CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis quarante ans (loi sur le divorce, 1975) le législateur n’a cessé de modifier le Code civil pour faire en sorte de mettre les parents séparés « à égalité » dans l’éducation de leurs enfants [1]. Dans les années 1980 les pères attendaient beaucoup du droit pour l’enfant à s’exprimer devant le juge, puis dans les années 1990 de la coparentalité, puis, dans les années 2000, de la résidence alternée, mais l’effet des textes n’est pas à la hauteur. Il suffit pour s’en convaincre de lire les études fournies par la cnaf (Régnier-Loilier, 2013) : en 2007, 77 % des enfants concernés par un divorce sont en résidence chez leur mère, 15 % en résidence alternée et 8 % chez leur père. L’âge des enfants est un facteur clé : la résidence chez la mère est d’autant plus fréquente que l’enfant est jeune (94 % avant 1 an, 74 % à 17 ans). Ces chiffres ont d’ailleurs traversé les générations, car le contrat n’était pas très différent dans les années 1990 et les chiffres de l’insee en 2015 ne montrent guère de changement : la résidence chez la mère demeure la règle dans 75 % des cas, celle chez le père reste stable à 7 %. 25 % des enfants mineurs vivent dans une famille monoparentale (20 % des familles) ou recomposée, soit 3,4 millions d’enfants (sur 15 millions) qui ne vivent pas avec leurs deux parents d’origine. Les pères, pour beaucoup de ces enfants, sont ainsi les grands absents et une partie d’entre eux le déplorent ou le contestent.

2 Après la séparation, deux trajectoires mènent à la démission paternelle : on distingue le père « déserteur », pour qui la séparation permet d’échapper à des responsabilités parentales qu’il n’assume pas vraiment, et le père « décrocheur » qui vit mal la séparation et la modification de la relation avec l’enfant. Quand la justice est obligée de fixer les règles de rencontre père-enfant, le sentiment de dépossession de sa responsabilité tend à accélérer ces trajectoires plutôt que de les freiner. Et puis il y a les revendicateurs de paternité flouée qui brandissent ces chiffres pessimistes et se gardent bien de les relier à d’autres : le nombre de mères célibataires parce qu’abandonnées par le géniteur de l’enfant, l’état des relations homme-femme dans les tâches quotidiennes, l’inégalité des salaires. Les pères seuls (il y en a) qui font face sont des exceptions qui n’infirment pas une tendance lourde et doivent, trop souvent, prouver leur compétence. Au demeurant, le phénomène revendicatif est marginal, même s’il est médiatiquement bruyant, car les décisions prononcées par les juges reflètent très largement le choix établi en commun par les parents. La résidence chez la mère est en effet le mode de résidence le plus sollicité par les parents séparés (71 %). Le juge prononce 12 % de résidence chez le père, ce qui répond à 93 % des demandes qui lui sont faites [2].

3 Les juges étant plus ouverts que ne disent les blogs revendicatifs [3], il est devenu assez courant de demander à un clinicien d’apprécier la compétence d’un père à s’occuper de ses enfants – exercice difficile puisque la compétence parentale reste une expression sans consistance (Viaux, 2005) et qu’il n’existe donc pas d’outil de mesure adéquat : comment ne pas tomber dans l’idéologie moralisante (le père indigne par son passé) ou la banalité (un petit enfant a besoin de sa mère) ? Plutôt qu’une évaluation sans critères d’une bonne paternité, il nous semble que, même pour un cas particulier, on ne peut échapper à baliser le contexte social qui environne les conflits de parentalité. Comme au cas par cas la loi ou les théories psychologiques ne sont ni bonnes ni mauvaises, ni bien fondées ni infondées, contrairement à ce que sous-entendent certaines controverses, nous pouvons en user à titre de repères et non de justification. L’auteur de cet article a pendant trente ans reçu des familles envoyées par le juge aux affaires familiales ou le juge des enfants afin de donner un avis d’expert sur la meilleure solution pour l’enfant et il a observé les effets de techniques de travail comme l’espace-rencontre et la médiation (Viaux et Huard, 2000 ; Viaux et Paillette, 2005).

