CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les hashtags Niunamenos (pas une de moins), Metoo, Balancetonporc et bien d'autres, qui se sont déployés en Amérique latine et du Nord, mais aussi en Europe et en Asie, ont donné une visibilité internationale inédite aux nombreux mouvements qui, depuis le XIXe siècle et particulièrement depuis les années 1970, luttent contre les violences de genre. Ils ont dévoilé l'importance des violences subies par les femmes dans la famille, mais aussi dans la rue, au travail, et cela même par des stars qui semblaient avoir dépassé les limites assignées au genre féminin. Cette nouvelle visibilité a été rendue possible par le développement des réseaux sociaux [Frau-Meigs, 2018], facilitant la diffusion rapide des informations, mais aussi par la légitimité donnée à ces questions par leur reconnaissance internationale et l'annonce de politiques nationales visant à leur éradication, ainsi que par l'existence de très nombreuses recherches sur cette question. [1]

2Ce numéro d'Autrepart vise à revenir sur les problématisations liées aux violences subies par les femmes, à mieux comprendre la nature de celles-ci, ainsi que le processus de mise à l'agenda et de mise en  uvre des politiques de luttes contre les violences.

Violence et genre

Des concepts complexes et contestés

3La pensée de la violence est au c ur des grands récits de la modernité puisque Thomas Hobbes, le grand philosophe anglais du XVIIe siècle, fonde le lien politique sur la volonté d'éviter la guerre de tous contre tous et donc sur le don à l'État du « monopole de la violence physique légitime », pour reprendre la terminologie du sociologue allemand du XIXe siècle [Weber, 1959, p. 100-101]. La violence est alors assimilée à la guerre et peu, voire pas du tout, définie. Son champ tend aujourd'hui à être à la fois plus spécifié (violences terroristes, guerrières, domestiques, urbaines, terroristes) et à inclure des actes fort différents, de l'insulte à la torture. Ce regroupement surprend ceux qui ne sont pas spécialistes du champ, d'autant que le mot « violence » entraîne avec lui le plus souvent une condamnation implicite, car il définit des actes comme contraires au droit de chacun à la liberté et à la sécurité. Il a cependant un sens précis : « agir sur quelqu'un ou le faire agir contre sa volonté en employant la force ou l'intimidation » [Le Petit Robert, 1993].

4Ces actes peuvent par ailleurs être « très différemment perçus selon les époques, les milieux sociaux, les univers culturels ». Selon Laurent Mucchielli [2008], l'unité de la violence naîtrait des propos des observateurs (médias ou chercheurs) ou par le prisme des politiques publiques, elle n'existerait que d'être nommée. Selon Crettiez, elle serait plutôt « le résultat d'une lutte de définition entre acteurs poursuivant des intérêts divergents et [ayant] des ressources dissemblables ; lutte d'autant plus terrible que le concept est accusatoire et moralement condamnable » [Crettiez, 2008, p. 3]. Certains acteurs ont une capacité à exercer des violences et à définir ce qui est punissable, alors que d'autres doivent non seulement subir ces violences, mais aussi leur occultation. Pierre Bourdieu [1998] développe l'idée que la domination des uns n'est possible « hors les cas, rares en démocratie, de recours à la force physique » que parce que les dominés reconnaissent comme légitime l'ordre social dominant tout en méconnaissant son caractère arbitraire, ce qu'il appelle la violence symbolique. Il est alors difficile de penser la sortie de la violence.

5Pourtant, l'arrivée massive des femmes à l'université à partir des années 1970 va leur permettre de déconstruire le biais androcentrique [Chabaud-Rychter, Descoutures, Devreux, Varikas, 2010] dans le cadre de ce qui s'appelle désormais « les études sur le genre ». Celles-ci ont commencé par des études sur « les femmes », pour les « rajouter » aux descriptions et explications de l'univers social. Très vite cependant, des explications plus structurelles sont apparues. Ainsi, Kate Millett expose dans sa thèse écrite à l'Université de Columbia : « Il existe entre les sexes une situation du type de celles que Max Weber définit comme un rapport de domination et de subordination. » [Millett, 1969 ; 1971, p. 38-39], rapport qu'elle va nommer patriarcat. En France, Colette Guillaumin nomme, bien avant le mouvement Metoo, « sexage » l'appropriation du corps des femmes, que ce soit par le mari, un collègue, un inconnu [Guillaumin, 1978]. Par la suite, de nombreuses études ont utilisé le concept de genre comme construit sociohistorique par opposition au « sexe », qui serait un « donné » biologique et invariant. Cependant, depuis les travaux de Judith Butler [1990] pour la philosophie et de Candace West et Don Zimmerman [1987] pour la sociologie, le genre est repensé à partir d'une perspective processuelle et interactionnelle, non comme une propriété individuelle, mais comme quelque chose qui se réalise au fil des interactions. Cette définition va jusqu'à affirmer que le genre serait une performance qui n'est plus liée à l'appartenance à un groupe social discriminé. Enfin, un autre courant insiste sur la co-construction du genre avec d'autres catégories de discrimination ou rapports sociaux (selon l'ancrage théorique) : la classe sociale, la « racialisation », l'orientation sexuelle, etc., ce que la juriste africaine américaine Kimberlé Crenshaw appelle intersectionnalité [1991]. Travaillant dans un refuge pour les femmes, elle a remarqué que les violences contre des Africaines-Américaines étaient souvent minorées au nom de l'antiracisme. Comme si finalement l'objet de l'antiracisme était la protection des hommes noirs et n'incluait pas celle des femmes et des enfants noirs alors que la lutte contre les violences envers les femmes concernait seulement les blanches.

