CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Elinor Ostrom est peu connue dans le monde francophone. L’attribution en octobre 2009, avec l’économiste Oliver Williamson, du prix Nobel d’économie, pour la première fois à une femme, professeure de science politique, a créé la surprise. Les travaux d’Elinor Ostrom, menés dans le cadre de l’Atelier de théorie et d’analyse des politiques fondé en 1973 à l’université d’Indiana à Bloomington (États-Unis), tendent à démontrer que les biens communs – des pâturages, des zones de pêche, des systèmes d’irrigation, mais aussi de « nouveaux communs », comme le climat et la connaissance – peuvent échapper à la surexploitation si ceux qui sont directement concernés par leur utilisation mettent au point des mécanismes institutionnels pour les gérer. À l’occasion de la publication de Working together [1] et de la sortie en français de Governing the commons [2], Elinor Ostrom raconte ce qui fait la spécificité de son travail de recherche, qui franchit les barrières disciplinaires en combinant travail de terrain, théorie des jeux et économie expérimentale.

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3Governing the commons, votre livre le plus connu, a été traduit en français, vingt ans après sa publication aux États-Unis. Dans cet ouvrage, vous vous attaquez à deux théories?: la «?tragédie des communs?», qui postule que chaque individu cherche à maximiser ses gains aux dépens de la pérennité d’une ressource commune, et la théorie dite du «?passager clandestin?», qui démontre que dans certaines conditions les individus sont incités à profiter d’un bien commun sans contribuer à sa création.

4Dans l’article «?The tragedy of the commons [3]?» [« La tragédie des communs?» ou «?des communaux?»], Garrett Hardin prend l’exemple d’une zone de pâturage. Selon lui, le bien commun, ouvert à tous, est promis à la ruine, chaque éleveur ayant intérêt à agrandir son troupeau puisqu’il retire intégralement le bénéfice de chaque animal supplémentaire, alors qu’il ne subit qu’une fraction des coûts collectifs. Avec cet article, ainsi qu’avec la théorie du «?passager clandestin [4]?», énoncée par Mancur Olson, on a affaire à une démonstration théorique plutôt qu’empirique. Cette théorie de l’action collective, qu’en plaisantant j’appelle théorie de l’inaction collective, prédit à son tour que les individus chercheront à profiter des efforts collectifs des autres sans y apporter de contribution. La conclusion était qu’il fallait donc soit essayer d’imposer des droits de propriété privée, soit faire appel au gouvernement pour qu’il impose une solution. Dans Governing the commons, je ne nie pas que le modèle hiérarchique fondé sur l’intervention gouvernementale peut fonctionner, dans certains cas, tout comme les solutions basées sur le marché. Mais ce qui importe, c’est d’analyser ces questions sans idées préconçues. Est-ce que les solutions envisagées correspondent vraiment aux conditions locales?? Le marché, le gouvernement, une communauté, peuvent être créés comme des fictions. Mais imposer une fiction sur une situation réelle ne mène en général pas à la réussite.

5Comment avez-vous découvert la question des biens communs??

6J’ai soutenu ma thèse en décembre 1964 sur les nappes phréatiques dans le sud de la Californie. À l’époque, je ne savais pas que j’étudiais des communs. Je savais que je m’attaquais à un problème très compliqué. Il s’agissait d’une zone métropolitaine située près de l’océan. Si l’on pompait trop d’eau, il y avait un risque de salinisation de la nappe. Les gens avaient traversé la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale sans pouvoir s’en occuper, parce que la demande d’eau était très forte, surtout pendant la guerre, et parce qu’on ne soulève généralement pas ce genre de problème pendant un conflit. Mais dès 1945, la situation était devenue très grave.

7J’ai assisté aux réunions, pendant lesquelles les usagers essayaient de résoudre le problème. Je me suis appuyée sur les théories de Joseph Schumpeter et sa notion d’entreprenariat. Ma thèse s’appelle d’ailleurs Entreprenariat public, parce que je voyais ces gens essayer de s’organiser pour trouver des solutions. Et puis le livre de James Buchanan et de Gordon Tullock, The calculus of consent[5] [« Le calcul du consentement?»], publié en 1962, a été un livre très important pendant mes études. James Buchanan, mon mari Vincent Ostrom et William Riker ont fondé ensuite la Public Choice Society [6]. En revanche, je n’avais pas lu La logique de l’action collective de Mancur Olson, puisqu’il n’avait pas encore été publié. Et l’article de Garrett Hardin n’est sorti qu’après, en 1968.