Papa poule, papa-mère ?

4 Si le phénomène de l’absence ou disparition des pères a un véritable fondement statistique, il a aussi pour supports deux arguments extrêmes. Le premier, optimiste, est l’invention d’une « nouvelle paternité », avec des études et des terminologies qui tentent de décrire le paternage et une crise de la paternité : les pères sont là, mais différents, et c’est devenu une sorte de consensus – « La place des pères est en profonde mutation, avec l’arrivée des papas poules, plus maternants » (site Doctissimo, 15 juin 2015). Le versant pessimiste de cette transformation tient à cette alarme : « Les pères qui divorcent seraient-ils tous des abuseurs sexuels ? » (Delaisi de Parseval et Parseval, 2000). Dans les contentieux de séparation, il serait de plus en plus fréquent de recourir à des accusations de violences sexuelles pour écarter le père de ses enfants. Des associations défendent des pères injustement accusés, tandis que d’autres combattent au nom des enfants que la justice ne protégerait pas. L’accusation de violences conjugales ou toxicomaniaques n’est pas toujours infondée (une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint, selon le ministère des Droits de la femme) ; par ailleurs l’inceste n’est pas un fantasme mais concerne, approximativement, 10 % des personnes. Il faut redire avec clarté que les fausses allégations sont un phénomène parfaitement marginal (Viaux, 2002b) et ne justifient en rien les préventions et les précautions contre les pères, malheureusement minoritaires, qui veulent vivre avec leurs enfants.

5 François de Singly (1996, p. 196), démontant la thèse un peu facile de la discrimination par la loi entre les parents, écrivait : « Il y a une fragilité du lien entre les pères et les mères et les enfants après la séparation et le divorce […] pour une grand part cette fragilité résulte de la manière dont le père se conduit au sein de la famille lorsque celle-ci est encore unie. Il faut résister à prendre le symptôme pour la cause. » Pour autant, le père a besoin de conviction alors qu’on reproche trop souvent aux hommes qui demandent à s’occuper de leurs enfants de n’être que ce qu’ils sont. « La compétition engagée entre les pères et les mères peut aboutir à un nouvel équilibre des fonctions et les premiers peuvent retrouver dans l’échange des générations un rôle d’intermédiaire, d’éveilleur au monde qui ne lèse pas les secondes […] Les nouveaux pères ne devraient pas manquer de conviction. […] La débâcle des pères redouble l’incertitude des fils » (Delumeau et Roche, 2000, p. 495).

6 « L’enfant a besoin de deux parents. » On connaît la revendication mais, comme nous l’a dit un jour une maman : « Je ne suis pas sûre qu’un enfant ait besoin de deux mères. » D’ailleurs, qu’est-ce que c’est, « deux parents » ? C’est l’effet de la forme juridique renvoyant à l’appartenance à deux lignées (qu’elles soient ou non connues), ce qui relève de l’institution, non du désir. De fait, l’enfant a besoin d’un père et d’une mère, c’est-à-dire que les places soient occupées par une ou plusieurs personnes [4] qui vont donner à l’enfant à la fois sa place instituée (fils/fille de), de l’attachement et du développement socialisé.

7 Il est clair que cette apparente compétition est plus visible quand chacun assure sa parentalité dans son coin, par le fait même de la séparation, mais elle ne naît pas de là, même s’il est probable que le taux de divortialité élevé de nos sociétés ait une influence sur les positionnements des parents. Les « papas poules » sont des pères entrés en compétition avec les mères sur un terrain où il n’existe pas de réelle compétition mais des différences, qui n’ont rien à voir avec le genre. Les luttes dramatiques et médiatisées des pères privés de leurs enfants sont le reflet d’une exigence sociale qui les a conduits – c’est le cas de pas mal de ceux que nous avons rencontrés – à tenir un discours de démonstration qu’ils étaient meilleurs « nourriciers-soignants » que les mères, brefs qu’ils étaient de meilleures mères.