6C'est dans le cadre théorique du patriarcat que les violences envers les femmes vont être définies comme liées à leur subordination et comme un moyen de contrôle sur elles [Hanmer, 1977]. Les violences ne résulteraient pas de comportements individuels isolés et atypiques, voire « aberrants », mais reflèteraient des structures et des normes sociales profondément inégalitaires. Liz Kelly [1988] développe l'approche de continuum, en traçant des liens entre les violences de genre dans la vie quotidienne, les violences structurelles des systèmes économiques qui maintiennent des inégalités et les politiques qui les acceptent. En effet, l'acceptation de violences faites aux femmes, qualifiées de « droit de correction » ou de « devoir conjugal », est expliquée par le fait que le contrat social, issu des théories du droit naturel du XVIIe et du XVIIIe siècle, n'inclut que les êtres blancs de genre masculin, excluant les femmes et les esclaves. Le contrat sexuel [Pateman, 2010] permet l'exercice de la violence physique et sexuelle sur les épouses et les enfants par les maris. L'État partage donc le monopole de la violence physique avec ces derniers. L'occultation et la minoration des violences de genre font partie de la violence symbolique qui tend à légitimer les inégalités de genre [Romito, 2006 ; Eufemias, 2014 ; Soriano, 2014] [2].

7Pourtant, celles-ci ont été peu à peu reconnues par l'ONU et par de nombreux pays.

Le « triangle de velours » féministe et la reconnaissance des violences de genre par l'ONU

8Des mouvements se développent dans les années 1970 contre les viols, les violences conjugales, les stérilisations forcées ou les mutilations sexuelles féminines. Ils sont d'abord locaux, puis très vite nationaux, et cela dans toutes les régions du globe, même s'ils sont particulièrement nombreux en Europe et en Amérique. Ils organisent à Bruxelles en 1976 le Tribunal international sur les crimes envers les femmes. La « campagne globale pour les droits humains des femmes » va décrire ces violences comme « envers les femmes » et reformuler les « droits des femmes » en droits humains, donc comme une question fondamentale et non particulière à une catégorie, même si celle-ci représente la moitié de l'humanité [Bunch, Reilly, 1994].

9Ces mouvements mêlent des femmes pauvres et racisées avec des universitaires et des « fémocrates » (fonctionnaires féministes), dont certaines ont également vécu des violences [Weldon, Htun, 2013]. C'est ce « triangle de velours » [Woodward, 2004] qui assurera la réussite de ces mouvements, grâce au développement de recherches et de données qui montreront que les violences envers les femmes sont un phénomène universel et quantitativement important. La reconnaissance de ces violences est également permise par l'imposition sur la scène internationale du référentiel des droits humains qui, au sortir de la guerre froide, recouvre une acception nouvelle [Lacombe, 2018], par la nécessité pour l'ONU de retrouver un certain lustre et par un président démocrate aux États-Unis qui a besoin du vote féminin.

10Cependant, la convention contre les discriminations envers les femmes, le seul traité envers les femmes qui oblige, même si seulement moralement, les États qui la ratifient ne mentionne pas en 1979 la question des violences envers les femmes. Il faut attendre 1985 pour que la troisième Conférence des Nations unies sur la Femme qui a lieu à Nairobi dénonce pour la première fois le caractère systématique de la violence contre les femmes. En 1993, l'Assemblée générale des Nations unies ratifie la Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes qui est le premier instrument international à combattre explicitement cette violence et qui fournit un cadre d'actions national et international. Le premier paragraphe reconnaît ces violences comme une négation des droits humains. Le second évoque le caractère historiquement construit des inégalités entre femmes et hommes et le rôle que joue la violence dans leur maintien : il inscrit donc les violences envers les femmes dans l'analyse structurelle du genre. Dans un souci d'exhaustivité, la déclaration évoque à la fois toutes les situations où les femmes sont particulièrement à risque de subir des violences et les multiples formes que celles-ci peuvent prendre.