8Donc je ne savais pas que je m’attaquais à une question considérée comme insurmontable. Je savais que c’était difficile, qu’il y avait des problèmes très épineux à résoudre. Mais ce que j’ai pu constater c’est que les groupes que j’étudiais avaient recours à une immense variété de mécanismes institutionnels pour essayer de les surmonter.

9On voyait d’ailleurs la différence entre les endroits où ils avaient déjà mis au point des arrangements institutionnels et là où ils devaient se battre pour le faire. Et ce qui m’a intéressée pour la thèse, c’était cette lutte. En Californie, les gens se sont adressés aux tribunaux, pas pour leur demander de résoudre leurs problèmes, mais pour savoir comment ils pouvaient mieux définir les barrières physiques de la ressource. De nombreux conflits éclatent lorsque les gens ne sont pas d’accord sur les faits. Ils ne parviennent pas à mettre au point de nouvelles solutions parce qu’ils passent leur temps à se bagarrer à ce sujet. Donc s’il existe cette possibilité de se faire aider par un expert, cela peut faire une énorme différence.

10Vous avez démontré qu’il était important de déterminer les limites biophysiques d’une ressource avant de déterminer un mode de gestion.

11Oui. Il est important d’en connaître les contours. Pour les nappes phréatiques dans le sud de la Californie, nous savions où était l’océan mais on ne savait pas grand-chose d’autre. Quelle était l’histoire de l’utilisation de la ressource dans le passé?? Et comment peut-on faire pour faire reconnaître cela de manière incontestable?? Une fois que le débat contradictoire a abouti à un consensus, ça reste compliqué de parvenir à un accord. Mais au moins cela devient possible.

12Vous avez grandi pendant la Grande Dépression, le New Deal puis la Seconde Guerre mondiale. Vous avez déclaré avoir découvert à ce moment-là que les individus pouvaient être motivés par autre chose que la seule recherche du profit individuel.

13J’ai découvert ça avec ma mère, avec qui je jardinais dans un «?victory garden[7]?» pendant la guerre à Los Angeles. C’était assez dur d’ailleurs, surtout quand il fallait mettre les fruits en conserve alors qu’il faisait plus de 30 °C. Mais c’est aussi là que j’ai beaucoup appris sur la nécessité d’investir pour l’avenir.

14Après votre thèse, vous vous êtes fait connaître par votre étude d’un bien public?: la sécurité.

15Avec mes étudiants, nous avons mené des études de terrain à Indianapolis puis à Chicago, en regardant de très près l’organisation de services de police de très grande taille, d’autres de dimension moyenne ou petite, mais qui étaient affectés à des quartiers ayant les mêmes caractéristiques socio-économiques. Nous avons étudié un échantillon de foyers et un échantillon de patrouilles de police. On a fait beaucoup de terrain – j’ai passé énormément de temps dans des véhicules de police. Nous avons essayé d’étudier les questions qui se posaient du point de vue d’un officier, puis du point de vue des habitants. Est-ce qu’ils appelaient la police s’ils avaient un problème?? Si la police était appelée, à quelle vitesse arrivait-elle?? Que faisaient les policiers?? Est-ce que les habitants étaient satisfaits??

16Au moment où j’ai fait mes études, il était admis que dans un marché c’était une bonne chose d’avoir de nombreuses unités de production, mais dès qu’il était question de l’organisation des services publics, un système hiérarchique, centralisé, s’imposait. Donc l’obsession à ce moment-là, c’était de se débarrasser d’un grand nombre d’organismes publics, parce que tout ça était considéré comme trop complexe. C’est à ce moment-là que Charles M. Tiebout et Vincent Ostrom ont commencé à étudier les systèmes polycentriques. Leur approche, analytique, a permis de démontrer que des services publics pouvaient coopérer à différentes échelles et produire un bien meilleur service que dans le cadre d’un système hiérarchique centralisé.

