CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Lorsque Bronislaw Malinowski a étudié, aux îles Tobriand (Nouvelle-Guinée), la part réciproque du père et de la mère dans la conception de l’enfant, il a décrit une société matrilinéaire où domine l’idée que c’est exclusivement la mère qui donne corps à l’enfant, le rôle du père dans la procréation étant méconnu. Pour cette société traditionnelle, la fécondité n’a aucun rapport avec le rapprochement des sexes. Ainsi, par exemple, les autochtones croient qu’une fille peut être enceinte sans rapport sexuel. Mais, paradoxalement, malgré cette méconnaissance biologique de la procréation, il faut nécessairement un père. En effet, pour enfanter, la fille doit être mariée et on rejette l’idée d’un enfant sans père. « Une femme avec un enfant et sans mari est en conséquence, aux yeux de la tradition, un groupe incomplet et illégitime » (Malinowski, 1927, p. 65). Dans ces représentations, il n’y a donc aucun lien physiologique entre le père et l’enfant. « La mère fait l’enfant à partir de sa chair. » Néanmoins, le père est très présent. C’est lui qui est en intime relation avec la mère, qui est le maître de la maisonnée et s’occupe des enfants. Mais il a une définition purement sociale. « Observons une fois de plus l’intéressante et étrange constellation des faits : la paternité physiologique est inconnue ; mais la paternité au sens social est considérée comme nécessaire et “l’enfant sans père” est regardé comme quelque chose d’irrégulier, qui va à l’encontre du cours normal des événements et est conséquemment répréhensible » (ibid., p. 67). Ainsi, il y a une curieuse contradiction dans « un puissant sentiment de la nécessité du père, entièrement compatible avec une totale ignorance de la connaissance de ses fondements bio-logiques » (ibid., p. 69).

2 Ces observations ethnologiques nous amènent à poser la question : que faut-il pour faire un père ? Je dirais qu’il faut trois éléments : un enfant, une mère, une société… Habituellement, on accorde une très grande importance à la place que lui fait la mère, puis à la place que lui donne la société et enfin un peu à la place que lui donne l’enfant, bien moins à celle que se donne le père lui-même. C’est donc le point de vue de la mère qui est considéré comme dominant. C’est la mère qui fait le père, tout comme c’est la mère qui fait l’enfant. La question est rarement envisagée du point de vue de l’enfant, qui est pourtant l’élément principal, la condition indispensable, pour qu’il y ait un père. Quant à savoir comment les hommes se situent eux-mêmes en tant que pères, c’est un domaine encore très peu exploré.

Le père doit être institutionnalisé

3 Pour faire un sujet, il faut procréation, éducation, mais aussi institution. L’acte de faire un enfant ne peut se réduire ni à un acte biologique, ni à un désir psychologique purement individuel. Dans ses travaux sur la filiation, Jean Guyotat (1995) insiste sur la dimension juridique : il n’y a de père que désigné socialement. En ce sens, le devenir parent n’est pas qu’un phénomène psychologique, à l’échelle individuelle, mais un acte ontologique, puisque, à la différence des animaux qui se reproduisent instinctivement, l’homme envisage la procréation comme une forme de la filiation. Il veut se prolonger ontologiquement par un enfant, et pas seulement se perpétuer sur le plan biologique. Il peut choisir de procréer ou non. Il peut refuser la descendance.

4 Émile Durkheim, s’opposant aux théories traditionnelles qui font de l’éducation un fait individuel, affirme qu’elle est « une chose éminemment sociale » (Durkheim, 1922, p. 40). Par conséquent, « il est vain de croire que nous pouvons élever nos enfants comme nous le voulons » (ibid., p. 45). En effet, malgré la tendance actuelle des parents à vouloir maîtriser tous les aspects de l’éducation, ils se heurtent au fait que leur enfant n’appartient pas seulement à sa famille, mais également à sa génération, à la culture, à la société. En ce sens-là, il échappe à leur maîtrise. Les recherches récentes sur les bébés montrent leurs capacités étonnantes dès les premiers mois à être des observateurs et des acteurs en ce qui concerne les appartenances identitaires et les aspects culturels et langagiers qui caractérisent la communauté dont ils font partie. L’éducation d’un enfant est le fait d’un groupe, d’une société, dont l’enfant est un membre à part entière. Par conséquent, la paternité s’inscrit dans un cadre institutionnel.