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Affirmant que la violence à l'égard des femmes constitue une violation des droits de la personne humaine et des libertés fondamentales et empêche partiellement ou totalement les femmes de jouir desdits droits et libertés, et préoccupée que ceux-ci ne soient toujours pas protégés dans les cas de violence à l'égard des femmes,
Reconnaissant que la violence à l'égard des femmes traduit des rapports de force historiquement inégaux entre hommes et femmes, lesquels ont abouti à la domination et à la discrimination exercées par les premiers et freiné la promotion des secondes, et qu'elle compte parmi les principaux mécanismes sociaux auxquels est due la subordination des femmes aux hommes,
Constatant avec préoccupation que certains groupes de femmes, dont les femmes appartenant à des minorités, les femmes autochtones, les réfugiées, les femmes migrantes, les femmes vivant dans des communautés rurales ou reculées, les femmes sans ressources, les femmes internées, les femmes détenues, les petites filles, les femmes handicapées, les femmes âgées et les femmes dans des zones de conflit armé, sont particulièrement vulnérables face à la violence,
Article 1 Aux fins de la présente Déclaration, les termes « violence à l'égard des femmes » désignent tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée.
Article 2 La violence à l'égard des femmes s'entend comme englobant, sans y être limitée, les formes de violence énumérées ci-après :
a) La violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la famille, y compris les coups, les sévices sexuels infligés aux enfants de sexe féminin au foyer, les violences liées à la dot, le viol conjugal, les mutilations génitales et autres pratiques traditionnelles préjudiciables à la femme, la violence non conjugale, et la violence liée à l'exploitation ;
b) La violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la collectivité, y compris le viol, les sévices sexuels, le harcèlement sexuel et l'intimidation au travail, dans les établissements d'enseignement et ailleurs, le proxénétisme et la prostitution forcée ;
c) La violence physique, sexuelle et psychologique perpétrée ou tolérée par l'État, où qu'elle s'exerce.

12Cette recommandation déclare aussi que les États sont « responsables des actes privés s'ils n'ont pas agi de façon à prévenir les violations de droits ou d'investiguer et punir ces actes ainsi que de fournir une compensation pour ces manquements ». Cela implique que les États sont responsables de leur inaction lorsqu'ils n'empêchent pas la violence fondée sur le genre ou des pratiques discriminatoires.

13Les conventions issues des conférences sur la population et le développement au Caire en 1994 et sur les femmes à Pékin en 1995 réaffirment cette définition. Un Rapporteur Spécial concernant les violences contre les femmes est établi en 1994. En 1996, la violence domestique (physique et psychologique) est assimilée à une forme de torture qui devrait être sanctionnée légalement. En 1998, le Tribunal pénal international est créé contre les crimes de génocide, agressions, violations des conventions de guerre et crimes contre l'humanité, incluant le crime de viol utilisé comme arme de guerre et les grossesses forcées. Les Objectifs pour un développement durable [Programme des Nations unies pour un développement durable, 2019], supposés mobiliser toute la communauté internationale, incluent deux cibles relatives à « l'élimination d'ici à 2030 : 1) dans la vie publique et de la vie privée de toutes les formes de violence faites aux femmes et aux filles, y compris la traite et l'exploitation sexuelle et d'autres types d'exploitation ; 2) de toutes les pratiques préjudiciables, telles que le mariage des enfants, le mariage précoce ou forcé et la mutilation génitale féminine ».

14La plate-forme de Pékin prévoit de collecter des données sur le sujet et de développer des recherches sur la nature, les causes et les conséquences des violences faites aux femmes. Les premières données provenaient en effet des statistiques policières et judiciaires, ce qui sous-estimait gravement le phénomène, car un nombre très important de ces faits n'est jamais révélé, parce que les femmes naviguent entre la honte, le dégoût de soi, la crainte bien réelle d'être ostracisées et exclues de leur milieu et celle de ne pas être entendues. Des universitaires militantes ont collecté les premières données internationales sur la situation des femmes dans le monde [Morgan, 1996]. Des enquêtes quantitatives ont été menées, par l'OMS [2005] ou dans le cadre des enquêtes démographiques et de santé (USAID), et des méthodologies rigoureuses ont été élaborées. Les démographes ont joué un rôle important, élaborant peu à peu des questionnaires complets sur les différents types de violences, les recours et les conséquences qu'elles ont eues sur la vie et la santé des individus [Ellsberg et al., 2014]. Contrairement à certaines opinions, on les interroge sur des faits précis (par exemple : « Avez-vous subi une tentative de strangulation ? ») et non pas sur le fait qu'elles auraient subi des violences, terme trop général et qui peut être interprété différemment selon les contextes. De plus, l'Index Genre et Institutions sociales de l'OCDE, la Banque mondiale et ONU-Femmes développent des bases de données pour suivre les évolutions législatives en matière de lutte contre les discriminations juridiques, les violences conjugales et le harcèlement sexuel [Banque mondiale, 2019 ; OECD, 2019 ; UN WOMEN, 2019a].

15Ces enquêtes ont permis de mieux saisir l'ampleur du phénomène : ainsi, il a pu être établi qu'un tiers des femmes ont subi des violences physiques ou sexuelles à un moment quelconque de leur vie, le plus souvent par un membre de la famille [UNSD, s.d., UN WOMEN, 2019b]. Néanmoins, le fait que cette violence varie fortement et que certaines petites sociétés soient exemptes de viols et de violence domestique [Sanday Reeves, 1981] rappelle néanmoins qu'elle n'a rien d'inéluctable et qu'elle peut donc être contrecarrée par de nouveaux arrangements entre les sexes.

16Le contexte actuel est très différent de celui des années 1990 qui avait permis le vote de résolutions et de programmes contre les violences faites aux femmes, puisqu'aujourd'hui le multilatéralisme est attaqué (et donc toutes les conventions et les dispositifs internationaux contre les violences), alors que des présidents sexistes et parfois eux-mêmes violents sont élus. De plus, de nouvelles résistances se font jour au fur et à mesure de l'institutionnalisation de ces politiques [Delage, Lieber, Chetcuti-Osorovitz, 2019]. Néanmoins, des acquis restent au niveau de l'ONU, qu'ils soient institutionnels ­ création de l'ONU-Femmes, de programmes contre les violences, instauration d'une ou d'un rapporteur·e spécial·e des Nations unies contre les violences, ou scientifiques avec des collectes de données sur la prévalence des violences ou sur les lois et mesures visant à leur éradication.

