Introduction
1 Les femmes consommatrices et vendeuses de drogues et les espaces ruraux sont souvent invisibles dans les imaginaires, discours, dispositifs et recherches liés aux subs – tances psychoactives (Obradovic, Beck, 2013). Dans nos représenta – tions, la consommation de drogues est rattachée à la marginalité, la décadence et la maladie (Sattler et al., 2017). Les stéréotypes autour de la vente de drogues renvoient à la figure masculine d’un jeune homme précaire, issu de l’immigration, vivant dans des espaces urbains ségré – gués et avec peu d’opportunités professionnelles (Askew, Salinas, 2018). Ces clichés contribuent à la construction d’un stigmate et d’une « identité souillée » rattachés aux drogues (Goffman, 1975) liés à une altérité souvent perçue comme marginale, dangereuse, et donc mas – culine. Deux figures reviennent constamment : le masculin et l’urbain (ou péri – urbain).
2 Ces ensembles de représentations sont alimentés par des travaux statis – tiques issus des institutions répressives et sanitaires. Notons alors que parmi les interpellés pour infraction à la législation des stupéfiants (ILS), 93 % sont des hommes (Barbier, 2016), le plus souvent jeunes, majoritairement issus de l’immigration et résidant en zones périur – baines (Beck et al., 2007). Cela s’explique par le ciblage racial, social et genré des contrôles policiers, visant dans la grande majorité des jeunes hommes racisés vivant dans des zones dites « sensibles » (Jobard et al., 2012 ; Maillard, Zagrodzki, 2017). Parmi les populations qui fréquentent les structures de réduction des risques et de soin pour les personnes usagères de drogues, on compte en moyenne 80 % d’hommes (Vitte, 2018), une écrasante majorité vivant dans une situation de très grande marginalité sociale (Jauffret – Roustide, 2017). Ces structures de prise en charge des usagers de drogues sont inégalement réparties sur le terri – toire français et sont davantage présentes au sein des métropoles qu’en milieu rural (Hoareau, 2019), venant renforcer l’idée que les consom – mations de substances sont un problème de santé publique essentiel – lement urbain. Ces statistiques ne sont pas représentatives de la réalité des usages et ventes de drogues : en effet, lorsque l’on s’intéresse aux statistiques d’usagers autodéclarés, les femmes sont plus nombreuses, les territoires plus variés et les profils sociodémographiques plus diver – sifiés (Beck et al., 2007).
3 L’aspect urbain ou rural des espaces dans lesquels prennent place la consommation et la vente de drogues est cependant rarement pris en compte puisque l’on a tendance à considérer ces activités comme éminemment urbaines. Au même titre qu’il existe des femmes usagères et vendeuses, il existe des personnes résidant à la campagne qui vendent et consomment des drogues. Nous nous intéressons ici aux subs– tances psychoactives illicites, classées comme stupéfiants en France. Comme souvent les espaces ruraux, caractérisés par leur faiblesse démographique [1], sont perçus sous un prisme folkloriste comme étant passéistes et fermés aux problématiques contemporaines et urbaines (Orange, Vignon, 2019). Les femmes usagères et revendeuses de ces espaces semblent ignorées dans nos représentations presque autant qu’au sein des politiques publiques et des sciences sociales par leur statut de femme et celui d’habitante des espaces ruraux.
4 Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour tenter d’expliquer comment les sciences sociales ont pu ignorer pendant tant d’années ces populations rurales et féminines dans les études sur les drogues. Jusque dans les années 1970–1980 l’influence du genre, ici défini comme une construction sociale et relationnelle des identités sexuées (Connell, 2014), dans les mondes sociaux déviants n’a pas constitué une question scientifique. Les chercheurs considéraient que les pratiques déviantes étaient masculines car les femmes étaient perçues comme naturel– lement conformistes (Lelièvre, Thomas, in Cardi, Pruvost, 2012). La sociologie de la déviance et des drogues s’est donc longtemps basée sur l’expérience du seul genre masculin (Chesney–Lind, 2015). Dans l’ou– vrage fondateur d’H. Becker, Outsiders (1965), les femmes semblent absentes du milieu social des fumeurs de cannabis. L’auteur, inter– viewé par Isabelle Clair cinquante ans après la parution de son livre, a expliqué que d’une part, la question du genre avait peu d’importance dans la sociologie de cette époque, et d’autre part que cette variable ne lui était pas apparue comme « un élément important de [l’]expé– rience » des usagers (Clair, 2010, 291). La déviance et la criminalité des femmes constituent un « point aveugle » (Parent, in Cardi, Pruvost, 2012, 275) de la criminologie et des sciences sociales en général. Maïa Neff (2018) a isolé trois hypothèses permettant d’expliquer cette occul– tation académique des femmes dans les recherches sur la déviance. Premièrement, les femmes sont moins visibles dans l’espace public que les hommes, ce qui les rend moins repérables par les autorités et contribue à ne pas définir leurs pratiques délinquantes comme un problème public. Deuxièmement, il existe une naturalisation de l’in– nocence féminine : l’ordre social assigne aux femmes une position d’a–violence, liée à des stéréotypes féminins de douceur et de fragi– lité, ce qui pousse à ignorer les trajectoires féminines s’éloignant de ces stéréotypes. Troisièmement, des mécanismes historiques d’occultation académique ont eu lieu car les recherches ont d’abord été faites par et pour des hommes.
5 Les recherches sur les femmes et les drogues se sont développées à partir des années 1970, menées par des femmes ethnographes telles que Patricia Morningstar ou Jennifer James (Page, Singer, 2010). La question du genre est aujourd’hui devenue incontournable dans le champ scientifique. Cependant, malgré le constat actuel d’une fémi– nisation des usages de drogues, les études sur les femmes consomma– trices ou vendeuses de drogues demeurent un sous–genre spécifique des recherches en sciences sociales (Simmat–Durand, 2009). Dans les études sur les usages, les consommations de substances féminines sont souvent analysées sous l’angle de la maternité ou du travail du sexe (Coppel, 2004). Les motivations à la consommation des femmes sont aussi interprétées comme relevant du psychopathologique (Thomas, 2013) ou comme étant influencées par des hommes (Organe interna– tional de contrôle des stupéfiants, 2017).
