CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les sciences sociales et juridiques se sont constituées à un moment où les femmes étaient exclues de l’université. Elles ont donc développé ce que la philosophe Michelle Le Dœuff appelle le « masculinisme théorique », lequel n’envisage que l’histoire ou la vie sociale des hommes car « seuls eux et leur point de vue comptent, mais encore double cette limitation d’une affirmation (il n’y a qu’eux qui comptent et leur point de vue) »  [1]. Il s’agit donc d’un androcentrisme qui affirme une domination du masculin sur le féminin et se réalise dans l’espace de la théorie, pourtant supposée objective. Ce concept permet de comprendre des failles fondamentales dans la pensée des philosophes, qui les conduit à une forme d’irrationalité dès qu’il s’agit d’évoquer les femmes, l’imaginaire philosophique  [2] prenant le relais de la pensée rationnelle. Appliqué à la sociologie, il devient un instrument d’analyse sociologique (sociologie de la sociologie) mettant en lumière des limites fondamentales, dues précisément au genre, dans l’analyse de la situation sociohistorique des femmes.

2 Les études sur soixante-trois philosophes « de Platon à Derrida »  [3], et trente-quatre sociologues  [4], ayant tous commencé leur carrière avant les années 1970, confirment cette théorie. Néanmoins, ce « masculinisme théorique » peut prendre des tournures variées chez les philosophes : bienveillante, hostile, secondarisante (les femmes comme détail). Les sociologues  [5] ont, eux, tendance à rabattre les femmes vers la famille, mais avec des inflexions différentes selon le courant auquel ils appartiennent. Claude Lévi-Strauss et Talcott Parsons, les deux grands rivaux de Georges Gurvitch, pensent les femmes dans le cadre d’une « complémentarité quasi organique », où elles constituent des éléments essentiels de la structuration de la société en rapports hiérarchiques mais totalement passifs. D’autres entrent plus dans le détail mais les excluent de leur modèle théorique. Les sociologues marxistes prennent davantage en compte l’importance du travail accompli par les femmes mais ont des difficultés à envisager les hommes comme une classe de dominants. Quant aux penseurs de la modernité, ils ont tendance à expulser hors de celle-ci toutes les catégories d’assujettissement.

3 Georges Gurvitch n’a pas été étudié sous cet angle, ce qui est surprenant à quatre points de vue. Premièrement, passeur de la philosophie allemande du droit naturel en France, il est ensuite devenu le « pape » de la sociologie française de 1948 à 1965, en créant en 1946 le Centre d’études sociologiques, premier (et longtemps unique) laboratoire public de sociologie de l’après-guerre, ainsi que la revue les Cahiers internationaux de sociologie, puis en occupant à partir de 1948 la chaire de sociologie créée pour Durkheim à l’université de Paris. Il continue à susciter des ouvrages  [6] et des numéros spéciaux de revues  [7]. Deuxièmement, il a dirigé de nombreuses thèses, dont celles des futures pionnières des études sur le genre, ce qui peut augurer d’un positionnement favorable aux femmes. Troisièmement, il a pris parti résolument pour l’égalité entre les sexes dans son projet de déclaration constitutionnelle, remettant ainsi en question le « masculinisme théorique ». Quatrièmement, il a lui-même développé une sociologie de la connaissance qui reprend l’idée durkheimienne que toute connaissance est nécessairement située dans le temps et dans l’espace  [8], mais s’oppose aux conceptions marxistes selon lesquelles elle est le reflet de la position de classe  [9]. Il admet cependant que, même si « la corrélation entre les classes sociales et le savoir [...] n’est pas toujours directe », celles-ci « peuvent agir sur les groupements organisés tels que les États et les Églises et, par leur intermédiaire, sur leurs systèmes des connaissances »  [10].

4 Mais, en premier lieu, l’œuvre de Georges Gurvitch relève-t-elle du « masculinisme théorique » et, si la réponse est positive, de quelle variété ? Est-il plus proche de celle des philosophes ou des sociologues ? Comment comprendre ses particularités ? Peut-on utiliser sa sociologie de la connaissance en l’adaptant pour comprendre ses points de vue sur les femmes ?

5Nous nous appuierons sur l’analyse de cinq  [11] de ses « vingt livres principaux »  [12] et de tous les chapitres qu’il a écrits lui-même dans le Traité de sociologie  [13] ainsi que sur deux de ses articles  [14], soit plus de mille deux cents pages. Il ne s’agit donc pas d’une approche exhaustive, loin de là, néanmoins ce corpus inclut tous les thèmes de la sociologie de Gurvitch, qu’ils relèvent du droit, notamment social, des classes sociales, de la connaissance ou de son modèle théorique général.

