CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les dernières pages de Tristes Tropiques procèdent à un rapprochement inattendu, presque incongru, entre le bouddhisme et le marxisme. Placé sous le signe de Rousseau – « chaque page de ce livre », dit l’auteur, « aurait pu [lui] être dédiée » (1955 : 421) –, le rapprochement relève autant de la rêverie que de la confession. Nul doute qu’une conviction profonde ne s’y exprime, quoique sur un mode détourné. C’est pourquoi il n’est pas absurde d’en faire le point de départ d’une réflexion visant à mesurer ce que le marxisme apporte en propre au structuralisme, l’impulsion que celui-ci prend à l’intérieur du marxisme, ce dont il lui demeure redevable en dépit de toutes les prises de distance. On s’y efforcera ici, au plus près de la lettre d’un texte qui puise si profondément aux sources de l’évocation qu’il est impossible de l’aborder sans se prêter à son jeu, y compris dans ce qu’il peut avoir de plus allégorique.

2Le propos met en scène trois grandes constructions religieuses, érigées en personnages d’un grand récit : l’islam, le christianisme et le bouddhisme. Et la thèse initiale où le récit prend son essor consiste à présenter l’Islam comme « l’Occident de l’Orient. »

3D’entrée de jeu, on se demande si la formule ne se ramène pas à une simple projection, une manière pour le voyageur qui divague de retrouver ses marques à peu de frais, dans un monde qui n’est pas le sien, mais où il lui est encore possible de reconnaître une portion de lui-même. Le voyageur, toutefois, est ici un ethnologue, et le voyage un voyage mental. Aussi la rêverie, bien qu’elle ne prétende pas à la précision scientifique, porte-t-elle la marque du déplacement ethnologique bien compris. Plutôt qu’une projection mal contrôlée, on y reconnaît comme l’écho d’une méthode. Ce que l’ethnologue s’est rendu capable de percevoir de sa propre société, la société occidentale, n’est pas l’écart produit par la rencontre d’une autre société ; c’est au contraire la familiarité éprouvée à même les sociétés autres – orientales, en l’occurrence – dès lors qu’il parvient à débusquer en elles, dans leur pluralité, un écart interne. Écart que vient ici illustrer, sous un certain angle, la figure de l’Occident de l’Orient.

4Deux principes de méthode, proprement structuraux, sont à l’œuvre dans cette forme d’objectivation. Tout d’abord, l’écart structural ne correspond pas au simple écartement ethnologique par comparaison substantielle entre deux entités compactes et monolithiques. La comparaison est au contraire comparaison des écarts : ne se ressemblent, comme le dira Lévi-Strauss dans Le Totémisme aujourd’hui, que des différences. L’ethnologue doit l’objectivité de ses procédures de connaissance à sa capacité à mettre en rapport des figures discrètes, différenciées intérieurement, et ces figures doivent être d’abord construites chez l’autre. Car l’autre n’est pas un personnage simple. Il n’a pas l’homogénéité d’un sujet positif, ramassé sur lui-même, dépourvu de tensions internes. Tout au contraire, c’est seulement sous sa forme dépliée et différenciée qu’il donne prise à la comparaison. En ce sens, la comparaison ethnologique prend nécessairement un caractère formel.

5Quant au second principe, il est en fait impliqué par le premier :

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Quand une coutume exotique nous captive en dépit (ou à cause) de son apparente singularité, c’est généralement qu’elle nous présente, comme un miroir déformant, une image familière et que nous reconnaissons confusément pour telle, sans réussir encore à l’identifier.
(Lévi-Strauss 1962 : 318.)

7Ce passage de La Pensée sauvage concerne le totémisme, et plus exactement la mésinterprétation dont a fait l’objet le churinga des Aranda d’Australie, ce morceau de bois ou de pierre polie sur lequel se sont étayées les premières réflexions sur la « représentation totémique. » On sent, à travers un miroir déformant, du familier qui échappe à l’identification tout en retenant quelque chose de la proximité éprouvée. C’est pourquoi le familier produit aussi de l’étrangeté, à laquelle on réagit par une construction ad hoc. Dans le cas de l’Islam, une dérive du même type se produit : ne sachant pas identifier en lui ce qu’il a d’analogue à nous, nous le ressaisissons sous une étrangeté construite, et nous nous séparons d’autant plus de lui que nous sentons « confusément » qu’il nous ressemble. Encore faut-il ajouter que, dans ce cas, le schéma se complique d’un degré : car l’écart par lequel l’Islam nous ressemble est en fait le même que celui qui nous empêche de le saisir, le même que celui qui empêche son identification par nous. Le moyen et l’obstacle, dans ce cas, se confondent. C’est pourquoi, on le verra, il faudra justement convoquer une troisième figure, seule solution pour sortir de l’impasse. L’intervention d’un troisième terme s’avère nécessaire pour libérer la vision et lui donner du champ : le bouddhisme survient à cette fin, son intercession permettant de comprendre ce que nous sommes et ce qu’est l’Islam, en regard l’un de l’autre, et tous deux rapportés à lui.

8Qu’en est-il de cette mise en regard où se mêlent l’étrange et le familier ? Comment fonctionne en premier lieu le « miroir déformant » ? Voici l’observation que livre à ce propos le voyageur ethnologue, une fois de retour dans sa société d’origine :

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Chez les Musulmans comme chez nous, j’observe la même attitude livresque, le même esprit utopique et cette conviction obstinée qu’il suffit de trancher les problèmes sur le papier pour en être débarrassé aussitôt. À l’abri d’un rationalisme juridique et formaliste, nous nous construisons pareillement une image du monde et de la société où toutes les difficultés sont justiciables d’une logique artificieuse, et nous ne nous rendons pas compte que l’univers ne se compose plus des objets dont nous parlons. Comme l’Islam est resté figé dans sa contemplation d’une société qui fut réelle il y a 7 siècles et pour trancher les problèmes de laquelle il conçut alors des solutions efficaces, nous n’arrivons plus à penser hors des cadres d’une époque, révolue depuis un siècle et demi, qui fut celle où nous sûmes nous accorder à l’histoire ; et encore trop brièvement, car Napoléon, ce Mahomet de l’Occident, a échoué là où a réussi l’autre. Parallèlement au monde islamique, la France de la Révolution subit le destin réservé aux révolutionnaires repentis, qui est de devenir les conservateurs nostalgiques de l’état de choses par rapport auquel ils se situèrent une fois dans le sens du mouvement.
(Lévi-Strauss 1955 : 438.)

