CAIRN.INFO : Matières à réflexion

I

1 Le mot « laïc » est un signe ostensible dans notre langue. Il est vrai que l’audible nous saute moins aux yeux que le visible, et c’est pourquoi le son du mot « laïc » nous frappe moins que la vision d’un crucifix. Pourtant, à celui qui sait l’écouter, à celui qui sait le replacer dans sa perspective historique, il est donné d’assister à un étrange spectacle : des gens brandissent un crucifix en vous assurant qu’il s’agit par exemple d’un marteau – ou du signe de l’addition ; ils s’expriment avec un ton digne des prélats les plus sermonneurs et vous expliquent que c’est pour marquer une distance, sinon une neutralité à l’égard des religions ; enfin, ils ont sans cesse à la bouche un verset de l’Évangile mais ils sont persuadés d’entonner une rengaine de leur cru.

2 Ils chantent en effet qu’il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ils promeuvent des chartes de laïcité sans s’apercevoir que cette promotion n’a été rendue possible que par un héritage chrétien. Car c’est la théologie catholique qui, en premier lieu, distingue le laïc et le clerc. C’est elle qui pose cette « séparation des pouvoirs », bien plus fondamentale que celle de Montesquieu : la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel.

II

3 À dire vrai, même la capacité de blasphémer est encore un signe ostensible du christianisme. Une pensée de Pascal le déclare nettement : « Le lieu est ouvert au blasphème, même sur des vérités bien apparentes. » Le vrai théologien ne saurait être fondamentaliste : il sait que, si Dieu est transcendant, il ne fait pas partie des évidences mondaines [2]. Dès lors, l’accès à cette transcendance ne peut pas passer par des séductions ni par des coercitions : elle exige un mouvement intime du cœur, engageant librement la personne, ce que l’on appelle un acte de foi. Or cette exigence même implique la patience devant le refus. Voilà pourquoi le lieu même de la foi est « ouvert au blasphème ».

4 On peut le dire autrement, à partir de la perspective du blasphémateur lui-même. Que suppose le plaisir de blasphémer ? D’une part, que l’idée de Dieu est encore assez vive dans la société. S’il n’y a pas de Dieu, hélas ! comment prendre un quelconque bonheur à lui lancer des injures ? C’est ce dont se plaint le marquis de Sade dans son Histoire de Juliette : « Mon plus grand chagrin est qu’il n’existe réellement pas de Dieu, et de me voir privé, par là, du plaisir de l’insulter plus positivement. » Mais il ne faut pas seulement que Dieu existe au moins en pensée pour jouir du blasphème, il est encore nécessaire que nous n’encourions pas aussitôt la peine de mort. Ainsi, dans une société complètement athée, le blasphème est impossible ; dans l’État islamique, il est interdit. La seule parfaite configuration pour le blasphémateur est celle d’une société encore chrétienne. Dans une telle société, Dieu est encore présent ; mais, comme son Fils lui-même fut condamné comme blasphémateur par les grands prêtres de son époque, on fait attention à ne pas condamner trop vite celui qui blasphème.

III

5 Tel est le paradoxe implacable auquel nous sommes confrontés en France : affirmer dans l’État un « principe de séparation de la société civile et de la société religieuse » suppose encore un lien privilégié avec la foi chrétienne (et j’ajoute à la foi chrétienne l’existence juive, parce qu’elle lui est intimement liée et que la permanence d’Israël est un principe de pluralité irréductible au sein même de la pensée de l’Église). Ou, pour le dire autrement, la neutralité de l’État à l’égard des confessions religieuses suppose une non-neutralité à l’égard de l’héritage culturel judéo-chrétien. Sans cette prédilection, soit cette neutralité devient impuissante car le neutre ne saurait produire en lui-même une quelconque détermination ; soit cette neutralité se change en neutralisation et devient la religion de l’anti-religion – le laïcisme.