17Notre travail de terrain a permis de vérifier cette hypothèse de manière répétée?: nous n’avons jamais trouvé un service de police de grande dimension, au fonctionnement centralisé, qui fonctionnait mieux que des services de taille petite ou moyenne intervenant dans le même type d’environnement.

18Mais vous avez aussi découvert que certaines missions pouvaient être menées de manière centralisée.

19Oui, le standard téléphonique et la répartition des patrouilles, le laboratoire de police scientifique aussi. Dans le cas de la police scientifique, cela pouvait se faire dans le cadre d’une convention avec les hôpitaux. Donc ce que nous avons découvert, c’est que les organisations les plus efficaces étaient celles qui combinaient des structures à grande, moyenne et petite échelle. Nos résultats en ont étonné plus d’un. À l’époque, il était envisagé de faire passer le nombre de services de police de 40?000 à 400. Heureusement, ça ne s’est pas fait. Pas que tous les services de police soient parfaits, loin de là. Mais au moins il y en a aujourd’hui davantage qui opèrent sous le regard des habitants que ce qui était prévu alors.

20Vous employez des méthodes inhabituelles. En plus de mener des recherches sur le terrain, vous travaillez dans un cadre pluridisciplinaire.

21Mon jury de thèse était composé d’un sociologue, d’un géologue, d’un économiste, d’un politiste et d’un ingénieur hydrographe. Notre sentiment de frustration lié au manque de travail pluridisciplinaire dans le monde universitaire nous a ensuite poussés, Vincent Ostrom et moi, à démarrer un séminaire mêlant économie et science politique. Les travaux de recherche à l’Atelier de théorie et d’analyse des politiques publiques font aussi appel au droit, souvent à l’anthropologie, et maintenant nous travaillons de plus en plus souvent avec des géographes, des chercheurs issus d’écoles de gestion, des spécialistes de la théorie des jeux, de l’économie expérimentale, et bien d’autres.

22Pourquoi l’approche pluridisciplinaire est-elle si peu répandue??

23Pour beaucoup, il est plus rassurant de se cantonner à sa discipline, on publie plus aisément. Pour être nommé professeur, pour avoir une promotion, il vaut mieux que vos pairs reconnaissent votre contribution à un domaine. Cela dit, je ne conseille pas à mes étudiants de maîtriser sept ou huit approches différentes pour leur thèse. Ce que je leur dis, c’est d’utiliser des méthodes multiples, qu’ils en connaissent au moins deux très bien et qu’ils se familiarisent avec deux autres, situés à la lisière de leur discipline. Je pousse ceux des étudiants qui envisagent d’utiliser les systèmes d’information géographique (SIG) et la détection à distance de le faire avec sérieux. Cela ne s’apprend pas en quelques semaines, il faut au moins un an d’apprentissage.

24Quand avez-vous commencé à faire des recherches en laboratoire??

25Après ma thèse, j’ai commencé à lire des travaux d’économie expérimentale. Quand on fait du terrain sérieusement, on se rend compte qu’il y a huit ou neuf ou dix variables qui changent selon les sites. Et on se demande?: laquelle a le plus d’impact?? Et comme en général vous ne pouvez pas faire des centaines d’études et compiler de nouvelles données, avec James Walker je me suis tournée vers le travail en laboratoire, en nous appuyant sur les travaux en théorie de jeux de l’économiste Roy Gardner. Nous faisions sans arrêt des allers-retours avec des questions qui venaient du terrain et réfléchissions à la manière de les analyser en laboratoire. J’ai travaillé de manière très méticuleuse avec des experts de la théorie des jeux, y compris Reinhard Selten [8], pour être sûre que lorsque nous définissions les différents éléments de ce que nous avons appelé une situation d’action, les éléments soient semblables aux éléments d’un jeu mathématique. Donc vous pouvez utiliser notre cadre d’analyse en utilisant des mots pour décrire une situation, ou bien vous pouvez, comme nous l’avons fait dans le cadre de certaines recherches, le transcrire en langage mathématique pour le tester ensuite.