17Des enquêtes situées restent donc nécessaires pour mieux comprendre les contextes de ces violences et la diversité des lois et des politiques visant à les éradiquer.

Typologie et continuum des violences

18Les violences traitées dans les articles de ce numéro entrent dans la définition des violences fondées sur le genre votées par l'ONU en 1993, qu'il s'agisse des mutilations génitales féminines, de la sélection prénatale du sexe, des migrations et des conflits armés. Sont également traitées les violences obstétricales (soit un pan des violences reproductives qui prend ainsi son autonomie), et celles contre les hommes réfugiés Rohingyas.

19Les mutilations génitales féminines et la sélection prénatale du sexe (qui vise très majoritairement les f tus féminins et conduit au déficit de deux cents millions de naissances féminines) ont été définies dès la Conférence de Vienne en 1993 comme des pratiques et des formes de comportement persistantes, fondées sur la discrimination sur la base du sexe, du genre et de l'âge, qui violent plusieurs droits humains fondamentaux. L'ampleur et la sévérité des conséquences de ces deux pratiques sont très proches, comme le soulignent dans ce numéro Laura Rahm et Johanna Kostenzer. Pourtant, les mutilations génitales féminines ont fait l'objet de programmes globaux plus tôt et avec plus de moyens que ceux concernant la sélection prénatale du sexe. Leurs objectifs sont également différents : les éliminer dans le premier cas et les prévenir dans le second. Les auteures s'interrogent donc sur les raisons de ces différences de priorité : s'agit-il d'un discours hégémonique néocolonial visant à imposer des valeurs occidentales ? Leur interprétation est plus nuancée et fondée sur des arguments rigoureux. Elles soulignent ainsi l'aspect géopolitique : les mutilations génitales féminines ont lieu plutôt en Afrique et la sélection prénatale du sexe plutôt en Asie ; or les bailleurs internationaux se focalisent plutôt sur l'Afrique. Les spécificités de ces discriminations, l'une postnatale et l'autre prénatale, interviennent également.

20Le deuxième article du numéro, par Mounia El Kotni, évoque des violences qui n'étaient pas incluses dans la définition de 1993 : les violences obstétricales, soit par exemple, des épisiotomies systématiques, des césariennes sans consentement, des violences verbales au cours de l'accouchement. Elles étaient pourtant déjà dénoncées par tout le courant qui visait à « humaniser les naissances », dont le docteur Leboyer était un héraut en France, sans l'inclure dans le cadre théorique des violences envers les femmes. Cette thématique a depuis été portée par des chercheuses et des associations féministes, par exemple le Groupe d'information sur la reproduction « Elegida » (« choisie ») au Mexique, lesquelles incluent ces violences dans un continuum, en soulignant que les femmes pauvres ou racisées y sont particulièrement exposées. Plusieurs États latino-américains ont légiféré à ce sujet, le premier étant le Venezuela en 2007. C'est également le cas de certains États mexicains, dont l'État du Chiapas depuis 2011, lequel condamne le « traitement déshumanisé, un abus de la médicalisation et de la pathologisation des processus naturels » lors des accouchements. L'auteure a mené une enquête ethnographique de 13 mois, utilisant entretiens non directifs et observation participante dans un hôpital public de San Cristóbal de Las Casas. Les récits de trois femmes sont utilisés pour mettre à jour les difficultés d'application de cette loi et interroger les conditions d'expression d'un consentement libre et éclairé des patientes dans les hôpitaux publics mexicains, au vu du manque de moyens des hôpitaux, du racisme systémique et des disparités sociales entre médecins et patient·e·s [3]. Ainsi, « la loi du Chiapas prévoit un consentement pour chaque acte, alors que les patient·e·s et les médecins ne parlent pas forcément la même langue et viennent de contextes socioculturels très différents ».

21Les trois articles suivants évoquent le continuum des violences vécues dans les situations de migrations et de conflits armés, qui sont certes très différentes, mais où les femmes ­ et les hommes ­ sont particulièrement à risque, car les protections traditionnelles, parfois chèrement payées, disparaissent et que de nouveaux dangers apparaissent, alors que les politiques sont plus inhospitalières que protectrices envers les victimes de conflits, les migrants et les réfugiés. Les violences dans ce cadre outrepassent toute typologie, car elles prennent des formes variées, notamment des violences psychologiques, physiques, le viol systématique, l'esclavage sexuel et la grossesse forcée.