6 Dans les recherches sur la vente de drogues, les femmes sont souvent absentes des échantillons ou présentées comme des victimes passives influencées par des hommes avec des rôles subalternes dans le trafic, le plus souvent des mules, des nourrices ou des compagnes de trafiquants (Barbier, 2016). Les études sur les femmes qui vendent des drogues ont débuté dans les années 1980. Les premières études affirmaient que les femmes n’étaient pas capables de prendre du pouvoir dans le milieu des ventes de drogues car elles n’avaient pas la business personnality (Adler, 1985). Ces recherches ont été vivement critiquées et jugées biaisées depuis, notamment parce que la majorité des chercheurs de l’époque étaient des hommes informés par des dealers masculins (Maher, Hudson, 2007). L’approche suivante construite dans les années 1990 a mis l’accent sur l’idée d’une émancipation généralisée des femmes se reflétant dans la féminisation de la criminalité et du monde du deal (Bourgois, 2001). Cette approche a également été critiquée car elle négligeait la repro – duction des inégalités de genre dans le deal (Miller, 1995). La dernière approche, développée dans les années 2000 essentiellement sur des terrains de deal anglo–saxons, s’attache à construire différents modèles de carrières des femmes dans le deal en prenant en compte leurs vulné– rabilités et ressources spécifiques (Denton, O’Malley, 2001 ; Hutton, 2004 ; Humbolt, 2013 ; Grundetjern, 2015 ; Ludwick et al., 2015). Cet article s’ins– crit dans cette dernière approche qui vise à analyser à la fois les vulné– rabilités et capacités d’agir des femmes dans les mondes de la drogue.
7 Concernant les usages et ventes de drogues en espace rural, ils ont long– temps été ignorés par les recherches scientifiques du fait du lien établi entre délinquance, usages de substances psychoactives et urbanisa– tion (Sansot, 1980 ; Delaquis, Moissac, 2007). Les pratiques liées aux drogues semblent cependant se développer depuis 2007, notamment du fait des déplacements de populations précarisées contraintes de quitter les villes en raison de la gentrification des zones urbaines (Obradovic, Néfau, 2018). Les free parties sont particulièrement présentes en milieu rural, et rassemblent de nombreux jeunes consommateurs (Mabilon– Bonfils, 2004). La littérature met en lumière des différences de repré– sentations concernant la dangerosité des drogues en fonction du milieu de vie, les ruraux étant plus conservateurs et plus favorables à la mise en œuvre d’une politique répressive envers les consommateurs que les urbains (EOS Gallup Europe, 2004). Les produits sont aussi disponibles et diversifiés à la campagne qu’en ville (Cardoso et al., 2012), car la proxi– mité avec le milieu urbain facilite l’approvisionnement et car les réseaux d’usagers–revendeurs viennent pallier l’absence des gros réseaux de trafi– quants (Gandilhon, Cadet – Taïrou, 2015). En milieu rural, les trafics sont plus difficiles à démanteler qu’en milieu urbain où les réseaux sont plus structurés et plus visibles et où la police est plus présente (Obradovic, 2011). L’autoculture de cannabis est aussi plus présente en milieu rural.
8 Les usagers et vendeurs en milieu rural demeurent cependant peu visibles dans les représentations et imaginaires, et peu ciblés par les dispositifs et politiques publiques liées aux drogues. Cette invisibi– lité peut être interprétée comme une conséquence du discours réduc– tionniste sur les drogues (Taylor, 2008) basé sur la construction d’un problème public, qui criminalise certaines catégories de populations et en ignore d’autres (Duprez, Kokoreff, 2000). Ce qui paraît poser problème aux yeux des décisionnaires politiques, c’est la transmission du Sida par le matériel d’injection, le trafic en banlieue et les violences des réseaux criminels, les femmes enceintes et les travailleuses du sexe qui prennent des drogues et risquent de transmettre des maladies aux hommes et aux nouveau–nés (Coppel, 2004). Les petits usagers–reven– deurs, les femmes consommatrices sans enfant et les usagers mettant en place des stratégies de gestion de leurs usages de drogues dans l’inti– mité de leur domicile ne semblent pas, ou peu, préoccuper les politiques publiques (Neff, 2018). Ce sont souvent des commandes publiques qui financent les recherches en sciences sociales, ce qui peut expliquer ce désintérêt pour les trajectoires, pratiques, vulnérabilités [2] et ressources des femmes et des individus vivant en zone rurale qui consomment et vendent des drogues (Duprez, Kokoreff, 2000). Peu de travaux sont aujourd’hui disponibles concernant les pratiques liées aux drogues dans les espaces ruraux (Cardoso et al., 2012 ; Cadet–Taïrou, Grandilhon, 2015). Ce manque de connaissances aboutit à la production de mesures et de dispositifs urbanocentrés inadaptés à ces espaces.
9 Les populations rurales et féminines subissent une « invisibilité sociale » (Rosanvallon, 2014), qui renvoie au « (non) – regard porté sur l’un des membres du groupe, pourtant bien présent physiquement » (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 2016, 12). Selon Pierre Rosanvallon, trois éléments viennent constituer le « para – doxe de l’invisibilité sociale » (2014). Il souligne ainsi en premier lieu la prolifération de « termes fourre – tout » comme consommateur, drogué, dealer, etc., qui rend l’objet de l’invisibilité complexe à saisir. Ensuite, il note l’hypervisibilité de certains, en l’occurrence ici les jeunes hommes racisés issus de quartiers urbains populaires. Enfin, il ajoute un ensemble de stéréotypes et de prénotions (violence, criminalité, margi– nalité) associés qui viennent parachever l’invisibilité sociale de certains groupes. Dans le cadre de notre analyse, l’invisibilité sociale est un point d’entrée intéressant dans l’étude des pratiques d’usage et de vente au sein de femmes vivant en ville ou à la campagne. L’invisibilité sociale de l’ensemble du groupe étudié est, d’une part, déterminée par leur genre féminin. D’autre part, elle est aussi déterminée, pour une partie de l’échantillon, par la ruralité des lieux de vie, vectrice d’invisibilité car éloignée des stéréotypes d’un monde de la drogue urbain. Face à des politiques qui se concentrent presque uniquement sur la délinquance du deal masculin « de cité », il est nécessaire de décentrer le regard.