I. Un paradoxe : l’égalité des sexes sans les femmes

6 Nous avons lu 1 200 pages de Gurvitch et avons été confrontée à un étonnant paradoxe. En effet, il a défendu l’égalité des sexes et une version universaliste de l’humanité incluant les femmes dans sa Déclaration des droits sociaux mais ne les mentionne jamais dans ses écrits sociologiques. Il relève donc d’un « masculinisme théorique » excluant, peu étudié parce qu’il n’y a pas de textes à analyser, mais une absence à expliquer.

I.1. La déclaration des droits sociaux : l’égalité a minima

7 George Gurvitch publie en 1944 à New York La déclaration des droits sociaux, dont il espère qu’elle inspirera la future Assemblée constituante française car « la IVe République sera sociale ou ne sera pas »  [15]. Cette déclaration oppose le droit social au plus grand danger actuel pour la démocratie, soit le « féodalisme économique » conjugué au régime technocratique.

8 Ce livre ne s’appuie pas sur les travaux de l’Institut de droit comparé qui a étudié la situation juridique des femmes dans tous les États en 1938  [16]. Il présente les précédentes déclarations ou constitutions progressistes, notamment celles des États-Unis Mexicains de 1917, du Reich allemand de 1919 et de la République espagnole de 1931, ainsi que les trois déclarations des Droits en Russie soviétique de 1918, 1924-1925 et de 1936. Il cite l’article 12 de la Constitution de l’URSS :

9

La femme a dans l’URSS les mêmes droits que l’homme dans tous les domaines de la vie économique, politique, culturelle et sociale. La réalisation de ces droits de la femme est garantie par la reconnaissance du droit de la femme au travail, à la rétribution, au repos, aux assurances sociales et à l’éducation, égal à celui de l’homme, ainsi que par la protection des intérêts de la mère et de l’enfant, par des congés payés aux femmes enceintes, par un large système de maisons d’accouchement, de maternités et jardins d’enfants  [17].

10 Sa propre Déclaration relève d’un projet autogestionnaire et accorde des droits de participation à des conseils aux producteurs, aux consommateurs, aux citoyens, aux hommes. En effet, selon lui, les échecs antérieurs des projets progressistes viennent de la prise en compte d’un seul aspect de la vie humaine alors qu’il faudrait tenir compte de sa pluralité et du fait que les différents groupes mentionnés peuvent avoir des intérêts divergents. « Tout être humain est, de sa naissance à sa mort, consommateur pour autant qu’il éprouve des besoins, pouvant être satisfaits par certaines activités déterminées  [18]. » Bien que l’auteur ne le mentionne pas, la prise en compte des consommateurs ne peut qu’améliorer le pouvoir des femmes, puisque ce sont elles qui prennent en charge le plus souvent cette activité.

11 L’article II peut inquiéter par l’utilisation de la notion d’homme : « Le producteur-ouvrier est l’homme valide qui se trouve dans des conditions d’âge permettant un effort soutenu. » Toutefois, elle est entendue d’une façon universaliste et non réduite à l’être masculin puisque, selon l’article VII : « Les droits sociaux de l’homme consistent dans le droit à la vie (droits de la mère, de l’enfant, droits des familles nombreuses), droit à l’égalité des sexes  [19]. » L’article LIII précise :

12

La femme a le droit social à une égalité complète, économique, civile, culturelle et politique avec l’homme. Afin de supprimer tout vestige d’exploitation de la femme par l’homme, toute discrimination de sexe quant à l’accès aux emplois, charges et fonctions de toute espèce dans tout domaine est abolie. Les lois prohibant le travail des femmes dans certaines industries afin de protéger leur santé restent en vigueur  [20].

13 Deux autres articles précisent les droits des producteurs et incluent expressément les femmes. Article IV : « Les droits sociaux des producteurs consistent dans : le droit au travail garanti à tout homme et à toute femme valides  [21]. » Article XI : « Tout homme et toute femme valides, ayant atteint l’âge de 20 ans, sont considérés comme des producteurs. Le travail est une obligation sociale qui honore l’homme. »

14 L’acceptation de cette déclaration aurait donc nettement amélioré le statut des Françaises qui, rappelons-le, venaient d’obtenir le droit de vote mais devaient encore obtenir l’autorisation du mari pour travailler ou ouvrir un compte bancaire. Néanmoins, elle reste très générale et ne dit rien de l’égalité des salaires ni des jardins d’enfants, lesquels seuls permettent un emploi pour les mères de jeunes enfants. Une mention aux « familles nombreuses », française et nataliste, est ajoutée alors que rien n’est dit du droit à la contraception et à l’avortement. C’est donc une définition a minima, très en deçà de celle des constitutions de l’URSS, et qui correspond au programme des socialistes français (Union fédérative du centre) de 1885 : égalité civile et politique de la femme mais sans l’égalité des salaires ni la maîtrise de son corps  [22].