8 Le papa poule est un symptôme social et non une réelle construction psychologique (Hurstel, 2001) et répond à une demande discutable de garantir à l’enfant un maternage identique chez papa et chez maman. Le père a sa place singulière et complémentaire dans la construction de la personnalité de l’enfant, pas seulement en tant que « tiers », comme nous l’a appris le dogme paternel (Tort, 2005), mais comme stimulateur direct de certaines fonctions en développement. Contrairement à l’affirmation que le père serait meilleur père s’il se laisse envahir par sa féminité (Badinter, 1992), les psychologues du développement ont largement démontré que l’enfant différencie presque immédiatement le père de la mère et que chacun apporte une enveloppe affective différente dès la naissance (Le Camus, 2000). Deux parents, cela signifie deux types d’attachement parmi les modèles disponibles et le style des parents peut concorder ou diverger. Dans ce registre le père n’agit pas comme « soutien de la mère », mais directement en créant de la relation avec son enfant : le père est plus enclin à être incitatif et à considérer dès les premiers mois le bébé comme une personne et à commenter ses progrès dans l’autonomisation, le préparant mieux aux relations individuelles, souvent sur le mode de la compétition ou du défi (Le Camus, 2000). À son enfant fille comme à son enfant garçon, le père apporte d’abord du masculin, non en tant que « virilité », mais en tant que fonction (affective, sexuelle, de genre) dont chaque sexe est porteur, tout comme la mère apporte du féminin/maternel.

9 Évaluer l’attachement d’un père à son enfant, ce n’est pas évaluer le père et sa compétence, c’est donc écouter l’enfant qui seul sait ce qu’il en est de son « besoin de paternage », c’est-à-dire du maintien de ce lien d’attachement singulier avec son père – et sous quelle forme. L’enfant bien investi dès le plus jeune âge par son père a des moyens affectifs pour lutter contre les stratégies anti-père et soutenir le maintien du lien avec celui-ci. Il est trop facile dans ces cas-là de crier à la manipulation par les pères quand un simple examen du développement de l’enfant montre la force du lien et le désir d’échapper à une maman poule pour bénéficier un peu du papa poule. Une petite fille (10 ans) me dit ainsi, après s’être plainte paradoxalement que ce père qu’elle ne veut pas voir ne lui téléphone plus jamais : « Je veux plus le voir parce qu’il me fait trop plaisir » – tout cadeau ayant été commenté par sa mère comme destiné à « l’acheter »...

10 S’engager dans la mesure des mérites comparés de parents en ignorant la diversité et la diffraction des représentations et des identifications, c’est faire litière de l’enjeu narcissique (et de la souffrance) qu’il y a pour les uns et les autres à vouloir garder un lien singulier avec l’autre. On croit s’en sortir par une pirouette « égalitariste » qui se nomme résidence alternée, comme si la loi suffisait à faire que des relations entre personnes soient équitables : on sait le succès relatif de décréter la parité sociale et politique homme-femme…, alors décréter l’équité pour ce qui est de l’affectif ou de l’attachement en partageant le temps, est-ce bien raisonnable ? Les statistiques de la cnaf (Régnier-Loilier, 2013) sont sans appel : cet égalitarisme dans la séparation, légal depuis 2002 [5], n’a quasiment rien changé à une réalité tenace qui provient d’une représentation sociale dominée non par les mamans, mais par le maternage. Il ne faut pas renoncer pour autant à ce que le temps de l’enfant soit harmonieusement réparti entre ses parents : ceci n’a de sens que si la décision n’est pas le leurre d’une compétition entre papa poule et maman-par-principe (ou l’inverse !) et s’appuie sur l’analyse de l’attachement réciproque parent-enfant et l’investissement dans une place imprenable auprès de l’enfant, la sienne.