10L’Islam se distinguerait donc par son caractère de juridisme abstrait, voué à l’édiction d’un système de normes applicable ne varietur à tout problème qu’une société est susceptible d’affronter au cours de son développement. Un système, qui, « un jour », s’est révélé efficace et a su se situer dans le sens du mouvement, un type de régulation sociale qui, à un moment déterminé, a su s’accorder à l’histoire et aux problèmes qu’elle fait surgir, impose sa juridiction et tranche définitivement pour l’histoire. Par là s’exprime une tendance que Lévi-Strauss impute à tous les révolutionnaires, enclins à devenir des « conservateurs nostalgiques », indifférents, voire hostiles au mouvement historique réel : car celui-ci n’est pas celui de la société prise comme une mécanique artificielle et hypostasiée, mais de la société dans le monde, du monde et de la société pris ensemble et emportés dans une dynamique commune. Notons toutefois que si la référence à la doctrine révolutionnaire dont nous héritons paraît assez claire, elle affecte notre conservatisme d’un sens d’autant plus paradoxal : car c’est justement à l’aide de ce mot d’histoire, rapporté exclusivement à la société des hommes, et non à la société et à son monde naturel, que nous entreprenons de justifier notre conservatisme de révolutionnaires nostalgiques. D’où l’on peut déjà entrevoir ce que pourrait nous avoir apporté le marxisme : une autre théorie de l’histoire que celle de la Révolution dégradée en conservation. Qu’il s’agisse là d’une manière adéquate d’approcher ce que pourrait être une théorie matérialiste de l’histoire, une théorie de l’histoire qui envisage la société comme un organisme en développement plongé dans une réalité matérielle elle-même sujette à variations, une théorie ordonnée à l’identification de problèmes historiques qui s’enchaînent comme autant de configurations inédites des rapports d’une société au monde dans lequel elle s’inscrit, c’est ce qu’on est enclin à supposer.

11Mais avant de se prononcer, il faut reprendre la comparaison. Ainsi compris, que nous enseigne l’islam sur nous-mêmes ? Que voit-on dans le miroir déformant ? On voit une religion qui s’érige en inventant la tolérance, et qui s’en glorifie, au point de ne pas envisager qu’elle puisse ne pas être adoptée par les autres cultures avec lesquelles elle entre en contact, puisque, précisément, elle jouit de cette supériorité évidente de les tolérer, de respecter ce qu’elles sont en inventant une forme suffisamment compréhensive pour les englober toutes. C’est là le piège de la tolérance, dont on perçoit immédiatement l’analogie avec notre piège de la Révolution des droits de l’homme. Si par tolérance, on entend la supériorité de pouvoir tolérer, indice d’une grandeur d’où l’on tire une imposition en toute bonne conscience, alors la tolérance se renverse en son contraire : elle ne consent pas à la différence réelle, mais use d’un concept formel de différence pour abolir celle-ci dans les faits. Littéralement, elle ne laisse pas exister ce qu’elle tolère, précisément parce qu’elle a sur lui la supériorité de l’avoir toléré. Et la racine de cette inclination, on le voit, se trouve dans le tout premier décollement, dans le premier orgueil : celui d’avoir « un jour » posé un système de normes sociales absolument pertinent, d’en avoir fait la clef de tout développement social possible, sans voir qu’il n’a pu revêtir cette pertinence qu’à l’épreuve de l’inscription déterminée d’une certaine société dans un certain monde. Sans voir, donc, que sa pertinence ne se mesurait qu’à la capacité à traiter de problèmes effectivement rencontrés par une culture dans son rapport au monde, et que ce rapport, en lui-même, est inévitablement appelé à changer.

12Bref, l’Islam, tout comme la société des modernes, est le produit d’une absolutisation. Et celle-ci engage une emprise sur d’autres sociétés, en toute bonne conscience. Cette situation se révèle à l’observateur, si celui-ci sait repérer et déchiffrer deux signes : d’une part, la forme rigide et oppositionnelle que prend la confrontation de l’Islam et de l’Occident – c’est-à-dire, on le comprend maintenant, de deux Occidents, l’Occident de l’Occident et l’Occident de l’Orient ; d’autre part, la place que vient occuper à nos yeux le bouddhisme, sa singularité fonctionnelle et son étrangeté non-familière – à la différence de celle de l’Islam – pour nous, occidentaux.

13Examinons ces deux signes tour à tour. Dans notre rapport aux « autres », pris massivement, Lévi-Strauss prend acte de la place particulière qu’occupent les musulmans, en raison de la ressemblance qui nous lie à eux, et qui puise à n’en pas douter, du point de vue de l’ethnologue, dans une faute commune. Nous avons l’un et l’autre commis un acte analogue, à l’égard des cultures avec lesquelles nous entrions en contact. Plus profondément, nous avons commis une faute à l’égard du monde, à l’égard du donné naturel, du milieu dans lequel nos sociétés étaient et demeurent insérées. Ce que nous avons commis n’est certes pas identique, et encore moins interchangeable. Inventer la tolérance intégrale, et supérieure en tant qu’intégrale, et effectuer la révolution du droit pour tout homme où qu’il soit et quel qu’il soit, cela n’engage pas les mêmes formes de lois, ni la même idée de la loi – cela ne produit pas, de fait, les mêmes systèmes normatifs. Mais à un certain niveau d’analyse, l’allure du geste est analogue, rapportée à l’hypostase qui est de part et d’autre impliquée. Pour cette raison, la confrontation des deux formes se fera nécessairement sur le mode de la concurrence et de la fermeture. Car ce qui s’affronte en l’occurrence, ce sont deux figures typiques de la supériorité à l’égard de la nature, à l’égard de l’histoire réelle, et à l’égard des cultures qui n’adoptent pas cette position face à la nature et à l’histoire.