10 Cet article vise à combler une partie de ces lacunes, en proposant une comparaison entre des jeunes femmes consommatrices et/ou vendeuses de drogues vivant en ville, et des jeunes femmes consomma– trices et/ou vendeuses de drogues résidant en milieu rural. Nous avons donc une variable commune : le genre féminin, et une variable compa– rative : le rapport à l’espace et au milieu de vie (rural/urbain). Il s’agit de comprendre les points communs et divergences de la variable de genre dans les expériences d’usage et de vente de drogues et les risques répressifs selon cette variable comparative. Nous proposons d’analyser les pratiques de consommation et vente de drogues chez deux publics féminins invisibles résidant dans des espaces de vie distincts. L’objectif est d’analyser la manière dont le milieu de vie influence les trajectoires et pratiques liées aux usages et ventes de drogues, ainsi que les stra– tégies mises en place pour atténuer les risques répressifs. Nous nous demanderons comment les trajectoires féminines dans les mondes de la drogue, empreintes d’invisibilité et de stigmate, peuvent être marquées par l’espace de vie.
Méthodologie
11 Les résultats qui suivent sont issus des recherches de deux chercheurs en sociologie. Sarah Perrin réalise sa thèse sur les rôles des femmes insérées socialement dans les mondes de la drogue, incluant les ventes et les usages, les structures socio–sanitaires, les dispositifs répressifs et les politiques publiques liées aux drogues, à Bordeaux et Montréal. Les données mobilisées dans cet article sont uniquement issues des entretiens réalisés à Bordeaux avec 26 femmes et 12 hommes consom– mateurs et/ou vendeurs de drogues insérés socialement (en emploi ou en études, en logement fixe et sans difficulté financière) ayant entre 20 et 30 ans, avec une moyenne d’âge de 25 ans (pour plus de précisions, voir le Tableau I en Annexes). Ces entretiens durent entre 45 minutes et 6 heures (certains participants ont été vus plusieurs fois, sur plusieurs années). Les personnes consommatrices et/ou vendeuses de subs– tances ont été contactées par effet boule de neige, méthode classique utilisée pour joindre des populations dites « cachées ».
12 Elles résident en ville soit depuis leur naissance, soit après un départ du domicile familial situé en milieu rural pour poursuivre leurs études.
13 Clément Reversé a soutenu en 2021 sa thèse portant sur les expériences et les épreuves de jeunes en milieu rural peu qualifié. Les données mobilisées dans cet article proviennent de 16 entretiens réalisés auprès de jeunes femmes en milieu rural. Ces dernières ont été sélectionnées dans le cadre de cet article car elles sont consommatrices et/ou reven– deuses de drogues. Ces jeunes femmes ont entre 17 et 32 ans avec un âge moyen de 21 ans et vivent généralement de petits emplois épars et peu qualifiés et de missions d’intérim au sein des espaces ruraux des départements de la Gironde, de la Charente et de la Creuse (pour plus de précisions, voir le Tableau II en Annexes). Toutes résident dans des espaces ruraux depuis leur naissance. Les données recueillies auprès de ces femmes proviennent principalement d’entretiens semi–directifs (1 heure à 2 heures 30) conduits individuellement en prônant une approche compréhensive de leurs parcours et expériences de vie. Ce corpus d’entretiens est enrichi par la pratique de l’observation réalisée auprès de ces jeunes vivant au sein d’espaces ruraux dans le contexte privé, le plus souvent lors de soirées, d’apéritifs ou de sorties.
14 Cet article repose donc sur 42 entretiens réalisés auprès de femmes, urbaines et rurales, consommatrices et/ou revendeuses de drogues. Les 12 interrogés masculins constituent ici une population de contrôle. Le corpus a été construit a posteriori en combinant les deux recherches. Nos travaux de thèse respectifs ne posaient pas les mêmes questions de recherche. Elles n’accordaient pas la même importance à la notion d’espace (centrale dans la conception même de la recherche de Clément Reversé et plus secondaire dans celle de Sarah Perrin) ou à la ques– tion des drogues (qui était dès le départ au cœur de la thèse de Sarah Perrin, alors qu’elle s’est manifestée plus tardivement durant le recueil de données de Clément Reversé). Nos échantillons n’ont pas initiale– ment été construits selon les mêmes critères, et nos guides d’entretiens ne comportaient pas toujours les mêmes questions. Ces différences ont généré des difficultés de comparaison entre nos travaux (Vigour, 2005). Elles ont pu être surmontées par la mise à plat de nos échantillons et par une analyse rigoureuse de nos résultats, qui a permis de démontrer les similitudes et dissemblances de nos populations féminines en fonction de leurs milieux de vie.
15 Si les entretiens semi – directifs et l’observation permettent de saisir les pratiques au plus près des acteurs et d’accéder à des populations « cachées » qui ne sont pas repérées par les dispositifs institutionnels, il importe cependant de garder à l’esprit que la stratégie d’échantil– lonnage par « effet boule de neige » comporte des biais. Les personnes interrogées ne sont pas représentatives de l’intégralité des femmes usagères et vendeuses de drogues, de même que les participantes ne sont pas représentatives de l’intégralité des femmes vivant en ville ou à la campagne. Ces catégories ne sont pas homogènes. Les participantes se ressemblent du point de vue de l’âge, de l’origine ethnique, des pratiques d’usage et de vente car plusieurs d’entre elles se connaissent et appartiennent aux mêmes groupes d’amis. Par souci de respect de la vie privée des personnes enquêtées, tous les prénoms utilisés dans ce document sont des pseudonymes. Le traitement de telles données pose des questions éthiques importantes relevant de la vie privée de ces individus, qui peuvent avoir des répercussions particulière– ment négatives sur le plan relationnel, sécuritaire, peut–être même légal. En ce sens, lors de la rédaction de ce document tout a été mis en œuvre afin de garantir l’anonymat et de respecter la vie privée des personnes enquêtées.
