CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comme une certaine partie des débats politiques et sociaux actuels concerne l’aménagement du temps de travail, il paraît de moins en moins incongru de s’intéresser aux loisirs. La relation travail-loisir en impose toutefois à qui veut comprendre le développement ou l’évolution des formes d’exploitation du temps libre. Poussée à l’extrême, elle constitue même un exemple tout à fait représentatif de ce que l’on appelle le piège du réalisme [1]. Eschatologique mais fallacieuse, la thèse de la « fin du travail » ne résiste effectivement pas à un examen rapide de la situation du travail dans notre société [2]. Compte tenu de l’hétérogénéité des formes de loisir et de leur popularité respective, comprendre « d’où vient et où va le loisir » [3] oblige le chercheur à s’émanciper d’une vision déterministe et/ou historiciste qui risquerait de faire de son objet l’illustration d’un mouvement fatal de l’histoire. Large et complexe, le système des loisirs ne peut être enfermé dans une interprétation globale. En choisissant de circonscrire son terrain d’analyse à la région Nord-Pas-de-Calais et en se concentrant sur ses jeux et ses sports, l’auteur contribuera sans doute davantage à la compréhension d’un comportement humain particulier : l’activité récréative.

2Il sera question de football dans cette étude ; précisément de la « pratique sociale de spectacularisation » [4] qui s’érige sur lui à Lille et à Lens [5]. Comprendre le caractère partisan des grands stades de la région pose toutefois problème pour au moins deux raisons. En premier lieu, le traitement médiatique des clubs conduit à associer le Nord-Pas-de-Calais à une « terre de football » aux origines inconnues ou trop lointaines. On s’expose donc au risque de percevoir dans le « supportérisme » l’expression d’une tradition. Or, que fait l’usage commun de la tradition ? Un allié contre les effets pervers de la modernité, un garde-fou, une réalité figée, une nécessité pour les habitants des sociétés avancées… Qu’on lui prête une signification méliorative ou péjorative, la dimension traditionnelle attachée au « supportérisme » ajoute aux prénotions les plus tenaces. Les tribunes des stades demeurent-elles imperméables aux conséquences des changements sociaux ? Quels sont les déterminants du « supportérisme » que dissimule ce concept de tradition ? Comment expliquer autrement ce qui sépare les « supportérismes » lillois et lensois ? En second lieu, l’exploitation d’une histoire socio-économique locale par les fabriquants du spectacle footballistique débouche sur une double confusion : l’assimilation des populations passées aux publics actuels des stades et l’homogénéisation de ceux-ci. On est alors tenté de combiner dangereusement le supporter et l’habitant du Nord-Pas-de-Calais, d’anciennes industries lourdes et la réalité économique régionale, la passion du football et les diversités culturelles locales. On ne peut pas se satisfaire d’un tel mécanisme. C’est pourquoi il faudra à la fois en rendre compte et montrer que ceux qui peuplent les tribunes n’ont pas tout en commun. L’action des dirigeants de club est-elle plus efficace lorsqu’elle repose sur un traditionalisme ? À quoi correspond l’hétérogénéité du « supportérisme » et pourquoi ne pas l’afficher clairement ?

3L’objectif de cet article est quadruple : caractériser le terrain régional par rapport à la suprématie du football en France, souligner l’intérêt d’apports historiques dans l’explication sociologique du « supportérisme », montrer comment des promoteurs du spectacle footballistique utilisent et réinventent le passé dans le but d’attirer les foules, et démontrer que la dimension explicative de la notion de tradition ne résiste pas à l’interprétation sociologique de la popularité d’un club de football. Les indicateurs à venir le suggèrent, nos contemporains apprécient de plus en plus les spectacles sportifs. Si la présence médiatique a indiscutablement accéléré ce phénomène, il reste que tous les sports n’ont pu en profiter de manière équitable. D’un côté la télévision boycotte certaines disciplines, de l’autre elle contribue à la désaffection des sites dans lesquels d’autres se donnent à voir. Mais il y a plus. La médiatisation peut également provoquer une modification formelle des mobilisations collectives autour du spectacle. L’exemple du football semble échapper partiellement à ce constat : l’affluence moyenne des stades progresse, les retransmissions des rencontres attirent plus de téléspectateurs et les styles supportéristes s’élargissent. Nous le verrons toutefois à partir de la comparaison des publics lensois et lillois des années quatre-vingt-dix, deux clubs d’un même niveau et d’une même région peuvent présenter des configurations partisanes et des niveaux de popularité différents. Cela fait-il de la tradition une variable explicative ?

Du spectacle sportif en général à celui du football en particulier

4Les émissions sportives de la télévision passent pour être les plus « rentables ». Des jeux olympiques jusqu’aux grandes compétitions de football, le spectacle sportif télévisé mobilise plusieurs milliards de téléspectateurs à travers le monde. La nature des sports télévisés s’intègre tout à fait dans les grilles des grandes chaînes de télévision. Toutefois le développement des pratiques de spectacle s’explique moins en raison de l’imaginaire démocratique qu’il diffuse que du caractère instantané de son contenu. Quoi de plus directement compréhensible que la retransmission d’une finale olympique du 100 mètres ? Qu’une rencontre de football ? Parce que la nature du spectacle sportif contient une part de compréhension instantanée, parce que les chaînes de télévision ont fait de l’audimat [**] la raison de leur existence, c’est bel et bien l’urgence mais aussi l’instantané qui justifient une programmation. Pour ces raisons, le sport est très présent à la télévision : ne peut-il pas occuper l’écran d’une chaîne plus de six heures d’affilée [6] ? Selon une étude datant de 1987 mais portant sur le milieu des années quatre-vingt [7], un peu moins des trois quarts des Français regardaient du sport à la télévision. Fait peu surprenant : le football représente le spectacle sportif le plus suivi devant le tennis, la gymnastique et le Tour de France. Mais que savons-nous de manière précise de l’état des spectacles sportifs en France ?

5Si l’on se réfère à quelques travaux en économie du sport [8], il existe un véritable marché du spectacle sportif. Il est possible de raisonner en terme d’offre et de demande et tout porte à croire que l’on se dirige vers une saturation : les spécialistes constatent une aggravation du déséquilibre offre-demande impliquant une désaffection des espaces dans lesquels on peut voir le sport à sa façon [9]. Aussi, nous devrions observer une régression des assistances aux spectacles sportifs en France, surtout si ceux-ci concernent des disciplines où existe un déséquilibre entre l’offre et la demande. Or, s’agissant du football, nous savons qu’il n’en est rien. Quant aux spectacles sportifs d’une autre nature, les données dont on dispose sont rares et imprécises. Néanmoins, d’après une enquête de l’INSEE, on sait qu’en dehors du football, ils ont attiré pratiquement deux fois moins de Français en l’espace de vingt ans (entre 1967 et 1987) [10]. Il n’est donc pas étonnant de lire sous la plume des auteurs reconnus en ce domaine que nous assistons à une « footballisation » de la société. Mais pourquoi ce spectacle-là profite-t-il le plus du développement des sports en France ? Pour Christian Bromberger, par exemple, le football représente « la bagatelle la plus importante du monde » parce qu’il se prête tout à fait à la spectacularisation [11] ; il représente ce qui se ferait de mieux en matière de support symbolique. Certes, les matchs de football ne sont pas les seuls à nous faire passer en quelques secondes d’un état émotionnel à un autre. De même, peut-on dire du football qu’il correspond à l’idéal du spectacle sportif sachant que bien d’autres sports présentent des propriétés analogues ? On peut tout autant retrouver de l’esthétisme ou même de l’incertitude dans le spectacle du rugby ou du basket-ball. Le fait est que le processus d’identification fonctionne parfaitement dans le cas du football. Voilà pourquoi il ne contente pas l’attente de l’économiste vis-à-vis d’une fonction classique de demande.

6Quelques données permettent de mesurer rapidement l’importance du football dans le système des sports : un sixième des licences sportives concerne le football, sa pratique est la seule qui soit diffusée sur l’ensemble du territoire. On peut aussi ajouter que le football est le produit de base d’un marché de la presse sportive en expansion. Tandis qu’un septième des hebdomadaires liés au sport concerne le football, un quart du nombre total d’exemplaires de la presse hebdomadaire sportive se rapporte au football. Dans la catégorie des mensuels, un huitième des titres traite uniquement du football, alors que leur part dans la diffusion s’élève à moins d’un septième [12]. La popularité du football est telle qu’elle pourrait fort bien amener les professionnels de l’information sportive à « lancer » un quotidien sur le football. Si nous n’en sommes pas là, on soulignera la modification de périodicité du titre France Football (devenu bi-hebdomadaire en 1998).

La suprématie du football

7Le football est sans conteste le sport le plus mobilisateur qui soit, sans doute le « sport du siècle » [13]. Qu’il s’agisse de la presse ou de la télévision, les bonnes performances du sport sur de tels supports reposent surtout sur le « produit football » [14] en raison de l’incertitude et de l’identification qui le structurent fortement [15]. En France, depuis une dizaine d’années maintenant, la moyenne des spectateurs présents lors des rencontres ne cesse de croître [16]. On est ainsi passé d’une moyenne de 11 500 spectateurs en 1995 dans le cadre du championnat de première division (saison 1995-1996) au seuil des 18 500 entrées payantes environ en 1998 (saison 1998-1999) [17]. Pour autant, s’agissant d’une telle popularité, il convient de reconnaître le rôle déterminant de la configuration des lieux du spectacle footballistique. En dehors du rugby mais seulement dans quelques villes (principalement celle de Toulouse), aucune autre discipline sportive ne profite d’enceintes aussi vastes, aussi aménagées et aussi confortables que celles dont disposent les grands clubs français de football. L’idée n’est pas de dire que le vide ou l’espace appelle le trafic, mais plutôt de reconnaître que les fabricants des spectacles du football bénéficient de meilleures ressources pour promouvoir leur produit. Et que dire alors de la popularité de ce spectacle sportif dans d’autres pays ? Alors que l’on ne comptabilise pas plus de trois clubs français pour lesquels la moyenne de spectateurs atteint au moins la barre des 30 000 personnes, l’Angleterre ou l’Allemagne en abritent au moins cinq. En Italie, ils sont pratiquement 40 000 en moyenne à se déplacer pour chaque match professionnel, contre un peu plus de 20 000 dans notre pays.