14On assiste alors à la caractérisation de notre esprit commun, que Lévi-Strauss appelle dans ce chapitre final de Tristes Tropiques, l’« esprit molaire. » L’adjectif intrigue. Plutôt que de le prendre au sens chimique – l’esprit molaire, ce serait l’esprit d’échelle trop large ou trop élevée, indifférent à la composition interne des corps et ne voyant que des agrégats de second ordre – on privilégiera un sens plus trivial, moins technique : est molaire ce qui a la forme d’une meule, sert à broyer les aliments, comme c’est le cas lorsqu’on spécifie une partie de la dentition. En ce cas, les esprits molaires seraient des esprits broyeurs, similitude fonctionnelle qui, inexorablement, les voue à l’affrontement. Or que broient-ils exactement ? C’est ici que le propos de Lévi-Strauss se charge d’un sens politique plus direct, qui touche, non plus simplement à un vis-à-vis extérieur entre deux blocs culturels très vastes, mais au mode d’existence concret de chacun des types sociaux considérés, à leur fonctionnement socio-économique – plan qui s’avère en fait déterminant pour comprendre la structure d’opposition dans laquelle ils se trouvent pris au niveau international. Par là, la similitude devient plus manifeste, ainsi que le conflit produit. Et l’identité des deux Occidents gagne en précision :

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Le paradoxe est, dans notre cas, que la majorité de nos interlocuteurs sont musulmans et que l’esprit molaire qui nous anime les uns et les autres offre trop de traits communs pour ne pas nous opposer. Sur le plan international s’entend ; car ces différends sont le fait de deux bourgeoisies qui s’affrontent. L’oppression politique et l’exploitation économique n’ont pas le droit d’aller chercher des excuses chez leurs victimes. Si, pourtant, une France de 45 millions d’habitants s’ouvrait largement sur la base de l’égalité des droits, pour admettre 25 millions de citoyens musulmans, même en grande proportion illettrés, elle n’entreprendrait pas une démarche plus audacieuse que celle à quoi l’Amérique dut de ne pas rester une petite province du monde anglo-saxon. Quand les citoyens de la Nouvelle-Angleterre décidèrent, il y a un siècle, d’autoriser l’immigration provenant des régions les plus arriérées de l’Europe et des couches sociales les plus déshéritées, et de se laisser submerger par cette vague, ils firent et gagnèrent un pari, dont l’enjeu était aussi grave que celui que nous refusons de risquer.
(Lévi-Strauss 1955 : 439.)

16Si le contexte de la décolonisation pèse largement sur ces remarques – une note de la seconde édition rappelle qu’elles ont été écrites en 1954-1955, à l’heure où la France est entrée dans la crise algérienne –, il n’en est pas moins clair que, dans l’esprit de Lévi-Strauss, le jugement sur l’esprit molaire emporte avec lui une condamnation globale de l’exploitation économique et de l’oppression politique dont l’Islam comme l’Occident sont en fait les gardiens, d’autant plus condamnables qu’ils s’arrogent le droit, chacun de son côté, de trouver des excuses du côté de leur victimes, c’est-à-dire des opprimés et des exploités au sein de chaque bloc. On discerne, par contraste, ce que serait une véritable rupture avec la logique d’affrontement des esprits molaires : elle consisterait à s’exposer résolument, dans une situation où surgissent des problèmes économiques et démographiques d’un genre nouveau, à un transvasement de population, opéré à un tout autre niveau que celui des classes dominantes – le contraire d’une « immigration choisie », en somme, puisqu’il ne s’agirait en aucun cas de la sélection et du prélèvement d’une élite, à des fins congruentes avec la structure d’exploitation impliquée par le capitalisme. Ce pari d’ouverture, à peine une décennie après le dépeuplement massif de l’Europe causé par la seconde guerre mondiale [1], il faut le penser par analogie avec celui qu’a su faire l’Amérique du xixe siècle, qui s’est laissée submerger par une vague d’immigration par le bas, précisément parce qu’elle a cherché à suivre le mouvement de l’histoire réelle et n’a pas entrepris de lui dicter sa loi en fonction d’un système normatif préétabli.

17Cela étant, la solution ici esquissée ne change pas les données fondamentales du problème. Car le transvasement, la jonction opérée à un autre niveau que celui des « deux bourgeoisies », n’affecte pas la nature des esprits molaires. C’est à ce stade que la méditation devant les temples de Birmanie, les monastères bouddhistes de Taxila, les stèles dispersées à Delhi ou à Calcutta, vient au secours de la réflexion.

18L’Orient ne se résume pas à l’Islam, qui n’est jamais que « son » Occident, c’est-à-dire aussi bien le nôtre réfracté en lui que le sien réfracté en nous, selon la relation spéculaire biaisée du « miroir déformant. » Rendu à son écart interne, il fait en réalité apparaître deux figures, à bien des égards antithétiques, tout au moins si l’on consent à les disposer sur un même axe. Au prophète de l’Islam, imbu d’un esprit messianique de conquête, s’oppose diamétralement le sage bouddhiste, avec ses vertus d’apaisement et son attitude confiante face au cours des choses. Lévi-Strauss pousse le contraste plus loin encore, en attribuant à la féminité et à la place qui lui est réservée de part et d’autre – dévalorisée dans un cas, survalorisée dans l’autre – le rôle de critère d’opposition.

19Bouddhisme et Islam, historiquement, sont séparés par une durée de mille deux cents ans ; au beau milieu de cette séquence, à égale distance des deux extrémités, le christianisme survient comme un point de fuite de l’Orient où le pôle occidental va progressivement se définir, creuset d’une opposition d’un autre type que celle interne à l’Orient. Dans quel sens faut-il lire cette séquence ? Se posant cette question, l’ethnologue laisse libre cours à ses divagations, construit une vaste fiction qui ne se soutient que de son propre désir de comprendre. Imaginons, ne serait-ce qu’un instant, que le christianisme soit arrivé après l’islam : on peut supposer en ce cas qu’il se serait chargé de subsumer l’opposition proprement orientale dont la manifestation l’aurait précédé, et qu’il serait venu en synthétiser les deux pôles. Mais cela n’a pas eu lieu, le christianisme ayant plutôt introduit une contradiction de plus, ayant redoublé l’opposition interne d’une opposition extérieure, la seconde surdéterminant la première. De l’Orient à l’Orient, en passant par l’Occident, tel fut le chemin suivi (1955 : 441-442) :

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Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la malfaisance de l’au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l’intervalle approximatif d’un demi-millénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l’Islam ; et il est frappant que chaque étape, loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d’un recul. Il n’y a pas d’au-delà pour le bouddhisme ; tout s’y réduit à une critique radicale, comme l’humanité ne devait plus jamais s’en montrer capable, au terme de laquelle le sage débouche dans un refus du sens des choses et des êtres : discipline abolissant l’univers et qui s’abolit elle-même comme religion. Cédant de nouveau à la peur, le christianisme rétablit l’autre monde, ses espoirs, ses menaces et son dernier jugement. Il ne reste plus à l’Islam qu’à lui enchaîner celui-ci : le monde temporel et le monde spirituel se trouvent rassemblés. L’ordre social se pare des prestiges de l’ordre surnaturel, la politique devient théologie. En fin de compte, on a remplacé des esprits et des fantômes auxquels la superstition n’arrivait tout de même pas à donner la vie, par des maîtres déjà trop réels, auxquels on permet en surplus de monopoliser un au-delà qui ajoute son poids au poids déjà écrasant de l’ici-bas.