16 Nous scinderons notre réflexion en deux parties. Dans un premier temps nous décrirons les trajectoires d’usage et de revente des parti– cipantes et analyserons l’influence du milieu de vie sur ces pratiques. Nous verrons comment les liens d’interconnaissances en milieu rural ou l’anonymat des espaces urbains semblent tantôt imposer une dissi– mulation, tantôt permettre une visibilité des pratiques. Dans un second temps, nous porterons notre regard sur l’influence du milieu de vie sur les risques répressifs et les stratégies d’évitement mises en place par ces femmes pour les contrecarrer. Nous verrons comment, en milieu rural, les contrôles des forces de l’ordre sont moins fréquents mais font peser des risques importants pour des usagères–revendeuses qui se déplacent essentiellement en voiture. Ces usagères–revendeuses des campagnes mettent souvent en place des performances de genre liées à la maternité afin d’éloigner l’attention policière. En milieu urbain, la présence policière est importante mais les femmes se sentent proté– gées par l’anonymat des villes et leur genre féminin. Quand un risque répressif apparaît, elles semblent davantage performer leur genre dans une visée d’hyperféminisation.
Une visibilité des pratiques d’usage et de vente de drogues féminines influencées par le rapport au milieu de vie
17 Les trajectoires d’usage–revente et motivations des femmes rencontrées sont assez classiques, et peu mar– quées par l’espace de vie et le genre. En revanche, le fait de vivre, d’être une femme et de résider en espace urbain ou en espace rural influence directement les risques de stigmatisation et d’exclusion liés à la visibi– lité des consommations et ventes.
Trajectoires d’usagères-revendeuses
18 Qu’elles vivent en ville ou à la campagne, les femmes interrogées ont toutes commencé leurs usages de drogues par des substances licites telles que l’alcool et le tabac, avant l’âge de 16 ans. Leurs usages de drogues illicites ont débuté par le cannabis, dans des contextes de sociabilité juvénile classiquement décrits dans la littérature (Brochu et al., 2018) tels que des soirées entre amis ou des expérimentations après les cours. Les participantes n’ont pas été influencées par un homme dans leur initiation aux drogues. La plupart des interrogées ont des fréquences de consommation de cannabis élevées, souvent quotidiennes. Elles expliquent leurs moti– vations à fumer du cannabis par le besoin de détente, d’évasion, l’aide à l’endormissement et le besoin d’identification à un groupe de pairs. Ces motivations sont décrites dans d’autres recherches (Lutz, Roche, 2016), et ne diffèrent pas particulièrement de celles des hommes inter– rogés. Par exemple, Maeva, jeune femme de 18 ans vivant en espace rural, a débuté sa consommation de cannabis en contexte festif. Après le décès de son grand frère, ses usages deviennent une solution pour se détendre et réussir à dormir : « C’était pour arrêter de penser, […] j’ar– rivais plus à dormir, […] il fallait que je fume ». Naomi, étudiante bor– delaise de 24 ans, explique aussi fumer « pour lutter contre le stress », et Lili, graphiste de 27 ans à Bordeaux, rapporte que la consommation de cannabis l’aide « à trouver le sommeil ».
19 La majorité des femmes rencontrées a ensuite poursuivi ses expérimen– tations de substances psychoactives illicites, en consommant essentiel– lement de la MDMA, de l’ecstasy et de la cocaïne en contexte festif, en free party pour les femmes vivant en zone rurale, en clubs et rave party pour les femmes vivant en zone urbaine, et en soirées privées pour les deux catégories d’usagères. Quelques – unes ont connu des troubles de l’usage de certaines substances, comme Émilie, jeune femme de 30 ans vivant à Bordeaux, qui a eu des difficultés avec sa consommation de cocaïne. La plupart des interrogées ont cantonné leurs usages à des contextes festifs ou d’expérimentation, comme Anne, 25 ans, borde – laise qui a déjà consommé, en plus du cannabis, de la MDMA, du LSD, de la kétamine, du speed et de l’ecstasy, toujours avec des amis en soirée, de manière très occasionnelle, « pour essayer ». Là encore, l’in– fluence du genre et du milieu de vie se fait peu sentir dans les trajec– toires de consommations des participantes, qui expliquent avoir été poussées par la curiosité, l’envie d’expérimenter et de braver les inter– dits et le désir d’intégration à une sociabilité juvénile déviante.
20 Parmi les femmes interrogées, la moitié a décidé de vendre des subs– tances. La littérature sociologique sur la vente de drogues distingue classiquement trois types de réseaux de vente : les réseaux à buts non lucratifs où des usagers se « dépannent » des produits sans échange d’argent, les réseaux d’usagers–revendeurs qui vendent dans leur milieu social pour financer leurs consommations, et les réseaux de deal où les vendeurs sont mus par une recherche de profit (Gandilhon, 2007). Ces trois catégories se retrouvent empiriquement sur le terrain. Quelques femmes interrogées durant nos recherches dépannent uniquement leurs amis, mais elles sont marginales. La majorité des femmes inter– viewées sont des usagères–revendeuses. La première motivation des usagères–revendeuses réside dans le fait de pouvoir financer leurs consommations, aspect classiquement décrit dans la littérature sur l’usage–revente (Langlois, 2016) ou social supply (Coomber et al., 2016) qui ne concerne pas davantage les femmes que les hommes inter– viewés. Consommer des drogues coûte cher. Pour en limiter le coût, il suffit d’acheter en plus grosse quantité, à crédit ou en payant cash, puisque l’offre de drogues est soumise à un « effet discount » : plus l’on achète, moins c’est cher. C’est ce qu’avance Charlie, 22 ans, consomma– trice quotidienne et revendeuse de cannabis et consommatrice occa– sionnelle de MDMA et LSD, au sujet de sa consommation en milieu rural : « Quand je peu x je mets de côté et j’achète un joli pochon parce qu’en fin de compte ça revient moins cher. Faut juste faire attention que ça sèche pas trop ». Les interrogées vendent chez elles, chez des amis ou en espaces festifs – jamais dans la rue –, à un cercle de clients restreint à qui elles font confiance, sur un modèle d’auto–entrepreuna– riat indépendant et de marché fermé (May, Hough, 2004). Céline, infir– mière de 26 ans à Bordeaux, a ainsi vendu « un peu d’ecstasy » dans son appartement davantage pour « pouvoir me payer mes consommations que pour pouvoir vraiment gagner de l’argent ». Cécilia, intérimaire bordelaise de 25 ans, a vendu de nombreuses drogues pour financer ses usages et parce qu’elle en a eu l’occasion :
J’ai vendu de l’herbe, de la MDMA et de la kétamine. Pour l’herbe, j’étais ado, je fumais beaucoup, j’ai eu l’opportunité, j’ai fait pousser des pieds. […] Je vendais à des amis, des amis d’amis… […] Pour la MDMA, c’était il y a cinq ou six ans, avec mon ex, en teuf. On avait des bons contacts, plein de MD et c’était vraiment facile, comme un jeu. […] Et pour la kétamine, c’était parce que pendant quelques mois j’en prenais vraiment beaucoup, donc [...] ça revenait cher, et il fallait que je vende. J’achetais en grosses quantités, et je revendais.
