CAIRN.INFO : Matières à réflexion
linkThis article is available in English on Cairn International

1 On sait que, parmi les livres qu’il projetait d’écrire et qui devaient demeurer inachevés, on trouve dans les papiers épars de Marcel Mauss une ébauche consacrée à la nation, commencée peu après la Première Guerre mondiale. Mauss y dégage une idée de la nation qui est difficilement audible pour nous, et probablement déjà pour les lecteurs d’alors. Ce qui nous est difficile à entendre est le fait que la nation doive se concevoir à travers une double opposition : à l’État d’un côté, au nationalisme de l’autre. La nation contre l’État, la nation contre le nationalisme, c’est cette idée qu’il nous faut cerner. Idée qui, en l’occurrence, n’est pas posée a priori, mais dégagée progressivement sur la base d’une vaste enquête empirique sur le développement des sociétés humaines, considérées sans restriction. En cela, la démarche se veut ethnologique et sociologique, et nullement de théorie politique. Elle a pourtant une portée générale, au moins à deux titres. D’une part, on s’aperçoit rapidement qu’elle est en fait destinée à illustrer et à donner une certaine épaisseur à la conception que Mauss se faisait de la société comme telle, ou plutôt du développement nécessaire des sociétés. En second lieu, elle vise à justifier une prise de position de ce même sociologue à l’intérieur des sociétés où sa propre analyse se situe : à l’intérieur des sociétés modernes. En termes clairs, cette définition de la nation est la pierre angulaire de l’engagement socialiste du sociologue qu’a voulu être Marcel Mauss.

2 Mais alors, on doit reconnaître que la perspective adoptée pose plusieurs problèmes de méthode. En somme, il semble que, dans ces textes sur la nation, Mauss ait couru consciemment et délibérément un grand risque : celui d’articuler son travail de savant et son propre engagement. Qu’il ait éprouvé le besoin de le faire dans un contexte marqué par la Révolution russe et la Première Guerre mondiale ne tient évidemment pas du hasard. Si la sociologie mérite plus d’une heure de peine, comme le dit Durkheim, elle doit servir la pratique – à condition toutefois que son statut scientifique soit respecté –, et qu’elle ne se dégrade pas en art politique ou en science appliquée. Servir la pratique ne veut pas dire être ordonné selon la pratique. Dans les textes qui nous occupent, Mauss a retenu la leçon, mais il a voulu aussi la soutenir dans ses ultimes conséquences et la mettre en quelque sorte à l’épreuve. C’est pourquoi il a tenté d’enraciner le socialisme dans la rigueur démonstrative de la sociologie.

3 Louis Dumont, dans ses Essais sur l’individualisme, a entrepris de définir le lien historique qui unit dès le XIXe siècle la sociologie et le socialisme. Leur « surgissement parallèle et partiellement conjoint » ne serait pas tant dû à la révolution industrielle qu’à la Révolution française : par la sociologie, il s’agit de mettre en œuvre la comparaison entre sociétés modernes et sociétés traditionnelles, et donc de présenter « au plan d’une discipline spécialisée, la conscience du tout social qui se trouvait au plan de la conscience commune dans les sociétés non individualistes » [Dumont, 1983 : 113]. Avec le socialisme, on retrouve la préoccupation du « tout social », mais elle s’exprime dans le même mouvement où l’on cherche à conserver le legs de la Révolution, et donc en valorisant inévitablement des aspects individualistes (en tout premier lieu, dit Dumont, le concept d’égalité).

4 Il me semble que ce prisme proposé par Dumont est particulièrement fécond pour évaluer les textes maussiens sur la nation : orientés vers une justification du socialisme, ils sont en effet commandés par cette double intention de marquer la prégnance de la conscience du « tout social » dans les sociétés modernes, et de recueillir en même temps l’impact des idéaux révolutionnaires, précisément quant à leurs acquis en termes de droits subjectifs. Mais cela suppose, comme on le verra, une vision internationaliste – une mise en communication accrues des individualités nationales que seul le socialisme bien compris est capable d’assurer.