21Dans l’enchaînement des stratégies par lesquelles les hommes ont réagi à leur peur – peur des morts, peur de l’au-delà et des puissances surnaturelles – « seule la première démarche est intégralement valide », celle dont témoigne le bouddhisme. Elle se ramène à la thèse radicale selon laquelle les êtres et les choses n’ont pas de sens. Elle procède, de façon résolue et définitive, à un refus du sens, point d’arrêt immédiat à la propension humaine à conférer un sens à la réalité, qu’elle soit celle de l’homme ou du monde qui l’entoure. À tout prendre, on a là la seule vraie « critique radicale » : celle qui s’énonce, non au regard d’un « plus de sens » détenu par devers soi, mais au regard du constat de ce que du sens ne peut simplement pas être « donné », parce que la réalité, intrinsèquement, n’en a pas et n’est pas destinée à en avoir. Le bouddhisme trace en cela une limite, d’emblée éprouvée : celle d’une « religion de l’abolition de la religion. » Il supporte l’absence d’au-delà, enjoint d’apprendre à la constater, et à vivre en conformité avec elle. Ce n’est pas de notre infirmité ou incapacité à connaître qu’il tire sa source, mais, à l’inverse, de ce que l’impossibilité de notre connaissance à s’appliquer pleinement est justifiée dans l’être même des phénomènes, qui ne délivrent pas de sens appropriable pour la raison fondamentale qu’ils en sont dépourvus, et que ce trait n’est pas pour eux une privation ou un manque, mais, au sens le plus strict, un état de fait.

22Indépendamment de toute influence réelle, le christianisme prend le contre-pied de cette position. Il le fait en renouant avec la peur des hommes, affirmant qu’il n’est pas possible que l’expérience du non-sens soit fondée, et que du sens est à rechercher au-delà du plan de l’expérience elle-même. C’est pourquoi, aux yeux de Lévi-Strauss, il se signale surtout par le rétablissement de l’autre monde, avec ses espoirs, ses menaces, son jugement ultime – jugement qui donnera enfin sens à tout ce qui a lieu dans cette vie. Et l’Islam, dans la mesure où il succède au christianisme, n’a plus qu’à accomplir la connexion manquante : il lui revient de reconstruire le chaînage entre les deux plans séparés, de telle sorte que l’au-delà comme foyer du sens se vive déjà ici-bas sans rien perdre de son éminence. Dans ce récit, on le voit, l’Islam n’aurait pas seulement consenti, à l’image de l’Église chrétienne, à ménager un espace au pouvoir spirituel aux côtés du pouvoir temporel, mais se définirait essentiellement par l’intention de les souder l’un à l’autre, de les ajointer de telle sorte que la théologie devienne l’envers de la politique, et réciproquement.

23Bien évidemment, ce récit à grands traits se heurte à maintes objections en termes d’histoire du théologico-politique en Occident comme en Orient. Pour s’en tenir à une remarque triviale, on se demande par exemple comment lire la synthèse hobbesienne fondatrice de la politique moderne, profondément enracinée quant à elle dans la vision chrétienne, qui rassemble le sceptre sacerdotal et le glaive dans les mêmes mains du souverain terrestre, ce « dieu mortel » que Hobbes nommait Léviathan. Reprenant le fil de son récit, on peut imaginer que Lévi-Strauss n’y verrait rien de plus que la marque d’une islamisation du pouvoir chrétien. C’est ce qu’il suggère d’ailleurs immédiatement, affirmant sans ambages que les croisades sont le début d’un procès qui est moins d’occidentalisation de l’Orient que d’orientalisation de l’Occident – mais d’une orientalisation qui passe justement par la voie, non de l’Orient comme tel, mais de l’Occident de l’Orient, sous l’effet du même miroir déformant qui nous fait prendre chez l’autre ce qui se trouve en fait déjà en nous-mêmes, tout en le pensant autre différemment qu’il ne l’est en réalité.

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Que l’Occident remonte aux sources de son déchirement : en s’interposant entre le bouddhisme et le christianisme, l’Islam nous a islamisés, quand l’Occident s’est laissé entraîner par les croisades à s’opposer à lui et donc à lui ressembler, plutôt que se prêter – s’il n’avait pas existé – à cette lente osmose avec le bouddhisme qui nous eût christianisés davantage et dans un sens d’autant plus chrétien que nous serions remontés en deçà du christianisme même. C’est alors que l’Occident a perdu sa chance de rester femme.
(Lévi-Strauss 1955 : 442-443.)

25Ainsi, le bouddhisme aurait pu nous permettre de consommer notre christianisme, si l’Islam ne s’était pas interposé pour mieux nous enchaîner à notre peur, et donc nous assigner à demeurer chrétiens en ce sens. D’où vient ce privilège inouï accordé au bouddhisme – à un bouddhisme largement métaphorique, il faut bien le dire – première démarche de l’esprit religieux qui représenterait une sorte d’âge d’or, tout imprégné de féminité ? Pour le comprendre, il faut revenir à l’expérience que dit faire Lévi-Strauss lorsqu’il entre dans un temple bouddhiste et assiste au culte. Loin de s’y sentir un intrus, un spectateur contraint à donner le change, sa participation coule de source, « sans malentendu. » Il se trouve en présence d’un culte ouvert à l’étranger quelconque, ne sent peser sur lui aucune exigence d’affiliation ou de croyance. Visiteur occasionnel, le voilà plongé dans une situation religieuse inédite où il ne se sent aucunement déplacé, n’ayant pas même à feindre l’adhésion. C’est qu’il y a semble-t-il dans le bouddhisme un culte praticable par tout un chacun, une foi capable d’accueillir en elle ceux-là mêmes qui ne l’ont pas. Une telle ouverture, selon Lévi-Strauss, ne peut avoir qu’une raison : c’est qu’elle repose sur une expérience de pensée, au plus pur sens du terme. En vénérant l’idole installée dans le temple, on n’adore aucun ordre surnaturel, mais on rend seulement hommage à « l’expérience décisive d’un penseur. » On rend hommage à sa pensée, et par là même à la société qui l’a portée et a été portée par elle. Que cette société ait construit cette représentation du penseur de toutes pièces, qu’elle se la soit donnée après-coup et qu’il y ait là un artifice, peu importe ici. L’essentiel est qu’une expérience de pensée soit placée au cœur du culte. Or si elle peut l’être, c’est qu’elle ne se ramène pas à la pensée d’un certain ordre social, à une constitution normative, à un système de règles s’imposant au chaos du monde. Bien plutôt, elle réside en une réflexion sur le non-sens, sur la manière de l’approcher et de l’atteindre. Par là, en instaurant ce point de mire, la possibilité est donnée de rejoindre une dynamique profonde de la pensée en général, un mouvement inhérent à l’exercice de toute pensée ressaisie dans son principe :