I.2. Silence sur les femmes dans les œuvres sociologiques

15 Gurvitch explique, dans son formidable article sur la stratification sociale en France avant 1944  [23], le découragement français par le vieillissement et la gérontocratie ainsi que par l’importance de l’émigration à partir de 1930, en pleine crise, par l’éloignement des élites et les erreurs des groupes politiques. Il n’évoque à aucun moment les mouvements féminins ni la question du droit de vote, promise mais non votée par le gouvernement Blum, ou celle de la contraception et de l’avortement, sacrifiée sur l’autel du Front populaire. Pourtant, dans l’entre-deux-guerres, il y eut pas moins de 142 associations suffragistes, pacifistes, confessionnelles, politiques, syndicales  [24].

16 La première référence aux femmes dans les œuvres sociologiques de Gurvitch se trouve dans son livre posthume sur Les classes sociales où il présente de façon critique tous ses prédécesseurs et cherche à établir des critères de différenciation. Pour refuser que le droit soit pris comme critère des classes sociales, il écrit : « De même si on devait distinguer des classes juridiques, on serait forcé de mettre les hommes et les femmes dans deux classes différentes, répondant aux discriminations établies par le Code civil. Et ainsi de suite  [25]. » Comme souvent chez notre auteur, aucun argument n’est donné pour expliquer ce qu’aurait de scandaleux le fait de mettre les femmes et les hommes dans deux classes distinctes ni comment analyser ces discriminations. Or, le Code civil fait de l’homme le chef de la famille, lui accorde l’autorité parentale, lui permet de décider du domicile conjugal et de contrôler les ressources familiales. On pourrait donc considérer que le droit civil, et notamment le droit familial, sont constitutifs de « classes de sexes » en organisant la subordination d’un groupe de sexe à l’autre  [26]. Il est vrai que cette notion de classe sexuelle ne sera inventée qu’en 1969 par Kate Millett  [27].

17 La deuxième référence concerne « les tribus organisées par représentation des divisions militaires, des familles domestiques et conjugales et, parfois, des clans (généralement bien effacés) en Amérique du Nord) [où] la division du travail social tend à s’exercer seulement entre groupes d’âge et de sexe, d’une part, entre familles, d’autre part »  [28]. Toutes les autres sociétés globales définies par Gurvitch ne présenteraient aucun groupe de sexe, y compris pour la période contemporaine.

18

De nos jours, les professions, les métiers, les familles-ménages, les jeunesses, enfin ces sur-groupes que sont les classes sociales, nous fournissent des exemples de groupes structurés  [29], mais qui ne sont pas des groupes organisés, quoiqu’ils puissent partiellement s’exprimer dans différentes organisations. Inversement, les différents publics, les minorités ethniques, les producteurs et consommateurs, les industries, les groupes d’âge (pour autant qu’ils constituent des groupes), les chômeurs, etc. sont des groupes structurables, mais pas encore structurés ou à peine structurés  [30].

19 L’existence de nombreux mouvements féminins et féministes dans l’entre-deux-guerres pourrait pourtant valoir aux groupes de sexe le statut de « groupes structurés mais non organisés », mais ce n’est pas le cas. Là aussi Gurvitch ne présente aucune des sources bibliographiques qui lui permettent d’arriver à cette conclusion, pas plus que les critères appliqués pour définir ces groupements, qui paraissent parfois contestables  [31].

20 Comment expliquer ce paradoxe d’une visibilité juridique mais d’une invisibilité sociologique des inégalités entre femmes et hommes ?

II. De quelques « corrélations »

21 Il ne s’agira pas ici d’expliquer cette contradiction par les situations de classe que Georges Gurvitch a vécues tout au long de sa vie mouvementée, comme l’a fait Richard Swedberg  [32]. Plus simplement, il s’agira, suivant en cela Gurvitch, de présenter des corrélations, c’est-à-dire de mettre « en correspondance [de] l’objet et [de ses] cadres empiriques de production, sans imputation aucune, concernant sa valeur et sa vérité »  [33], bref, d’évoquer les contextes, sociaux, politiques et intellectuels, par lesquels il est passé, en se demandant quelles y étaient la place et l’activité des femmes et ce qu’il en a tiré.