8Si l’on parvient à saisir globalement l’écart de popularité qui sépare les football français et anglais [18], si l’on sait que la rivalité sportive stimule les mobilisations collectives et se construit sur des conflits récurrents d’une autre espèce [19], on n’explique pas encore les différences d’un club à l’autre dans une même région, pour un même niveau et à la même époque. Avec une affluence moyenne dépassant les 30 000 spectateurs dans le cadre du championnat de première division, le stade de Lens est une place forte du football français des années quatre-vingt-dix. Toutefois, à quelques dizaines de kilomètres, l’enceinte d’un club de même niveau ne parvient pas à stimuler autant l’engouement populaire. Le Lillois est-il traditionnellement moins passionné pour le football que le Lensois ? La vérification d’une telle proposition ne peut être établie qu’au terme de plusieurs éclairages. Tout d’abord, l’usage de données historiques permettra de connaître les évolutions quantitative et qualitative des mobilisations partisanes à Lens et à Lille. Ensuite, nous proposerons une lecture du « supportérisme » officiel afin de comprendre ce qui distingue l’organisation lilloise du « modèle » lensois. Enfin, un rapide aperçu du « supportérisme » indépendant permettra de discuter une dernière fois la dimension mythique du « supportérisme » comme tradition régionale.

La popularité du football à Lille et à Lens : état des lieux

9On ne s’étonnera pas de voir que le spectacle du football attire régulièrement plusieurs milliers de spectateurs à Lille et à Lens. N’est-il pas évident d’associer un football aux vertus « déroutinisantes », à une région au passé économique douloureux [20] ? L’histoire sociale du Nord-Pas-de-Calais n’alimente-t-elle pas la thèse qui fait du « supportérisme » la manifestation d’une « stratégie du paraître » [21] ? Bien que cette région ne se soit pas encore totalement affranchie des crises liées à l’interruption progressive des industries textiles, sidérurgiques et minières, on constate aujourd’hui les effets d’importants changements sociologiques. Tandis que le processus de scolarisation a conduit à l’explosion des effectifs de l’enseignement supérieur, le Nord-Pas-de-Calais contient l’une des plus fortes proportions de jeunes de moins de 25 ans et ne figure plus en tête des régions du point de vue du nombre de demandeurs d’emploi. De telles mutations ont-elles modifié la popularité du spectacle footballistique à Lille et à Lens ? À quoi ressemblait la popularité du football dans les stades de ces clubs, alors au même niveau pendant plus de dix ans ? Connaître avec précision les affluences de ces deux stades a nécessité de rencontrer les dirigeants lensois et lillois afin de pouvoir consulter les archives officielles des deux clubs. Ceci nous a permis d’arrêter l’évolution des affluences des rencontres de championnat disputées aux stades Bollaert et Grimonprez-Jooris entre 1982 et 1995. L’intérêt de ce retour en arrière est d’éviter un constat biaisé par une vision déterminée du phénomène.

Fréquentation moyenne aux stades de Lille (série 2) et de Lens (série 1) depuis la saison 1982-1983 jusqu’à la saison 1994-1995

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Fréquentation moyenne aux stades de Lille (série 2) et de Lens (série 1) depuis la saison 1982-1983 jusqu’à la saison 1994-1995

10Au regard des chiffres des saisons 1988-1989, 1989-1990 et 1990-1991, on constate un revirement de tendance. Alors que le LOSC stagne toujours aux alentours d’une moyenne de 8 000 spectateurs, le RCL voit la fréquentation du stade Bollaert décroître rapidement (7 100, 4 900 puis 5 800 personnes). Or, prendre ces deux dernières moyennes en considération a peu de sens ici puisqu’elles correspondent aux saisons au cours desquelles le club artésien évoluait en deuxième division. Il est effectivement important de souligner la nécessité de comparer des cas où les phénomènes à démontrer sont simultanément présents (ou absents). Même si nous neutralisons la variable des résultats sportifs, nous ne pouvons occulter le biais laissé par des différences environnementales. Quand on veut comparer les affluences moyennes des deux stades, il nous paraît essentiel que les clubs concernés évoluent au même niveau. Cela garantit un nombre de confrontations invariable d’un club à l’autre, des adversaires identiques, une couverture médiatique similaire, etc. Par conséquent, compte tenu des résultats présentés dans ce graphique, on peut conclure que le Racing Club de Lens possède un réservoir de spectateurs plus important que le club nordiste.

11Selon notre découpage, la fréquentation moyenne au stade Grimonprez-Jooris n’a jamais excédé les 10 000 spectateurs. On remarque même une légère diminution, lente et progressive, comme si les « défections naturelles » n’étaient pas renouvelées. En revanche, l’évolution lensoise présente un tracé plus saccadé. Ici, la réussite et l’échec sportifs semblent marquer davantage la mobilisation du public. Néanmoins, les fréquentations lors des trois dernières saisons présentées dépassent le seuil des 20 000 spectateurs. Cette situation est remarquable si l’on tient compte des performances sportives du RC Lens à ces moments (équivalentes à celles d’un club de première partie de « tableau »). Sur ces 13 saisons, la fréquentation moyenne au stade Bollaert est supérieure à celle de Grimonprez-Jooris avec un coefficient multiplicateur proche de 1,7 point.

12Comprendre le « supportérisme » à travers le prisme de l’organisation actuelle nécessite d’analyser le passé du Racing Club de Lens et du Lille Olympique Sporting Club. Comment le « supportérisme » a-t-il évolué dans le temps ? En quoi des événements passés conditionnent-ils les réseaux de supporters aujourd’hui ? Peut-on saisir la popularité d’un club de football à travers les actions d’anciens dirigeants ? Nous proposons de discuter ici de l’histoire des « supportérismes » lensois et lillois afin de montrer que les partisaneries collectives du football évoluent en fonction de divers facteurs : les manières de fabriquer le spectacle footballistique, les stratégies des dirigeants de clubs. Ces quelques rappels historiques [22] permettront d’infirmer l’idée selon laquelle la tradition se trouverait à l’origine de ce qui fait d’un match de football « un terrain privilégié à l’affirmation des appartenances collectives » [23].

Comprendre le « supportérisme » actuel des clubs en tenant compte de leur passé

13Parce que le « supportérisme » n’est pas immuable, la section suivante a donc pour objectif d’éclairer la situation supportériste d’aujourd’hui à partir de données relatives au passé. Elles révéleront rapidement les parcours des clubs lensois et lillois, l’importance de tel ou tel acteur dans le destin sportif de ces clubs ainsi que le caractère fluctuant de leur popularité. Ces informations proviennent en grande partie du dépouillement d’archives régionales, d’entretiens effectués auprès de supporters « expérimentés », d’anciens joueurs lillois et lensois [24].

14Fondé en 1945 à partir d’une fusion entre l’Olympique lillois (1902) et le Sporting Club de Fives (1902 également), le Lille Olympique Sporting Club (LOSC) connaîtra la gloire sportive jusqu’au milieu des années cinquante. Le club accumule les titres et remporte même trois Coupes de France d’affilée à partir de 1946. À cette époque, le LOSC compte environ 10 000 spectateurs en moyenne dans son stade et peut compter sur le soutien d’une cinquantaine de sections implantées dans les cafés et regroupées dans le club de supporters Allez Lille. Si les sections principales contenaient jusqu’à 300 membres, Allez Lille rassemblait au total 5 000 sympathisants issus de la ville de Lille, de sa proche banlieue et des environs.

15Malgré l’importance de ce réseau de supporters, les dirigeants d’Allez Lille n’étaient pas formellement estimés et ne participaient pas par exemple au conseil d’administration du club. Et lorsque le LOSC rejoint le Club Olympique de Roubaix-Tourcoing en deuxième division en 1956, c’est une nouvelle période du « supportérisme » qui commence à Lille. L’accession du club l’année suivante au plus haut niveau du football français ne réglera pas des problèmes structurels profonds. Les difficultés financières sont lourdes et commandent aux responsables du club d’impliquer davantage des partenaires privés ; les supporters sont eux aussi sollicités, mais ne gagnent pas pour autant plus de considération. L’engagement de la municipalité et l’intégration des supporters parmi les dirigeants du LOSC ne bouleversent pas le destin sportif d’un club trop longtemps aveugle. Au milieu des années soixante Allez Lille ne compte plus que 1 500 adhérents, le nombre des sections a chuté de plus de 30 % depuis les années cinquante, et le LOSC redescend en deuxième division. En dépit de la pression des supporters sur la municipalité pour l’amener à s’investir dans le club, le LOSC perd son statut professionnel vers la fin des années soixante. Le stade Jooris apparaît alors encore plus vétuste, les tribunes plus vides et l’avenir du football à Lille très incertain. Que s’est-il passé, dans le même temps, à moins de cinquante kilomètres de là ?