5 Il est donc impossible d’être père tout seul. Le devenir père s’inscrit obligatoirement dans un contexte social. La condition pour qu’un homme puisse exercer sa fonction paternelle est non seulement la reconnaissance de son rôle par la mère, mais aussi la reconnaissance par la société du double lien de filiation. La paternité se déroule toujours en même temps sur la scène individuelle et la scène collective. On peut ici penser à la notion de complémentarité de Georges Devereux (1955) qui établit des correspondances entre la vie psychique individuelle et le domaine socioculturel. « Si les ethnologues dressaient l’inventaire exhaustif de tous les types connus de comportement culturel, cette liste coïnciderait point par point avec une liste également complète des pulsions, désirs, fantasmes, etc., obtenus par les psychanalystes en milieu clinique. » Cette idée peut s’appliquer à la question des pères. En effet, les fantasmes individuels relatifs à la paternité se retrouvent dans nombre de mythes antiques, ainsi que dans les croyances populaires ou les pratiques traditionnelles ou encore dans les œuvres de littérature. Mais aussi dans les dispositifs des centres de soin et dans les pratiques psychologiques.

La place du père : à qui appartient l’enfant ?

6 À qui appartient l’enfant ? Cette question a traversé toute l’histoire de l’éducation, soulevant un certain nombre d’ambiguïtés. En effet, dès lors qu’il s’agit d’un enfant, se pose toujours la question de l’engendrement, voire de l’appartenance. L’enfant de qui ? de la médecine ? de ses parents ? de la famille ? de la société ? Et quelle est la part des pères ? Qu’en est-il de leur rôle, de leur place ?

7 L’idée prévalente est que l’enfant appartient à la mère. Divers phénomènes témoignent de la primauté des mères sur l’enfant. Les femmes assurent la maîtrise de la contraception. Elles portent l’enfant et le mettent au monde. Mais surtout, la maternité relève de la preuve matérielle et la paternité de la présomption. « L’astronome sait à peu près avec la même certitude si la lune est habitée et qui est son père, mais il sait avec une tout autre certitude qui est sa mère », écrit Freud (1938, p. 48). Voilà une donnée qui est complètement modifiée par les nouvelles techniques médicales. Les tests de paternité par analyse adn permettent d’établir avec une quasi-certitude si le père est bien le géniteur de l’enfant. On peut prévoir que ces progrès de la génétique qui attestent la filiation paternelle vont profondément modifier la manière de concevoir la paternité. Ce qui a déjà commencé avec la nouvelle loi (janvier 2005) sur la transmission du nom patronymique. En effet, l’un des arguments pour justifier que ce soit le père qui transmette son nom est précisément que la transmission paternelle n’est jamais une certitude biologique et s’effectue donc par le langage et le nom. Or, cet argument tombe avec les possibilités de déterminer la paternité par des tests génétiques. C’est un véritable paradoxe : c’est au moment où la filiation semble se dégager des données biologiques qu’apparaît cette possibilité d’une attestation biologique de la paternité.