II.1. Une vie cosmopolite et engagée (1894-1966)

22 Georges Gurvitch, fils d’un directeur de la banque centrale russe, a vécu dans différentes parties de l’empire où les régimes de genre étaient variés. Il milite très tôt dans plusieurs groupes  [34], expérience qui marquera le reste de sa vie et de sa pensée.

23 Cette période était marquée par un militantisme féminin important, que ce soit au sein de cercles féminins, de mouvements populistes, de grèves et manifestations  [35]. Néanmoins, les mobilisations féminines n’étaient guère acceptées que si elles servaient à renforcer le pouvoir bolchevique et leurs revendications propres étaient écartées. Ainsi, le soviet de Saint-Pétersbourg consistait en 562 délégués dont seulement sept femmes, alors qu’elles formaient le tiers de la main d’œuvre industrielle  [36]. Manifestement, Georges Gurvitch n’a pas plus entendu ces femmes que les dirigeants des différents partis en présence. Elles restent des « subalternes »  [37] qui peuvent écrire ou manifester, sans que personne ne les écoute, même pas à vrai dire les dirigeantes des journaux socialistes.

24 Georges Gurvitch s’installe en 1925 en France  [38], il est inscrit à la CGT et anti-impérialiste. Ces appartenances ne le prédisposent pas à être sensible à la question des femmes puisqu’un antagonisme s’est développé, particulièrement en France, entre socialisme et féminisme. Selon Charles Sowerwine : « Le progressisme même du mouvement socialiste français qui acceptait en théorie l’égalité pour les femmes [...] créait une illusion d’égalité qui empêchait de percevoir la réalité des inégalités  [39]. » À la différence de la situation russe ou allemande, les adhérentes ne sont que 2 % à la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO)  [40]. De plus, Gurvitch est affilié à la franc-maçonnerie de 1927 à 1949  [41], or les francs-maçons sont opposés au droit de vote des femmes car ils les croient inféodées à l’église.

25 Lorsqu’il revient en France après-guerre, la Sorbonne est un univers professionnel largement masculin même si les étudiantes y sont désormais plus du tiers  [42]. Au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et notamment au Centre d’études sociologiques, les chargées de recherche sont 17 %, dont certaines deviennent les pionnières des études sur les femmes  [43]. Il ne s’oppose pas à ce que Madeleine Guilbert fasse sa thèse sur Les fonctions des femmes dans l’industrie alors que le directeur de thèse de Michelle Perrot lui enjoint d’étudier les ouvriers et non le féminisme.

26 Georges Gurvitch ne vit pas conformément au modèle familial dominant (mari pourvoyeur et femme au foyer) puisqu’il est marié avec une agrégée lorraine, Debora née Churgine (dite Dolly), à une époque où les agrégées sont encore rares  [44] et les enseignants du secondaire fort respectés. Les enseignantes ont d’ailleurs obtenu l’égalité de traitement en 1927  [45]. Dolly Gurvitch publie pendant leur séjour états-unien un livre  [46]. Gurvitch peut donc considérer que l’égalité est présente dans son propre foyer. Une interprétation optimiste serait que c’est un mariage sans nuage, fondé sur l’amour et le respect qui empêcherait Gurvitch de pouvoir penser la différence entre les sexes sous l’angle de l’antagonisme. « Il y a des communautés réelles qui ne peuvent engendrer aucun droit : telles les communautés d’amour, d’amitié, communautés passives, répudiant toute possibilité de structures organisées  [47]. »

II.2. Une boulimie sélective de lectures masculines

27 Georges Gurvitch commence dès quatorze ans des lectures sociologiques et philosophiques marxistes  [48]. Or, Marx et Engels voient tous deux le rapport de sexe comme un rapport social, fondé sur une division du travail qu’ils qualifient cependant de « spontanée » et « naturelle ». Engels a écrit un livre où il explique la domination des femmes par le développement de la propriété privée et prévoit la fin de leur subordination par l’entrée des femmes dans le travail rémunéré  [49], livre que Gurvitch cite dans son Traité de sociologie sans se référer le moins du monde à son sujet. Il faut ajouter que les travaux de Clara Zetkin  [50] circulaient en Russie, de même que les analyses originales d’Alexandra Kollontaï  [51].

28 Georges Gurvitch étudie longuement les théoriciens du droit naturel, dont Johann Fichte  [52], qui ont largement discuté de la subordination des épouses à leur conjoint comme fondement ou comme conséquence de l’ordre social  [53], point qui n’a pas attiré son attention.