16Créé au début du siècle (1906), le Racing Club de Lens (RCL) doit finalement sa popularité à quelques industriels lillois. À ses débuts, en effet, le club ne représente qu’un élément parmi d’autres du football dans le Nord-Pas-de-Calais, un « bon club » du district Artois [25]. Après avoir accédé à l’élite régionale à la fin des années vingt, le club entame sa professionnalisation grâce à la Société des mines de Lens fondée par d’importants acteurs économiques lillois. Celle-ci participe à une nouvelle capitalisation du club, en assure la gestion financière et lui offre le stade Félix Bollaert. La Société des mines de Lens prend alors en main la destinée du RCL et de ses supporters rassemblés depuis 1926 autour du Supporters Club Lensois. Contrairement à son voisin lillois, le RCL n’a pas attendu de rencontrer des difficultés à la fois financières et d’affluence dans son stade pour impliquer les supporters dans le club. Ainsi dès l’obtention de son statut professionnel, le RCL intègre un représentant du Supporters Club Lensois dans son conseil d’administration. Parce qu’elle n’a pas brisé l’association RCL-Société des mines de Lens, la seconde guerre mondiale ne viendra pas enrayer la progression du club lensois. Les années de restructurations économiques produiront pourtant le phénomène inverse tant le football semble futile aux yeux de nouveaux dirigeants de l’industrie du charbon. Mais devant un contexte social houleux, voyant dans le football un moyen de calmer les tensions sociales liées aux conditions de vie des mineurs et de leur famille, les responsables des Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais (HBNPC) reprennent le club en main.

17Les aides financières en direction du club et des supporters augmentent donc, et les HBNPC contribuent aussi à la popularité du football lorsqu’elles assurent par exemple le transport de spectateurs vers le stade Bollaert. Au milieu des années cinquante le nombre de spectateurs s’accroît dans la cinquantaine de sections que compte le Supporters Club Lensois. Le RC Lens connaît alors des heures de gloire, et ses exploits sont suivis par une affluence moyenne de 15 000 spectateurs pendant que le Lille OSC commence à « souffrir ». Avec la crise de l’industrie charbonnière survenue au cours des années soixante, le RC Lens vacille, et ses supporters le quittent. Comme si une nouvelle vie sociale à l’air libre avait empêché le football de continuer à éblouir les masses.

18Les situations que traversent les clubs de Lille et de Lens illustrent tout à fait la crise du football dans la région Nord-Pas-de-Calais à cette époque. Le plus souvent dépendants des acteurs économiques locaux, d’une période de croissance des activités industrielles, les clubs ne se sont pas préparés aux bouleversements socio-économiques. Les dirigeants des clubs ont négligé leur avenir, plaçant ainsi les supporters à la merci d’un désengagement financier. Lors de la saison 1968-1969, tandis que le LOSC affronte l’équipe d’Angoulême et le RC Lens la formation de Besançon, on dénombre 1 600 spectateurs dans chaque stade. Et si ces chiffres traduisent un déplacement de la valeur sociale du spectacle footballistique, ils sont aussi la marque d’un football lâché par des investisseurs qui n’ont plus les moyens de l’entretenir.

19Ainsi de nombreux clubs commencent une lente descente dans la hiérarchie du football français ; ils entraînent avec eux des sommes de passions individuelles. Certes les événements de la fin des années soixante ne sont que des péripéties pour le RC Lens et le Lille OSC, mais la plupart des clubs régionaux ne seront pas en mesure d’entamer adroitement une réorganisation obligatoire. Pire même, parmi eux quelques-uns ne supporteront pas la nouvelle mutation du football français à partir du milieu des années quatre-vingts. Par exemple, l’Union sportive de Dunkerque littoral évolue aujourd’hui en championnat de France amateur après avoir été le doyen des clubs de deuxième division. Comme le club de Nœux-les-Mines, une ville proche de Béthune, qui végète à présent en championnat de ligue aux côtés du principal club d’Arras. Et que dire des clubs rattachés à d’anciennes communes minières situées dans le « Pays Noir » [26] ? Les clubs d’Aniche ou de Bully-les-Mines ne sont-ils pas devenus de « petites » formations d’amateurs ? Peut-on croire qu’ils sortiront de l’anonymat des championnats de district ? Nous pourrions aisément multiplier les exemples de clubs au passé glorieux mais au quotidien ordinaire. Autant de situations sur lesquelles repose un lieu commun régulièrement au cœur des discussions d’une « société du samedi » qui nous dit qu’un club ne dure qu’un temps.

20En dehors de rares performances sportives mobilisant jusqu’à 25 000 spectateurs, le LOSC des années 1970-1980 n’attire pas plus de 10 000 personnes en moyenne dans son stade. Malgré les efforts de la municipalité impliquée dans la construction du stade Grimonprez-Jooris et d’un centre de formation en 1975, en dépit d’un renouvellement de la capitalisation du club, le LOSC ne figure pas parmi les meilleures équipes de football sur le plan national. Affaibli par une série de dysfonctionnements internes, engourdi par de nombreux embarras financiers, le spectacle du football à Lille ne mobilise plus les foules. Alors que certains clubs sortent de l’ornière de la deuxième division à grande vitesse, le LOSC débute une restructuration plus sage. La municipalité lilloise nomme Bernard Lecomte à la présidence du club afin d’assainir les finances et de restaurer le produit « football » dans la métropole. On signe des partenariats avec les clubs environnants et la société des transports urbains lillois prend en charge le transport de jeunes pratiquants. On crée ainsi les bases d’un « supportérisme » largement assisté. Par ailleurs, la direction du club relance l’intérêt de son centre de formation en l’utilisant abondamment. En quelques années, le LOSC retrouve une forte identité régionale et ses finances sont stabilisées.

21Dans le même temps, le réseau traditionnel du « supportérisme » perd peu à peu de sa substance. On ne compte plus qu’une dizaine de sections rassemblées autour du club de supporters Allez Lille. Ces groupements sont vieillissants, peu créatifs et les dirigeants du LOSC décident de créer un nouveau club de supporters appelés En Avant le LOSC (fédérant les sections du disparu Allez Lille). Étroitement lié aux instances dirigeantes du LOSC, En Avant le LOSC tente de ranimer les partisaneries locales. Des réunions entre responsables de sections se succèdent au siège du club ou dans des salons du groupe hôtelier Accor, une politique de rapprochement s’opère entre les quelques sections restantes et les Dogues Virage Est. Certes, si la volonté des dirigeants du Lille Olympique Sporting Club de fédérer totalement ses « supportérismes » débouche sur un échec, elle modifie quelque peu les paysage de la partisanerie au niveau local. Ainsi les Dogues Virage Est, le plus puissant groupe de supporters indépendants dans le Nord-Pas-de-Calais, représentent toujours le principal foyer de contestation mais reconnaissent la qualité du travail du président Lecomte et de son équipe.

22Le renouveau du Racing Club de Lens à partir des années soixante-dix est indissociable de l’action municipale et de son maire, André Delelis. Sitôt le retrait des Houillères consommé, la mairie de Lens prend en charge le club. De nouveaux joueurs intègrent l’équipe alors amateur en échange d’emplois municipaux. La mairie gère le club et l’entretien d’un stade appartenant encore aux Houillères du bassin du Nord-Pas-de-Calais. Mais le public lensois ne se mobilise massivement qu’en de rares occasions (au début des années soixante-dix). Elles suffisent pourtant à recréer un engouement populaire, à diffuser l’image positive d’un club de football au niveau régional. Ainsi, les affluences au stade Bollaert progressent et atteignent même le seuil des 17 000 spectateurs en moyenne au milieu des années soixante-dix. Le Racing Club de Lens entame alors un redressement dans la hiérarchie du football français et il se qualifie pour la Coupe d’Europe des vainqueurs de coupes en 1976. Le réseau des supporters se développe, le nombre des sections progresse, y compris hors des frontières du département du Pas-de-Calais. Comme pour le LOSC à la même époque, la mairie participe activement à la reconstruction du club mais bénéficie pour sa part de résultats sportifs tout à fait favorables [27]. La mairie participe à la création d’un centre de formation, obtient la propriété du stade Bollaert et entreprend son agrandissement.

23La municipalité lensoise réalise également une véritable politique de rapprochement avec les supporters. Une réunion annuelle est organisée entre les dirigeants du club, les joueurs, l’entraîneur et les supporters (des membres des groupements de l’époque : le Supporters Club Lensois et Allez Lens jusqu’à la fin des années quatre-vingts). Ce moment de la saison est déterminant. D’une part il permet aux supporters de constater combien on les considère, et d’autre part de se valoriser en remettant d’importantes sommes d’argent aux dirigeants du Racing Club de Lens [28]. Cette réunion figure toujours au programme du RC Lens, remplit des fonctions identiques et donne en outre l’occasion aux dirigeants d’affirmer ce qu’est un « bon » supporter. Le mécanisme fonctionne parfaitement si bien que le public lensois bénéficie d’une « bonne » image auprès des instances du football français. Forte de cette ressource, la mairie de Lens proposera son stade dans le cadre du Championnat d’Europe des Nations de 1984. Le stade Bollaert sera alors une nouvelle fois rénové et sa capacité d’accueil sera ainsi portée à 50 000 places.

24Quoique profitant d’un contexte privilégié, le RCL ne résiste pas aux nouvelles exigences du football professionnel moderne. Ainsi, le club « descend » en deuxième division et la vérité du terrain ne lui permet pas de retrouver rapidement la première division. Dirigé alors par Gervais Martel, un responsable d’entreprises, le club obtient cependant le droit de rejoindre l’élite aux dépens de clubs à la situation financière jugée catastrophique par la Ligue Nationale de Football. Le RC Lens se développe alors sur le modèle des meilleurs clubs français, les partenaires économiques jouent un rôle majeur et les affluences du stade Bollaert « explosent ». Une telle transformation ne brisera pourtant pas l’image du club, elle ne changera pas non plus le comportement moyen du supporter lensois. Très souvent primé, « le peuple de Bollaert » est célébré à la fois par la majorité des joueurs professionnels français et par une bonne partie de la population des supporters [29]. Aussi, en partie grâce à lui, le RCL a de nouveau été choisi pour accueillir des rencontres d’une grande compétition internationale, la Coupe du Monde de football en 1998.

25À Lille comme à Lens donc, les événements sportifs ont une grande influence sur les mobilisations des supporters. Pourtant, si le RCL bénéficie depuis quelques années d’une plus grande popularité, il le doit autant au parcours sportif des joueurs lensois qu’à une action ou politique municipale efficace. De même, la domination du LOSC sur le football français au cours des années cinquante s’expliquait par l’action prononcée de partenaires privés. On ne doit donc pas concevoir la popularité d’un club sans tenir compte de l’activité de l’ensemble des acteurs de ce club. Nos références socio-historiques le montrent, la réussite sportive d’une équipe de footballeurs professionnels stimule les mobilisations partisanes mais ne survit pas au désengagement financier des promoteurs.