6 Le laïcisme est le contraire de la laïcité. La laïcité ne peut s’affirmer qu’en se distinguant d’un clergé dont elle reconnaît l’existence. Elle peut être anticléricale, au sens d’une défiance critique à l’endroit des clercs, de leurs prêches et de leurs mœurs, comme dans le Decameron de Boccace ; mais elle ne saurait les exclure du débat public car, dans ce cas-là, elle se trahit elle-même en se constituant comme un nouveau et suprême clergé. Combien de prétendus défenseurs de la laïcité montent-ils à la tribune pour pérorer plus fort qu’en chaire, prononcer des excommunications, imposer un catéchisme bien plus rigide et réducteur que le dogme catholique ? Le laïcard correspond très exactement au curé fantasmatique qu’il entend dénoncer. Il reprend le discours préliminaire de L’Encyclopédie, où d’Alembert déplore l’« abus de l’autorité spirituelle réunie à la temporelle », mais il commet lui-même cet abus dans l’autre sens.

IV

7 Un historien ne manquera pas de constater que ce laïcisme, qui se croit antireligieux, et qui est effectivement fanatique, est l’héritier direct d’une certaine chrétienté à la française, celle du gallicanisme. Ce qui fait de la France la fille aînée de l’Église, me semble-t-il, n’est pas tant d’avoir été le bras armé de la lutte contre l’hérésie aryenne. Il n’est pas dans l’habitude d’une fille aînée d’être aussi docile à sa maman. Elle tient plutôt tête à sa mère, elle vient l’empêcher de succomber à la tentation de devenir dévorante. Or c’est bien ce qui s’est passé avec Philippe le Bel, lorsqu’il met un terme aux prétentions du pape d’être le souverain des souverains temporels. Ce légitime barrage entraîne toutefois avec lui un retour de balancier. La fille aînée, enivrée par ses succès, tourne présomptueuse. Elle développe un pouvoir de plus en plus centralisateur et fait du roi très chrétien le référent ultime des fidèles français.

8 Ce gallicanisme de la Monarchie française se prolonge dans la Révolution française avec la constitution civile du Clergé. Celle-ci ne fait que parachever l’Ancien Régime de la commende, qui permettait au roi de nommer les abbés et les évêques et de prélever un lourd tribut sur la vie monastique. L’abbaye où nous sommes en fournit une bonne illustration. Le dernier abbé commendataire de Royaumont, Henri-Éléonore-François Le Cornut de Ballivières, aumônier du roi, vit le plus clair de son temps à Versailles, en habit de cour. En 1784, à côté des sobres bâtiments cisterciens, il se fait édifier un palais sur le modèle du Trianon. Aussi, lorsque l’abbaye devient bien nationale, en 1791, la Constituante ne fait que mener à son terme un mouvement entamé au xivsiècle, et dont Louis XVI se rend compte un peu trop tard.

V

9 Le laïcisme est donc le stade ultime du gallicanisme – et une forme à peine larvée de théocratie. Dès lors que l’État laïc ne reconnaît plus son origine et récuse pratiquement toute autorité spirituelle distincte de lui, dès qu’il se pose à partir d’un principe de souveraineté absolue, et bien que cette souveraineté absolue soit transférée du roi au « Peuple » – la notion de « Peuple », avec un P majuscule, comme l’a très bien montré Hannah Arendt, permettant aux politiciens de formidables prouesses de ventriloquie –, enfin, dès que l’État revendique une autonomie totale, sans référence à un ordre transcendant, il s’arroge ipso facto un statut divin. Le vieil adage le laisse entendre : vox populi, vox Dei, la voix du peuple est la voix de Dieu. La théocratie demeure, déguisée en démocratie. Dirait-on vox technocratorum ou vox Stati islamici, que ce serait la même usurpation de la transcendance.