5 Avant d’entrer dans cette pensée de la nation, deux points méritent d’être soulignés.

6 Le premier est qu’on est ici en mesure de saisir le sens profond de l’intervention politique qui serait propre au socialisme, et le distinguerait complètement de toute autre formation idéologique. Mauss ne cesse d’y revenir. Le socialisme n’est pas une option politique comme les autres, parce qu’elle prend forme au sein de la vie sociale, comme l’une de ses tendances constitutives. On sait que dans ses cours, Durkheim reprochait au socialisme d’être un cri, une protestation. S’il avait pour lui l’avantage sur les autres positions politiques d’être effectivement corrélé à un état social réel, il n’avait pas en lui-même la force de s’élever au-delà de cette perception, sinon à rejoindre la sociologie et à se résorber en elle – ce à quoi tendait selon lui le saint-simonisme. Ici, sur un constat analogue quant à la valeur supérieure du socialisme, on a un schéma pratiquement inverse : c’est la sociologie qui fait émerger le socialisme comme la seule politique justifiée théoriquement, parce que seule à se soutenir d’une vue adéquate du développement social. Au point qu’on pourrait presque penser que le socialisme n’est pas une politique, qu’il subvertit le sens de ce qu’on entend ordinairement par politique : décider d’être socialiste n’est pas dissociable du fait de comprendre scientifiquement le développement social. Cette voix de la réalité, sans médiateur interprétatif, dont le matérialisme historique de type marxien avait rêvé de son côté – la 11e thèse sur Feuerbach ne dit pas autre chose –, c’est maintenant la sociologie qui est supposée l’apporter. Le socialisme est une vision naissant dans une forme de vie sociale achevée, il est, en un mot, le nom politique d’un mode de collectif [Mauss, 1997 : 250-251], qui advient nécessairement, et dont il faudrait en quelque sorte, avec toute la tension qu’enferme une telle formule, vouloir la nécessité. Il semble – j’ai tenté de le montrer par ailleurs [Karsenti, 2006, chap. VI] – que ce geste spéculatif difficile doive beaucoup aux travaux du juriste Emmanuel Lévy, grand inspirateur de Mauss sur ce point. Pour Mauss comme pour Lévy, c’est dévoyer le socialisme que de l’assigner à représenter une vue politique particulière sur la société, en surplomb par rapport à celle-ci. De sorte qu’il ne s’agit pas d’aller du socialisme à la sociologie par une lucidité ou une connaissance accrues, comme les cours de Durkheim le laissaient penser. Mais il s’agit d’aller de la sociologie vers le socialisme, de telle sorte que l’étude des sociétés comprenne l’événement socialiste comme événement social.

7 Notons au passage qu’il n’est pas de jugement plus éloigné de celui-ci que la condamnation de Foucault dans ses cours sur la Naissance de la biopolitique, qui fait du socialisme une pure idéologie, accrochée à la vérité a priori d’un texte, incapable par là même de se développer en mode de gouvernement, immergé dans la réalité, comme peut l’être le libéralisme. Pour Mauss [1997 : 253- 254], l’accusation ne vaut que pour une apparence de socialisme, déchiré entre une approche critique et une projection utopique – ce dont il accuse principalement le marxisme. Mais le socialisme procède pour lui exactement à l’inverse : il émerge comme une tendance immanente à la réalité sociale, pour qui sait la lire. Or la lire correctement, c’est restituer à la nation sa vraie place, en la dérobant aussi bien à sa captation étatique et à son interprétation nationaliste.

8 Seconde remarque, qui découle immédiatement de la précédente : les sociétés deviennent des nations, c’est là un processus dont Mauss, le fait est assez rare pour qu’on doive le souligner, admet le caractère évolutif et nécessaire :

9

« Les nations sont les dernières et les plus parfaites des formes de la vie en société. Elles sont économiquement, juridiquement, moralement et politiquement les plus élevées des sociétés, et assurent mieux qu’aucune forme précédente le droit, la vie et le bonheur des individus qui les composent. Et de plus, comme elles sont inégales entre elles, et comme elles sont fort différentes les unes des autres, il faut concevoir que leur évolution est loin d’être terminée » [Mauss, 1969 : 627].