L’organisation actuelle des « supportérismes » lillois et lensois

26Les mobilisations des supporters lensois et lillois possèdent d’autres facteurs plus ou moins déterminants. Si les infrastructures autoroutières de la région ne semblent pas vraiment avantager un club en particulier, on ne peut en dire autant s’agissant de la configuration des stades ou des aires de stationnement prévues pour accueillir les véhicules des spectateurs. S’il n’y a qu’un seul véritable emplacement autour du stade lillois (le parking du Champ de Mars est relativement vaste), « Félix Bollaert » est entouré d’une multitude de petites parcelles de stationnement et bénéficie aussi d’un vaste emplacement. Les prestations sont de meilleure qualité à Lens puisque chacun peut profiter d’un réseau d’emplacements pour voitures et bus d’une forte densité. Il y a une plus grande fluidité dans les départs et les arrivées des spectateurs. En revanche, le cas lillois se caractérise par une concentration des aires de stationnement. Si une telle configuration permet à chacun de laisser le véhicule aux abords même du stade, cela a pour conséquence de compliquer le trafic des arrivées et des départs. Ainsi, si l’on observe l’extérieur du stade Grimonprez-Jooris les soirs de championnat, on remarque une forte concentration de véhicules le long des axes routiers tandis que le parking du Champ de Mars est sous-exploité. Certes, cela traduit un faible niveau de fréquentation au stade, mais aussi un désintérêt du public pour cette prestation jugée peu souple. Pour importante qu’elle soit, la question des aires de stationnement n’est pas aussi déterminante que les politiques tarifaires et autres éléments organisationnels mis en place par les clubs.

27La volonté de connaître les politiques commerciales du RC Lens et du Lille OSC nous a amenés à rencontrer les responsables des politiques tarifaires et des campagnes d’abonnement. À ce niveau de l’organisation des clubs, rien n’est laissé au hasard et l’on cite bien souvent de véritables professionnels du secteur marchand. À Lens, le responsable commercial n’est autre qu’un ancien gérant d’enseignes de la moyenne distribution, un temps partenaires du club lensois. Si un ancien joueur lillois occupait la même fonction jusqu’à la moitié des années quatre-vingt-dix à Lille, le département commercial du LOSC était placé sous la direction d’un ancien élève d’une grande école de commerce française jusqu’à la fin de la saison 1998-1999. Bien que chacun possède une trajectoire qui lui est propre (d’autodidacte à Lens, universitaire à Lille), les outils de leurs activités professionnelles sont à peu près équivalents, sachant qu’il existe des différences quant aux objectifs poursuivis.

28Comme nous le remarquions sur le graphique relatif aux affluences, la fréquentation moyenne du stade de Lille oscille autour de 8 000 spectateurs depuis plus de dix ans. C’est pratiquement trois fois moins qu’au stade Bollaert en 1996, et quatre fois moins si l’on tient compte de la moyenne de ce stade en 1999 (la comparaison est faisable puisque le RC Lens évolue en première division, comme si celui-ci avait profité de la relégation du LOSC en deuxième division). Évidemment, si l’on se réfère à la capacité des deux stades, on passe environ du simple au double et on minimise alors un tel résultat. Bien que ce constat n’ait pas de sens puisque le LOSC ne remplit Grimonprez-Jooris qu’en de rares occasions, un tel facteur prend toute son importance quand on sait que le nombre d’emplacements « populaires » est indexé sur la capacité totale d’une enceinte sportive [30].Voyons ce qui différencie les clubs lillois et lensois du point de vue des prestations destinées au public en général (lors de la saison 1994-1995).

tableau im2
(a) Magazine Sang et Or, 10 000 exemplaires, mensuel, 40 p., 20 F.
(b) Magazine du LOSC, entre 5 000 et 10 000 exemplaires, bimensuel, 20 p., gratuit.

29Finalement, ce type d’indicateurs ne fournit pas de raison pour expliquer les écarts de popularité d’un stade à l’autre. Ils ne permettent ni d’expliquer la progression des affluences au stade Bollaert, ni l’essoufflement remarqué à Grimonprez-Jooris. Donc, nous ne pouvons utiliser ces données pour expliquer les écarts du point de vue de la situation du « supportérisme » dans chaque stade, à moins bien sûr de constater de fortes divergences en matière de gestion du « supportérisme ». Sur ce point, la méthode de l’entretien a considérablement fait progresser la compréhension. Tradition d’un côté, rouage d’un imprécis processus de socialisation de l’autre, les responsables commerciaux du RC Lens et du Lille OSC ne manquent pas d’ingéniosité pour dissimuler les intentions purement commerciales qui structurent les politiques des clubs en matière de « gestion des supporters ».

30Que faut-il faire lorsque les performances sportives ne déclenchent pas les passions partisanes ? Faut-il attendre un changement au niveau de l’environnement social ? Faut-il attendre moins de concurrence à l’intérieur de l’espace des pratiques récréatives sur un plan local ? Faut-il compter sur la résurgence d’une tradition interrompue ? Les dirigeants loscistes ont en réalité décidé d’appliquer une démarche commerciale plutôt classique : puisque les spectateurs ne se déplacent pas jusqu’à Grimonprez-Jooris, « soldons » le prix des places tout en assurant une grande partie du coût des transports ! Le club a bien compris l’intérêt d’un élargissement et d’un enracinement de son image tout autour de la métropole nordiste. Après avoir constaté les premiers effets d’une opération baptisée Pass’Foot, les responsables se sont engagés dans une politique de diversification des groupes de personnes concernés : quartiers certes, mais aussi clubs de football environnants, écoles, etc. Dans l’ensemble et au milieu des années quatre-vingt-dix, ce procédé aura permis au LOSC d’augmenter son affluence moyenne de 1 000 spectateurs environ. Ils espèrent sans doute qu’une bonne partie d’entre eux fournira tout un contingent de supporters, c’est-à-dire des spectateurs à la mobilisation régulière et inscrite dans le groupement officiel du LOSC. De quoi en faire un club « traditionnellement populaire »? Contrairement à un RC Lens « sélectionneur », le LOSC appliquait donc une véritable politique de reconquête du public en concentrant ses efforts sur de nouveaux spectateurs. Selon un dirigeant interrogé, le LOSC était contraint d’agir de la sorte tant il supportait les conséquences d’anciens problèmes structurels :

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« Sur dix ans, le club a connu sept présidents, une dizaine d’entraîneurs et d’incessants changements de dirigeants. En plus, on a connu une juxtaposition de dirigeants-salariés, on avait des décideurs et des exécutants frustrés ».

32Un tel discours montre à quel point les dysfonctionnements organisationnels participent au déclin de la popularité d’un club de football. Comme si l’absence d’un véritable « commandant de bord » démotivait les passagers.

33La tâche des dirigeants d’un LOSC affaibli revient à corriger « l’erreur organisationnelle » d’un sport-spectacle qui n’offre pas toujours le spectacle de l’égalité. Bien que les instances du football français visent précisément à éliminer ce type d’expérience de l’inégalité en créant différentes divisions finissant par isoler et regrouper l’élite, il y a immanquablement des dysfonctionnements surtout significatifs lorsque l’équipe en question possède un passé glorieux et côtoie un adversaire plus chanceux. En se rapprochant lentement de la relégation, le LOSC a perdu de sa capacité mobilisatrice. Ses affluences moyennes ont régressé progressivement parce que ne pas faire partie du jeu de l’incertitude « fait toujours planer une menace d’impopularité ou de défaveur, de dés-affection ». La situation lensoise est tout autre.

34Si l’on se réfère une nouvelle fois à notre découpage, on constate que le stade Bollaert n’a pas toujours été un haut lieu du sport dans la région Nord-Pas-de-Calais [31]. Comment peut-on expliquer l’augmentation de la popularité entre les saisons passées en deuxième division, et la période actuelle depuis 1991 ? Pourquoi les deux clubs n’étaient-ils pas suivis par autant de spectateurs alors qu’ils évoluaient au même niveau ? Comme nous l’exposions au cours des quelques rappels historiques, le RC Lens a profité d’un engagement municipal sans précédent, tandis que le LOSC était déchiré entre les arrivées et les départs des équipes dirigeantes. Cette succession de modèles organisationnels a donc considérablement affaibli un club qui, rappelons-le, ne connaissait pas la réussite sportive. Mais si l’on reprend le propos de Paul Yonnet, le sport-spectacle fonctionne parce qu’il dépend de l’action de deux « carburants », l’incertitude et l’identification. Il n’y a pas de sport-spectacle sans les phénomènes d’identification et d’incertitude. Or, comme le rappelle l’auteur, l’incertitude est organisée parce qu’il arrive que l’on recherche ou que l’on fabrique des rivaux. Ce point de vue est tout à fait recevable dans le cas d’un sportif — d’une équipe de football — qui domine sa discipline, mais qu’en est-il lorsque ce n’est pas le cas ? D’où peut bien provenir l’incertitude lorsqu’un sportif — une équipe de football — n’est pas dans une situation de domination ?