22Les femmes représentent aujourd'hui la moitié des migrants dans le monde et la migration reste un moyen privilégié pour nombre d'entre elles de gagner de l'argent et d'améliorer leur vie. Cependant, la situation migratoire est à haut risque de violences et c'est encore plus le cas pour les réfugié·e·s. Jane Freedman [2007] a rappelé que « la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, comme d'autres textes relatifs aux droits de l'homme, a été rédigée d'un point de vue uniquement masculin ». Le Haut-Commissaire aux réfugiés de l'époque doutait du fait « qu'il existât des cas de persécutions commises en raison du sexe des victimes ». Ce n'est qu'à partir de 1991 que le HCR a produit une série de directives relatives à la protection des demandeuses d'asile et des femmes réfugiées, grâce à l'action de réseaux féministes transnationaux, notamment le « Groupe de travail sur les femmes réfugiées » réunissant de multiples ONG. La Convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (dite convention d'Istanbul), signée en 2011, prévoit une possibilité de protection pour les victimes de violences, quel que soit leur statut de séjour [Conseil de l'Europe, 2011]. Pourtant, les États européens n'ont pas utilisé ces mesures lors de l'arrivée en 2015 de réfugiés, dont de nombreuses femmes, en Europe et leurs politiques restrictives augmentent la vulnérabilité et l'insécurité de celles-ci [Freedman, 2018].

23Chiara Quagliariello étudie la situation des migrantes nigérianes, grâce à une enquête de terrain ethnographique menée entre 2016 et 2017 sur l'île de Lampedusa et dans la ville de Palerme, en Sicile. Soixante pour cent d'entre elles étaient de très jeunes femmes, incitées, voire forcées par d'autres personnes à quitter le Nigeria pour intégrer les réseaux de prostitution. Les autres, plus âgées et mieux éduquées, avaient « choisi » de quitter ce pays, parfois à cause de violences de la part de leur conjoint ou de milices armées. Elles ont toutes évoqué des violences physiques, psychologiques et sexuelles subies au cours de leur périple du Nigeria vers l'Italie, mais aussi des violences institutionnelles découlant du fonctionnement de l'appareil législatif italien et des représentations négatives circulant sur les Nigérians en migration. Ainsi, se retrouvant enfermées dans une île, des migrantes enceintes n'ont pas accès à l'interruption volontaire de grossesse et doivent subir des grossesses forcées, souvent issues de viols. Des femmes en sont réduites à faire la grève de la faim pour obtenir le droit de mettre fin à ces grossesses, manifestant ainsi leur capacité d'action dans un contexte de privation de liberté. L'exposition des femmes à différentes formes de violence ne dépend pas que des facteurs de genre : l'identité de classe, la couleur de peau, la nationalité ou encore la confession religieuse entrent également en ligne de compte.

24Coralie Morand, elle, s'intéresse aux relations de genre à l'épreuve du viol de guerre chez les Mayas Ixiles du Guatemala. Ceux-ci ont été particulièrement visés par une stratégie de guerre contre-insurrectionnelle totale menée entre 1981 et 1983 et se caractérisant par des violences physiques et sexuelles quasi systématiques et publiques. Ces violences ont eu des conséquences à long terme sur les individus, le collectif et la structuration des rapports de genre. Ainsi, au plan communautaire, impunité et permanence du traumatisme ont contribué à une banalisation de la violence physique et symbolique. Toutefois, des mouvements de femmes dénoncent à la fois les crimes sexuels du conflit et la mise en coupe réglée des territoires. Ce féminisme maya relève donc de l'écoféminisme, qui lie exploitation du corps des femmes et de la nature.

25La perspective d'Élodie Voisin est originale dans ce numéro puisqu'elle étudie, également grâce à un long travail d'observation et la réalisation de vingt-quatre biographies d'hommes Rohingyas, leur façon de « faire la masculinité » et donc le genre. Ces hommes ont été privés de leur citoyenneté par l'État birman, puis chassés par les militaires avant de devenir des réfugiés en Malaisie. Ils vivent dans les deux pays un racisme sexué qui attaque leurs caractéristiques dites masculines, comme le sentiment d'invulnérabilité et d'inviolabilité, par des violences sexuelles et non sexuelles. En réaction, ils investissent deux formes de masculinité de protestation. Une hypermasculinité mobilise l'univers militaire pour légitimer le recours à la violence dans le cadre de la protection du peuple et de la nation d'appartenance. Une « masculinité du peuple » investit le registre du sacré pour autoriser les violences dans le cadre des relations intimes et intrafamiliales si l'enjeu porte sur le maintien strict de la division sexuelle du travail. Ces deux formes de masculinité sont des tentatives par les réfugiés d'incarner la masculinité dans une situation de vulnérabilités sociales multiples et complexes. Cette analyse contextualise donc l'affirmation de Raewyn Connell selon laquelle « la violence est un lieu privilégié de la construction des masculinités, que ce soit en affirmant sa masculinité ou en la revendiquant dans des luttes entre groupes » [Connell, 2004, p. 83].

Les politiques de lutte contre les violences

26Les mobilisations locales, nationales et transnationales n'ont pas été vaines : le nombre de lois contre les violences a fortement augmenté et leur contenu s'est nettement enrichi. Ainsi, alors que seuls cinq pays avaient pris entre une et quatre mesures contre les violences « domestiques » en 1975 [Weldon, Htun, 2013], c'est le cas en 2018 de six des 189 pays. En revanche, soixante-dix-huit pour cent des pays en ont pris plus de dix [Banque mondiale, 2019]. L'exception est devenue la norme et les lois et les programmes sont de plus en plus précis.

27Les chercheuses ont tenté de comprendre ce qui poussait des États à légiférer sur les violences, mais aussi plus finement quel type de violences était pris en compte et de quelle façon, car les formulations des lois, mais aussi les représentations véhiculées par les programmes peuvent invisibiliser les relations de pouvoir au fondement des violences.