10 On reconnaît dans ce passage les deux traits relevés par Dumont dans la figure qui croise socialisme et sociologie : défense de l’individu, et forme de société prise comme un tout. Mais surtout, ce qui surprend dans cette assertion maussienne, c’est qu’elle paraît contrevenir au parti pris anti-évolutionniste que Mauss ne manque jamais d’afficher par ailleurs. Les sociétés humaines dans leur ensemble sont réinscrites dans une dynamique unitaire, orientée téléologiquement : un mouvement national, qui les porte vers une sorte de perfection sociale. Et pourtant, dès qu’on s’efforce de caractériser ce mouvement, on voit qu’il n’est unitaire qu’en surface. S’il est doté d’une certaine universalité, c’est à condition de comprendre qu’il engendre en chaque société un mouvement d’individuation qui accentue leur inégalité et leur différence. De sorte que l’évolution n’aboutit pas à une uniformisation : loin d’indiquer un achèvement et une stabilisation finale, elle marque plutôt l’apparition d’un nouveau contexte historique, qui est celui de la composition des rapports entre des nations dont la différenciation se fait sans cesse plus forte. Cette composition de rapports définit ce qu’il faut alors appeler l’internationalisme, qui est à l’opposé du nationalisme, puisqu’il récuse par principe le fait que la nation puisse être conçue comme un isolat. Mais il est aussi à l’opposé du cosmopolitisme, qui table sur une disparition du fait national et méconnaît en cela le fait que la nation est bien la forme de société parvenue à un certain point de perfection. Il y a, dans cette dernière affirmation, un point de vue qui surprend, et qu’on ne peut comprendre semble-t-il qu’en la resituant dans le contexte particulier de l’entre-deux guerres et de la construction de la Société des Nations – jugement apparemment confirmé par l’éloge que fait Mauss du Pacte en quatorze points du Président Wilson [1969 : 632]. Et pourtant, un autre élément historique s’avère sans doute prééminent, même si sa compréhension paraît moins évidente : c’est la volonté de redéfinir sur une base nationale le sens de l’Internationale socialiste, et donc de lier solidement socialisme et internationalisme. Par où l’on retrouve le danger qu’encourt une vision non sociologique, ignorante du fait social de la nation, comme l’est selon Mauss le marxisme. Une telle vision n’est pas apte à comprendre et à fonder une véritable Internationale socialiste.

11 Tout repose donc, on le voit, sur une acception sociologique de la nation. C’est de là qu’il faut partir, ou du moins repartir après la guerre de 1914 et le conflit des nationalismes dont elle a constitué le point d’orgue. Or voilà qui suppose un retour critique sur la façon dont la sociologie durkheimienne elle-même avait cru pouvoir aborder le problème. Les textes sur la nation contiennent, de façon discrète mais tout à fait explicite, une critique de Durkheim, c’est-à-dire aussi une critique que Mauss s’adresse à lui-même lorsqu’il suivait son maître de trop près – une autocritique, par conséquent.

12 En accusant la distinction entre les sociétés polysegmentaires et les sociétés politiques intégrées, une différence a été manquée à l’intérieur des sociétés politiques, qui est condition d’apparition de la nation proprement dite [id. : 581]. C’est qu’une société intégrée politiquement peut l’être de façon très différente selon qu’on met l’accent sur l’émergence d’un pouvoir central, ou bien sur le critère de l’intégration sociale proprement dite. Ce n’est que lorsque l’intégration sociale atteint un certain degré, indépendamment du critère politique de concentration du pouvoir souverain, que l’on peut véritablement parler de nation. Telle est la distinction que Durkheim a manquée – enclin pour cette raison à confondre nation et État, et surtout à ne pas voir le caractère hiérarchiquement inférieur de la forme étatique considérée comme configuration sociale. Dit en termes plus politiques : la vision durkheimienne est celle des États-nations, et elle se réfléchit dans sa typologie sociologique. En somme, il y avait là un présupposé étatiste qui empêchait de voir la différence spécifique de la nation comme une différence placée au-delà de l’État. Cela ne veut pas dire, soulignons-le d’emblée, que la nation exclut l’État. Mais cela veut dire que la définition de la nation ne tient pas dans l’État, que sa différence spécifique n’est pas dans le critère étatique – ce que la conception durkheimienne ne pouvait justement rendre perceptible. Dans les années 1920, c’est de cette vision que les recherches de Mauss sur la nation cherchent à nous libérer – retrouvant par là, par le biais qu’on va voir, une inspiration plus authentiquement socialiste.