26Nous nous demandions alors?: quels sont les facteurs dans le monde qui affectent la situation d’action?? Quelle est la taille de la population?? Est-ce que les limites de la ressource sont claires?? et toute une série de questions qui avaient un impact sur l’information dont disposaient les gens, les bénéfices qu’ils en retiraient et partant, un choix d’action probable dans une situation donnée. Cette méthode nous a permis de passer des nappes phréatiques, à la police, en passant par l’étude de systèmes d’irrigation.

27Pour vérifier vos hypothèses de terrain et de laboratoire, vous avez également effectué des méta-analyses.

28Nous avons réuni un grand nombre d’études de cas puis mis au point des systèmes de codage pour ceux des articles qui contenaient des données exploitables, ce qui ne représentait qu’une faible proportion de ce que nous lisions. Les méta-analyses, c’est une façon peu coûteuse de faire des analyses à variables multiples, difficile parce que beaucoup de chercheurs ne recueillent pas les mêmes données. Donc vous lisez l’étude de cas, vous rentrez des données et il n’y a rien sur les droits de propriété par exemple… Si vous mettez au point votre propre grille de lecture, vous êtes sûrs de tout renseigner. Mais à ce moment-là il faut aller sur le terrain. Le labo, une fois que vous l’avez construit, vous permet de créer une situation, de changer une variable, puis d’en changer une autre. Vous contrôlez parfaitement le contexte. Nous avons vraiment beaucoup appris à partir des recherches en laboratoire. Personnellement, j’adore cumuler toutes ces approches.

29Comment ça marche concrètement le travail expérimental??

30Nous avons créé une base de données avec des étudiants volontaires. Cela se fait sur la base du volontariat. Nous les recrutons, nous leur donnons des consignes, nous leur versons une indemnité. S’il s’agit d’une ressource gérée en commun (common pool resource), nous les rémunérons davantage s’ils laissent des stocks que s’ils surexploitent la ressource. Un individu peut par exemple s’accaparer la ressource et bénéficier de la coopération des autres. Donc la théorie, c’était qu’ils ne se gêneraient pas pour se servir. Et dans un laboratoire où la communication n’est pas permise, c’est ce qui se produit?: ils se jettent sur la ressource. Donc Garrett Hardin aurait raison et Mancur Olson aussi?: lorsque les gens sont anonymes, ils ne savent pas qui d’autre est là, ils ne communiquent pas, ils se contentent de décider tout seuls. Mais si vous introduisez la possibilité de communiquer avec les autres – et à l’origine la théorie des jeux appelait ça «?cheap talk[9]?» –, il n’y a rien que vous puissiez garantir par ce processus, pas de juriste qui vienne vérifier que les accords sont bien appliqués. Mais cette communication fait une différence énorme. Donc la seule chose qui change, c’est que vous laissez simplement les gens communiquer en face à face. Vous pouvez aussi ne rien changer et leur permettre d’investir de l’argent pour démasquer les contrevenants, verser une somme pour trouver ceux qui ne jouent pas le jeu. Il n’est pas prévu qu’ils infligent une sanction et pourtant ils le font. Vous pouvez moduler la taille des groupes, permettre à certains de communiquer, à d’autres pas. Il y a tellement de choses que vous pouvez faire en laboratoire. Vous ne pouvez pas tout faire, mais vous apprenez des choses vraiment très importantes en menant ce type d’expérience.

31Vos découvertes ne vont-elles pas à l’encontre de ce qui est admis généralement?? Les gens arrivent-ils vraiment à coopérer??

32Notre travail a été répliqué par beaucoup d’autres chercheurs. À l’université de Virginie, à CalTech et ailleurs, les mêmes expériences de laboratoire ont été refaites. Des collègues qui font un travail de terrain en Colombie se sont posé les mêmes questions?: est-ce qu’on peut répliquer l’expérience avec des campesinos?? La réponse est oui, mais pas dans tous les contextes. Donc on a appris des choses très, très importantes sur les situations dans lesquelles les gens vont coopérer. Si des gens disent, «?je pense que tout le monde coopère?», je peux vous dire que non. Mais je sais qu’il y a des contextes dans lesquels les gens vont communiquer, créer un rapport de confiance, de réciprocité, et contribuer à résoudre les problèmes.