35Nous venons de montrer que le LOSC, loin de délaisser l’aspect organisationnel de sa tâche, n’était pas parvenu à s’accommoder d’un manque d’incertitudes et que, ce faisant, il se trouvait dans l’obligation « d’aller chercher » des personnes pour en faire des spectateurs. En deuxième division, le RC Lens ne parvenait que difficilement à intéresser plus de 5 000 spectateurs au stade Bollaert. À cette époque, l’essentiel de la population du stade était des supporters, c’est-à-dire des membres des sections et des groupes indépendants, même si l’on rencontrait quelques centaines de simples spectateurs. Pendant une bonne partie des saisons de deuxième division (1989-1990, 1990-1991), le RC Lens ne participait pas au jeu de l’égalité. Comme le LOSC en première division, le club artésien parvenait à se maintenir au milieu du classement. Et on peut affirmer qu’il n’existait aucune forme réelle de challenge, aucune sorte d’incertitude prononcée de sorte que le sport-spectacle débouchait sur un désintérêt du plus grand nombre. Pire même, le club fut un temps aux portes de la relégation en troisième division. Pourtant, à la suite d’une large victoire, le Racing Club de Lens entama une ascension qui le mena jusqu’à l’épreuve des barrages d’accession en première division. Ainsi, de semaine en semaine, les joueurs lensois contribuèrent à recréer de l’incertitude : celle d’une remontée extraordinaire, depuis une place de relégable en deuxième division jusqu’à celle d’un prétendant au titre de champion de deuxième division. C’est en partie grâce à cette trajectoire que la moyenne du stade Bollaert n’a pas été inférieure à 5 000 spectateurs à cette époque [32].

36Lorsque nous comparons les situations lilloise et lensoise, il faut bien se garder de considérer que l’analogie est totale. Bien que les données retenues pour ce travail se rapportent à deux clubs de première division, elles ne doivent pas dissimuler les structures de base de chacun des sports-spectacles au niveau local. D’un côté le club de Lens se situait dans une phase ascendante, de l’autre les Lillois connaissaient les derniers moments de leur passage en première division. Cette précision est fondamentale puisque les niveaux d’incertitude ne sont pas les mêmes, et que les processus identificatoires sont étroitement liés à la présence — ou à l’absence — d’une équipe dans le jeu de l’égalité. Néanmoins, il ne faudrait pas non plus minimiser les dispositions organisationnelles prises par les dirigeants lensois au cours de cette phase ascendante. Autant les Lillois tentèrent de sauvegarder le peu d’enthousiasme dans le stade Grimonprez-Jooris, autant les Lensois surent profiter d’un nouvel élan au niveau local pour bâtir une popularité qui ne cesse de s’accroître depuis. Quant à la gestion du public dans sa globalité, il convient de reconnaître le rôle déterminant de l’action organisationnelle des équipes dirigeantes tout en intégrant l’influence de la variable « résultats sportifs ». Ce facteur organisationnel est-il également déterminant dans l’explication d’une réalité supportériste ?

L’organisation du « supportérisme » officiel

37La comparaison des réseaux officiels du « supportérisme » — le Supp’R’Lens d’un côté, En Avant le LOSC de l’autre — vaut pour les saisons 1995-1996 et 1996-1997. À cette époque, le RC Lens et le Lille OSC évoluaient en première division. La structuration des clubs de supporters peut être appréhendée de deux manières. On peut d’une part considérer qu’elle représente une conséquence des politiques de gestion du public, ou alors la signifier comme étant le principal détonateur de ces mêmes politiques. On ne parlera donc pas de tradition. Si l’on s’intéresse au cas lillois, tout nous incite à interpréter En Avant le LOSC, l’action de ses dirigeants et leurs rapports avec les responsables du LOSC comme une entité qui est à organiser plus qu’elle n’organise.

38Comme les dirigeants considèrent que l’état actuel du « supportérisme » officiel découle des erreurs du passé, la principale finalité des activités de gestion sera de rénover, voire de reconstruire, une structure plus moderne. On voudra développer le nombre des sections, stimuler la participation des supporters au spectacle des tribunes, mettre en forme un véritable réseau de soutien. Avant tout, les dirigeants du LOSC se préoccupent de maintenir les structures, de favoriser l’intégration des sections les plus récentes, d’encourager l’installation de partisans lillois en dehors de l’aire métropolitaine [33]. À Lille, au milieu des années quatre-vingt-dix, la gestion du « supportérisme » était donc conditionnée par l’état d’En Avant le LOSC, par la sauvegarde des dernières sections. On a donc reporté les prochaines grandes orientations de développement, mis en place des politiques de l’urgence, réorganisé les réseaux de soutien précédents, tout en apaisant de nouvelles tensions par la méthode du non-dit. En revanche, la politique des dirigeants lensois à l’égard de leurs supporters officiels est différente puisque le RCL connaît davantage de facilités de gestion. Il n’est plus question ici d’augmenter le nombre de groupements affiliés au Supp’R’Lens ; les efforts se portent essentiellement sur l’entretien d’un réseau très dense. On fabrique alors un mécanisme de mise en concurrence, on valorise les sections les plus performantes, on plébiscite les comportements jugés « fair-play ». Les supporters officiels ne sont donc pas seulement plus nombreux à Lens qu’à Lille, le Racing Club de Lens a surtout davantage de moyens pour mettre en place une politique supportériste plus précise.

Que représente donc un club officiel de supporters ?

39Les années quatre-vingt-dix sont celles de la centralisation du « supportérisme » en France. Craignant une multiplication des violences à l’intérieur des stades, l’administration centrale du football français encourage l’ensemble des clubs professionnels à se doter d’un organe de gestion du public, à se rapprocher des supporters. L’idée est de fédérer les diverses tendances partisanes, de les placer sous l’autorité organisationnelle d’une nouvelle structure, de centraliser les passions afin de limiter le volume des actes déviants dans les tribunes. Créé en 1991, le Supp’R’Lens rassemble donc les sections dérivées d’Allez Lens, du Supporters Club Lensois ainsi que de nouvelles associations. La création d’En Avant le LOSC remonte à la même époque et repose sur les bases de nouveaux groupements et des sections jusque-là rassemblées autour d’Allez Lille[34]. À Lille comme à Lens, les dirigeants des sections ne sont pas nommés par des organes de centralisation.

40La création des clubs officiels s’inscrit en fait dans une démarche de modernisation du « supportérisme ». D’une part cela permet aux clubs de football de satisfaire aux impératifs de sécurité et d’autre part, d’obtenir une place de choix parmi les manières de soutenir une équipe. Il y a donc deux façons de concevoir la fonction des clubs officiels : soit ils servent les intérêts de chacun puisqu’ils concourent à l’ordre public, soit ils effacent les identités des groupes qui les composent au profit d’une homogénéité autrement intéressante. Ce qui rend difficile l’analyse des réseaux officiels de supporters découle de la capacité à mesurer justement le poids de l’une ou l’autre dimension de la démarche. Des deux fonctions, laquelle guide réellement la politique des dirigeants des clubs ? Eu égard à la libéralisation du monde du football professionnel, peut-on croire encore aux décisions avant tout consacrées aux supporters ? Les dirigeants des clubs s’adressent-ils vraiment à la population des stades, à son bien-être et à sa sécurité ?

41Quoique dépendante des décisions des clubs, l’organisation générale du Supp’R’Lens et d’En Avant le LOSC repose en grande partie sur l’activité des supporters eux-mêmes. Structurée à partir des statuts d’une association de type loi 1901, chaque section a un président, un trésorier et un secrétaire. Le plus souvent situé dans un café, le siège de la section est un espace où se mêlent supporters et clients, une aire de sociabilité aux contours informels. Les membres de la section s’y retrouvent plus ou moins régulièrement au cours de la semaine, préparent leur déplacement jusqu’au stade ou lors des rencontres à l’extérieur, organisent des opérations qu’ils développeront dans les tribunes et entretiennent par de nombreuses discussions leur passion du football. Être membre d’une section apporte, nous l’avons dit, un certain nombre d’avantages : l’accès prioritaire aux places, des réductions sur le prix des abonnements, un abaissement du coût des déplacements.

42En lui-même donc, le club officiel constitue une ressource pour ses adhérents comme pour les clubs de football qui en sont à l’origine. Posséder une carte du Supp’R’Lens ou d’En Avant le LOSC ne démontre donc pas seulement un attachement aux équipes du LOSC et du RCL, c’est un moyen pour un supporter de profiter d’un réseau de sociabilité préétabli tout en continuant à vivre sa passion à moindre frais (si on compare un « carté » avec un supporter isolé). Il la pratiquera ainsi de façon collective, dans un groupe étroitement lié aux desseins des dirigeants des clubs de football. Pénétré et entretenu en partie par le club, activé par une somme de comportements partisans, le club officiel de supporters symbolise la marque idéale de réalisation du processus d’identification. En cela, ses caractéristiques nous renseignent à propos de la popularité d’un club de football au niveau local. Il est aujourd’hui le moyen de promotion des clubs, l’organisation par laquelle se construisent les identités partisanes, l’acteur le plus puissant des engagements dans le spectacle footballistique. En outre, de son attitude générale dépendra l’image du club tout entier, et il apporte ainsi un capital symbolique dont on tient compte aujourd’hui avant d’investir dans le destin sportif d’une équipe. Qu’il s’agisse de Lille ou de Lens, le club central de supporters est au cœur des politiques publicitaires. Toutefois, d’un club à l’autre, toutes les considérations et les politiques ne se valent pas.

43Plusieurs figures composent le monde de la gestion des foules sportives : on peut rencontrer des dirigeants soucieux de dynamiser le « supportérisme » sans pour autant risquer de froisser les acteurs, des animateurs dont l’activité se limite à la sélection des éléments d’un réseau très dense, des responsables d’organisations prisonniers d’une activité timorée ou de véritables managers du « supportérisme ». Contrairement à celle du LOSC, l’organisation lensoise est stable. Ses dirigeants sont certes nommés, eux aussi, par les responsables du RCL, mais ils restent en place plusieurs années. Comme le partage d’un même mode de vie par des footballeurs et des supporters facilite les phénomènes d’identification, la proximité sociale entre les dirigeants du Supp’R’Lens et les membres des directoires des sections constitue un facteur de poids pour expliquer une symbiose apparente. De plus, nous avons pu le constater lors de diverses réunions de supporters, les dirigeants du Supp’R’Lens ne sont pas exactement « parachutés » par le RCL. Ainsi, le président du Supp’R’Lens est un ancien partisan de base issu des précédentes organisations supportéristes du Racing Club de Lens. Son parcours est connu de tous, il n’a d’ailleurs jamais été rappelé lors des assemblées générales de sections. Il n’existe pas de responsable de section qui ne l’ait pas rencontré. Il se déplace plus ou moins régulièrement dans les cafés abritant les supporters officiels, participe personnellement aux parrainages des sections, réside dans une maison traditionnelle bâtie par la Société des mines de Lens. L’influence de l’action des dirigeants nous semble déterminante pour comprendre une partie de la mobilisation des sections.