13 Mauss se fonde pour cela sur Aristote, qui distingue dans les Politiques les ethnè (les peuples), et les poleis, c’est-à-dire les cités proprement dites [ibidem]. Pour que les secondes puissent exister, il ne suffit pas qu’un pouvoir, qu’une archè, parvienne à s’affirmer. Il faut encore, dit Mauss, qu’un certain degré de conscience apparaisse du côté des sujets qui lui appartiennent. La question de la nation est alors complètement reformulée comme une question d’appartenance à une forme sociale définie, qui ne passe pas en premier lieu et à titre exclusif par l’appartenance politique, comme participation ou implication dans l’État. À cet égard, le texte sur la nation mérite sans doute d’être lu comme la réécriture maussienne des Leçons de sociologie de Durkheim, où s’exprimait de la façon la plus claire la théorie politique du maître de l’école française de sociologie. Je ne puis ici qu’esquisser la comparaison.

14 On rappellera que pour Durkheim, l’État n’est pas une force concentrée sur elle-même, une entité juridico-politique indépendante du développement social. Tout au contraire, il épouse ce développement, se modifie avec lui, et revêt par là une mission qui n’était pas initialement la sienne lorsqu’il se bornait à défendre et à imposer les valeurs du groupe comme tel, à l’encontre des prétentions des individualités particulières dont il est composé. Dans sa forme moderne, l’État assume pour Durkheim un double rôle : d’un côté, il conserve la fonction externe de défendre la société nationale, de « maintenir intact l’être collectif » [Durkheim, 1990 : 105] contre les agressions auquel celui-ci est toujours exposé, dans un monde qui reste composé d’États distincts ; de l’autre, il remplit la fonction interne de renforcement et d’enrichissement des idées individualistes, tendance qui est cette fois-ci commune à une constellation d’États, en tout premier lieu les États européens.

15 On retrouve une fois encore les deux traits distingués par Dumont. Tout l’effort durkheimien est de montrer, contre les libéraux, que l’État moderne est un État fort, de plus en plus fort sous certains aspects, même si sa force doit être comprise tout autrement que lorsqu’elle se ramenait prioritairement, voire exclusivement, à l’affirmation d’une puissance coercitive et guerrière, expansive à l’extérieur et répressive à l’intérieur. La définition durkheimienne tient dans cette formule, à laquelle la définition maussienne de la nation qu’on a rappelée fait strictement contrepoint : « Les États sont aujourd’hui les plus hautes sociétés organisées qui existent » [ibidem : 108].

16 La nouvelle force de l’État est celle d’une organisation sociale complètement déployée : elle se définit en termes d’extension et de continuité, d’innervation du tissu social, d’attention continue de la vie interne du corps et d’orientation de ses mouvements. Le danger, auquel les libéraux ont trop vite cédé, est de croire que la société et l’État se confondent alors, la première absorbant ou résorbant le second. Rien n’est plus faux pourtant, puisque le rôle de l’État reste celui, éminemment spéculatif, de fournir au corps social une réflexivité et une conscience de soi dont il serait à lui seul incapable. Il est une « conscience délibérante », puissance intellectuelle de poser des fins, parmi lesquelles ne dominent plus les fins guerrières et répressives. Loin de se confondre avec la conscience diffuse, immanente à la vie du corps, l’État élabore sur cette base une conscience claire, source de représentations et d’idées nouvelles s’imprimant en retour au substrat dont elle s’est dégagée.