33Un des exemples de cette coopération est le village de Törbel, dans les Alpes suisses. Ce sont des communs qui échappent à la tragédie décrite par Garrett Hardin.

34J’ai découvert cet exemple grâce au travail de Robert Netting. Cela a été un tournant pour moi. Robert Netting était anthropologue et il avait deux terrains de prédilection, l’est de l’Afrique et Törbel, en Suisse [10]. Quand les gens disaient des Africains?: «?Ils sont bêtes, il n’y a pas de propriété privée chez eux, il faut qu’on leur explique ce qu’il faut faire?», il répondait?: «?Est-ce que vous pensez que les Suisses sont bêtes?? On les considère pourtant comme de très, très bons gestionnaires. Eh bien, en même temps que de la propriété privée, ils gèrent des communs. Les mêmes personnes utilisaient les deux systèmes.?» Robert Netting a décrit les vallées alpines, où les gens avaient des fermes et des titres distincts de propriété privée. Mais dans les alpages, auxquels on n’accédait que l’été, les éleveurs appliquaient un système de propriété commune. Robert Netting parlait de paysage «?irrégulier?». Une année, vous pouviez avoir de la neige tout au nord et l’année suivante les conditions pouvaient être favorables au sud. Si vous mettiez des clôtures partout et que vous faisiez paître votre bétail dans les enclos, à certains endroits vous n’auriez pas un brin d’herbe. Mais si vous établissiez des frontières à l’extérieur et vous trouviez un moyen d’emmener les vaches d’un endroit à l’autre, alors elles pourraient brouter la bonne herbe là où elle se trouvait. Il se prononça donc contre la propriété privée dans ce contexte-là… mais pas contre la propriété privée en général. C’est ainsi que j’ai appris à quel point il est important de ne pas être pour ou contre un type de propriété partout. C’est le contexte qui est important. Quant aux paysages «?irréguliers?», j’ai découvert qu’ils pouvaient se trouver ailleurs que dans les Alpes.

35Les habitants de Törbel avaient aussi mis au point une règle définissant le nombre de vaches qui pouvaient accéder aux communs.

36Oui, le droit de détenir des vaches dépendait de la capacité à les garder l’hiver. Celles-là, vous aviez le droit de les mener à l’alpage l’été. Ce qu’ils voulaient éviter, c’est qu’on achète une vache, qu’on la mène à l’alpage et qu’on l’envoie immédiatement à l’abattoir, ce qui aurait mis en danger le système. Ceci dit, les règles étaient différentes d’une zone de pâturage à l’autre. Donc il y avait beaucoup de diversité. Il n’y avait pas qu’une manière de gérer les communs dans les Alpes. Il est vraiment important de comprendre l’écosystème ainsi que le contexte social et politique, comment tout cela s’imbrique. C’est cela qui permet d’aboutir à des solutions qui marchent.

37Vous vous méfiez des approches idéalisées de cette question.

38C’est vrai, je n’aime pas ça. Les gens ne sont ni de purs anges ni de parfaits démons. Il y a des gens plus ou moins angéliques ou démoniaques, mais la plupart des gens sont un peu entre les deux.

39Il y a de nombreux malentendus autour de vos travaux. Certains y voient la confirmation que le gouvernement est inefficace, d’autres que l’économie de marché aboutit inévitablement à l’«?enclosure?» et à la destruction des ressources naturelles.

40Parfois l’organisation des marchés écrase les initiatives locales, donc effectivement cela ne marche pas toujours bien, mais il y a beaucoup de cas où cela fonctionne. Je dirais la même chose des politiques publiques et des communs. Nous avons besoin d’en savoir plus sur l’histoire d’une ressource et sur ce qui pousse les gens à agir, parce qu’il s’agit de questions complexes, au cœur d’un système complexe. À une certaine époque, les gens disaient?: «?Oh, c’est trop compliqué.?» Cette vision des choses ne nous aide pas beaucoup à avancer?! Comment faire pour aller au cœur de ces systèmes complexes et les penser d’une manière cohérente??

41Vous avez mis en lumière huit critères[11] qui selon vous permettent une gestion «?robuste?» de ressources naturelles gérées en commun. Depuis que vous êtes lauréate du prix Nobel, n’y a-t-il pas un risque que ces huit critères deviennent un nouveau dogme??