L’être humain n’est pas manchot, loin de là

11 On sait que les manchots, ces pacifiques oiseaux antarctiques, ont des usages diamétralement opposés aux nôtres : madame manchot va à la pêche et monsieur couve le petit entre ses pattes. Certes madame manchot a porté et fait l’œuf, mais pour se récompenser de cet effort elle estime qu’elle a bien le droit de laisser l’homme sur la banquise pour faire la nounou, ce dont il s’acquitte fort bien. Bien des hommes savent, à la façon des manchots, s’occuper d’un tout-petit : changer, nourrir, dorloter un bébé, et même le porter à la crèche où des employées à 99,9 % femmes s’en occuperont à sa place. Ils savent aussi mettre un enfant à la maternelle, puis en classe primaire, où presque 9 fois sur 10 « le » professeur est une femme (source : insee), cependant que pour l’infirmière scolaire ou l’assistante maternelle c’est quasiment 100 % (source : dares, 2013) – il n’y a que le périscolaire sportif qui comprend un peu plus d’hommes – ; après quoi les vacances se passeront au centre aéré où « la » municipalité fait ce qu’elle peut pour trouver des animateurs qui ne soient pas que des animatrices, tout comme les services sociaux font ce qu’ils peuvent pour recruter des éducateurs et pas seulement des éducatrices.

12 Certes, les mères sont confrontées elle aussi à cet état de fait social ! Et les faits sont têtus : hommes et femmes reproduisent, depuis plusieurs générations, un modèle de relation à l’enfant qui est un modèle marqué non par le genre, mais par la figure maternelle et le maternage. Il faut relire les considérations sur les interactions précoces parents-enfants favorables au développement dans Les enjeux de la parentalité (Houzel, 1999, p. 157-161) : il n’y est question en cinq pages que des interactions mère-enfant, ce qui reflète la pensée de la plupart des cliniciens. La différence entre les genres, c’est que pour une mère la relation d’identification est en quelque sorte une évidence psychologique et que pour un père, selon sa génération d’appartenance et les « modes », il est soit « nouveau », soit héraut, soit homo.

13 Pourquoi ces remarques ? À lire décisions judiciaires, rapports sociaux, voire expertises psychologiques de pères réclamant leurs enfants après séparation, il apparaît que ce qui établit les qualités d’un père, au moins à égalité avec la mère, est qu’il agisse en « mère suffisamment bonne » ou dispose d’une auxiliaire (sa mère, sa compagne). C’est aux pères qu’on demande s’ils ont une chambre spécifique pour l’enfant, alors qu’il semble « naturel » qu’un petit puisse dormir avec sa mère ; c’est aux pères qu’on demande leur capacité à cuisiner, comme si toutes les mères en avaient la science innée, etc. Et bien sûr les hommes pris dans cette situation n’ont plus qu’à faire la preuve qu’ils sont de bons manchots.

14 Sauf que la plupart des hommes n’ont ni la compétence, ni l’envie, ni surtout la formation psychique d’être des bonnes mères… à quoi bon, d’ailleurs, il y en a suffisamment ! Ils revendiquent de n’être « que » des hommes élevant des enfants avec plus ou moins de maternalité dans leur comportement, tout comme à l’inverse bien des mères incluent du masculin dans leur exercice de mères célibataires. La caricature de cette stratégie plus sociale que psychologique est dans l’expression de certains mouvements revendicatifs masculins qui, combattant des mauvaises mères – disent-ils –, situent ce combat sur le terrain du partage des tâches éducatives façon monsieur et madame manchot – comme si ces tâches avaient une réelle signification dans l’élaboration psychique des places parentales.