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Qu’ai-je appris d’autre, en effet, des maîtres que j’ai écoutés, des philosophes que j’ai lus, des sociétés que j’ai visitées et de cette science même dont l’Occident tire son orgueil, sinon des bribes de leçons qui, mises bout à bout, reconstituent la méditation du Sage au pied de l’arbre ? Tout effort pour comprendre détruit l’objet auquel nous nous étions attaché, au profit d’un objet dont la nature est autre ; il réclame de notre part un nouvel effort qui l’abolit au profit d’un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que nous accédions à l’unique présence durable, qui est celle où s’évanouit la distinction entre le sens et l’absence de sens : la même d’où nous étions partis. Voilà 2500 ans que les hommes ont découvert et ont formulé ces vérités. Depuis, nous n’avons rien trouvé, sinon – en essayant l’une après l’autre toutes les portes de sorties – autant de démonstrations supplémentaires de la conclusion à laquelle nous aurions voulu échapper.
(Lévi-Strauss 1955 : 445.)

27L’élément de biographie intellectuelle mérite d’être pris au sérieux. De la rêverie, on est passé à la confession sur ce qui, dans la pratique scientifique, constitue le véritable procès de connaissance : non pas la législation sur les phénomènes, mais l’effort pour s’affranchir du sens tel qu’il est donné au sujet humain, et pour tenter sa reconstitution à un niveau supérieur. Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss qualifiera ainsi la « raison analytique », tout au moins si l’on consent à appréhender celle-ci sous un certain angle – si on la ressaisit « cambrée par l’effort qu’elle exerce pour se surpasser », tension inhérente à la pensée qui la conduit à risquer la dissolution de l’humain dans le non-humain, dans le but d’acquérir l’intelligibilité supérieure à laquelle le présupposé du sens bloque l’accès. Inspirée de Rousseau et de Marx, cette caractérisation vise dans La Pensée sauvage à surmonter l’opposition entre raison analytique et raison dialectique telle qu’elle apparaît chez Sartre. Elle revient à accepter, à condition de s’entendre sur ces termes, les dénominations de « matérialiste transcendantal » et d’« esthète » pour l’anthropologue structuraliste. Enfin, elle relativise l’opposition entre nature et culture, dont Lévi-Strauss nous prévient qu’elle avait, dans Les Structures élémentaires de la parenté, « une valeur surtout méthodologique » (Lévi-Strauss 1962 : 325-327).

28Il reste que, pour s’en tenir à une proposition de méthode, justement, on se demande comment ce processus de réduction ou de dissolution parvient à un contrôle de lui-même, sur quel plan stable s’achèvent ses opérations. À cela, la confrontation au bouddhisme permettait d’ores et déjà de répondre. Le procès de connaissance n’est nullement infini : il s’accomplit par changement de plan, selon un double mouvement de détotalisation et de retotalisation, mais il n’aboutit pas à un scepticisme radical sur le fait qu’aucun niveau ultime ne puisse offrir de point d’ancrage pour l’esprit. Tout au contraire, il pointe vers ce que le bouddhisme a d’emblée découvert, et que la connaissance occidentale est désormais, après un long détour, en mesure à son tour de comprendre : le fait que « l’unique présence durable » soit celle où s’abolit la distinction entre sens et non-sens. Cette phase ultime, qui valide à rebours tous les efforts antérieurs, définit une sorte de sagesse moderne. Cette sagesse, on se dit elle ne peut être en l’occurrence autre chose qu’une pensée des structures. Seul l’accès aux structures, pour autant qu’on comprenne à la fois la logique qui préside à leur découverte et le plan de réalité auquel elles appartiennent, pour autant qu’on ne sépare pas la méthode qui les exhibe et le mode d’être qui les caractérise, peut donner le sentiment d’atteindre « l’unique présence durable. » Pourtant, afin d’illustrer ce type d’expérience intellectuelle moderne, ce n’est pas vers le structuralisme que Lévi-Strauss dirige l’attention, mais vers le marxisme. Le marxisme, en somme serait notre bouddhisme – l’analogue de la sagesse bouddhiste pour ceux qui, empruntant la voie des sciences sociales, ont dissipé progressivement tous les arrière-mondes, ont su se débarrasser de l’illusion d’un sens immédiatement donné à l’homme et qui s’impose au monde à partir de lui.

29

Le refus absolu du sens est le terme d’une série d’étapes dont chacune conduit d’un moindre sens à un plus grand. Le dernier pas, qui a besoin des autres pour s’accomplir, les valide tous en retour. À sa manière, et sur son plan, chacun correspond à une vérité. Entre la critique marxiste qui affranchit l’homme de ses premières chaînes – lui enseignant que le sens apparent de sa condition s’évanouit dès qu’il accepte d’élargir l’objet qu’il considère – et la critique bouddhiste qui achève la libération, il n’y a ni opposition ni contradiction. Chacune fait la même chose que l’autre à un niveau différent. Le passage entre les deux extrêmes est garanti par tous les progrès de la connaissance, qu’un mouvement de pensée indissoluble qui va de l’Orient à l’Occident et s’est déplacé de l’un vers l’autre – peut-être seulement pour confirmer son origine – a permis à l’humanité d’accomplir dans l’espace de 2 millénaires.
(Lévi-Strauss 1955 : 446.)