44Les rencontres entre supporters lensois et dirigeants du Supp’R’Lens sont de trois ordres. Premièrement, des contacts sont provoqués par les présidents de sections au siège du groupement demandeur ; ils ne concernent que les acteurs locaux et quelques figures de l’organisation centrale lensoise. Deuxièmement, les responsables lensois mettent en place des réunions mensuelles au cours desquelles on évoque les principes de base du « supportérisme », les futures opérations collectives ainsi que les résultats des précédentes. Il est frappant de voir ce qui distingue ce type de réunion à Lille et à Lens ; cette forme de rassemblement ne se déroule pas de la même manière. À Lens, il s’agit avant tout d’une réunion de travail : les prises de paroles sont certes spontanées (encore que nous ne soyons pas certains qu’elles le soient toutes) mais leur contenu est parfaitement préparé. À Lille en revanche, le déroulement est plus désordonné : les discussions rebondissent les unes sur les autres, des moments passent sans qu’aucun supporter ne prenne la parole, obligeant ainsi le président d’En Avant le LOSC à réagir sans grand effet. Comme une méfiance semble investir une partie des relations, l’atmosphère paraît parfois lourde et n’est pas très favorable à l’activité. Troisièmement, il y a une réunion hautement formalisée, elle est organisée conjointement par le RCL et le Supp’R’Lens qui se déroule une fois par an. L’Assemblée générale des clubs de supporters du RCL rassemble jusqu’à 500 personnes, depuis le maire de la ville de Lens jusqu’au « carté » sans grande responsabilité [35]. Placée sous l’autorité du président du Supp’R’Lens, l’Assemblée générale représente un moment déterminant dans la vie des sections et des relations qu’elles entretiennent avec leur organe de rassemblement. Les dirigeants du Supp’R’Lens font ici l’éloge des partisaneries, citent des groupements aux potentiels croissants. Alors que l’ensemble s’achève sur un débat public généralement rythmé par des questions de supporters à propos du jeu et des joueurs, il n’est pas réellement question d’entendre les doléances des uns et des autres. Avant tout et contrairement à ce que l’on a pu constater du côté d’En Avant le LOSC, ce sont les dirigeants du Supp’R’Lens et leurs invités (les joueurs, le président du RCL, le maire de la ville, l’entraîneur de l’équipe…) qui gèrent le contenu des discours. Les réclamations et les autres critiques ne sont pas de mise lors de l’Assemblée générale ; l’ensemble des communications doit pouvoir être interprété de manière positive par tous les acteurs conviés.

45L’Assemblée générale des supporters lensois est, nous l’avons dit plus haut, une manifestation quasiment exceptionnelle dans le champ du football professionnel français. Elle correspond à un temps fort du club, elle est déterminante pour de nombreux supporters et largement attendue par les médias de la région. Conscients des enjeux qui lui sont liés, les dirigeants du RCL et du Supp’R’Lens ne laissent rien au hasard : il s’agit de démontrer aux journalistes, et donc indirectement aux gens qui s’intéressent au football dans la région, que le RCL estime ses supporters, qu’il sait les recevoir et les écouter, qu’il domine la situation en matière de gestion du public. L’Assemblée générale amène une publicité essentielle pour le club ; elle procure à ceux qui le dirigent les moyens d’asseoir leur emprise sur l’organisation des événements. Elle permet de diffuser un certain nombre de messages, notamment à l’adresse des populations partisanes qui n’appartiennent pas au Supp’R’Lens. En définitive, ce moment fort de la saison ne semble pas uniquement organisé en direction des sections.

46Au contraire, tout en les situant comme les principaux acteurs du RCL, les dirigeants du club font du Supp’R’Lens et de ses membres le meilleur outil de propagande qui soit. On privilégie l’écoute, on adresse une somme de compliments, on se félicite d’une « année de soutien extraordinaire dans le football français », on s’abaisse devant les « 26 000 kilomètres effectués par les supporters au cours de la saison ». Enfin, il est courant de condamner les quelques écarts de conduite provenant des groupes de partisans autonomes. Ainsi, l’Assemblée générale atteint les trois objectif principaux que ses organisateurs fixent au préalable : satisfaire l’ego des supporters et des responsables qui les encadrent, promouvoir auprès des médias et du grand public l’image d’un club au « supportérisme » traditionnel, affirmer la position du Supp’R’Lens et de son corrélat exprimé par la formule « meilleur public ».

47Quoique structuré, le club officiel des supporters lillois ne dispose pas de quoi rivaliser avec celui du RCL. À bien des égards en effet, le spectacle produit par le LOSC ressemble à une activité de loisir parmi d’autres, une sortie récréative soumise aux aléas climatiques. En fragilisant les bases d’identification, des résultats sportifs négatifs découragent la plupart des spectateurs. Mais le LOSC n’a pas seulement connu de nombreuses défaites pendant que le RCL redressait sa situation sportive ; il a également maintenu son niveau de compétition au prix d’une évolution tactique très défensive. Ce faisant, le LOSC ne parvenait plus à prendre le jeu à son compte, à produire une organisation spectaculaire. Réputé pour être une équipe « difficile à manœuvrer », le LOSC s’apparentait donc à une formation qui subissait le jeu de son adversaire, qu’il soit de qualité ou pas. Autrement dit, c’est moins la collection des titres sportifs et des victoires que de réelles ambitions et initiatives qui contentent les supporters organisés. La fibre partisane ne tolère ni la soumission, ni l’infériorité sportive déclarée. Mais l’échec sportif, ou plus justement l’absence de « challenge sportif » et d’initiative n’explique pas à elle seule la désaffection des tribunes et la raréfaction des supporters. Longtemps délaissées, leurs organisations ne sont considérées que depuis peu d’années au travers de réunions mensuelles sans grand intérêt. En avant le LOSC a progressivement perdu de sa substance et le « supportérisme » officiel lillois s’est donc érodé, tandis que les Dogues Virage Est semblaient maintenir leur effectif [36].

48Bien sûr, les responsables d’En Avant le LOSC ont participé aux parrainages de nouvelles sections mais ils ne s’attachaient pas nécessairement à établir des liens durables permettant l’instauration d’opérations collectives [37]. Il est arrivé pourtant que de jeunes responsables de sections s’inscrivent dans une logique d’innovations, d’initiatives supportéristes. Il était alors question de montrer aux responsables des autres groupes ainsi qu’au président d’En Avant le LOSC, qu’une section se devait d’instaurer d’elle-même son expression dans le stade : afficher sa propre bâche dans le stade, développer une opération personnelle fabriquée par les seuls membres du groupe. Isolé et pas franchement soutenu par le club, ce type de prise de parole ne s’est pas reproduit au cours des réunions suivantes [38]. Pire même, en l’absence d’un président de section particulièrement motivé, certains se sont lancés dans une véritable critique que le président d’En Avant le LOSC n’a d’ailleurs pas condamnée. Et si la plupart des personnes présentes ce jour-là reconnaissaient un possible savoir-faire de la part de ce dirigeant actif, elles lui reprochaient avant tout d’avoir voulu le faire savoir. Bien qu’anecdotique, cette information nous semble tout à fait significative. Loin d’avoir déclenché un phénomène d’émulation, la portée de la communication de ce jeune dirigeant de section vers les plus anciens semble surtout valider l’idée d’une organisation fatiguée et vieillissante.

49En des temps de morosité sportive, la faiblesse des dirigeants d’En Avant le LOSC découlait d’une incapacité à trancher entre des stratégies expansionnistes et attentistes, c’est-à-dire entre le « supportérisme » des supporters et celui de dirigeants finalement peu scrupuleux. À trop vouloir préserver les rares foyers de supporters, la politique du club se résumait en une valorisation de chaque section, et ce à partir d’un discours préfabriqué. Ce faisant, les plus attentistes se complaisaient dans leur attitude tandis que les voies du renouvellement s’encombraient progressivement. Par ailleurs, contraints sans doute de justifier la confiance que les dirigeants du LOSC leur accordaient, les responsables d’En Avant le LOSC se sont malgré tout lancés dans l’expression des partisaneries qu’ils « dirigent ». Aussi, le club central lillois a offert à chacune des associations le composant les moyens d’affirmer leur présence dans le stade Grimonprez-Jooris. De fait, toutes les sections disposaient d’une même bâche. Il en ressortait une impression d’homogénéité, d’obligation, d’emprise du LOSC sur ces supporters, de décoration hautement organisée et artificielle. Soigneusement liées aux grilles situées au bas des tribunes, les bâches offertes par En Avant le LOSC n’étaient que des cadeaux empoisonnés. Elles trahissaient un empressement, une volonté d’organisation forcée, mais surtout la méconnaissance des fondements du « supportérisme ».

50Étriquée, inactive, même si on la compare à ce qui se déroule à quelques dizaines de kilomètres de là, En Avant le LOSC n’a pas résisté au regain de forme du LOSC au début de la saison 1999-2000. D’autres formations partisanes se sont développées, une Fédération des supporters a vu le jour et les Dogues Virage Est continuent de jouer un rôle de référence pourtant théoriquement réservé à l’organisation supportée par le LOSC. Si l’affluence du stade lillois progresse aujourd’hui, elle amène donc de nouvelles figures de soutien, et un phénomène de rajeunissement des tribunes s’opère. En dépit de l’extension d’une tribune et d’un nouvel aménagement du stade, l’état actuel des infrastructures lilloises signale le retard qui existe entre ce club et le Racing Club de Lens. S’agissant de l’ambiance, là encore, le club de Lille souffre de la comparaison sans doute en raison du faible nombre de sections de supporters (même si celui-ci a progressé depuis notre travail de terrain). Hormis les animations et les chants provenant du territoire occupé par les Dogues Virage Est, les tribunes ne parlent pas. En dehors de quelques actions de jeu ponctuées de manifestations partisanes, l’atmosphère du stade Grimonprez-Jooris est grise.