8 Un exemple clinique me permettra d’évoquer tous les enjeux psychiques, mais aussi sociétaux, de la paternité. Un patient a ainsi appris vers 30 ans que son beau-père, c’est-à-dire l’homme avec lequel sa mère s’est remariée après le divorce d’avec le père présumé, était son vrai père. Cette découverte, qui s’est imposée à lui comme une révélation traumatique, l’a plongé dans une grande perplexité. Il s’est trouvé confronté d’un coup à une multitude d’interrogations complexes qu’il vivait comme quasiment insolubles. Ce sont les soubassements fondamentaux de son identité qui étaient à revoir, à un âge où ils étaient clairement établis. Cet homme qu’il avait considéré pendant des années comme son beau-père était donc son vrai père ? Or, il se trouve qu’il était d’un milieu social, d’une nationalité et d’une origine ethnique différents de ceux de sa mère et de son premier mari. De plus, le patient savait depuis toujours que ce beau-père avait des enfants d’une autre femme – qui constituent donc sa fratrie. La découverte du mensonge entachait l’image d’une mère très aimée et idéalisée. Comment lui pardonner de lui avoir caché la vérité pendant tant d’années ? Il a fallu intégrer ces nouvelles données qui modifiaient radicalement son identité : il était désormais un enfant adultérin, d’une autre ethnie que ce qu’il avait toujours pensé et il avait deux demi-frères… À ces difficultés s’ajoutait le fait qu’il était le seul de son entourage, avec ses parents, à savoir que le beau-père était en fait le père. On voit ici un aspect fondamental de la paternité : comment affirmer que tel homme est mon père si je ne peux pas dire aux autres « c’est mon père » ? Au-delà même de la reconnaissance juridique, comment un enfant peut-il réellement reconnaître un homme comme son père si les amis ou les cousins ne lui renvoient pas « c’est ton père » ? Cette situation montre qu’on ne peut pas être seul à reconnaître un père, que la paternité doit s’inscrire dans le social et se fonder sur un substrat anthropologique. Comme le disait mon patient : « C’est comme si j’avais deux pères et la possibilité ou le devoir d’en choisir un. Or, c’est impossible, on ne choisit pas son père. »

9 On pourrait ajouter qu’un père ne peut se désigner tout seul. Rappelons que, selon Jean Guyotat (1995), le père est obligatoirement désigné par le groupe. Que faire d’un père qui n’est pas désigné par la société ? C’est avec cette question quasi insoluble que se débat mon patient. La solution passe peut-être par une nécessaire remise en cause de l’image traditionnelle du père et l’acceptation de l’idée très contemporaine que le père est multiple. Pour ce patient, il faut maintenant élaborer la position infantile œdipienne par rapport à chacun des deux personnages paternels, à la fois en termes d’amour, de haine et de rivalité. Il est obligé de réfléchir à ce que représente pour lui chacune de ces deux figures paternelles. Quels sentiments ? Quels conflits ? Il se demande aussi quelle reconnaissance il leur doit, à chacun. Quelle dette ? Sans compter la remise en question fondamentale de l’image d’une mère qu’il croyait malheureuse en mariage avec le premier mari et entièrement tournée vers lui et qu’il découvre engagée dans une relation amoureuse, secrète mais active, pendant toute son enfance.

Quelques repères historiques de la place du père

10 L’image du père s’appuie sur une double tradition. La première, celle du pater familias qui est le modèle traditionnel du père, est un héritage romain. Dans ce système patriarcal, le père est défini comme le mari de la mère : Pater is est quem nuptiae demonstrant [le père est celui que le mariage montre]. Ce principe du droit romain a été repris par Napoléon dans le Code civil français : « L’enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari. » Dans ce contexte, ce n’est pas le lien biologique qui fonde la paternité, mais la décision de l’homme d’élever l’enfant et sa position de mari de la mère.

11 La deuxième tradition est celle du christianisme, qui introduit une double image du père : le père biologique et le père spirituel, Dieu le père et les pères terrestres. L’église catholique privilégie la paternité spirituelle plutôt que la filiation biologique, car tout être humain est avant tout fils ou fille de Dieu. Dans la tradition chrétienne, Joseph est emblématique de tous les enjeux de la paternité. Il apparaît habituellement dans l’iconographie comme un personnage en retrait, placé souvent dans l’angle inférieur gauche du tableau, le regard fuyant, l’air tantôt distrait et absent, tantôt renfrogné, boudeur ou triste. Il ne fait pas partie du tableau au même titre que les autres personnes. C’est presque toujours un homme dont les traits montrent clairement qu’il est beaucoup plus âgé que la Vierge, afin de bien marquer qu’il ne peut être son partenaire sexuel, donc le père biologique de l’enfant Jésus. Dans ses commentaires sur l’iconographie du Moyen Âge, l’historien Jacques Le Goff (2000) note que ce père a « la particularité d’être une sorte de père adoptif, père humain d’un fils divin créé sans père biologique ». Le sort qui lui est réservé dans l’image de la Nativité est qu’il « assiste sans participer vraiment. Le rôle ingrat qu’il a dans l’événement se marque dans une expression où se mêlent la gêne et un relatif détachement » (ibid., p. 65). En effet, le « vrai » père est Dieu-le-père. Et Joseph est le père d’un fils qu’il n’a pas conçu. L’enfant Jésus a donc deux pères, un père humain et un père divin.