30Si la fin était donnée au départ, c’est que le marxisme, pris ici sous l’angle de critique de l’idéologie, amorce un processus de libération qui a été achevé par avance il y a bien longtemps, par ce qu’on peut appeler, en faisant jouer à plein l’identification des extrêmes, la « critique bouddhiste. » La chronologie admet donc une forte distorsion : ce n’est pas que le bouddhisme soit l’ancêtre du marxisme, mais plutôt qu’avec le marxisme, on est en présence de la prémisse d’un mouvement dont le bouddhisme, dans une sorte d’intemporalité, manifeste l’opération finale. Et l’Occident, grâce au marxisme, retrouverait contre toute attente l’autre voie de l’Orient – celle de l’Orient de l’Orient. Mais il ne le ferait précisément qu’en donnant à son histoire et à la réalisation de la pensée dans l’histoire – l’Idéologie allemande ayant renversé complètement les termes de ce qu’il faut à cet égard comprendre par réalisation – une tout autre tournure que celle où l’histoire se présente comme révélation d’un sens. Le matérialisme historique est pris ici, tout comme dans le débat qui se nouera avec Sartre dans les années suivantes, comme processus de dissolution du sens donné à l’homme dans son être situé, par élargissement progressif et intégration dans la totalité historique et naturelle qui l’enveloppe. Par quoi, on prend à la lettre, contre toute lecture qui chargerait encore l’histoire d’une poche d’idéalité, le fait qu’il s’agisse bel et bien d’un matérialisme.

31Toujours est-il que le matérialisme historique demeure une construction intellectuelle moderne, un produit tardif de la pensée occidentale. S’il se laisse ainsi approcher à l’aide d’un modèle distant de plusieurs millénaires, il serait absurde de l’y réduire. Il faut donc préciser la portée du rapprochement : le marxisme révèle son inspiration profonde, aux yeux de l’ethnologue, en étant rapporté au bouddhisme, sous un angle qui permet aussi de saisir des distinctions significatives – écarts à l’aide desquels s’ébauche toute comparaison correctement construite. À nouveau, la même méthode s’exerce : au sein du bouddhisme, Lévi-Strauss souligne un écart interne, le grand schisme d’où est sorti le bouddhisme Mah?y?na, concernant la question du salut. À la question cardinale, « le salut d’un seul dépend-il du salut de tous ? », les partisans du « Grand Véhicule » répondent par l’affirmative, estimant que le sage ne peut s’affranchir du cycle des réincarnations s’il ne s’est préoccupé que de son Nirvana personnel. Au cœur du schisme, l’accent est donc mis sur le choix du sage présidant à son engagement dans le monde. Or, si l’on se transporte sur l’autre pôle de la comparaison, un point s’en trouve éclairé. Pour l’homme des sociétés modernes, un choix analogue s’impose, mais il admet aussi un terme médiateur qui lui donne une tout autre tonalité : « l’injustice, la misère et la souffrance existent » (Lévi-Strauss 1955 : 445), c’est un fait, et ce fait est inséparable de l’existence du type particulier de société à laquelle nous appartenons, du moins si on la ressaisit dans sa dynamique spécifique de constitution. On est alors irrépressiblement confronté à la reproduction et l’accentuation d’un différentiel interne entre dominants et dominés, exploiteurs et exploités, d’où résulte une entropie qui opère paradoxalement comme un véritable principe de fonctionnement. Or il est indéniable que ce fait de l’injustice, prise à ce niveau structurel, donne au choix entre le repli sur la vertu personnelle et l’engagement pour l’humanité une tout autre configuration que pour le disciple de Bouddha : « Nous ne sommes pas seuls, et il ne dépend pas de nous de rester sourds et aveugles aux hommes, ou de confesser exclusivement l’humanité dans nous-mêmes. » Bref, en choisissant la « pratique d’une égoïste vertu », c’est bien l’égoïsme que l’on choisit, puisqu’il est impossible d’être aveugle (Lévi-Strauss 1955 : 445-446).

32La contrainte qui pèse sur le choix, en l’occurrence, n’est pas d’ordre moral. Car on part ici d’un fait : les sociétés à différentiel – ce que Lévi-Strauss appelle ailleurs les sociétés chaudes, entendant par là les sociétés fonctionnant à partir d’une différence de température intériorisée, qu’il leur faut constamment entretenir à la manière d’une machine à vapeur – produisent un désordre qui leur est propre. Dissoudre le sens vécu par les acteurs, dans des sociétés de ce type, c’est porter au jour la structure d’opposition qui, tout en leur révélant une signification plus complète que celle à laquelle ils accédaient depuis leur position située, ne produit pas pour autant l’image d’un monde sensé qu’ils pourraient ultérieurement réintérioriser, que ce soit dans leur pensée ou dans leur pratique. Ce que l’analyse révèle plutôt, c’est un déplacement des contradictions vécues aux contradictions conçues, les secondes recélant plus de sens que les premières sans pour autant cesser d’être des contradictions. Et ce qui se donne comme du sens, à ce niveau, n’advient que dans le décalage par lequel on passe d’un sens dissout à un sens reconstruit, procès qui ne trouve en aucun cas son terme dans une reprise par elle-même de la conscience historique, dans un geste accompli en intériorité.

33Au contraire, cette conscience historique, celle que Sartre a tenté de rejoindre comme un pôle subjectif dont le secret aurait été logé par Marx dans la classe des exploités prenant conscience de leur situation, ou encore de la conscience de soi des forces productives affrontées aux rapports de production, fait partie pour Lévi-Strauss du fonctionnement des « sociétés chaudes. » Elle est une dimension de l’existence sociale qu’il faut intégrer à l’explication : car si les sociétés chaudes forgent quelque chose qui mérite le nom d’histoire, et l’érigent au statut de la conscience qu’elles ont d’elles-mêmes, c’est précisément parce qu’elles se meuvent selon le différentiel structurel où les hommes s’opposent entre eux, le sens vécu n’étant jamais récupérable en tant que tel, mais seulement par la dilatation qui l’adjoint au non-sens comme à son autre face.

34Le miroir déformant délivre alors une nouvelle leçon. Le marxisme, rapporté au bouddhisme, en est aussi fortement distingué, dans la mesure où l’expérience qu’il traduit de la misère des hommes se décline en misère sociale, permettant de voir la société qui la produit comme une entité structurée de telle manière qu’il lui faut la produire pour continuer à exister historiquement, c’est-à-dire pour continuer à exister en régime historique. Ce régime, on peut aussi bien le qualifier d’entropique. Dire cela, ce n’est pas s’indigner devant la misère (même si ce n’est nullement exclu ni réprouvé par principe) : mais c’est l’envisager comme le dépôt irrésistible de sociétés qui ont marché, et continuent de marcher en opposant les hommes entre eux.