51À Lens, depuis la prise de fonction de Gervais Martel à la présidence du club, on accumule les places d’honneur en championnat de France et l’on étoffe un palmarès resté vierge jusqu’ici. Par ses résultats et au gré des tirages au sort des compétitions continentales, le RCL permet à ses supporters de visiter l’Europe et d’enrichir leurs expériences partisanes. Le public du stade Bollaert est réputé pour son « fair-play » et sa fidélité, et tout se passe comme si cette étiquette encourageait les supporters lensois à davantage d’efforts pour demeurer le « meilleur public de France ». L’ambiance du stade Bollaert est immanquablement associée à celle du « Kop » [39], à ses couleurs, à sa fanfare. À chaque match, le public salue l’entrée des joueurs et durant la rencontre on peut entendre de nombreux couplets soutenant l’équipe dans les moments difficiles (cela existe aussi dans le stade du LOSC, mais cela est le fait des supporters autonomes, et non des membres d’En Avant le LOSC). Le public de Bollaert semble ne faire qu’un, il a ce caractère de masse si absent du stade Grimonprez-Jooris. Exception faite des sempiternelles insanités qui accompagnent certaines actions de jeu (en particulier lorsque le gardien de l’équipe visiteuse dégage le ballon), l’ambiance générale est festive, la plupart des sections du Supp’R’Lens s’activent et paraissent croire à leur hypothétique influence sur le déroulement d’un match [40]. À Lens plus qu’à Lille sans doute, être dans les tribunes revient à participer à une sorte d’harmonie protéiforme sans égale dans cette région du pays. Et si des partisans tentent d’affirmer leur différence par un mode de conduite éloigné de la norme produite par les clubs, ils ne font qu’enrichir un spectacle déjà notablement polychrome et polyphonique [41].

Les autonomes : pour une autre démythification du « supportérisme » comme tradition

52De nouveaux types d’engagement gravitent effectivement autour des organisations officielles de supporters à Lens et à Lille ; ils forment une « constellation » de groupes plus ou moins militants dont les origines sont françaises ou étrangères. Dans la plupart des grands stades (ceux de la région Nord-Pas-de-Calais n’y échappent pas), les dirigeants des clubs doivent donc composer avec deux publics de partisans organisés. En créant une norme supportériste à partir d’une idéologie la rendant quasiment exclusive, les clubs ont une part de responsabilité dans le processus d’émancipation de certains réseaux de supporters. L’apparition de nouveaux styles d’engagement est pourtant moins le résultat des politiques des clubs qu’une conséquence de tendances sociales générales, comme le renouvellement des espaces de sociabilité par exemple et précisément en ce qui concerne les jeunes générations. Les « supportérismes » antagonistes dans les tribunes des grands stades produisent des scènes hautement médiatisées grâce auxquelles chacun peut se mettre en spectacle. Les membres des groupes autonomes sont plutôt des jeunes socialisés. Si l’identification de l’indépendant type paraît impossible [42], la thèse de l’individu asocial n’est plus d’actualité aujourd’hui. L’augmentation des niveaux d’instruction dans la région Nord-Pas-de-Calais contribue, pour une part, à l’émergence et au renforcement d’un « supportérisme » en rupture avec le modèle classique de soutien à une équipe. On en vient à discuter le discours produit par les clubs, à remettre en cause une référence posée comme traditionnelle, à rompre l’image du public des stades de football. À mesure que les jeunes générations compilent des connaissances et élargissent leur champ de référence, elles aiguisent leur sens du discernement et en viennent à produire leur propre vision des choses. Les comportements des jeunes supporters ne sont pas des manifestations marginales et inquiétantes. L’existence comme les attitudes des Red Tigers, du Kop Sang et Or ou des Dogues Virage Est démontrent plutôt toute la nuisance d’un regard réducteur qui fait du « supportérisme » régional l’expression d’une tradition : le « supportérisme » en général ne peut être classé sur l’axe de la tradition.