29 Dans le cadre de son virage vers la sociologie, Georges Gurvitch lit de nombreux auteurs, dont Saint-Simon, et Proudhon, auquel il restera fidèle toute sa vie, puisqu’il lui consacre un de ses derniers livres, paru après sa mort. Il considère en effet que Proudhon a joué un rôle certain dans la formation des soviets de base  [54]. Lui, qui évalue pourtant de façon rigoureuse la pensée de tous les auteurs qu’il étudie, voire « qui adore détruire »  [55], ne critiquera jamais l’antisémitisme  [56] et la misogynie de Proudhon, cela, malgré ou à cause du fait qu’il soit lui-même juif. Proudhon s’oppose aux actions des féministes en faveur du droit de vote et dénonce l’égalité politique des sexes car « la famille est la seule personnalité que le droit politique reconnaisse ». Il s’efforce de fonder ses théories sur la physiologie et donc sur la triple infériorité physique, intellectuelle et morale des femmes, à qui il ne reste comme solution que d’être « ménagère ou courtisane »  [57]. Des libertaires, dont Pierre Leroux, s’insurgent immédiatement contre les positions de Proudhon, voire les déconstruisent scientifiquement comme Jenny d’Héricourt  [58].

30 Les auteurs fétiches de Georges Gurvitch relèvent donc de « masculinismes théoriques variés » : secondarisant (Marx et Engels), bienveillant (Fichte), hostile (Proudhon). Il avait largement de quoi s’inspirer dans la tradition socialiste pour penser la question des femmes, mais il exclut ces éléments. De même, il ne cite aucune femme : ni Simone de Beauvoir, ni Hannah Arendt, ni sa propre docteure Madeleine Guibert ou ses collègues du Centre d’études sociologiques.

II.3. Un hyperréalisme empirique dialectique... bien abstrait

31 Certains sociologues de l’époque de Georges Gurvitch, comme Pierre Naville  [59] ou Michel Crozier  [60], ont souvent décrit les femmes même s’ils n’ont jamais théorisé leurs situations, cela parce qu’ils les rencontraient au fil de leurs enquêtes. On peut donc se demander si ce ne sont pas les choix problématiques et méthodologiques de Georges Gurvitch qui le conduisent à ne pas penser les femmes. Ainsi, il n’évoque jamais les ouvriers ou les employés, même dans son livre sur les classes sociales, où il évoque surtout les théories sur ce sujet. Même s’il décrit sa sociologie comme « un hyperréalisme empirique dialectique », la dimension empirique est pour le moins peu évidente.

32 On peut faire deux objections à cette hypothèse. La première, c’est que même si notre auteur n’évoque pas les ouvriers ou d’autres catégories incarnées et historicisées, il se sert de la notion de classes sociales. La seconde, c’est que même dans son article sur la stratification sociale en France avant 1944  [61], son seul travail vraiment empirique, il n’évoque aucunement les femmes, dont la situation était alors pourtant fort différente de celle des hommes.

33 Bref, les expériences sociales de Georges Gurvitch, ses lectures et son cadre problématique auraient pu intégrer la question des femmes, mais il ne suit pas ses mentors et n’en discute pas, cela même alors qu’il est en faveur de l’égalité. Ce paradoxe est classique chez les hommes de gauche, qu’ils soient russes ou français, alors que les hommes moins engagés vont donner plus facilement libre cours à un masculinisme, bienveillant ou hostile.

Conclusion

34 Georges Gurvitch est sans conteste un « masculiniste théorique » de type excluant, pour qui seule la vie et la pensée des hommes de sexe masculin sont intéressantes, et cela dès l’adolescence. Néanmoins, quand il se confronte au réel, il peut voir et dénoncer les inégalités, notamment juridiques.