28En ce qui concerne la propension à voter ces lois, Weldon et Htun [2013] concluent, à partir d'analyses statistiques, que la présence de femmes dans des législatures nationales n'est pas significative, tandis que les niveaux de revenu national et de développement démocratique sont associés à des effets faibles, à la différence de la ratification de la Convention pour l'élimination des discriminations envers les femmes (CEDEF, CEDAW selon son acronyme en anglais), de l'existence d'institutions consacrées aux droits des femmes et surtout de la présence de mouvements féministes forts et autonomes. Toutefois, l'impact des différents facteurs évolue avec le temps : les mouvements féministes jouent un grand rôle jusqu'en 2005, alors que pour la période récente le fait d'adhérer à la CEDEF intervient davantage, comme le confirment les recherches de Klugman [2017].

29Le Liban, étudié par Rhéa Eddé dans ce numéro, est un de ces pays où des mobilisations féministes ont permis le vote d'une loi contre les « violences intrafamiliales », alors qu'il n'a ratifié la CEDEF qu'avec des réserves et que le droit ­ confessionnel ou issu du Code civil français de 1810 ­ admet l'obéissance de l'épouse envers son mari. L'auteure ajoute cependant le rôle joué par le quotidien francophone L'Orient-Le Jour aux facteurs qui permettent le vote de lois favorables aux femmes.

30Néanmoins, tous les États sont loin d'avoir accepté la notion de « violence de genre » fondée sur des rapports de genre inégaux et visant à les maintenir. Ils cherchent donc à louvoyer avec leurs engagements internationaux, en utilisant plusieurs tactiques. L'une d'entre elles vise à ne s'intéresser qu'à une partie des violences de genre, souvent les violences dites « conjugales », au détriment des violences institutionnelles et structurelles ou dans d'autres domaines. Ainsi, le harcèlement sexuel dans l'emploi n'est pris en compte en 2018 que dans 130 pays [Banque mondiale, 2019]. De plus, seuls « 60 % des pays ont promulgué des lois contre la coercition reproductive, y compris la stérilisation et le mariage forcés, la proportion étant plus faible en Amérique où pourtant de nombreux abus ont été dénoncés » [Gautier, 2012].

31Même au sein des violences « conjugales », seules certaines violences sont prises en charge : ainsi, d'après les données de la Banque mondiale, 142 pays tiennent compte des violences physiques et émotionnelles ; 95 des violences économiques ; 119 pays reconnaissent les violences sexuelles dans le cadre du mariage, mais 111 ne criminalisent pas le viol dit conjugal, maintenant ainsi l'appropriation corporelle des épouses. Alors que 117 lois visent le précédent partenaire intime (selon l'expression anglophone consacrée), qui en est souvent l'auteur, seules, 69 incluent le partenaire non marié, laissant ainsi un nombre important de femmes hors de toute protection juridique. On voit donc que s'il y a une nette amélioration de la prise en compte législative des violences par un partenaire intime, il reste beaucoup de chemin à faire.

32Une autre stratégie de résistance des hommes politiques est de reformuler les violences en en écartant toute compréhension en termes de violences de genre, voire toute idée que ce sont les femmes qui en sont victimes. Ainsi, de nombreux pays latino-américains ont, dans le cadre de processus de démocratisation et de fins de conflits, promulgué des lois, non pas contre les violences de genre, mais contre les violences « intrafamiliales ». Ce terme semble considérer qu'il n'y a ni agresseurs ni agressés, mais un risque identique pour tous les membres de la famille de subir et de commettre ces violences. Souvent, les peines énoncées sont légères et uniquement liées à des faits de récidive. L'objectif est la réconciliation de la famille. Ces lois visent à donner l'illusion de se mettre en accord avec les ratifications de programmes d'action internationaux et à satisfaire la pression des associations féministes locales, tout en étant compatibles avec une vision paternaliste, voire patriarcale, des relations entre les genres, comme nous l'avons montré pour l'État mexicain du Yucatán [Gautier, 2017]. De même, au Nicaragua, le droit pénal modifié dans un sens plus protecteur de l'intégrité physique est allé de pair avec familialisme [4] et essai de moralisation de la sexualité dans un sens traditionnel et patriarcal [Lacombe, 2018]. D'ailleurs, 19 pays exigent encore l'obéissance des épouses à leur mari tout en ayant voté des lois contre les violences. On peut alors craindre que seules les violences extrêmes soient prises en compte, comme dans le Code civil français de 1804. C'est le cas du Liban étudié par Rhéa Eddé, où les mobilisations féministes menées par la fédération d'associations KAFA et appuyées par le quotidien francophone L'Orient-Le Jour ont permis le vote d'une loi contre les « violences intrafamiliales ». Cette loi représente une avancée pour les droits des femmes au Liban, car elle s'applique à tous les citoyens et non pas selon leur statut personnel, variable selon chaque confession. Elle comporte deux volets (celui de la prévention et celui de la sanction) avec la création d'instances spécifiques dédiées. Toutefois, elle souffre de nombreuses lacunes, parce qu'elle propose une définition non genrée des violences domestiques et qu'elle ne reconnaît pas le viol marital.