Notes

  • [*]
    Williams Nuytens, maître de conférences en sociologie, Université d’Artois, UFR des Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives, chemin du Marquage, 62800 Liévin, Williams.nuytens@wanadoo.fr.
  • [1]
    Le piège du réalisme « consiste à interpréter comme des propriétés des choses ce qui n’est que schéma d’intelligibilité, à confondre forme et réalité… ». Lorsqu’il se referme, « les structures sont confondues avec des essences, et les modèles idéaux avec des lois tendancielles : on oublie que les structures n’apparaissent que dans le contexte de données conjoncturelles ; on prête une universalité et une nécessité à des régularités locales et contingentes », R. Boudon, La place du désordre, Paris, 1984, PUF, Quadrige, 1998, p. 230-233.
  • [2]
    P. Yonnet, Travail, loisir. Temps libre et lien social, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1999, p. 50-64.
  • [3]
    Pour reprendre l’intitulé d’un chapitre d’un important ouvrage, cf. J. Dumazedier, Vers une civilisation du loisir?, Paris, 1962, Éditions du Seuil, coll. Essais, 1997, p. 43-53.
  • [4]
    P. Yonnet, Systèmes des sports, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1998, p. 30.
  • [5]
    Cette contribution s’appuie sur des enquêtes de terrain accomplies dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix. Les choses évoluant rapidement dans le monde des supporters, le lecteur 5. (suite) soucieux de coller davantage aux actualités (au plan des appellations par exemple) pourra consulter : W. Nuytens (avec une préface de D. Demazière), La popularité du football, Arras, Artois Presses Université, 2004, 392 p.
  • [**]
    Pour Pierre Bourdieu, « L’audimat c’est cette mesure du taux d’audience dont bénéficient les différentes chaînes (il y a des instruments, actuellement, dans certaines chaînes qui permettent de vérifier l’audimat quart d’heure par quart d’heure…) », cf. Sur la télévision, Paris, Raisons d’Agir, coll. Liber, 1996, p. 28.
  • [6]
    Les étapes « de montagne » du Tour de France sont diffusées dans leur intégralité sur le service public, c’est-à-dire à la fois sur France 2 et France 3.
  • [7]
    P. Irlinger et al., Les pratiques sportives des Français, INSEP, Laboratoire de sociologie, Paris, 1987.
  • [8]
    Nombreux sont les chercheurs qui s’intéressent au sport d’un point de vue économique. Qu’il s’agisse de Jean-François Nys, de Wladimir Andreff, de Jean-François Bourg, d’Alain Loret ou de Pascal Chantelat, tous montrent à quel point des tranches entières du système des sports relèvent d’une logique économique. À propos du marché du spectacle sportif, cf. W. Andreff, J.-F. Nys, J.-F. Bourg, Le sport et la télévision. Relations économiques : pluralité d’intérêts et sources d’ambiguïtés, Dalloz, Paris, 1987.
  • [9]
    En effet, ce qui distingue avant tout le spectacle sportif télévisé de celui du spectateur, c’est le niveau de subjectivité dans la perception. Autrement dit, regarder du sport à la télévision ce n’est pas regarder librement puisque l’on nous impose une manière de voir. Sur ce point, voir J. Griffet, « Le double sens du sport », Sociétés, n° 55, Bruxelles, De Boeck Université, p. 8.
  • [10]
    INSEE, Pratiques de loisir 1987-1988, p. 33, tableau 07.3., dans J. Defrance, Sociologie du sport, Paris, La Découverte, 1995, p. 100.
  • [11]
    C. Bromberger, « Passions pour la bagatelle la plus importante du monde : le football », Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, Paris, Éditions Bayard, 1998, p. 272.
  • [12]
    D’après une interprétation de données chiffrées, cf. J.-F. Bourg, « Le marché de la presse sportive », Problèmes économiques, n° 2503, La Documentation Française, Paris, 1997, p. 20-21.
  • [13]
    Pour reprendre l’intitulé d’un numéro d’une revue d’histoire, cf. Vingtième siècle, « Le football, sport du siècle », n° 26, Paris, 1990.
  • [14]
    Par exemple, en 1990, le football représentait 47,5 % de la consommation d’images sportives alors qu’il ne constituait qu’un cinquième de l’offre. Cf. R. Faure, « Sport et télévision : un mariage préjudiciable ? », Problèmes politiques et sociaux, n° 777, Éditions La Documentation Française, Paris, 1996, p. 53.
  • [15]
    On comprendra ce propos à condition de partager l’idée selon laquelle l’identification et l’incertitude sont les deux carburants du sport-spectacle, cf. Systèmes des sports, op. cit. (n. 4), p. 51-111.
  • [16]
    Ce phénomène concerne à la fois la première division, la deuxième et le championnat « national ».
  • [17]
    Pour la saison 1995-1996, calcul effectué à partir des affluences hebdomadaires publiées dans les numéros de France Football, nos 2580 à 2605 (soit 50 % des rencontres jouées par les clubs au cours d’une saison, à plus ou moins un match). Pour la saison 1998-1999, données officielles produites par la Ligue nationale de football in France Football, « Spécial bilan », août 1999.
  • [18]
    Selon Alain Ehrenberg, si le football atteint outre-Manche des degrés de passion qui n’existent pas en France, c’est que « de nombreuses villes, surtout industrielles, possèdent deux clubs, parfois plus. Cette situation favorise l’éclatement de rivalités locales, sociales voire religieuses », cf. A. Ehrenberg, « Le football et la classe ouvrière britannique », Autrement, n° 80, Paris, 1986, p. 151-153.
  • [19]
    À Glasgow par exemple, les clubs du Celtic et des Rangers seraient pris dans un affrontement séculaire qui reposerait essentiellement sur des rivalités religieuses. Selon Bill Murray, l’adhésion au Celtic symboliserait la lutte pour l’indépendance de l’Irlande (l’emblème du trèfle représente des origines spirituelles irlandaises), la fidélité à l’église et le conflit des classes qui était censé opposer le prolétariat irlandais à tous les nantis de la Grande-Bretagne. Cf. B. Murray, « Celtic et Rangers : les Irlandais de Glasgow », Actes de la recherche en sciences sociales, juin 1994, n° 103, p. 41-51.
  • [20]
    Pour reprendre les propos de Norbert Élias, cf. E. Dunning, N. Élias, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, 1986, Éditions Fayard, coll. Agora, Paris, 1994, p. 131-140 (…).
  • [21]
    A. Ehrenberg, Le culte de la performance, 1991, Hachette, coll. Pluriel, Paris, 1999, p. 45-65.
  • [22]
    Ce qui revient à partager le point de vue de Pierre Bourdieu à propos de la compréhension des phénomènes sportifs :
    « (…) on ne peut pas comprendre directement ce que sont les phénomènes sportifs à un moment donné dans un environnement social donné en les mettant en relation directement avec les conditions économiques et sociales des sociétés correspondantes : l’histoire du sport est une histoire relativement autonome qui, lors même qu’elle est scandée par les grands événements de l’histoire économique et politique, a son propre tempo, ses propres lois d’évolution, ses propres crises, bref sa chronologie spécifique »,
    cf. P. Bourdieu, « Comment peut-on être sportif? », Questions de sociologie, Les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 175.
  • [23]
    Cf. Passions pour la bagatelle la plus importante du monde : le football, op. cit. (n. 11),
    p. 306.
  • [24]
    On pourra trouver l’intégralité de l’approche historique du « supportérisme » de la région Nord-Pas-de-Calais dans C. Carpentier, D. Demazière, Y. Maerten, W. Nuytens, P. Roquet, Le peuple des tribunes, Documents d’ethnographie régionale du Nord-Pas-de-Calais, Béthune, musée d’Ethnologie régionale, 1998, p. 21-71.
  • [25]
    Très tôt en effet, la compétition du football s’organise entre des clubs situés dans un même district. Ainsi, évoluer au niveau régional oblige les clubs à dépasser les frontières d’un canton puis d’un district. Une telle configuration permet alors aux clubs modestes d’exister mais limite en même temps leur progression dans la hiérarchie. Aussi, un club ne peut se développer qu’à condition de mobiliser de nombreuses ressources financières (coût des déplacements, défraiement des joueurs, frais d’arbitrage plus élevés…).
  • [26]
    Selon l’expression de Janine Ponty ; cf. J. Ponty, Les Polonais du Nord ou la Mémoire des corons, 1995, Paris, Autrement, Série monde/Français d’ailleurs, peuple d’ici, 1998, p. 10.
  • [27]
    Voire exceptionnels comme lors de la victoire du RCL sur la Lazio de Rome par six buts à zéro en 1977.
  • [28]
    Ces sommes d’argent proviennent, pour une grande part, de la participation des membres des sections.
  • [29]
    Cf. France Football, n° « spécial supporters », 27 février au 4 mars 1996.
  • [30]
    En précisant toutefois que l’écart diminue selon une perspective proportionnelle.
  • [31]
    Selon l’expression de M. Augé dans « Football. De l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », Le Débat, n° 19, Paris, février 1982 mais au sens où l’entend Y. Bonnefoye :
    « Un haut lieu, et disons même, tout simplement, un lieu vrai, un lieu qui soit déjà une vie, ce devrait être une relation de ses habitants à son site qui serait si intense, si accomplie, que ces êtres feraient corps avec cette terre… »,
    cf. « Existe-t-il des hauts-lieux ? », Autrement, n° 115, Paris, mai 1990, p. 17.
  • [32]
    En effet, lors des saisons de deuxième division les Lensois ont plusieurs fois joué devant une maigre assistance (jusque 2 500 spectateurs dans un stade pouvant en contenir près de vingt fois plus !).
  • [33]
    Lors d’une réunion d’En Avant le LOSC, on a pu voir combien était soutenue l’action d’un président de section dont le siège se situe à moins de vingt kilomètres de Lens, au cœur du bassin minier.
  • [34]
    Il est intéressant d’ajouter que la création du Supp’R’Lens a justement permis de réaliser une fédération des organisations passées, tandis que celle d’En Avant le LOSC n’est pas parvenue à englober les supporters des Dogues Virage Est comme convenu à l’origine.
  • [35]
    Selon nos deux expériences : en juin 1995, en juin 1997.
  • [36]
    Depuis la saison 1999-2000, le paysage du « supportérisme » officiel lillois a changé. Ainsi En Avant le LOSC a été dissout et remplacé par une Fédérations des supporters.
  • [37]
    En dehors de quelques spectacles organisés dans les tribunes (levers de feuilles…).
  • [38]
    Nous avons assisté à plus de dix réunions, un terrain d’observation cependant étalé sur deux années.
  • [39]
    Situé le plus souvent dans une tribune latérale du stade, le Kop regroupe des supporters d’origine populaire (en majorité) où se mêlent couleurs, attirails symboliques et chants de soutien. Caractérisant à l’origine un groupement de supporters du club de Liverpool, le Liverpool Football Club, le Kop est aujourd’hui reproduit dans de nombreux stades européens. Enfin, le terme Kop ou Spion Kop (le Kop espion) viendrait d’une colline d’Afrique du Sud où de nombreux soldats britanniques furent tués lors de la guerre des Boers (1899-1902). Cf. P. Broussard, Génération supporter, Robert Laffont (éd.), Paris, 1990, p. 33.
  • [40]
    Quelques entretiens effectués auprès de footballeurs professionnels montrent que ceux-ci « n’entendent rien », qu’ils ne sont pas sensibles aux manifestations partisanes des supporters. À l’inverse, lorsque l’on rencontre d’anciens joueurs ou même des footballeurs amateurs, quoiqu’évoluant en Championnat de France Amateur (un amateurisme « marron » certes), le discours est différent. On les écoute parler d’une « euphorie qui pousse les joueurs », « de mille bruits qui font, c’est vrai, parfois la différence ».
  • [41]
    Selon l’expression de Michel Pastoureau remarquant toute la variation de la théâtralité de la couleur et des sensations auditives d’un stade à l’autre, cf. M. Pastoureau, « Les couleurs du stade », in Vingtième siècle, Paris, n° 26, avril-juin 1990, p. 11-18.
  • [42]
    C. Bromberger, « La passion partisane chez les ultra », Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, IHESI, La Documentation française, Paris, 1996, p. 35-36.
Français

Si la passion du football procède quelques fois d’une sorte de reproduction familiale, il reste que la configuration actuelle du supportérisme régional n’a rien à voir avec la notion de tradition. Après un rapide aperçu relatif à la popularité spécifique du spectacle footballistique, l’article propose une interprétation des mobilisations collectives dans les stades de Lille et de Lens. Elle s’articule autour de plusieurs variables qui visent à démythifier la dimension traditionnelle de la partisanerie sportive : le « poids du passé », l’organisation et la gestion des publics d’aujourd’hui, l’hétérogénéité et la modernité des styles supportéristes. L’étude conduit finalement à montrer que, du point de vue de la théorie sociologique, il est bien difficile de classer une activité récréative aussi complexe sur un axe explicatif en particulier.

Mots-clés

  • sociologie
  • spectacle
  • sport
  • tradition
  • supporters
  • France
English

Regional Supporting : The Myth of Tradition ?

If passion for soccer sometimes proceeds from a sort of family reproduction, it remains though that today’s configuration of regional supporting structures have nothing to do with tradition. After a quick glance at the specific popularity of soccer events, this paper proposes an interpretation of the collective mobilisations in the stadiums of Lille and Lens. This analysis rests on several variables aiming at demystifying the traditional dimension of sporting partisanship : the « weight of the past », the organization and the management of today’s publics, the heterogeneity and the modernity of the supporting styles. The paper finally concludes that, from the point of view of sociological theory, it is very difficult to classify such a complex recreative activity along a single explanatory axis.

Nederlands

Supporteren voor streekploegen : is de traditie een mythe ?

De passie voor voetbal mag dan al soms via de familie doorgegeven worden, maar de traditie heeft blijkbaar niets te zien met het huidige supporteren voor regionale ploegen. De auteur geeft een snel overzicht over de populariteit van het voetbalgebeuren en stelt dan een interpretatie voor van de opkomst in de stadia van Rijsel en Lens aan de hand van verschillende variabelen die het belang van de traditie ontkrachten : het belang van het verleden, hedendaagse organisatie en publieksbeheer, de verschillende supporterstijlen en hun moderniteit. De studie toont de mœilijkheid, op het gebied van de sociologische theorie, om een zo complexe ontspanning een plaats te geven op een verklaringsas.

Bibliographie

  • En ligneM. Augé, « Football. De l’histoire sociale à l’anthropologie religieuse », Le Débat, n° 19, Paris, février 1982.
  • R. Boudon, La place du désordre, Paris, PUF, 1984.
  • C. Bromberger, Passions ordinaires. Du match de football au concours de dictée, Paris, Bayard (éd.), 1998.
  • A. Ehrenberg, « Le football et la classe ouvrière britannique », Autrement, n° 80, Paris, 1986.
  • D. Sperrer, Le Symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974.
  • Id., Le savoir des anthropologues, Paris, Hermann, 1982.
  • P. Yonnet, Travail, loisir. Temps libre et lien social, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1999.
Williams Nuytens [*]
  • [*]
    Williams Nuytens, maître de conférences en sociologie, Université d’Artois, UFR des Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives, chemin du Marquage, 62800 Liévin, Williams.nuytens@wanadoo.fr.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2014
https://doi.org/10.3917/rdn.355.0391
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