15 Se revendiquer comme un père non manchot devient alors suspect aux yeux des éducateurs et cliniciens car cela n’entre pas dans la tendance lourde ; si le père se place sur le terrain du droit c’est encore plus suspect. Car toutes ces luttes à propos des « droits » de chaque parent montrent à quel point notre société, emberlificotée dans des postures et des débats sur le mariage, butte sur la réalité de la dissymétrie des rôles psychiques et leur lien indissoluble, d’où l’injonction aux pères et mères d’être avant tout des parents sociaux aux compétences mesurables, comme le montrent les travaux sur la coparentalité qui rend les parents certes égaux et relativement interchangeables (Rouyer, Vinay, Zaouche-Gaudron, 2007), sauf que ces études montrent aussi que la mère reste la principale organisatrice des soins et de l’éducation et sert donc de référence s’il n’y a pas concordance entre les parents.

Pygmalion et Narcisse sont dans le même bateau

16 Une analyse sociologique de la nouvelle place du père, dépossédé de sa toute-puissance héritée du xix e siècle, en fait un père « révélateur » de l’être de l’enfant. Renonçant à une éducation-dressage qui faisait que l’enfant garçon était tiré par le père vers cette même « puissance » et l’enfant fille conduite vers la soumission, le rôle du père serait, selon cette analyse, d’aider l’enfant à « devenir » (Singly, 1996). Ce même auteur, s’appuyant sur le mythe de Pygmalion revu par G. B. Shaw, soutient qu’en valorisant l’identité de leur partenaire l’homme et la femme se réalisent en se « pygmalionant » : en s’appuyant sur ce qu’il apporte à l’autre, chacun se conforte lui-même dans son identité affective, sociale, sexuelle, et, en construisant après leur couple une famille, ces sujets-parents construiront une famille « identificatrice » et ne feront qu’aider l’enfant à devenir lui-même.

17 De ce point de vue le père compétent ne peut pas être dans la place dominante de celui qui dicte ce qui est le bien, le bon, l’utile, la bonne voie, etc., mais un père Pygmalion qui permet à l’enfant de révéler son potentiel. Cette perception, issue d’observations et d’un discours social que François de Singly répertorie avec soin, ne peut pourtant pas être prise au pied de la lettre pour des cas particuliers. En se contentant de cette place de Pygmalion, le père mettrait sous le boisseau ses besoins narcissiques et on ne voit pas en quoi il se différencie sur ce point de la mère : en l’enfant, quelle que soit la configuration du couple, chacun des parents cherche toujours à préserver un Soi narcissique et idéal que le désir partagé d’enfant a permis à chacun de faire prospérer. Après une séparation, tout parent a besoin d’agir sur le réel pour conserver cette part narcissique en préservant le lien à un enfant auquel il trouve des ressemblances avec « soi », un enfant présent, bien sûr, preuve et miroir du parent idéal d’un enfant lui-même idéal.

18 Les pères qui se croient évincés, persuadés du bien-fondé de leur rôle de Pygmalion, demandent qu’on les évalue sur leur fonction sociale de soutien à l’épanouissement de l’enfant, sur leur rôle éducatif, sur leur capacité de maternage. L’autorité du père ne se mesure plus au rapport d’autorité (… de force) qui existait au temps de la puissance paternelle, mais à la capacité de gestion de la scolarité, des loisirs, des rencontres avec des pairs d’âge. On a fait disparaître à tort du champ de la paternité toute autre considération que son exercice, notamment la part invisible et référentielle de la place, ou plutôt de l’office du père (Viaux, 2002a) : inscrire l’enfant dans la filiation – ce qui dépasse largement son individualité et même son désir – et par ailleurs donner sens et valeur à l’empreinte affective – inconsciente – d’où provient l’attachement, dans un échange narcissique avec l’enfant.