10 Il est très difficile de sortir de la théocratie. Cela réclame justement la distinction des pouvoirs temporel et spirituel, et le fait qu’ils ne sont ni confondus ni sans relation – l’isolement vous faisant aisément croire qu’il n’y a rien d’autre au dehors. Aussi convient-il de s’interroger sérieusement sur ce phénomène très français : dès qu’un homme politique évoque sa confession religieuse dans l’espace public, il commet un sacrilège, surtout si cette confession est catholique (le bouddhisme est facilement pardonné, et l’islam peut être présenté comme une merveille de l’intégration). L’homme politique français a le devoir d’apostasier sur les plateaux de télévision. Il est citoyen en tant qu’individu abstrait ; en tant que croyant, il est sujet, pour ne pas dire esclave. Il lui est interdit d’avoir une âme et sa responsabilité doit le réduire à un gestionnaire de sa campagne et d’une croissance matérielle qui s’oppose à toute maturation spirituelle.

VI

11 Les temps changent, cependant, même si ceux qui conservent la grille de lecture d’une sécularisation inéluctable sont incapables de s’en rendre compte et croient qu’il suffit de « déradicaliser », comme on dit, alors que c’est une certaine radicalité, un certain enracinement et une certaine sève et une certaine verdeur qui font défaut. La religion laïciste pouvait avoir le vent en poupe tant qu’elle s’inscrivait dans un récit humaniste et progressiste. Or ce récit est désormais révolu : pulvérisé par la bombe atomique et les camps de concentration. Nous sommes entrés dans une ère, sinon déjà posthumaine, du moins posthumaniste. Deux figures majeures s’y partagent le terrain : le fondamentalisme religieux, qui écrase l’humain sous un dieu despotique et clés en main, et le fondamentalisme technologique, qui éclate l’humain dans les fonctionnalités mirobolantes d’un supercalculateur. Dans les deux cas, il s’agit d’offrir une solution pour ainsi dire finale, qui nous tire du drame et des tâtonnements de la trop vieille humanité. Si l’on ajoute à cela l’évidence inédite que notre espèce est, à horizon terrestre, vouée à l’extinction, nous devons admettre que nous nous trouvons dans une situation sans précédent et que la question de la laïcité passe à l’arrière-plan, que sa neutralité face au religieux apparaît pour ce qu’elle est : une neutralité, une absence d’engagement, une concession au divertissement généralisé, la perte de tout sentiment d’appartenance à une aventure commune.

12 Quel jeune homme aujourd’hui est enthousiasmé par le « pacte républicain » ? Quel jeune homme peut se battre encore pour le laïcisme, quand il s’agit avant tout pour lui d’avoir encore un peu d’espérance et le désir de se reconnaître dans un pays, dans une histoire, dans une langue et même dans un corps sexué ? On lui demande de choisir entre fromage et dessert alors qu’il a perdu tout appétit. On lui demande de défendre des libertés alors que l’a quitté le goût de vivre. On lui parle de futur alors qu’il ne voit plus d’avenir. Enfin, il n’y a plus rien qui réclame son héroïcité, rien qui vaille la peine qu’il lui donne sa vie, et c’est ainsi que la République ne légifère plus qu’en vue de son droit de mourir.

13 Le laïcisme d’hier s’appuyait sur l’évidence que l’humain était bon et qu’il fallait le promouvoir. Mais, à l’heure où l’humain semble perdre toute légitimité, où il apparaît comme le fauteur de massacre et le prédateur de la nature, où trouver la force de le défendre, sans fuir dans le repli identitaire ni la dispersion consumériste ?

VII

14 L’islamisme ici vient nous réveiller. D’une part, il nous fait apercevoir que le concept de laïcité ne va pas de soi en dehors de la révélation juive et chrétienne. Cette distinction radicale des pouvoirs, cette manière de réserver une autonomie relative à la puissance politique par rapport à la puissance divine est évidente dans l’Évangile, où Jésus demande à Pierre de remettre son épée dans son fourreau. Elle l’est beaucoup moins dans le Coran où Mahomet n’a pas craint de dégainer le sabre : elle y apparaît même facilement comme un mépris d’Allah. Sans une foi où Dieu se fait l’humble serviteur de tous et se révèle assez grand pour conférer à sa créature une responsabilité pour sa création, la laïcité devient incompréhensible.