22 Nous sommes bien loin du modèle du deal de banlieue hiérarchisé, organisé et violent classiquement décrit par les recherches sociolo– giques (Duprez, Kokoreff, 2000). La vente de drogues répond à un désir d’autonomie, et aussi parfois d’intégration sociale : vendre des drogues permet d’acquérir un statut social au sein du groupe de pairs consom– mateurs, en devenant la personne vers qui se tourner quand on a besoin de produits. Néo, étudiante de 24 ans résidant à Bordeaux, consomma– trice et vendeuse de cannabis, explique que vendre des drogues génère une « mini – notoriété » : « y a des petites hiérarchies comme ça […], dans une soirée les dominants c’est ceux […] qui ont la drogue ».
23 Les femmes consommatrices et/ou vendeuses de drogues, qu’elles résident en ville ou à la campagne, encourent un risque de stigmati– sation, à la fois dans les milieux extérieurs aux drogues (famille, amis non – consommateurs, environnement professionnel, etc.) et dans les mondes de la drogue. Cette stigmatisation genrée génère des vulné– rabilités spécifiques qu’on retrouve dans tous les espaces. Les femmes usagères contreviennent à des normes légales, sanitaires et de genre (Neff, 2018). L’idée selon laquelle « une femme qui boit est pire qu’un homme qui boit » (ce dicton étant valable pour toutes les substances) est encore fort répandue : on attend des femmes qu’elles prennent soin d’elles–mêmes et des autres, et l’usage de drogues est, dans les représen– tations, contradictoire avec cette posture de care. Concernant la stig– matisation des femmes au sein même des mondes de la drogue, elle est liée au fait que la grande majorité des dealers sont des hommes et que les valeurs dominantes dans ce monde social sont virilistes. Le genre féminin y est associé à la fragilité, à l’incapacité de violence et au manque de crédibilité (Perrin, 2018), ce qui les expose à davantage de tenta – tives d’escroquerie et d’intimidation. Marina, 24 ans, consommatrice et vendeuse bordelaise de substances variées, explique qu’une femme, face à un dealer, sera considérée comme une « éternelle pigeonne », tandis que pour les hommes, ce statut de novice facile à escroquer s’ef– face avec les années et l’expérience. Les femmes usagères et vendeuses doivent doublement prouver qu’elles « méritent leur place » (Stéphanie, 23 ans, consommatrice et dealeuse de cannabis vivant à Bordeaux).
24 Les femmes usagères font aussi l’objet d’un stéréotype qui lie usage de drogues féminin et disponibilité sexuelle (Hutton, 2004), générant de fréquentes tentatives de séduction et du harcèlement sexuel de la part des autres consommateurs, dealers et parfois clients. Ce stéréotype les rend particulièrement vulnérables aux agressions sexuelles et viols. Dorothée, conseillère commerciale de 26 ans à Bordeaux, explique qu’« une femme qui est défoncée […], elle est beaucoup plus à même de se faire violer, […] les mecs ils vont plus se faire taper, voler ». Au sein de l’échantillon global, cinq femmes rapportent ainsi avoir été victimes d’abus sexuels en contexte d’achat ou de consommation de drogues. Ces vulnérabilités peuvent expliquer la faible part de femmes dealeuses, qui vendent des drogues non plus pour financer uniquement leurs propres usages mais dans une recherche de profit. C’est le cas de Justine, jeune mère de 24 ans résidant en espace rural, qui vend des drogues avec son compagnon et père de son enfant pour « faire les fins de mois », dans une logique d’« économie de la débrouille » (Ayimpam, 2014 ; Reversé, 2021). Les femmes dealeuses semblent plus souvent accompagnées d’un homme que les usagères – revendeuses, et elles sont moins nombreuses sur le terrain que les hommes dealers.
25 Les trajectoires d’usagères – revendeuses des femmes rencontrées vivant en ville ou à la campagne ne diffèrent pas du point de vue des étapes, motivations et enjeux de stigmatisation. Cependant, les espaces de vie interviennent sur la visibilité des pratiques de consommation et de vente de drogues et sur les risques concrets de stigmatisation. En effet, l’espace n’est pas un simple contenant neutre de l’action, il a un impact direct sur les pratiques, représentations et trajectoires des individus, et est socialisant. Il est « le contexte socioculturel de pratiques sociales qui charge de valeurs et de significations les stimuli physiques et les infor– mations » (Jodelet, in Dericke, 1982, 55), et vient donc conditionner les pratiques de vente et de consommation, à travers le rapport à l’inter– connaissance et à l’anonymat.
