSantamaria, F. 2000. « La notion de “ville moyenne” en France, en Espagne et au Royaume-Uni », Annales de géographie, no 613, p. 227-239.
  • En ligneVannier, P. 2000. « Les caractéristiques dominantes de la production du Centre d’études sociologiques (1946-1968) : entre perpétuation durkheimienne et affiliation marxiste », Revue d’histoire des sciences humaines, no 2, p. 125-146.
  • Vannier, P. 1999. Un laboratoire pour la sociologie ? Le Centre d’études sociologiques (1946-1958) ou les débuts de la recherche sociologique en France, thèse de doctorat en sociologie, université Paris Descartes.
Justine Pribetich
Maître-assistant associé, École nationale supérieure de la ville et des territoires
de Marne-la-Vallée. Membre associé au Cesaer, Dijon ; umr 1041, inra-AgroSup Dijon.
jpribetich@yahoo.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/03/2017
https://doi.org/10.3917/esp.168.0033
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Érès © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...