15 D’autre part, l’islamisme opère sa séduction sur de jeunes français qui sont passés par l’école d’une République dont les hussards ont depuis longtemps disparu. Amedy Coulibaly avait un boulot à l’usine Coca-Cola de Grigny, Adel Kermiche était en train de passer son Bafa. Il faut croire qu’ils n’avaient pas l’impression d’être venus au monde seulement pour cela. Ils voulaient avoir une mission divine, se sentir partie prenante d’une grande aventure. Et ils avaient raison. Mais quelle gesta francorum avions-nous encore à leur proposer ? Quelle aventure quand, pour la plupart de nos gouvernants eux-mêmes, laïques ou ecclésiastiques, un skate-park apparaît comme plus important qu’une cathédrale, l’ingénierie l’emporte sur la chevalerie, et le trading haute fréquence sur l’annonce de la Bonne Nouvelle ?

VIII

16 Mais il n’y a pas que l’islamisme. Il y a aussi le transhumanisme. Pourquoi continuer à rester humain quand nous avons la possibilité de devenir des cyborgs ? Pourquoi élire encore des chefs quand la gestion des big data se fait beaucoup mieux par un algorithme ? Pourquoi transmettre encore une culture plutôt que de se livrer entièrement à l’innovation disruptive ?

17 Le politique est aujourd’hui face à une crise anthropologique devant laquelle nos clivages partisans ressemblent à des disputes de chiffonniers en pleine éruption d’un volcan – et la comparaison est très faible. Dans l’extrémité de cette crise, les plus farouches défenseurs de la laïcité devraient découvrir dans leurs ennemis d’hier les alliés d’aujourd’hui ; et, inversement, les plus ardents apôtres de la foi devraient voir que Proust, Céline ou Aragon étaient finalement encore des leurs.

18 Face au robot – mais aussi face au djihadiste –, Don Camillo et Pepone, le pape Pie IX et Jules Ferry sont de la même famille. Face à la négation de l’humain par les fondamentalismes religieux et technologique, le combat de la laïcité deviendra de plus en plus proche de celui de la foi. Car il s’agira d’affirmer qu’il est meilleur d’être fils prodigue que d’être un superman programmé. Et comment l’affirmer avec ardeur sinon en ayant quelque rapport de reconnaissance avec la religion de ce Dieu qui s’est fait simple charpentier juif et qui a mené la vie à la fois la plus humaine et la plus divine, pardonnant à l’adultère, mangeant avec les prostituées et les publicains, s’identifiant avec les malfaiteurs, mourant et ressuscitant pour se retrouver encore très simplement avec ses disciples, autour d’une table, pour partager le pain ?

Notes

  • [1]
    Ce texte a servi de support à une communication présentée le vendredi 2 décembre 2016 aux « Entretiens de Royaumont ».
  • [2]
    Il « erre couvert d’un voile », dit Pascal – image très intéressante, parce qu’elle suggère que les partisans de la burqa refusent que la Vérité s’avance voilée : le voile intégral prétend exhiber la vérité islamique, l’asséner comme une évidence d’ici-bas.
Français

Les laïcistes promeuvent des chartes de laïcité sans s’apercevoir que cette promotion n’a été rendue possible que par un héritage chrétien. Car c’est la théologie catholique qui, en premier lieu, distingue le laïc et le clerc. Les plus farouches défenseurs de la laïcité devraient donc découvrir dans leurs ennemis d’hier les alliés d’aujourd’hui ; et, inversement, les plus ardents apôtres de la foi devraient voir que Proust, Céline ou Aragon étaient finalement encore des leurs.

Fabrice Hadjadj
Institut Philanthropos (institut européen d’études anthropologiques), Fribourg, Suisse.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 10/07/2017
https://doi.org/10.3917/rdm.049.0319
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