35Faudrait-il alors accuser Lévi-Strauss de pessimisme radical, le soupçonner de saper ou d’étouffer dans l’œuf toute critique sociale ? En un mot, que fait-on d’autre, à l’appui d’un diagnostic apparemment désabusé, que « désespérer Billancourt » ? L’objection a été formulée en ces termes par différents critiques dès les années 50, et Lévi-Strauss, en dépit de la tournure journalistique de la discussion, non seulement ne s’est pas dispensé d’y répondre, mais l’a fait dans le prolongement même de ses analyses scientifiques, en postface au Chapitre xv de l’Anthropologie structurale. Rappelons l’un de ces critiques, Maxime Rodinson, qui invoquait justement à ce propos un passage de la fin de Tristes Tropiques :

36

Aucune société n’est parfaite. Toute comporte par nature une impureté incompatible avec les normes qu’elle proclame et qui se traduit concrètement par une certaine dose d’injustice, d’insensibilité, de cruauté. Comment évaluer cette dose ? L’enquête ethnographique y parvient. Car, s’il est vrai que la comparaison d’un petit nombre de sociétés les fait apparaître très différentes entre elles, ces différences s’atténuent quand le champ d’investigation s’élargit. On découvre alors qu’aucune société n’est foncièrement bonne ; mais aucune n’est absolument mauvaise ; toutes offrent certains avantages à leurs membres, compte tenu d’un résidu d’iniquité dont l’importance paraît approximativement constante et qui correspond peut-être à une inertie spécifique qui s’oppose, sur le plan de la vie sociale, aux efforts d’organisation.
(Lévi-Strauss 1955 : 417.)

37Se commentant lui-même à distance de quelques années – le texte de l’Anthropologie structurale est de 1958 – Lévi-Strauss souligne que ce passage visait à mettre en cause le regard ethnographique qui chercherait, du dehors, à comparer entre elles deux sociétés étrangères, et à les replacer sur une échelle de justice. On touche donc à ce que pourrait être l’analogue structural de l’argument wébérien de la neutralité axiologique en sciences sociales, à cette différence près, décisive, qu’on ne se prononce ici en rien sur les conditions d’un regard interne. La position du problème est chez Lévi-Strauss foncièrement différente, parce qu’elle prend forme dans l’expérience de l’ethnologue, laquelle comporte nécessairement les deux versants, celui du voyage et celui du retour. On l’a dit en commençant : l’ethnologue est celui qui considère, non seulement la société vers laquelle il va, mais aussi les sociétés qu’il décrit, les comparant entre elles et relevant à ce niveau des écarts externes – entendons par là des écarts apparaissant entre des sociétés autres, extérieures à celle d’où il vient. Quant à cette société d’origine, qui est aussi celle à laquelle il doit impérativement retourner pour devenir pleinement ethnologue, il ne peut manquer de l’envisager dans un certain rapport d’intériorité, quand bien même ce rapport aura été grevé des écarts de l’expérience comparative. Il ne faut en aucun cas aplatir la complexité d’une telle expérience, sur tout l’arc qu’elle décrit. Ce n’est pas tant de dialectique du même et de l’autre qu’il s’agit ici, que de redoublement entre deux types de rapports : un rapport aux autres reliés entre eux par un regard qui n’appartient à aucun, doublé d’un rapport à soi qui se sert des écarts objectifs où il ne se trouve pas pour rejoindre une certaine modalité de la présence à soi-même, une fois que le retour a eu lieu. Afin de mieux spécifier la seconde étape, Lévi-Strauss se réfère à Rousseau. Mais l’on se dit qu’il aurait aussi bien pu ici renvoyer à Marx. L’homme naturel n’est « ni antérieur, ni extérieur à la société », mais il est la « forme immanente à l’état social » qui définit la seule condition humaine pensable. De cette forme et de sa modélisation, une expérience devient possible, sur soi-même. Or la forme ne s’est révélée que dans les écarts analysés entre différentes sociétés concrètes. De sorte que l’outil qu’elle peut représenter s’est constitué hors de nous, au contact d’autres, pluriels, et pour autant qu’ils ont été rapportés entre eux.

38À quoi sert cet outil formel ? La réponse est claire : à nous affranchir de nous-mêmes, c’est-à-dire, et ici l’équivalence est affirmée, à nous engager, dans notre propre société, à une transformation d’elle-même :

39

Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous n’avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. À les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devions nous affranchir : nous le sommes par état des autres. Nous nous mettons ainsi en mesure d’aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d’aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu’il nous sera possible d’appliquer à la réforme de nos propres mœurs, et non de celles des sociétés étrangères : en raison d’un privilège inverse du précédent, c’est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire ; car ces changements viennent aussi d’elles, que nous y introduisons.
(Lévi-Strauss 1955 : 423-424.)

40Nous engager dans une transformation sociale signifie se déprendre d’une adhérence absolue à ce que nous sommes. Ce n’est pourtant pas d’un point de vue moral que le décollement s’impose, comme si l’on disposait d’emblée d’un sens supérieur que notre société serait coupable de n’avoir pas encore réalisé. S’il est vrai que participer d’une transformation sociale, c’est d’abord se donner les moyens de dissoudre le sens tel qu’il est subjectivement donné aux acteurs de l’histoire, la question n’est pas tant de savoir si nous devons moralement nous affranchir de l’état social actuel, que de concevoir la façon dont nous sommes pris dans son développement, emporté par sa dynamique interne, et des possibilités qui nous sont données, non pas d’en sortir, mais d’y prendre place autrement. Là encore, nous n’avons pas le choix : il ne dépend pas de nous d’ouvrir les yeux sur l’iniquité réelle. Mais il dépend de nous, en revanche – et là réside le choix proprement structural qu’a permis d’isoler la comparaison entre marxisme et bouddhisme – de la reconstruire sur un plan d’intelligibilité où une prise se dégage, de telle sorte que la contradiction motrice n’est plus envisagée comme un fait qui nous est extérieur et que nous ne ferions que subir, mais comme ce que nous produisons effectivement, à mesure que nos sociétés se développent comme elles le font. C’est là la prise offerte par l’ethnologie, envisagée dans sa phase du retour. Notre société, apprend-on alors, est « la seule dont nous devions nous affranchir. » Quel sens prend ici l’impératif ? Tout d’abord, celui d’un contraste : des autres sociétés, nous sommes déjà affranchis, par état. À la nôtre, nous sommes au contraire, toujours par état, intégrés. Et il nous faut défaire cet état d’intégration, introduire du jeu dans cette incorporation – ne plus nous laisser réduire au statut de combustible voué à alimenter la machine – pour dégager des principes qui puissent réellement infléchir sa direction, en fonction de ce qu’est l’assemblage humain que nous formons. C’est à ce point exact que le devoir s’insinue : notre société est la seule de laquelle nous devions nous affranchir, parce que, y agissant de toute façon, elle est aussi la seule dans laquelle il nous est possible d’introduire une transformation sans risquer la destruction. Dans ce cas, nous agissons de l’intérieur de la machine, nous sommes immergés dans son mouvement, au plus près de sa contradiction interne, de l’état qu’elle accomplit comme de l’avenir qu’elle ouvre. Les changements que nous introduisons sont des changements qui ont leur ressort dans le mouvement lui-même. Ils sont, en tant que changements, des formes de cette même vie sociale à laquelle ils s’appliquent. En d’autres termes, la transformation, aussi radicale puisse-t-elle être, ne laisse pas d’être immanente.