19 Quand il n’y a plus ou que peu de quotidien, d’autres personnes que le papa viennent aider l’enfant à grandir, y compris d’autres « pères » : l’enfant ne renvoie plus au père d’image idéale de Soi et celui-ci s’exaspère parfois de la personnalité de l’enfant. Bien entendu l’enfant est « lui » parce qu’il est lui et non, comme le pense son père, parce que d’autres « l’influencent [6] ». L’échec à être celui auprès de qui l’enfant « se révèle » en tant que personne, du fait du conflit, exaspère donc autre chose : échec non de l’éducatif mais du sentiment d’appartenance commune et du sentiment de l’empreinte affective, en même temps que désidéalisation de l’enfant-roi : Pygmalion s’efface devant Narcisse. L’illusion narcissique se résume à cet enchaînement : si tu es « de » moi, tu es comme moi, et donc tu es à moi parce que tu es moi. Illusion, parce que pour pygmalioner encore plus, le père évincé va en rajouter dans l’exigence éducative visible, au détriment de l’attachement, et l’enfant, y perdant la reconnaissance de son Soi par ce père, va de plus en plus se détacher en contestant cette surexigence éducative. D’où ces tentatives de retrouver une place par la loi, métaphore alors de la force qui impose à l’enfant de reconnaître son père. D’où aussi la complexité d’une revendication « d’égalité parentale » à laquelle ces pères privés de leurs enfants adhèrent, quand ce qu’ils cherchent avant tout n’est pas de les éduquer/révéler, mais une élation narcissique, se voir père dans les yeux de leur enfant. L’enfant, par son absence, révèle au père ce qu’il est, un peu la création de Pygmalion, un peu le miroir de Narcisse.

La paternité négociée, tout comme la parentalité

20 Faut-il, face à ce constat de l’exaspération de pères privés de leur enfant, face aux alarmes des politiques et des sociologues – parfois des cliniciens – sur le déclin de la paternité et la disparition des pères, réinventer la paternité ? C’est un peu ce que suggérait le rapport Bruel (1998) qui se demande : « Quel avenir pour la paternité ? » À l’opposé, il faut saluer l’étonnant optimisme, récurrent dans les magazines, sur le « retour des pères » dont personne ne peut sérieusement soutenir qu’ils avaient à ce point disparu.

21 L’histoire, si elle n’est pas lue avec nostalgie (autrefois les pères étaient bien mieux, plus présents, etc.), nous apprend qu’il n’y a pas eu vingt siècles de paternité triomphante brusquement gommés par quarante ans d’histoire de la divortialité : en tout temps, en tout lieu, le statut des parents a été éminemment variable (Guidetti, Lallemand, Morel, 1997). Certes, il y a des enfants qui après séparation ne voient plus leur père – assez souvent parce qu’ils fuient, ne demandent rien ou renoncent vite, voulant trop de gratification immédiate à leur engagement paternel. Affirmer que la séparation des parents est source de la « disparition » des pères est une façon, comme il en fut de la thèse de « l’amour maternel » en tant qu’instinct au xix e siècle, de magnifier (et piéger) des pères socialement idéaux, ceux qui restent ou ceux qui se plient au maternage ambiant, pour mieux condamner les autres au nom d’un constat social qui en fait des potentiels disparus ou des revendicateurs.

22 Le xx e siècle a été celui d’une étatisation normative de plus en plus poussée de l’éducation et de la prévention de la santé par l’augmentation du temps de vie passé à l’école, dans des clubs de loisirs ou de sport, et l’influence, via les médias, du discours sanitaire et social sur la gestion de l’enfance. Dès lors que les parents sont en conflit entre eux ou avec l’école ou le système de protection de l’enfance, l’enfant leur appartient de moins en moins, à plus forte raison s’ils sont dans le besoin : à chaque moment ils vont devoir négocier, entre droits et obligations, avec ces « parents de parents » que sont les juges, les éducateurs et autres tuteurs, pour maintenir leur place, un lien avec l’enfant, un rôle effectif dans les choix faits pour l’enfant. Il leur faut aussi négocier avec l’enfant lui-même qui sait bien demander à « son juge » un certain nombre de mesures qui l’intéressent.