35 Peut-on se servir des travaux gurvitchiens sur la sociologie de la connaissance pour comprendre cette position paradoxale ? Sa préoccupation première est de comprendre le lien entre structures globales et type de connaissances, ce qui n’est pas approprié pour répondre à notre question. En revanche, ses remarques sur les relations entre classes sociales et connaissances sont plus utiles, si l’on remplace, contre son avis, classes sociales par groupes de sexe. L’existence d’un tel groupe paraît évident alors que seules des femmes (sauf Karl Mannheim) vont s’intéresser à penser la situation des femmes dans leur particularité lorsqu’elles vont enfin représenter la moitié des étudiants et fomenter un mouvement social. La transformation des savoirs alors produite est conforme au lien postulé par Gurvitch comme indirect et lié à « des groupements organisés, tels que les États et les Églises et, par leur intermédiaire, sur leurs systèmes des connaissances »  [62], sauf qu’ici le groupement organisé est militant. Quant à Gurvitch, c’est en tant que militant autogestionnaire qu’il propose une Déclaration des droits sociaux qui inclut les femmes. Il ne fait d’ailleurs que suivre, de façon moins radicale, la position du pouvoir bolchevique qui n’a pas écouté les revendications des femmes, notamment ouvrières, mais a néanmoins rédigé des constitutions progressistes leur accordant l’égalité des droits, même si celle-ci est restée largement une fiction. Justement, nous semble-t-il, parce que la réponse est restée juridique, la réalité sociologique de l’oppression des femmes restant impensable dans le cadre théorique marxien qui postule le caractère prioritaire de la lutte des classes, pensée au masculin. En revanche, redevenu un professeur d’université respecté, il assume un « masculinisme théorique » excluant les femmes, qui ne sont ni complémentaires, ni un « détail », ni des travailleuses et cela dans toutes les sociétés que Gurvitch étudie. Son positionnement est alors plus philosophique que sociologique.