12 Dans une étude du personnage de Joseph au Moyen Âge, l’historien Paul Payan (2006) montre que Joseph est celui qui pose la question fondamentale de la paternité : le père charnel/le père spirituel ; le géniteur/le père symbolique ; le père humain/le père divin. Et on s’aperçoit que notre question « Que faut-il pour faire un père ? », qui semble actuelle et récente, a en fait occupé les penseurs, les artistes et les théologiens pendant des siècles de discussions nourries et passionnées. C’est un très vieux débat, qui a donné lieu à des controverses contradictoires. La quête actuelle sur le rôle du père fait suite à des siècles d’interrogations sur le statut du père.

13 Dans la société actuelle, la place du père a été profondément modifiée en raison d’un certain nombre de données : la liberté sexuelle, le contrôle des naissances, l’émancipation des femmes, l’accroissement du nombre des divorces, les recompositions familiales. La société postmoderne rejette depuis une trentaine d’années la toute-puissance paternelle qui était le modèle de la Modernité. À vrai dire, le changement remonte à plus loin, puisque c’est au cours du xix e siècle que le modèle patriarcal a commencé à se fissurer.

14 Mais le véritable changement se produit à partir des années 1950, et surtout 1970, avec l’égalisation entre les deux sexes, l’affiliation affective qui régit le couple, la désinstitutionnalisation de la famille qui procède désormais d’un acte communautaire librement consenti, sur le modèle de la démocratie. Et n’oublions pas le vaste mouvement socio-historique qui a provoqué une modification du statut de l’enfant, sur les plans aussi bien philosophique, psychologique, sociopolitique, épistémologique qu’éthique. La multiplicité des modes de vie familiale crée des formes de paternité nouvelles, parfois hors de tout lien génétique. De plus, la possibilité récente de prouver scientifiquement la paternité biologique donne un grand coup à ce modèle traditionnel, au point peut-être de le rendre obsolète. La femme change, l’enfant change et la famille n’est plus ce qu’elle était. Par conséquent, les pères aussi sont assignés à une autre place. De plus, ils revendiquent une autre place, beaucoup plus importante.

15 Mais il semble qu’on ait beaucoup de mal à reconnaître leur place, leur rôle, leur présence active auprès de l’enfant (Le Camus, 1995). On les réduit à une place symbolique, on méconnaît leur présence physique. Contrairement à une idée qui a la vie longue et qui a considérablement pesé sur le monde de la psychopathologie de l’enfant, le père ne peut pas se réduire à une inclusion de la mère.

Les pères contemporains dérangent

16 Le père existe bel et bien de manière autonome et différenciée, et c’est ce que l’on observe de plus en plus chez les pères contemporains (Korff-Sausse, 2009 et 2012). Mais ces pères contemporains dérangent. L’image du père traditionnel persiste et résiste aux modifications gigantesques de notre société. Néanmoins, cette situation est en train de changer. De grandes modifications se déroulent dans le domaine de la paternité. Plutôt qu’une évolution, cela pourrait bien être une véritable révolution anthropo-logique, dont nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences et de digérer les effets.

17 On dirait que tout le monde a la nostalgie du pater familias, autoritaire, distant. Lorsque les pères veulent se définir autrement, prendre une nouvelle place, on les traite de « papas poules », on les voit comme des doubles, des répliques, des concurrents de la mère. Pourquoi un père présent, proche et tendre suscite-t-il des réactions aussi négatives ?

18 En premier lieu, ce phénomène affecte l’image de la mère. Car, si le père change, la mère change aussi. C’est parce que le statut des femmes dans notre société a radicalement changé que le père aussi a bougé. Ce sont deux évolutions concomitantes : les mères attendent autre chose des pères, et du coup les pères occupent une autre place. La distribution des notions masculin/féminin et par conséquent père/mère a profondément évolué, les pères sont amenés à revendiquer des rôles qui étaient réservés aux femmes en s’appuyant sur leurs possibilités d’identification féminine et maternelle. Et voilà ce qui dérange : si les pères se mettent à occuper la place dévolue à la mère… Or, dans notre vie fantasmatique, la mère est une idole intouchable. Par conséquent, toucher à l’idéal de la mère est une véritable révolution.