23 Les pères et mères séparés sont exactement dans le même processus : tout ce qui concerne l’enfant se négocie. Les pères, pendant une longue période en Occident, avaient réussi à verrouiller leur place par le mariage en trois termes : tout enfant du mariage est présumé du père ; seul le père détient la puissance sur l’enfant ; tout enfant hors mariage est stigmatisé. L’effondrement de cette forteresse n’est pas le fait d’une conspiration féministe ou judiciaire, mais l’effet d’une autre conquête, qui se nomme démocratie : pas de privilège de naissance ou de posture et droits identiques aux citoyens qui sont pour moitié des citoyennes. À l’égard de l’enfant cette égalité a son revers : n’est parent que celui qui s’investit dans sa parentalité. Or, les hommes n’ont pas encore été éduqués et préparés à cette impérieuse nécessité d’apprendre dès l’enfance cet investissement de l’autre, et pour cause : ils sont élevés dans cette idéologie du maternage. Depuis un bon siècle cette dynamique s’accélère puisque nombreux sont les pères qui délaissent leurs enfants lors des séparations – et qui désertent aussi les métiers de l’éducation et du soin.

24 La vraie paternité négociée devrait être construite dès l’enfance des petits garçons en ne décriant pas une pédagogie de la responsabilité, en ne faisant pas l’impasse sur les différences de sexualité et de genre. Devenir père suppose d’avoir appris très tôt ce qu’il en est du lien qui protège et du lien qui étaye et à créer d’autres rapports que de domination pour se rassurer narcissiquement : être Soi ne se fabrique pas au détriment de l’autre, et donc la parentalité paternelle s’invente (ou pourrait s’inventer) aussi dans le partage du jeu de la poupée.

25 Les crises de la paternité – crise d’identité (Pygmalion versus Narcisse), crise d’image (papa poule, père « disparu », manquant, barré…), crise de la filiation… –, quelle que soit l’analyse qu’on en fasse, ne proviennent que d’une évidence : chaque place paternelle désormais est soumise à la négociation avec l’autre, la mère. Mais n’est-ce pas réciproque ? Et ne voit-on pas constamment les couples négocier quand, où, comment, par quel moyen procréer, élever, partager un enfant ? La crise du divorce et de la séparation met à jour que si la plupart des pères et mères font des enfants avec, certains les font contre ou sans. Ce n’est pas vraiment nouveau. Ce qui l’est, c’est que Narcisse compte sur Thémis (la justice) pour imposer ce qui devrait se parler et que, en dépit des bricolages de la loi, les impitoyables statistiques montrent que les pères sont toujours incertains.

Conclusion : Évaluer la compétence des pères ou médiatiser l’intérêt de l’enfant ?

26 Le lecteur aura compris qu’en résumant le contexte dans lequel s’inscrit une sorte d’expertise de la compétence parentale, sans même entrer ni dans les considérations psychopathologiques, ni dans ces débats sophistiqués autour de l’origine et de l’usage du dogme paternel (Tort, 2005), nous induisons que la démarche « d’expert es bonne parentalité » rime à pas grand-chose. Le seul expert en compétence parentale, c’est l’enfant. Cela ne signifie pas que le clinicien, sollicité de donner son avis sur les relations entre un parent avec un enfant, doit s’en remettre à la seule parole de l’enfant ou au désir qu’il interprète. Cela veut juste signifier qu’il doit replacer l’exercice, la pratique et l’expérience de la parentalité (Houzel, 1999) de ce parent-là dans une histoire singulière qui fait sens et qui différencie et lie les places de chacun, non pas au nom de principes éducatifs ou légaux mais au nom du respect de cette singularité, qui n’a rien à voir avec la dictature des horloges. S’il veut apporter un point de vue utile et pragmatique, chaque clinicien doit combattre la récurrence de points de vue moraux sur le rôle des parents et l’invocation de « l’intérêt de l’enfant » pour mieux le spolier de ses droits à l’accès à sa parenté (papa, maman et tous les autres), celle-ci fût-elle composée de pygmalions et de narcisses englués dans l’incertitude des rôles et des assignations sociales portées par l’air du temps.