Stigmatisation, interconnaissance et dissimulation des pratiques en milieu rural
26 Les jeunes femmes résidant en milieu rural semblent davantage dissimuler leurs pratiques de vente et de consommation que les jeunes femmes résidant en milieu urbain, afin de limiter les risques réputationnels liés aux liens d’interconnaissance. Nous ne parlerons pas de « capital d’autochtonie » (Renahy, 2005) ou de « consommation de drogue autochtone » (Cadet–Taïrou, Gandilhon, 2015). Ces expressions n’auraient que peu de sens puisque la notion d’autochtonie appelle à la reconnaissance et à l’honorabilité des indi– vidus dans l’interconnaissance locale (Coquard, 2019), difficilement envisageables dans des pratiques liées à la consommation et à la revente de drogues. Il paraît plus à propos de parler de l’influence de l’inter – connaissance ou du « commérage » (Elias, 1985) sur ces pratiques. Pour reprendre l’analyse de Riesman (1964), on peut qualifier les résidents des espaces ruraux comme des individus intro–déterminés, dont les choix et attitudes sont motivés par la volonté de se conformer à des normes intériorisées qui entravent l’expression de l’individualisme. Devant faire face à cette forte interconnaissance et intro–détermination, les femmes usagères–revendeuses sont confrontées à un danger de stigma– tisation vers une « identité souillée » (Goffman, 1975), pouvant générer une exclusion. Dans un village, les réputations se construisent vite. Il est ainsi à la fois assez simple localement de se faire « bien voir », mais aussi – et particulièrement pour les jeunes – d’être perçu sous le prisme de la « mauvaise réputation ». Une suspicion existe généralement de facto sur une jeunesse « ensauvagée » (Dubet, 2004) tiraillée entre une culture juvénile urbaine et celle héritée du milieu rural d’origine. Empruntant souvent au sociolecte et à l’hexis corporel des jeunes issus des classes populaires urbaines, assimilés à l’immigration maghrébine et souvent aussi à la délinquance, on considère assez facilement ces jeunes – par extension – comme de la « racaille ensauvagée » (Dubet, 2004).
27 Si les premières consommations se font dans le cadre festif ou du moins dans une consommation amicale, la prise plus fréquente de drogues, et plus encore la vente de drogues, se font dans un cadre bien plus intime. Il faut dissimuler les pratiques à l’entourage familial, mais surtout aux personnes vectrices de l’interconnaissance, ces « vieilles commères à leurs fenêtres», pour reprendre l’expression de Louna, 22 ans, consom– matrice et vendeuse de cannabis vivant en milieu rural. En ce sens, la très large majorité de l’usage – revente rural et féminin doit se faire en parallèle de stratégies de dissimulation et d’évitement du stigmate. Les interrogées vivant en espace rural ont peur du scandale que la mise en lumière locale de leurs usages et ventes de drogues pourrait créer, scandale qui s’intègre dans une forme de contrôle social informel et tacite. Ce contrôle social s’exerce davantage sur les femmes que sur les hommes, donc les comportements sont plus surveillés par la famille et le voisinage (Amsellem–Mainguy, 2016).
28 L’interconnaissance locale a une influence très forte sur les expé– riences sociales de ces jeunes, comme l’a découvert Marie, 18 ans, après avoir été arrêtée par la police alors qu’elle était adolescente et fumait un joint avec des camarades de classe dans son village de Charente. Cette histoire s’est sue, notamment car la gendarmerie était venue à son collège ; Marie a écopé d’une « sale réputation » (Coquard, 2019) et est devenue le « bouc émissaire » de tous les troubles dans le village. À force d’être convoquée « toutes les deux semaines, dès qu’il y avait une connerie de faite », la situation a fini par être invivable pour sa famille qui a dû se résoudre à déménager et à changer Marie d’éta– blissement scolaire. L’interconnaissance a un effet lourd sur les trajec– toires biographiques en milieu rural et tend à renforcer ses stratégies de dissimulation de sa consommation afin de ne pas subir l’opprobre local et l’exclusion. Ces femmes se détournent de l’espace public par une crainte de stigmatisation renforcée par l’espace rural et la place de l’in– terconnaissance, au sein d’une population plus réduite dans l’espace de vie local (Gambino, 2008 ; Coquard, 2019). L’interconnaissance forte des espaces ruraux implique une peur du contrôle social et communau– taire – du « qu’en – dira – t – on » – qui incite au renforcement des stratégies de dissimulation.
Anonymat et visibilité des pratiques en milieu urbain
29 En espace urbain, l’individu est bien plus anony me, plongé au milieu d’une « foule solitaire » où la socialisation extro–déterminée est une norme plus explicite (Riesman, 1964). Sa période de socialisation secondaire est plus longue, le groupe de pairs influençant les choix et attitudes est plus élargi qu’en milieu rural, dans un contexte d’anonymat où on ne connaît plus ses voisins ou ses commerçants de proximité (quand ils existent encore). Cet ano– nymat, ici compris comme l’absence de relations d’interconnaissance dans leur quartier et l’inexistence d’une réputation individuelle dans l’espace urbain, a souvent été analysé sous un angle négatif, mais il peut aussi être perçu comme émancipateur (Simmel, 2013). Si l’es– pace urbain n’abolit pas les hiérarchies et regroupements communau– taires, il demeure possible de s’y rendre non identifiable. La littérature a souvent analysé l’anonymat urbain comme facilitant la réalisation d’actes déviants et illicites (Sansot, 1980), dans un contexte de contrôle social affaibli par la distension des relations sociales. Cela semble se confirmer sur le terrain, puisque les femmes interrogées expliquent que l’anonymat facilite leurs usages et ventes de drogues.
30 Les jeunes femmes vivant en milieu urbain ont des pratiques moins cachées que les femmes vivant en zone rurale. Elles s’inscrivent dans des modes de sociabilité juvénile valorisés socialement : elles font la fête, sortent dans des clubs et dans des bars bien plus présents en espace urbain qu’en espace rural. Elles ont le sentiment de n’avoir de comptes à rendre à personne. Charlotte, 26 ans, consommatrice de cannabis, cocaïne et vendeuse de champignons hallucinogènes à Bordeaux, a quitté la campagne pour venir vivre à Bordeaux afin d’y commencer ses études supérieures. Elle rapporte que c’est le fait d’avoir « un apparte– ment toute seule […], l’indépendance […] qui a joué » dans sa décou– verte des drogues, de la revente et du monde de la nuit. Les participantes vivant en ville peuvent maintenir des lignes biographiques distinctes, qui jamais ne s’entrecroisent : d’un côté elles s’adonnent à la vente et/ ou l’usage de drogues, de l’autre elles ont une vie familiale, une acti– vité professionnelle ou étudiante. Elles ne courent pas le risque de subir l’opprobre local et l’exclusion du fait d’une mauvaise réputation.