41Revenons pour finir à la critique de Rodinson. Selon lui, la perspective structurale serait négatrice de tout progrès. En fait, la question doit être posée autrement. Le structuralisme récuse un usage universel de la catégorie de progrès, ce qui suppose avant tout une rupture avec les philosophies de l’histoire qui lui ont servi de base. Or, pour Lévi-Strauss, c’est un contresens radical à l’égard du marxisme que de le reconduire au présupposé du développement continu d’un sens historique, par approfondissement de la conscience de soi des sociétés dites modernes. C’est que le marxisme, en tant que figure spéculative, n’est pas apparenté à la philosophie de l’histoire, mais bien plutôt à l’ethnologie. La comparaison avec le bouddhisme, pour curieuse qu’elle puisse paraître, n’avait finalement d’autre but que de soutenir cette thèse : dans la pensée occidentale, marxisme et ethnologie sont liés intérieurement, se renforcent mutuellement et creusent un même sillon.

42Le marxisme est apparenté à l’ethnologie, ou du moins éminemment compatible avec elle, parce qu’il cherche à construire au sein même de la société occidentale une dynamique de transformation qui ne soit pas indexée à l’auto-conscience de l’une de ses parties. La critique se dira matérialiste, pour autant qu’elle parvient à satisfaire à cette condition. Et s’il convient à cet égard de parler de matérialisme historique, c’est en donnant au mot d’histoire un tout autre sens que celui d’une humanité devenue consciente d’elle-même, et imposant les idéalités révélées à cette conscience au monde matériel et humain pris comme un pur vis-à-vis. Tout au contraire, c’est en assumant pleinement la thèse matérialiste que la nouvelle idée de progrès se détache – celle que Lévi-Strauss, avec Marx, s’emploie à défendre, sans prétendre l’extraire des sociétés particulières où elle a effectivement pris forme. À cette idée, on refusera les ressources métaphysiques d’une trajectoire orientée vers un au-delà, terme final voué à donner rétrospectivement sens à l’ensemble du mouvement qui s’est tendu vers lui. Le progrès, la cause est entendue, est une catégorie occidentale – et il n’y a nul dénigrement à le constater. Mais ce que le déplacement ethnologique rend visible, c’est, par comparaison, la dynamique qu’elle recouvre. Cette dynamique révèle que la contradiction propre aux sociétés chaudes est un dispositif particulier sur lequel les hommes de ces mêmes sociétés peuvent agir, une fois qu’ils sont parvenus à en analyser les caractéristiques. Or, pour ce regard analytique – pour cette raison analytique – le marxisme a œuvré comme aucun autre paradigme théorique ne l’a fait. Car il a su le premier se placer du point de vue, non du sens donné à la conscience, mais des choses elles-mêmes comme point d’indistinction entre sens et non sens, ou encore comme articulation objective des différents niveaux de structuration de la réalité sociale moderne. Pour l’ethnologue qui, par vocation, comprend que la seule société dont il ait à s’affranchir, c’est la sienne, pour celui qui perçoit qu’elle est aussi la seule société où son action transformatrice ne court pas par principe le risque de la destruction, il s’ensuit que le marxisme est la seule théorie critique qu’il puisse suivre sans retomber dans l’illusion de l’anthropocentrisme. Sachant qu’il serait absurde, à plus de deux millénaires de distance, de prétendre devenir bouddhiste d’un seul coup.

Notes

  • [1]
    On retrouve un autre écho de cette réflexion sur le dépeuplement de l’Europe, du point de vue cette fois-ci de la reconfiguration du culte des morts rendue inévitable par la perte, dans un texte qui précède de quelques années Tristes Tropiques : « Le Père Noël supplicié », paru dans Les Temps Modernes en 1952.
Français

Dans cet essai, nous cherchons à ressaisir le sens politique du structuralisme à la lumière d’un rapprochement inattendu, présenté à la fin de Tristes Tropiques, entre le bouddhisme et le marxisme. On s’est beaucoup interrogé sur ce que le marxisme a apporté en propre à l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, et cela dès la parution du livre de Lucien Sebag, Marxisme et structuralisme, en 1964. Dans le même temps, le marxisme officiel, dans ses différentes tendances, avait attaqué une approche des structures de l’esprit comme une dérive idéaliste. Nous avons voulu déplacer complètement la question en prenant à la lettre la comparaison audacieuse que risque Lévi-Strauss, en quelques pages, où le marxisme comparaît comme ce qui, en Occident, fait écho à un processus de transformation du monde social dont l’Orient, en son propre sein, a inscrit par avance la possibilité. Ainsi, c’est une différence interne à l’Orient qui sert, en bonne méthode structurale, à penser une différence significative, mais inaperçue, dans notre propre culture. Et la pensée marxiste, inscrite sous le signe d’une volonté de transformation du monde plutôt que d’interprétation, est replacée dans un cadre qui la modalise, en même temps qu’elle en révèle la portée réellement critique.

Références

  • Lévi-Strauss, C. (1952) « Le Père Noël supplicié », Les Temps Modernes, 77 : 1572-1590.
  • Lévi-Strauss, C. (1955) Tristes Tropiques. Paris : Plon.
  • Lévi-Strauss, C. (1962) La Pensée sauvage. Paris : Plon.
Bruno Karsenti.
(École des Hautes Études en Sciences Sociales.)
Bruno Karsenti : philosophe, directeur d’études à l’ehess. Il est l’auteur d’ouvrages d’histoire des sciences sociales et de philosophie politique, parmi lesquels : L’homme total. Sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss (Paris, rééd. 2011) ; Politique de l’esprit (Paris 2006) ; Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud (Paris 2012) ; D’une philosophie à l’autre. La politique et les sciences sociales des modernes (Paris 2013). Adresse électronique :
Mis en ligne sur Cairn.info le 31/05/2013
https://doi.org/10.3917/dio.238.0088
Pour citer cet article
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