42Ces critères ne fournissent pas un programme figé, ils sont à envisager comme des principes de conception, ce qui est très différent. Cela me met très mal à l’aise quand des gens essaient de les appliquer comme quelque chose de gravé dans le marbre. Ce que j’ai essayé de faire en isolant ces critères, c’était d’observer des modes d’organisation des biens communs à une échelle petite et moyenne, dont certains avaient réussi et d’autres avaient échoué. Nous avons cherché à trouver les caractéristiques qui nous permettaient de comprendre ces réussites et ces échecs. Dans Governing the commons, mon effort a porté sur la recherche de ce qui permet aux gens de trouver des solutions pérennes et robustes. Donc vous ne pouvez pas vous contenter de vous présenter et dire de manière péremptoire?: «?Où sont les frontières de votre ressource?? Définissez-les?! Qui est concerné???» Mais vous pouvez utiliser ces critères dans la définition d’une politique publique de la façon suivante?: lorsque vous envisagez de mettre au point un nouveau système, il est utile de réfléchir aux contours d’une ressource, de façon à ce que les gens puissent savoir exactement quelles sont celles dont ils disposent, où ils peuvent chasser, prélever du poisson, abattre des arbres. Le type de frontière institutionnelle doit être décidé localement. Si vous avez une pêcherie et que vous définissez les lieux de pêche et peut-être la création d’une zone de non-pêche, et que des gens qui habitent à quatre-vingts kilomètres de là viennent pêcher chez vous, êtes-vous prêts à restreindre vos propres prélèvements?? Fikrit Berkes appelle ce type de situation le phénomène des «?bandits vagabonds?» (roving bandits). Tels des flibustiers ils viennent avec leur gros navire dans un endroit où personne n’a l’autorité de les empêcher d’entrer, pour prélever le plus possible, puis s’en aller ailleurs. Ce phénomène représente un très gros problème, donc il ne suffit pas d’avoir une frontière dessinée sur un bout de papier. Il faut analyser la manière dont elle est perçue par les gens et voir s’ils arrivent à tenir à distance les «?bandits vagabonds?», qui peuvent être des entreprises privées ou bien une armée. Cela fait beaucoup de choses qu’il faut comprendre. Mais les huit critères nous fournissent une palette de grandes questions qu’il est nécessaire de se poser.

43Depuis l’attribution du prix Nobel, avez-vous été approchée par des responsables politiques??

44On me sollicite de plus en plus. Par exemple, il y a un énorme débat en ce moment aux États-Unis autour du système «?catch-share?», qui est une façon d’allouer un quota de pêche distinct, chacune des parts étant négociée de manière différente. Pour certaines personnes, c’est devenu la nouvelle panacée. Et si c’est une panacée, cela ne marche pas. En Nouvelle-Zélande en revanche, ils ont passé des années à essayer de mettre au point un système qui prenne en compte à la fois la nécessité d’acquérir des connaissances fiables et de transmettre ces connaissances aux pêcheurs, pour qu’ils apportent leur soutien au dispositif. Ce système-là marche assez bien. Lorsqu’on applique des solutions qui ressemblent à des formules magiques, il est rare que cela fonctionne bien. Mais lorsque les problèmes sont vraiment pris à bras-le-corps et que la situation particulière d’une pêcherie est analysée de très près, il est parfois possible de mettre au point un ensemble de règles qui fonctionnent vraiment bien.

45Dans vos travaux vous n’utilisez jamais les mots «?capitalisme?» ou «?socialisme?». Pourquoi??

46Eh bien parce que lorsque vous voulez diagnostiquer un problème dans le corps humain, l’utilisation d’un seul terme suffit rarement. Je pense que, de la même manière, nous devrions nous pencher plus sérieusement sur les problèmes dans le corps social. Il faut se poser beaucoup de questions avant d’avoir une bonne idée de la manière d’établir un diagnostic. La méthode diagnostique me semble d’ailleurs très importante dans le domaine des sciences sociales.

47Votre travail de recherche s’est tourné vers la connaissance, envisagée comme un bien commun. Quelles sont les principales pistes de réflexion dans ce domaine??