33Une fois la loi votée, se pose la question de son application. Ainsi au Liban, selon l'article cité, si de nombreuses décisions de justice pour la protection de femmes violentées ont été prises, les procédures sont longues et complexes et retardent l'octroi de la décision de la protection judiciaire. De plus, il y a une absence d'uniformité dans l'interprétation et la conception entre les magistrats. Un aspect peu souvent traité des politiques de luttes contre les violences est leur dimension symbolique et discursive, à travers les campagnes publiques de communication. L'article de Myriam Hernandez dans ce numéro les analyse au Chili (2006-2010) et en France (2007-2012). Au Chili, les politiques publiques pour prévenir et combattre les violences conjugales s'inscrivent depuis leur création dans l'ensemble des politiques publiques envers les femmes, les « Plans d'égalité d'opportunités ». Néanmoins, la première loi contre la violence au Chili, tout comme celle au Liban, vise la « violence intrafamiliale ». Elle ne vise pas à sanctionner l'agresseur, mais à réconcilier le couple. C'est avec la présidente Bachelet que la politique va viser l'individuation des femmes [5]. L'analyse sémiologique des campagnes publicitaires montre cette transformation : les Chiliennes n'y sont plus présentées comme battues, mais comme entrées en résistance, comme empowered. En revanche, il n'y avait pas en France de loi spécifique pour les violences commises au sein de la famille avant 2010. Il a fallu attendre cette date pour que le législateur reconnaisse le viol conjugal et le harcèlement moral commis par le conjoint, concubin, pacsé. La représentation des victimes n'a pas évolué, elles sont renvoyées à leur statut de victimes et de mères.

34Victoria Bellami s'intéresse au féminicide, terme inventé par la sociologue Diane Russel lors du tribunal international contre les crimes en 1976 pour définir « le meurtre de femmes commis par des hommes parce que ce sont des femmes » [Russel, van de Ven, 1976]. De nombreux pays d'Amérique latine l'ont pénalisé, mais avec des stratégies très diverses que l'auteure analyse de façon très précise. En effet, les termes utilisés vont conditionner leur mise en  uvre et permettre ou pas qu'elles soient effectives, avant même d'être efficaces (ce qui dépend plus des moyens accordés, notamment financiers). Les lois utilisent soit le terme « fémicide », soit celui de « féminicide », qui insiste plus sur la responsabilité étatique, en le limitant ou pas à la sphère privée. Elles intègrent le fémicide/féminicide dans le tissu normatif existant selon quatre modalités : comme une circonstance aggravante, une variation sémantique d'un crime déjà existant, un crime autonome, mais intégré dans le Code pénal national ou encore dans une loi autonome. La répression est toujours au c ur du processus et du dispositif pénaux, mais la durée de la peine varie considérablement d'un État à un autre. Enfin, les mesures de prévention varient fortement. Ainsi, il n'y a pas de mesure de quantification des violences au Honduras. Pourtant, cette quantification est essentielle, car elle permet à la fois de justifier la politique menée et de vérifier son efficacité. Il faut donc construire des systèmes d'information adéquats, car la question n'est nullement seulement technique, mais comporte des choix politiques sensibles, comme le montre l'article d'Alfonsina Faya Robles, Cristiane Cabra da Silva et Carlos Eduardo Raymundo, sur la construction du SIGA-MULHER (système d'information sur la violence faite aux femmes dans l'État de Rio de Janeiro). Ce système de données mis en place par une équipe interdisciplinaire de chercheurs et de professionnels des centres d'accueil de femmes victimes de violence dans l'État de Rio de Janeiro traduit des représentations différentes de celles produites par d'autres institutions, comme la police ou la justice, du fait qu'elles sont recueillies dans des centres d'assistance interdisciplinaires et avec un accompagnement de longue durée. SIGA-MULHER s'appuie sur la loi de Maria da Penha (2006) qui renouvelle la conception de la violence contre les femmes, en intégrant la perspective de genre et la multidimensionnalité du phénomène et prend en compte les dimensions psychologiques, morales, sexuelles et économico-patrimoniales des relations dans lesquelles se déroulent ces violences. II permet de mesurer l'hétérogénéité des profils qui se construisent à partir de l'intersection de diverses relations de pouvoir. Ces données permettent de mieux comprendre la « route critique », soit l'enchaînement d'actions engagées par une femme pour sortir d'une situation de violence, lesquelles dépendent largement des réponses apportées par les services concernés.

35Que peut-on donc conclure de l'examen des différentes politiques menées ? Le Brésil du Parti des travailleurs semble avoir adopté une loi compréhensive contre les violences de genre et l'État de Rio de Janeiro a mis  uvre un système permettant de mesurer son efficacité. Au Liban comme au Chili, les parlementaires ont souvent détourné ces lois pour les vider de tout contenu de lutte contre des rapports sociaux de sexe inégalitaires, en en faisant de simples lois contre les violences familiales, sans évoquer la construction historique d'inégalités entre les genres. L'accession à la présidence du Chili d'une femme consciente des inégalités de genre a permis cependant d'améliorer la loi, tout comme la continuité de la pression féministe ailleurs. Au Chiapas, la loi contre les violences obstétricales semble mal formulée, car elle se concentre sur l'obtention d'un consentement formel, facilement manipulable, au détriment de l'amélioration matérielle et relationnelle de la prise en charge des patientes. Partout, les lois semblent ne pas s'appliquer aux réfugié·e·s et migrant·e·s. Enfin, dans les cas de conflits, la prise en compte des victimes et la nécessité de la reconstruction nationale sont présentées comme contradictoires. Tous ces articles montrent la complexité tant de l'écriture de politiques qui luttent vraiment contre les violences que des multiples domaines où se joue son efficacité.