17 Si tant est qu’il y ait jamais cru, il est certain que Mauss ne peut plus soutenir cette vision après guerre. Le meilleur de son œuvre sociologique – à commencer par l’Essai sur le don – peut se lire à travers cet écart. L’« État-national-social » – pour employer l’expression qu’a utilisée Robert Castel [1995] pour décrire cette forme d’État dont la vision durkheimienne avait en quelque sorte fixé le canon – a été le pourvoyeur des nationalismes qui ont culminé dans la guerre, dont certains ont même été engendrés par la guerre elle-même. Il faut se demander pourquoi. De façon à peine voilée, Mauss s’y attache dans le texte sur la nation, à travers l’histoire qu’il fait de l’idée de nation dans l’époque moderne.

18 Celle-ci est marquée par ce que Mauss appelle une « éclipse » [1969 : 576], à laquelle les historiens du politique n’ont pas prêté attention, qui figure en somme la grande éclipse du XIXe siècle : c’est qu’après la promotion révolutionnaire de la souveraineté populaire, après qu’ont été posés constitutionnellement les principes d’un gouvernement de la société par elle-même, l’idée de nation a en fait subi une rechute : elle s’est convertie en idée de nationalité. C’est là le point le plus difficile à comprendre de l’argument maussien, et c’est là que se loge cependant tout son intérêt. La nation est pour lui intrinsèquement liée à la démocratie, et l’essor qu’elle prend à l’époque moderne dépend de cet événement décisif : que la Révolution soit parvenue à faire passer la démocratie dans les faits. Mais, en même temps, la façon dont l’époque révolutionnaire a effectué ce passage n’a pu permettre à la nation véritable de se réaliser, et celle-ci s’est plutôt déclinée en nationalisme, c’est-à-dire en affirmation politique de l’identité nationale reportée sur la figure de l’État. En somme, au XIXe siècle, l’État s’est substitué à la pratique sociale de la nation, à cette intégration sociale liée dans l’esprit de Mauss, non simplement à une idée démocratique, mais à une vie démocratique – à des pratiques sociales de type démocratique. Car ce sont seulement ces pratiques qui suscitent une véritable appartenance à ce tout intégré, actif, conscient de sa constitution interne comme de ses contours sensibles, dont Aristote avait commencé à parler en distinguant poleis et ethnè [1969 : 583]. Il y a donc un piège de la nation, et c’est un piège politique : il consiste à compenser le déficit d’intégration sociale de type démocratique par un étatisme – que cet étatisme soit démocratique, ou non démocratique. Ce piège a un nom : nationalisme. C’est très exactement cela qu’a produit le XIXe siècle, en accomplissant une série d’inversions corrélatives de ce déplacement sur l’État. Le sophisme identitaire de type nationaliste en résulte. Il relance les sociétés dans une guerre d’une violence supérieure à celle que connaissaient les sociétés polysegmentaires. Ces inversions consistent à croire que la race fonde la nation, ou que la langue fonde la nation, ou que tout partage substantiel quelconque a le pouvoir mystique de fonder la nation : alors qu’en réalité, c’est le mode très spécial d’intégration réalisé par la prise en charge collective des affaires communes qui est le fait de la nation, laquelle, inversement, a effectivement la puissance – qui n’a rien ici de mystique – de fonder des identités variables, linguistiques, culturelles, et même, Mauss ne craint pas de le dire, ethniques [idem : 596].

19 La thèse, dans sa radicalité, a quelque chose de choquant. Aussi faut-il comprendre exactement en quel sens il y a ici construction d’ethnicité réelle. Le constat de Mauss est en somme le suivant : de nouvelles ethnè sont effectivement susceptibles de naître des synthèses sociales inédites que sont les poleis. En cela, elles ne sont pas fondatrices, mais fondées. Elles sont des faits politiques déposés dans la nature sous la forme de synthèses sociales. Ces synthèses, ajoutons-le, sont alors très fortement individualisées : les nations, les vraies, sont plus distinctes les unes des autres que ne le sont entre elles des sociétés moins intégrées. Il y a plus de différence selon Mauss entre un Français et un Anglais qu’entre un Algonkin et un Indien de Californie [ibid. : 594] [1]. L’intégration démocratique, prise comme pratique sociale, individue fortement la vie collective, beaucoup plus fortement qu’on ne le croit lorsqu’on se borne à raisonner au niveau politique et à envisager la démocratie comme type de gouvernement représentatif. Mais cette individuation de formes de vie, bien qu’elle puisse aller jusqu’à l’ethnicité réelle, n’a rien à voir avec le mirage d’individualité auquel cherche à s’adosser le nationalisme.