31 Le cas d’Agathe, jeune femme de 22 ans qui a emménagé à Bordeaux à sa majorité pour suivre ses études supérieures après avoir passé son enfance et son adolescence à la campagne, fournit un bon exemple de la liberté permise par l’anonymat urbain. Avant qu’elle ne démé– nage en ville, les comportements d’Agathe faisaient l’objet d’une atten– tion accrue du voisinage au sein du village dans lequel elle vivait. Elle rapporte que lorsqu’elle était adolescente, elle a « commencé à fumer de temps en temps » du cannabis et que « des voisins [l’]ont balancée » à ses parents, qui ont « très mal réagi ». Une fois arrivée à Bordeaux, elle a expérimenté la cocaïne et la MDMA sans que ses parents ne soient au courant. Si elle avait encore résidé en milieu rural, elle n’aurait proba – blement pas pu échapper au contrôle social qui avait permis à sa famille d’être avertie de sa consommation de cannabis. On voit bien comment ce sont les liens d’interconnaissance de son village d’origine qui ont permis à ses parents d’être mis au courant de sa consommation, et comment l’autonomie ainsi que l’anonymat permis par le fait de vivre seule en ville ont laissé à Agathe la possibilité de maintenir sa vie fami– liale éloignée de sa vie de consommatrice. En espace urbain, point de « vieilles commères » aux fenêtres pour colporter rumeurs et scandales à la famille, aux collègues, à l’entourage.
32 Le contrôle social, de ce point de vue, est moins marqué en ville qu’en espace rural, et l’espace de vie influe donc directement sur la visibilité des usages et ventes et leurs conséquences. La visibilité des consom– mations et ventes implique moins, pour ces jeunes femmes vivant en ville, de risques relationnels et réputationnels pouvant générer une exclusion, une perte d’emploi, un déménagement, etc. Également, en ville, les espaces festifs où les jeunes se retrouvent sont plus nombreux qu’en espace rural, ce qui facilite aussi la visibilité des consomma – tions, et dans une moindre mesure des ventes, à travers une forme de normalisation des pratiques (Coomber et al., 2016). Si les usages fémi– nins sont plus visibles en milieu urbain qu’en milieu rural, les pratiques de consommation et de vente des participantes demeurent tout de même moins affichées et assumées que celles des hommes, car une femme qui consomme des drogues subit, quel que soit le contexte, une stigmatisation.
33 Vivre en ville quand on est une femme consommatrice et/ou vendeuse de drogues semble donc faciliter la visibilité des pratiques, les usagères – revendeuses des espaces ruraux courant un risque accru de stigmatisation et d’exclusion dans un contexte de contrôle social marqué. À ces risques de sanctions informelles se juxtapose la menace répressive. Les milieux et espaces de vie jouent directement sur l’am– pleur de cette menace, et sur les stratégies genrées mises en place par les femmes pour les minimiser.
L’influence du genre et des milieux de vie sur la gestion des risques répressifs
34 Les forces de l’ordre ne sont pas réparties de la même manière en milieu rural et en milieu urbain. Les gendarmes sont moins présents en territoire rural que les policiers en ville. Les usagères – revendeuses des campag nes, contraintes de se déplacer en voiture, courent un risque important d’être contrôlées au volant et de perdre leur permis. Elles semblent massivement investir des performances de genre (Butler, 1990) liées à la maternité pour limiter les risques répressifs. Les usagères – revendeuses des villes, plus anonymes, mettent quant à elles davantage en place des stratégies d’hyperfémi– nisation pour éloigner l’attention d’une police très visible. Les straté– gies face aux forces de l’ordre des femmes paraissent très influencées par leurs milieux de vie. Les performances de genre des participantes, qu’elles soient liées à la maternité ou à l’hyperféminisation, permettent d’analyser la manière dont les individus font le genre dans leurs inter – actions et relations sociales pour se protéger.
Risques liés aux déplacements et performances de genre liées à la maternité en espace rural
35 Les forces de l’ordre présentes en milieux ruraux sont essentiellement issues de la gendarmerie. On dénombre 100000 gendarmes en France, qui ont la responsabilité de 95 % du territoire où réside approx imativement la moitié des Français (Gissler et al., 2017). Il est donc logique qu’en espace rural, les contrôles policiers soient moins fréquents qu’en espace urbain. Les contrôles poli– ciers ciblent aussi massivement les jeunes hommes racisés vivant dans des quartiers dits sensibles (Jobard et al., 2012). Les personnes vivant à la campagne sont ainsi les plus nombreuses (88,2 %) à déclarer ne jamais avoir vécu de contrôle d’identité par la police ou la gendarmerie sur les cinq dernières années (Défenseur des droits, 2017). Cela n’em– pêche pas que les déplacements liés aux ventes et achats de drogue en milieu rural sont empreints de risques directement liés à l’espace de vie.
36 Le milieu rural est marqué par la distanciation entre les espaces d’acti– vité (Gambino, 2008). La nature, les champs, les forêts ou bien encore la montagne impliquent, dans ces espaces moins densément peuplés, de larges distances (Gambino, 2008) entre les lieux de consommation et de vente. Il découle de cette distanciation que les déplacements faits pour vendre des drogues ou après avoir consommé sont longs et surtout par déplacement automobile. Certains transports en commun passent dans les espaces ruraux, mais sont généralement bien trop peu fréquents pour les utiliser comme réel moyen de déplacement. Pour se rendre en free parties, espace festif particulièrement apprécié des jeunes ruraux (Mabilon–Bonfils, 2004), il est aussi nécessaire de prendre la voiture, les « teufs » étant situées dans des lieux isolés, le plus souvent dans des forêts. Il ne peut donc pas y avoir de déplacements simples à pied et courts qui puissent permettre ces activités. Les déplacements doivent se faire en voiture, au risque de se faire contrôler et de perdre son permis de conduire, seul moyen de transport pérenne dans le milieu rural.