Notes

  • [1]
    Michèle Le Dœuff, L’étude et le rouet. Des femmes, de la philosophie, etc., Paris : Seuil, 1980.
  • [2]
    Id., L’imaginaire philosophique, Paris : Payot, 1980.
  • [3]
    Françoise Collin, Évelyne Pisier et Eleni Varikas (dir.), Les femmes de Platon à Derrida. Anthologie critique, Paris : Plon, 2000.
  • [4]
    Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques de Max Weber à Bruno Latour, Paris : La Découverte, 2010.
  • [5]
    Id., « Introduction. Questions de genre aux sciences sociales “normâles” », in ibid., p. 9-24, notamment p. 16, 18, 19, 21.
  • [6]
    Jacques Le Goff, Georges Gurvitch : le pluralisme créateur, Paris : Michalon, 2012 ; Fridolin Saint-Louis, Georges Gurvitch et la société autogestionnaire, Paris : L’Harmattan, 2006 ; Jacqueline Roumeguère-Eberhardt, La relativité culturelle : hommage à Georges Gurvitch, Paris : Publisud, 1995.
  • [7]
    « Quarante ans après : Gurvitch », Cahiers internationaux de sociologie, 121, 2006.
  • [8]
    Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse [1912], Paris : PUF, 2013.
  • [9]
    Georges Gurvitch, « Sociologie de la connaissance », Traité de sociologie, Paris : PUF, coll. « Bibliothèque de sociologie contemporaine », 4e éd., 1963, tome 2, p. 103-136.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Id., La déclaration des droits sociaux, New York : Éditions de la Maison française, 1944 et Paris : Libraire philosophique Vrin, 1948 ; Id., Déterminismes sociaux et liberté humaine, Paris : PUF, coll. « Bibliothèque de sociologie contemporaine », 1963 ; Id., étude sur les classes sociales, Paris : Gonthier, coll. « Médiations », 1966 ; Id., Proudhon, Paris : PUF, coll. « Les philosophes », 1965.
  • [12]
    Georges Balandier, Gurvitch, Paris : PUF, coll. « Enseignement supérieur. Le philosophe », 1972, p. 51-52.
  • [13]
    Georges Gurvitch (dir.), Traité de sociologie, Paris : PUF, coll. « Bibliothèque de sociologie contemporaine » ; 1962 (4e éd.), tome 1 : « Objet et méthode de la sociologie », p. 3-27 ; « Brève esquisse de la sociologie », p. 28-64 ; « Problèmes de sociologie générale », p. 155-245 ; 1963 (4e éd.), tome 2 : « Problème de sociologie de la connaissance », p. 103-136, « Problème de sociologie de la vie morale », p. 137-172 ; « Problème de sociologie du droit », p. 173-206.
  • [14]
    Georges Gurvitch, « Social Structure of Pre-War France », American Journal of Sociology, 48 (5), 1943, p. 535-554 ; Id., « Mon itinéraire intellectuel ou l’exclu de la horde », L’Homme et la société, 1, 1966, p. 3-12.En ligne
  • [15]
    Id., La déclaration des droits sociaux, op. cit., p. 12.
  • [16]
    Marc Ancel, La condition de la femme dans la société contemporaine, Paris : Librairie du recueil Sirey, 1938.
  • [17]
    Georges Gurvitch, La déclaration des droits sociaux, op. cit., p. 34.
  • [18]
    Ibid., p. 67.
  • [19]
    Ibid., p. 87.
  • [20]
    Ibid., p. 107-108.
  • [21]
    Ibid., p. 86.
  • [22]
    Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme. Un siècle d’histoire, Paris : Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1978.
  • [23]
    Georges Gurvitch, « Social Structure of Pre-War France », op. cit.
  • [24]
    Christine Bard, Les femmes dans la société française au xxe siècle, Paris : Armand Colin, collection « U », 2004, p. 89-94.
  • [25]
    Georges Gurvitch, étude sur les classes sociales, op. cit., p. 8.
  • [26]
    Arlette Gautier, « Legal Regulation of Marital Relations: Historical and Comparative Approach », International Journal of Law, Policy and the Family, 19, 2005, p. 47-72.
  • [27]
    Kate Millett, La politique du mâle, Paris : Stock, 1971.
  • [28]
    Georges Gurvitch, étude sur les classes sociales, op. cit., p. 233.
  • [29]
    Les italiques sont de l’auteure.
  • [30]
    Georges Gurvitch, « Problèmes de sociologie générale », Traité de sociologie, op. cit., tome 1, p. 188.
  • [31]
    Yvonne Roux, recension de « Georges Gurvitch, Les cadres sociaux de la connaissance, Paris : PUF, coll. « Bibliothèque de sociologie contemporaine », L’Homme et la société, 2, 1966, p. 182-185.
  • [32]
    Richard Swedberg, Sociology as Disenchantment: The Evolution of the Work of Georges Gurvitch, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1982.
  • [33]
    Cité par Francis Ferrugia, Sociologie. Histoire et théories, Paris : CNRS éditions, coll. « Biblis », 2012, p. 171.
  • [34]
    Isabelle Gouarné, « Notice biographique de Georges Gurvitch », in Claude Pennetier (dir.), Dictionnaire biographique. Mouvement ouvrier, mouvement social (de 1940 à mai 1968), tome 5, Paris : Éditions de l’Atelier, 2010. <http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip. php ?article76485&id_mot=2349>, consulté le 18 avril 2015.
  • [35]
    Barbara Alpern-Engel, « Les femmes dans la Russie des Révolutions, 1861-1926 », in Christine Fauré (dir.), Encyclopédie politique et historique des femmes, Paris : PUF, 1997, p. 433-470, notamment p. 433.
  • [36]
    Ibid., p. 444.
  • [37]
    Gayatri Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? [1990], Paris : Éditions Amsterdam, 2006.
  • [38]
    Jean-Christophe Marcel, « Gurvitch Georges (1894-1965) », Encyclopædia Universalis [en ligne], <http://www.universalis.fr/encyclopedie/georges-gurvitch/>, consulté le 18 avril 2015.
  • [39]
    Charles Sowerwine, Les femmes et le socialisme, op. cit., p. 237.
  • [40]
    Christine Bard, Les femmes dans la société française au xxe siècle, op. cit., p. 85.
  • [41]
    Isabelle Gouarné, « Notice biographique de Georges Gurvitch », op. cit.
  • [42]
    Les enseignantes y sont 6,5 % en 1946 et 18,7 % en 1954 (Sylvie Chaperon, « Une génération d’intellectuelles dans le sillage de Simone de Beauvoir », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 13, 2001, p. 99-116).
  • [43]
    Cécile Andrieux, Ida Berger, Jacqueline Gauthier, Madeleine Guilbert, Andrée Michel, Nora Mitrani. Viviane Isambert-Jamati serait également gurvitchienne (Francis Farrugia, La reconstruction de la sociologie française (1945-1965), op. cit., p. 265).
  • [44]
    De 1821 à 1960, il y a 27 % de jeunes femmes parmi les agrégés, 44 % en 1960. André Chervel, « Les agrégés de l’enseignement secondaire. Répertoire 1809-1960 », mars 2015, <http://rhe.ish-lyon.cnrs.fr/?q=agregsecondaire>, consulté le 6 août 2015.
  • [45]
    Christine Bard, Les femmes dans la société française au xxe siècle, op. cit., p. 78.
  • [46]
    Dolly Gurvitch et Rosa A. Herenroth, Russians Say It This Way: Ninety-Nine Russian Idiomatic Expressions and their American Equivalents, New York : International University Press, 1945.
  • [47]
    Georges Gurvitch, L’idée du droit social, 1934, p. 115-118, cité par Paul Hoffmann, La femme dans la pensée des lumières [1977], Paris : Éditions Slatkine, 1995, p. 257.
  • [48]
    Georges Gurvitch, « Mon itinéraire intellectuel ou l’exclu de la horde », op. cit. ; Phillip Bosserman, Dialectical Sociology: An Analysis of the Sociology of Georges Gurvitch, Boston : Porter Sarent, 1968.
  • [49]
    Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État [1884], Paris : Éditions sociales, 1983.
  • [50]
    Clara Zetkin, Batailles pour les femmes. Recueil de textes extraits de diverses revues et publications, 1889-1932, Paris : Éditions sociales, 1980.
  • [51]
    Alexandra Kollontaï, La famille et l’État communiste, Paris : Bibliothèque communiste, 1920. Barbara Alpern-Engel, « Les femmes dans la Russie des Révolutions, 1861-1926 », op. cit., p. 451-454.
  • [52]
    « Fichte (Johann Gottlieb) (1764-1814) », in Françoise Collin, Évelyne Pisier et Eleni Varikas (dir.), Les femmes de Platon à Derrida. Anthologie critique, op. cit., p. 424-437.
  • [53]
    Paul Hoffmann, La femme dans la pensée des lumières, op. cit., p. 257.
  • [54]
    Georges Gurvitch, Proudhon, op. cit., p. 70.
  • [55]
    Fernand Braudel, « Georges Gurvitch ou la discontinuité du social », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 3, 1953, p. 347-361, notamment, p. 348.
  • [56]
    Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche, histoire d’un paradoxe, Paris : La Découverte, 2011, p. 29.
  • [57]
    « Proudhon (Pierre Joseph) (1809-1865) », in Françoise Collin, Évelyne Pisier et Eleni Varikas (dir.), Les femmes de Platon à Derrida. Anthologie critique, op. cit., p. 518-533.
  • [58]
    Jenny d’Héricourt, La femme affranchie, réponse à MM. Michelet, Proudhon, É. de Girardin, Legouvé, Comte et autres novateurs modernes, Bruxelles : A. Lacroix, Van Meenen et Cie, 1860, 2 vol. ; Arlette Gautier, « Le crâne de la Parisienne. Jenny d’Héricourt contre les premiers sociologues », in Adeline Gargam (dir.), Femmes de sciences, Dijon : Presses universitaires de Dijon, coll. « Histoire et philosophie des sciences », 2014, p. 237-245.
  • [59]
    Michel Lallement, « Pierre Naville et la division du travail entre les sexes : le système productif en dernière instance », in Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques de Max Weber à Bruno Latour, op. cit., p. 330-342.
  • [60]
    Jacqueline Laufer, « Michel Crozier et la différence des sexes : une sociologie des organisations au masculin neutre », in ibid., p. 135-150.
  • [61]
    Georges Gurvitch, « Social Structure of Pre-War France », op. cit.
  • [62]
    Id., « Sociologie de la connaissance », op. cit., p. 97.
Français