20 L’opposition au nationalisme se conduit donc sur la même ligne que le combat contre l’étatisme – celui que Mauss voit évidemment prospérer en Allemagne, mais celui aussi qu’il voit très tôt s’affirmer en Russie, à partir du moment où les Soviets deviennent des entités de type strictement politique, et perdent leur dimension première d’association ouvrière. Il faut alors s’interroger : à quoi doit-on imputer ces déviations, ces dévoiements de l’idée de nation ? Ici, la réponse de Mauss se fait extrêmement nuancée. Doit-on dire qu’elle est due à un déficit démocratique ? Oui, à condition de préciser que ce déficit est pris au sens d’une pratique sociale insuffisante des mœurs démocratiques, et en aucun cas au sens d’un déficit quant aux principes politiques du régime démocratique. Car si l’on considère le second, le régime, on pourrait presque renverser le diagnostic : un basculement dans une souveraineté populaire affirmée sur le plan purement formel du droit politique risque au contraire de projeter sur l’État toute la force intégratrice qui doit résider dans la nation elle-même – c’est-à-dire, au fond, dans la société. Dans le vaste panorama des nations modernes que Mauss dispose sous nos yeux, très peu de nations véritables existent réellement, et nombre d’entre elles se pensent dans l’illusion d’elles-mêmes, se considèrent comme telles alors qu’elles ne le sont pas. Certes, toutes sont lancées dans une dynamique où elles veulent l’être, et où il est juste qu’elles le deviennent : mais comme elles ne le sont pas vraiment de l’intérieur de leurs pratiques sociales, elles vont chercher des substituts de consciences nationales dans des mythes, exaspèrent artificiellement leur sensibilité, se jugent en danger, se donnent des ennemis. Elles succombent alors à la logique dévoyée des déplacements et inversions qu’on a soulignés. Le nationalisme, c’est la pseudo-nation inquiète de n’être pas encore une nation, qui substantialise son identité et s’en remet à l’exercice d’un pouvoir coupé de la société.

21 Il faut pourtant bien s’entendre : seule la promotion révolutionnaire des droits de l’homme a rendu possible une certaine réalisation du fait national, sur des bases que ne pouvaient pas connaître les sociétés qui n’avaient pas accédé au principe démocratique moderne, c’est-à-dire à la souveraineté populaire. Qu’a-t-il donc manqué pour que la nation ne se laisse pas capturer par l’État ? C’est ici que la réponse de Mauss se fait rigoureusement socialiste : parmi les critères de formation de cette vie sociale en laquelle, pour lui, réside la nation, il en est un qui, sans devoir être isolé ni hypostasié, lui paraît cependant décisif, et surtout indûment négligé. C’est là qu’apparaît surtout la carence de l’époque moderne, jusque dans son inspiration démocratique : il lui a manqué une forme de conscience de soi qui passe par le plan de l’intégration économique, il lui a manqué cette sensibilité, cette appartenance et cette citoyenneté développée au niveau des pratiques économiques. Il a manqué, en bref, aux nations modernes, de penser leur économie à un niveau où se réalise l’idéal démocratique, seul ferment de ces formes sociales achevées que Mauss appelle des nations. La socialisation de l’économie peut prendre différents biais, emprunter différents chemins, se poursuivre par de multiples moyens – parmi ceux-ci, on relèvera tout particulièrement l’importance de la monnaie ou encore du crédit national, bases d’une confiance où l’appartenance subjective à la nation peut effectivement se tisser –, une chose reste sûre : elle ne peut pas être accomplie par d’autres forces que les forces sociales elles-mêmes, les agents économiques réels, dans les associations qu’ils forment. Car ce qui se joue alors au niveau économique, c’est toujours l’intégration de type démocratique. Et c’est encore s’égarer que d’attendre de l’État la prise en charge de l’organisation du marché et de la production. Il n’y a de socialisme, pour Mauss, qu’à travers ce qu’il appelle une « nationalisation de l’économie » [1997 : 259] – mais à condition de préciser que la nationalisation, encore une fois, est une auto-organisation des forces productives, et donc exactement le contraire d’une étatisation.