19 D’autre part, la nouvelle paternité touche à l’image de la virilité. Si les pères contemporains dérangent, c’est que leur façon d’être constitue une attaque à la hiérarchie des valeurs bien établie en cultivant des valeurs incompatibles avec la vision traditionnelle et idéalisée de la virilité. Ils dévoilent ce contre quoi les hommes ont lutté pendant des siècles, ce roc du biologique que constitue le féminin pour l’homme, selon Freud. De par la présence physique et active auprès des bébés, ce sont les aspects féminins et infantiles qui se manifestent, s’expriment et se déploient chez les hommes.

Le père : une hallucination négative ?

20 Reprenons notre question : que faut-il pour faire un père ? Il faut aussi quelqu’un, ou plutôt une instance sociale et institutionnelle, pour le voir et le reconnaître. Or, très souvent, on ne le voit pas. On parle de lui pour dire ce qu’il n’est pas. Dans la clinique, combien de fois, au cours des psychothérapies d’enfants, le thérapeute n’a-t-il jamais vu le père ? Pourquoi ? La mère avance des raisons : il travaille beaucoup, n’est pas disponible aux horaires proposés, il ne croit pas à la psychologie. Lorsqu’enfin on le voit, on s’aperçoit bien souvent que les véritables raisons sont autres. Ainsi ce père portugais qui parle très mal le français après plus de dix ans passés en France et dont on voit qu’il est très mal à l’aise de rencontrer des « docteurs », d’autant plus que la mère a manifestement un peu honte de montrer son mari. Ce qui n’empêche pas celui-ci d’être présent pour son enfant et d’en parler avec finesse et attention.

21 On ne peut qu’être frappé par les termes qui reviennent de manière répétitive et insistante dans le monde socio-psycho-éducatif pour qualifier les pères. Il est absent, manquant, disqualifié, abandonnique, inconsistant. Sa fonction défaille, il démissionne, il prend la fuite. Il est toujours ailleurs, il n’est jamais là où on l’attend. Convoqué, il ne vient pas. Sollicité, il n’assure pas. Interrogé, il ne répond pas. Il laisse sa femme agir à sa place. Il ne tient pas ses promesses. Bref, on dirait que la fonction paternelle ne peut s’exprimer qu’en termes négatifs. Je serais tentée de dire que le père fait l’objet d’une hallucination négative : quand il est là on ne le voit pas… Pourquoi un tel déni ? En quoi cela arrange-t-il la société d’avoir une vision de la famille où on ne voit pas les pères ?

22 Il y a une contradiction assez étonnante entre cette manière de désigner les pères comme des éternels absents et ce que l’on observe couramment chez beaucoup de pères actuels. Très présents dans la vie de leurs enfants, assumant la responsabilité de l’éducation, soucieux de leur bien-être et de leur avenir, ils sont impliqués dans des interactions multiples avec eux, éducatives, ludiques, langagières. Le père se veut un parent actif et responsable, au même titre que la mère. Il s’engage dans le développement de l’enfant.

23 Dans les institutions accueillant des enfants, on retrouve cette ignorance des pères au cours des réunions de synthèse ou dans les dossiers concernant les familles. Les équipes se plaignent de ne pas voir les pères, de manière répétitive. Lorsque mes étudiants en psychologie présentent un cas clinique d’enfant et que je pose la question « Et le père ? », car le père n’apparaît pas souvent dans la présentation du cas, j’entends : « Il n’est pas là », « On ne l’a jamais vu », « Il ne dit rien. » En réalité, en approfondissant un peu la situation familiale, on s’aperçoit que dans bien des cas il n’est pas si absent que ça. On constate que ce père « absent » amène en réalité son fils à des matchs de foot ou à des parties de pêche, joue à des jeux vidéo avec lui. Ou encore qu’il a une opinion sur les difficultés de son enfant, mais qu’il l’exprime maladroitement, ou plutôt dans un style et un langage qui ne correspondent pas aux codes culturels de ses interlocuteurs.