Georges Gurvitch prône dans La déclaration des droits sociaux une parfaite égalité entre les sexes et promeut une conception non androcentrique des droits de l’homme. En revanche, ses textes sociologiques ne mentionnent jamais les femmes. Il a pourtant vécu dans des contextes de fortes mobilisations féminines et féministes et est resté toute sa vie attaché aux idéaux autogestionnaires de sa jeunesse. Les livres qu’il a lus ont amplement débattu de la « question des femmes ». C’est finalement sa posture d’universitaire de gauche qui lui permet de regarder le monde sans y voir de femmes et de réaliser ainsi une forme de « masculinisme théorique » peu étudiée.

Mots-clés

  • Droit social
  • Égalité entre les sexes
  • Genre
  • Masculinité hégémonique
  • Sociologie de la connaissance
Arlette Gautier
Centre de recherche bretonne et celtique (CRBC), Faculté des Lettres et Sciences humaines Victor-Segalen,
Université de Bretagne Occidentale, 20 rue Duquesne - CS 93837, F-29238 Brest cedex 3.
Arlette Gautier est professeure de sociologie à l’Université de Bretagne occidentale et membre du Centre de recherche bretonne et celtique (EA 4451). Ses recherches portent sur les transformations des régimes de genre en contexte colonial et postcolonial (les Antilles pendant l’esclavage et après la départementalisation, le Mexique contemporain) mais aussi sur les évolutions des droits du mariage et de la reproduction.
Parmi ses publications récentes :
— Bretonnes ? Des identités au carrefour du genre, des cultures et des territoires (dir., avec Yvonne Guichard-Claudic), Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2015 ;
— Numéro spécial « Les droits reproductifs » (dir., avec Chrystelle Grenier-Torrès), Autrepart, 70, 2014.
Arlette.Gautier@univ-brest.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/12/2016
https://doi.org/10.3917/drs.094.0525
Pour citer cet article
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