22 Il me faut conclure : pour nous, les discours de Mauss dont j’ai rappelé la trame et les intentions sont difficilement transposables aujourd’hui. La charge sémantique dont il veut doter le concept de nation nous paraît trop lourde pour lui, peut-être parce que la suite de l’histoire nous a appris que le nationalisme devait se révéler bien plus puissant que Mauss n’était porté à le croire, et qu’il l’était suffisamment pour ensevelir avec lui le mot même de nation. Au moment où la SDN se fonde, on se dit alors qu’un optimisme était requis, et qu’il était somme toute méritoire. Mais on ne croit plus à l’adéquation du mot de nation à cette forme pacifique de vie, dans un ordre international apaisé, c’est-à-dire ramené à ce que Mauss appelle un ordre « intersocial » [1969 : 606], des formes de société les plus achevées qui puissent exister.

23 Et pourtant, sous un autre aspect, la casuistique de Mauss se présente aussi à nous comme une tâche, si l’on rappelle que sous le mot de nation, il s’agit de rendre visible et compréhensible un sens profond et inaperçu par la théorie politique du mot démocratie : la démocratie, non comme configuration de pouvoir ou type de régime, mais comme forme de vie, qui repose sur une sensibilité accrue à des pratiques communes, conscientes d’elles-mêmes dans ce qu’elles ont précisément de commun, et conscientes du même coup du type particulier de collectif qu’elles tracent et dont elles actualisent la forme. Penser ainsi la démocratie, pour Mauss, c’était penser en socialiste. Par là, il anticipait une exigence qui s’impose peut-être plus encore aujourd’hui, dans une situation où le socialisme cherche sa voix, étouffé entre un étatisme toujours plus accusé, et un développement économique toujours plus désocialisé.

Notes

  • [1]
    Il est significatif que, lorsqu’il s’agit d’évaluer cette individuation par la nation, Mauss parle ici d’individus « nationaux », et non d’États.
linkThis article is available in English on Cairn International
Français

La conception maussienne de la nation doit en grande partie son originalité à la double opposition à partir de laquelle elle se déploie : opposition à l’Etat d’un côté, au nationalisme de l’autre. Cette idée qui, en l’occurrence, n’est pas posée a priori, mais dégagée progressivement sur la base d’une vaste enquête empirique sur le développement des sociétés humaines, considérées sans restriction. En cela, la démarche se veut ethnologique et sociologique, et nullement de théorie politique. Elle a pourtant une portée générale, au moins à deux titres. D’une part, on s’aperçoit rapidement qu’elle est en fait destinée à illustrer et à donner une certaine épaisseur à la conception que Mauss se faisait de la société comme telle, ou plutôt du développement nécessaire des sociétés. En second lieu, elle vise à justifier une prise de position de ce même sociologue à l’intérieur des sociétés où sa propre analyse se situe, à savoir à l’intérieur des sociétés modernes. En termes clairs, cette définition de la nation est la pierre angulaire de l’engagement socialiste du sociologue qu’a voulu être Marcel Mauss.

Références bibliographiques

  • CASTEL R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard.
  • DUMONT L., 1983, Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil.
  • DURKHEIM É., 1990, Leçons de sociologie, Paris, PUF.
  • KARSENTI B., 2006, La société en personnes, Paris, Économica.
  • MAUSS M., 1969, Œuvres III, Paris,
  • – 1997, Écrits politiques, Paris, Fayard.
Bruno Karsenti
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/01/2011
https://doi.org/10.3917/rdm.036.0283
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...