24 On peut se demander si ces équipes qui se plaignent de ne pas voir les pères y tiennent vraiment. Peu d’efforts sont faits pour convoquer les pères, pour aménager des horaires qui leur permettraient de venir, pour les écouter. Mais ce qui manque surtout aux professionnels, c’est la conviction qu’ils ont besoin des pères. Au fond, on s’en passe très bien. Tranquilles dans un univers de femmes, de mères et de bébés. Lorsque le père arrive, il dérange. Surtout s’il est muni d’un dossier recueilli sur Internet concernant les symptômes ou la maladie de son enfant. Cela agace qu’un père tente ainsi de reprendre un pouvoir qui lui échappe dans ce monde de femmes.

Conclusion : des pères multiples

25 On dit qu’il n’y a plus de pères… Mais il y en a. On pourrait même dire qu’ils se sont multipliés. Nous voyons apparaître sur la scène sociale des pères divers : pères successifs, simultanés, alternés. Certains enfants ont plusieurs pères. Le père géniteur, le père légal, le père avec lequel ils habitent, le père qui s’occupe de leur éducation au quotidien, le compagnon de la mère, le père qui donne son nom… Les pères, de leur côté, ont beaucoup plus de liberté pour exercer leur paternité, chacun à sa manière, moins enfermés dans les stéréotypes du rôle paternel, moins soumis aux impératifs socioculturels, plus disposés à endosser les aspects féminins et maternels de l’identité. Quant aux mères, elles aussi ont d’autres images, d’autres attentes à l’égard de l’homme qui est le père de leur enfant : à la fois plus tolérantes et plus exigeantes, voire revendicantes, selon les moments et les personnalités.

26 Quelles sont les conséquences de ces paternités nouvelles et inédites et comment les enfants s’y retrouvent-ils ? La solution qui pointe à l’horizon est-elle d’admettre qu’un enfant puisse avoir plusieurs pères ? Le « vrai » et le « faux », comme le disent les enfants eux-mêmes dans leur tentative, souvent astucieuse, de s’y retrouver. La plupart des enfants s’y retrouvent en fait très bien, mais ce sont quand même des configurations complexes et conflictuelles. Ou pas de père du tout… Avec tous les problèmes inquiétants que cette situation génère et que les cliniciens auront de plus en plus à traiter.

Français

L’auteur se propose de réfléchir à la place du père dans la société contemporaine en se demandant : « Que faut-il pour faire un père ? » Après quelques repères historiques de la place du père et partant de l’idée que la paternité se déroule toujours en même temps sur la scène individuelle et la scène collective, l’auteur fait l’hypothèse qu’il faut trois éléments : un enfant, une mère, une société. En plus d’être reconnu par l’enfant et la mère, le père doit être institutionnalisé et il doit aussi se reconnaître lui-même, ce que font les pères contemporains en quittant l’ancien modèle du pater familias et en inventant de nouvelles modalités d’être père – qui dérangent. Ce phénomène de société dépasse largement l’émergence de nouveaux comportements paternels et modifie radicalement la procréation, la filiation, l’éducation, la vie du couple, les rôles masculins et féminins.

Mots-clés

  • paternité
  • pater familias
  • pères multiples
  • pères contemporains

Bibliographie

  • Devereux, G. 1955. Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, 1985.
  • Durkheim, E. 1922. Éducation et sociologie, Paris, Puf, 1997.
  • Freud, S. 1938. L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1991.
  • Guyotat, J. 1995. Filiation et puerpéralité. Logiques du lien. Entre psychanalyse et biomédecine, Paris, Puf.
  • Korff-Sausse, S. 2009. Éloge des pères, Paris, Hachette.
  • Korff-Sausse, S. 2012. « Le devenir-père dans la Modernité », dans S. Korff-Sausse et F. Zacco (sous la direction de), Être père aujourd’hui : un modèle à réinventer, Paris, In Press, 13-33.
  • Le Camus, J. 1995. Pères et bébés, Paris, L’Harmattan.
  • Le Goff, J. 2000. Un Moyen Âge en images, Paris, Hazan.
  • Malinowski, B 1927. La paternité dans la psychologie primitive, Paris, À l’écluse d’aval, 2006.
  • Payan, P. 2006. Joseph. Une image de la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier.
Simone Korff-Sausse
Psychanalyste
sksausse@hotmail.com
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/12/2016
https://doi.org/10.3917/dia.214.0015
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