27 La famille est une organisation complexe et non une addition de personnes : chaque partie contient le tout (l’image de la famille est en chacun de nous) et ce tout, la famille, est constituant de l’identité et de la personnalité de chacun de ses membres. Plutôt que de s’évertuer à évaluer ce qu’est la juste compétence paternelle (ou maternelle), pour au final tripatouiller des concepts cliniques à des fins de triviale répartition des temps parentaux, il serait plus pertinent de proposer autre chose que l’arbitrage par la loi (Viaux, 2003). La loi ne règle que les horloges et le prix à payer (en monnaie et en démarches) alors qu’une évaluation des « compétences » de l’un ou l’autre s’appuie nécessairement sur les inter- actions familiales passées aussi bien que présentes et ne peut donc se focaliser sur un seul : puisque la démocratie familiale a été inscrite dans la loi de 2002 [7], tirons-en toutes les conséquences en faisant de la négociation-médiation un préalable obligé de toute prise en compte de l’intérêt de l’enfant et d’en déduire l’assignation des places au sein des familles séparées. Enseignons dès maintenant la négociation-médiation aux enfants non pour qu’ils gèrent mieux le divorce de leurs parents, mais pour qu’ils se préparent à gérer mieux leurs relations avec leurs futurs enfants.

Notes

  • [1]
    Une nouvelle loi sur ce sujet est en cours de discussion dans les assemblées depuis 2014…
  • [2]
    « La résidence des enfants de parents séparés : De la demande des parents à la décision du juge. Exploitation des décisions définitives rendues par les juges aux affaires familiales au cours de la période comprise entre le 4 juin et le 15 juin 2012 » (M. Guillonneau, C. Moreau, novembre 2013, site du ministère de la Justice). L’analyse porte sur 6 042 décisions définitives ayant concerné 9 399 enfants.
  • [3]
    Nous ne citons aucune association ou blog pour ne pas faire polémique.
  • [4]
    Cette assertion n’est pas une prise de position dans le débat sur l’homoparentalité, qui pose d’autres questions impossibles à traiter dans le cadre de cet article. Il y a des enfants élevés sans père (et plus rarement sans mère) dès la naissance qui n’en deviennent pas moins des adultes bien développés ; avoir deux papas ou deux mamans (ou toute autre combinaison) peut donner le même résultat… ou pas, mais prédire à partir de situations parentales visibles le développement psychique sain ou pathologique est une niaiserie purement idéologique.
  • [5]
    Ainsi, 8 couples sur 10 étant d’accord sur le dispositif pour les enfants, la résidence alternée ne représente en 2012 que 17 % des demandes de la part des parents (étude citée en note 2).
  • [6]
    Que ceux qui s’insurgent contre un parent au prétexte qu’il « influence » l’enfant veuillent bien nous expliquer ce que serait une éducation qui n’influence pas…
  • [7]
    Dernier alinéa l’article 371-1 du Code Civil : « les parents associent l’enfant aux décisions qui le concernent selon son âge et son degré de maturité ».
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Les pères disparaissent encore trop souvent de la vie des enfants, que ce soit par renoncement immédiat ou du fait de séparations parentales. La situation de ceux qui s’accrochent à l’exercice de la paternité dans des situations conflictuelles n’est pas facile : on leur demande de faire preuve de leur compétence à faire leur travail de parent dans un contexte social où le maternage est devenu dominant. Évaluer cette compétence au cas par cas suppose de comprendre ce contexte et de tenir compte du lien père-enfant sans exiger du père qu’il devienne une sorte de mère suffisamment bonne. L’auteur propose d’examiner la situation de ces pères à partir de son expérience d’expert pour les juges aux affaires familiales.

Mots-clés

  • père
  • paternité
  • maternage
  • divorce

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Jean-Luc Viaux
Professeur émérite de psychologie, Rouen.
jeanluc.viaux@sfr.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/12/2016
https://doi.org/10.3917/dia.214.0027
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