48Il reste de nombreuses énigmes. Nous savons par exemple que certains brevets protègent ceux qui font de nouvelles découvertes, mais que si on n’y prend garde, la législation sur la propriété intellectuelle peut entraîner la création d’un monopole qui exclut des usagers pendant de très nombreuses années. Dans le domaine de la connaissance, il se passe en même temps des choses très enthousiasmantes, comme le copyleft et les licences sous Creative Commons, qui permettent d’empêcher que des données ou un texte soient utilisés sans en citer la référence. Je suis très heureuse que mes travaux circulent sur le Net et je suis également contente d’y trouver beaucoup de recherches. Cela devrait nous obliger à adopter une attitude respectueuse vis-à-vis du travail de longue haleine fourni par d’autres.

49Quel diagnostic établissez-vous sur un problème global comme le changement climatique??

50Il me semble que nous avons mal posé les termes du problème. Depuis quelque temps j’écris sur l’approche polycentrique du changement climatique. Nous avons affaire à un problème global. Mais nos dirigeants ne font rien. Donc la situation ne fait qu’empirer. Nous pensons par exemple qu’il n’y a qu’une seule externalité qui découle du fait de prendre sa voiture pour aller travailler ou de chauffer sa maison. J’en retire un bénéfice, et l’externalité – l’émission de gaz à effet de serre – agit au niveau global. Et c’est tout. Alors que si je marche au lieu de conduire, il y a une externalité positive pour moi, en dehors du fait d’arriver à destination?: je suis en meilleure santé. Si nous faisions aussi un effort très important pour isoler nos bâtiments, non seulement nous diminuerions la quantité de gaz à effet de serre rejetée dans l’atmosphère, mais en plus nous réduirions nos factures de chauffage. Donc je ne dis pas qu’il faut remplacer l’action globale par l’action locale, mais je dis qu’il faut commencer à agir dès maintenant. Nous pouvons faire pas mal de choses au niveau local pendant que là-haut ils se tournent les pouces. Peut-être que nos dirigeants auront tellement peur du ridicule qu’ils se mettront à faire quelque chose.

51Est-ce que vous voyez des exemples de réussite de cette approche polycentrique?? Par exemple, avez-vous entendu parler du mouvement de la «?Transition?», qui affirme qu’il ne faut pas attendre une réaction des gouvernants aux problèmes environnementaux, qu’il faut commencer à agir dès maintenant??

52Je ne connais pas ce mouvement, mais c’est ce que je propose?: que nous démarrions. Je travaille par exemple avec le maire de Bloomington et l’équipe municipale pour voir comment on peut améliorer les choses dans cette ville. Localement, les responsables se sont engagés à agir.

53Vous êtes donc optimiste au sujet de la lutte contre le changement climatique??

54Non, je suis réaliste plutôt qu’optimiste. Ma crainte profonde, c’est que si nous ne faisons rien le désastre sera de très grande ampleur. De manière réaliste, il y a beaucoup de choses que les êtres humains peuvent faire, surtout s’ils se mettent en réseau, qu’ils communiquent, s’il y a de l’émulation?: c’est cela que je voudrais voir arriver. Quand je vois la portée de la menace et la vitesse à laquelle se produisent les événements, je ne sais pas si je peux être optimiste. Mais il ne me semble tout bonnement pas normal de rester assis à se tourner les pouces.

55Dans un monde confronté à une crise environnementale majeure, voyez-vous des exemples de tragédies des communs??

56Il y en a un grand nombre?! La biodiversité est menacée, les stocks de poissons s’effondrent à certains endroits. Je suis assez pessimiste pour les océans. Le droit maritime est tellement mal défini, il s’agit d’étendues tellement vastes que cela me paraît très difficile à organiser. Autour de certaines îles, oui, vous pouvez traiter certains aspects. Mais trouver le moyen d’organiser la pêche en haute mer… J’espère que nous trouverons quelque chose, mais je suis plutôt pessimiste.

57N’est-ce pas un cas où l’irruption de nouvelles technologies a fait que les choses ont empiré??