Conclusion

36Les articles de ce numéro soulignent la variété et l'importance quantitative des violences envers les femmes, que ce soit les mutilations génitales féminines, la sélection prénatale du sexe, les violences conjugales ou sexuelles, et cela en temps de paix, même si les conflits et les migrations les aggravent. Ils montrent aussi l'inventivité, notamment langagière, des législateurs pour résister aux normes internationales qu'ils ont pourtant ratifiées ou des publicitaires qui reproduisent la violence sur leurs affiches. Comme le souligne Elida Aponte Sanchez [2014] : « Depuis les violences sexuelles comme politique de terreur, jusqu'à l'exclusion du champ littéraire, c'est un même rapport qui est à l' uvre, une même violence symbolique qui naturalise la domination, rend possibles l'impunité et l'effacement de la violence ­ une impunité et un effacement qui sont eux-mêmes générateurs de violence ». Les travaux généralistes sur les violences qui effacent celle fondée sur le genre renforcent d'ailleurs cette violence symbolique.

37Celle-ci n'est cependant pas si inéluctable et totalitaire puisque les résistances individuelles et collectives sont aussi nombreuses que variées. Ainsi, ce sont les mobilisations féministes autonomes qui ont permis la mise au programme politique des violences dites conjugales au Liban. C'est le « triangle de velours » [Woodward, 2004] entre chercheurs et professionnels des centres d'accueil de femmes victimes de violence dans l'État de Rio de Janeiro qui a permis la construction d'un système d'information sur la violence faite aux femmes et de meilleurs moyens d'en sortir. Les résistances peuvent se passer de l'État, comme au Guatemala, avec la mobilisation d'associations féminines locales par le concept de corps-territoire et la référence aux violences subies. Pour qu'elles soient vraiment efficaces, elles doivent prendre en compte le fait que certaines parties de la population peuvent subir plus de violences, comme les femmes pauvres ou racisées au Brésil, ou des violences différentes, comme les migrant·e·s et réfugié·e·s.

38Néanmoins, les violences de genre risquent d'être encore fort longtemps un sujet de recherches, car rien ne montre leur éradication prochaine. Au contraire, avec l'augmentation prévisible du nombre des migrant·e·s et réfugié·e·s, la croissance des inégalités, des conflits et des perturbations dues au changement climatique, ainsi que le développement de partis anti-migrants, il est probable que les violences, notamment de genre, vont croître. Il faut ajouter que les violences se renouvellent : ainsi l'augmentation de la prise en charge médicalisée des grossesses se traduit par celle des césariennes et d'épisiotomies injustifiées [Brugeilles, 2014 ; Schantz, 2016]. Cela rappelle que, comme l'avait souligné le politologue norvégien Johan Galtung [1969], seules des transformations sociales remettant en cause l'ensemble des relations de pouvoir permettent de limiter les probabilités de recours à la violence directe. Si des lois, des politiques et des programmes spécifiques contre les violences sont nécessaires, ils ne sont pas suffisants.

Notes

  • [1]
    L'auteure remercie Zahia Ouadah-Bedidi, qui a participé à la sélection des propositions d'articles et Charlotte Guénard, qui a relu attentivement l'introduction.
  • [2]
    Les auteurs des encyclopédies de poche sur les violences n'évoquent pas les termes « violences envers les femmes » ou « violences de genre » [Crettiez, 2008]. Michaud prétend que certains travaux empiriques, notamment sur la violence familiale, auraient « des visées pratiques ou idéologiques plus que théoriques » [Michaud, 2018, p. 87], ce qui les disqualifierait. Les recherches sur ces violences sont pourtant nombreuses (340 titres d'articles ou de chapitres référencés dans Cairn) et remettent en cause les grandes explications de la violence.
  • [3]
    Nous avions observé au Yucatán (Mexique) que les médecins remplissaient parfois eux-mêmes les données concernant la qualité des soins, notamment le consentement. Les femmes et les hommes interrogés déclaraient que souvent le médecin n'avait pas demandé leur consentement, même pour des stérilisations, ou qu'ils n'avaient demandé que celui du mari [Gautier, Labrecque, 2013].
  • [4]
    « Le familialisme est une pensée qui fait de la famille un vecteur de dévolution des droits et de l'autorité politique dans la société » [Verjus, 2013, p. 251].
  • [5]
    L'individuation est le processus de création et de distinction de l'individu. Il ne va pas de soi pour les femmes, définies antérieurement par les liens familiaux. Il se différencie de l'individualisation supposée caractériser les sociétés modernes, à la différence de sociétés traditionnelles.
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Arlette Gautier
Professeure de sociologie, Université de Brest-LABERS, UFR Segalen, Brest.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/01/2020
https://doi.org/10.3917/autr.085.0003
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