58Oui, on envoie maintenant des bateaux énormes qui ramassent tous les poissons. Pour le changement climatique, c’est différent. Avant nous n’avions pas les technologies, comme le solaire et l’éolien, qui devraient améliorer la situation à l’avenir. L’enjeu c’est de traiter cette question dans un cadre où les gens en parlent et prennent conscience qu’il s’agit de trouver le moyen de réduire collectivement notre consommation d’énergie. Un des aspects les plus importants dans la résolution des problèmes d’action collective c’est la valeur centrale de la confiance, parce que si les gens se font confiance, ils peuvent trouver des solutions. Kenneth Arrow [12] a travaillé sur cette question il y a longtemps, mais cette notion avait presque disparu du vocabulaire des sciences économiques. Elle revient. En tant qu’universitaires nous devons en saisir l’importance. Lors de mon discours d’acceptation du prix Nobel, j’ai mentionné le fait que nous avions le début d’une théorie comportementale, qui, si elle n’est pas entièrement aboutie, nous fournit une base solide. Nous devons comprendre que les individus sont pris dans un contexte, et que ce contexte peut soit favoriser soit détruire la confiance et la réciprocité.

59Propos recueillis par Alice Le Roy à Bloomington, Indiana (États-Unis), le 14 juin 2010

Notes

  • [1]
    E. Ostrom, Working together. Collective action, the commons, and multiple methods in practice, Princeton Univ. Press, New Jersey, 2010.En ligne
  • [2]
    E. Ostrom, Governing the commons. The evolution of institutions for collective action, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1990 [traduction française?: La gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, De Boeck, Bruxelles, 2010].
  • [3]
    G. Hardin, «?The tragedy of the commons?», Science, vol. 162, n° 3859, 13 décembre 1968, p. 1243-1248, <www.sciencemag.org/content/162/3859/1243.full>.En ligne
  • [4]
    Dans La logique de l’action collective, Mancur Olson affirme que, dans les organisations de grande dimension, les individus ont tendance à profiter de l’action collective en cherchant à échapper au coût de cette action. Il a appelé ce phénomène «?free-riding?» – en français, phénomène du «?passager clandestin?» (M. Olson, The logic of collective action. Public goods and the theory of groups, Harvard Univ. Press, Cambridge, 1965 [traduction française?: La logique de l’action collective, PUF, Paris, 1978]).
  • [5]
    J. M. Buchanan et G. Tullock, The calculus of consent. Logical foundations of constitutional democracy, Univ. of Michigan Press, Ann Arbor, 1962, <www.econlib.org/library/Buchanan/buchCv3.html>.
  • [6]
    Buchanan a défini la théorie des choix publics comme l’étude de «?la politique sans les violons?» («?politics without romance?»). Le texte fondateur de cette théorie économique appliquée à la politique est The calculus of consent, op. cit.
  • [7]
    Les victory gardens («?jardins de la victoire?») étaient des jardins potagers qui devaient permettre d’augmenter l’autosuffisance alimentaire des Américains pendant la Seconde Guerre mondiale.
  • [8]
    Reinhard Selten a reçu le prix Nobel d’économie en 1994 pour ses travaux en théorie des jeux.
  • [9]
    « Conversation libre?», considérée comme étant sans valeur particulière.
  • [10]
    R. Netting, Balancing on an Alp. Ecological change and continuity in a Swiss mountain community, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1981.
  • [11]
    Ces critères sont?: (1) des frontières clairement définies, (2) l’adéquation entre les règles d’accès et d’utilisation de la ressource et les circonstances locales, (3) des choix collectifs permettant la participation de la majorité des usagers au processus de prise de décision, (4) une évaluation efficace et continue par des agents qui font partie du groupe des usagers ou qui sont responsables devant eux,?(5) des sanctions graduées, (6) des mécanismes de résolution des conflits peu coûteux et faciles d’accès, (7) la reconnaissance de ces modes d’organisation par des structures supérieures, par exemple les instances gouvernementales,?(8) pour les biens communs de grande dimension?: une organisation en poupée gigogne, avec des unités imbriquées jusqu’au niveau local.
  • [12]
    Kenneth Arrow a reçu le prix Nobel d’économie en 1972.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/07/2011
https://doi.org/10.3917/ecopo.041.0111
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