37 Les contrôles d’alcoolémie au volant sont bien plus fréquents en zone de gendarmerie qu’en zone de police nationale, et sont de plus en plus liés à la recherche de traces d’usages de stupéfiants avec l’utilisation de tech– nologies spécifiques [3]. Le risque de la perte du permis est une théma– tique fréquemment abordée par les jeunes femmes vivant en milieu rural pour qui la voiture n’est pas qu’un simple moyen de locomotion, mais surtout un outil indispensable afin de permettre d’accéder à l’em– ploi. Le frère de Clara, jeune femme de 20 ans vivant dans un petit village, a ainsi perdu son permis de conduire pendant six mois parce qu’il avait consommé et transportait des drogues ; étant auto–entrepre– neur, « sa boîte a pris cher ».
38 Pour limiter ces risques répressifs, les usagères – revendeuses résidant en milieu rural rencontrées mettent en place des stratégies basées sur des performances de genre (Butler, 1990) liées à la maternité. En milieu rural, les maternités précoces sont plus fréquentes qu’ailleurs (A msellem–Ma inguy, 2016) et correspondent à un idéal assez plébis– cité au sein des classes populaires (Coquard, 2019). Être mère, même jeune, apporte généralement dans ces milieux un statut d’adulte et une respectabilité dans les réseaux d’interconnaissance. Malgré des évolu– tions et des mutations récentes dans les rapports de genres et à la paren– talité « modifiés par cette expérience scolaire prolongée et pénétrés par ceux des classes moyennes ou supérieures » (Orange, Renard, 2018, 11), les femmes sont bien plus souvent – et plus tôt – associées à l’idée de maternité qu’à celle de féminité.
39 Cette reconnaissance du statut de mère associée avec un besoin de stratégies d’évitement semble diriger ces femmes vers la mise en place de performances genrées en lien avec la maternité. Être mère apporte un statut, mais avant tout une reconnaissance et une honorabilité. La mère est bien souvent mise en avant – par les hommes comme par les femmes – comme un symbole de protection, de sagesse et parfois même de quasi – sainteté qui permet en définitive de dissimuler ses transferts, ses transactions, mais aussi de consommer avec beaucoup moins de suspicion. Certaines participantes profitent de ce rapport particulier à leur féminité pour instrumentaliser le « matériel » de leurs enfants, qui semblent être intouchables par une personne extérieure (comme un gendarme) sans motif valable. Le sac de couches ou le siège pour bébé peuvent devenir des micro – espaces permettant de faire passer de la drogue puisqu’ils rapportent à une forme d’intimité maternelle taboue. C’est ce qu’explique Erika, mère au foyer de 33 ans, consommatrice, productrice et revendeuse de cannabis, résidant dans la campagne du sud de la Gironde :
Les gendarmes, ils peuvent me fouiller, fouiller ma voiture, mon sac et tout ce qu’ils veulent, mais ils ne peuvent pas toucher à mes drôles [mes enfants]. Autant ça fait suspect et tout si je dis « Non, fouillez pas ma voiture », mais si je demande à un mec [le gendarme] de ne pas toucher ma gamine de 4 ans c’est normal ! C’est plus compliqué si tu tombes sur une fille. […] Et puis tu mets le tout dans une couche que tu replies comme si elle était sale et je t’assure que personne ira fouiller une couche sale !
41 Le risque est pourtant grand pour ces jeunes femmes qui jouent, sur l’autel de l’interconnaissance locale, leur réputation en tant que personne, mais surtout en tant que mère. Jouer sur la respectabilité des mères est une stratégie d’évitement féminine efficace pour ces jeunes femmes, mais aussi un pari risqué. Être stigmatisée comme consom– matrice alors que l’on est mère est bien plus dommageable socialement, puisque la consommation paraît immiscible avec le rôle maternel. Julie 25 ans, consommatrice quotidienne de cannabis et ancienne consom– matrice occasionnelle de lean (codéine et soda) en milieu rural, explique comment la crainte de la stigmatisation l’a poussée à s’imposer des règles dans sa consommation : « Tu les vois les gars qui sont déchirés au shit et à l’alcool traîner parfois derrière l’arboretum et franchement c’est des déchets. […] Tu vois moi, maintenant j’ai un boulot et je suis maman alors je peux vraiment pas me permettre de me faire choper donc je me suis dit une règle : que à la maison. Comme y’a personne aux alentours je suis tranquille ». Le poids de l’interconnaissance locale et de l’autoch– tonie risque de définitivement souiller la réputation et l’identité de ces femmes, à la fois en tant que « droguées » et dealeuses mais surtout en tant que « mères indignes ». Cette stigmatisation au sein d’une interconnais– sance locale forte peut amener à des problématiques lourdes non seule– ment symboliquement, mais en matière d’emploi : une réputation locale de « mère droguée » amène le plus souvent à des refus d’embauches et donc à des difficultés financières. À ceci vient bien entendu s’ajouter l’en– semble des mesures juridiques pouvant être ordonnées, comme le place– ment des enfants ou la perte de leur garde, des amendes ou de la prison.
42 Malgré des stratégies de mise en scène de sa maternité, pour les jeunes femmes vivant en milieu rural, le risque lié aux consomma– tions et ventes de drogues est grand. Notons cependant que toutes ces jeunes femmes ne sont pas mères. Les stratégies évoquées ne peuvent ainsi convenir à celles qui ne le sont pas ; pour ces dernières, la mise en place d’autres stratégies est plus compliquée. Parmi la population rurale interrogée, il n’y a en effet que peu de reversements dans un capital physique féminin ou dans une hyperféminisation afin d’éviter les contrôles, comme cela peut – être le cas avec les femmes vivant en milieu urbain. Cela n’implique bien entendu pas une absence totale de ces stratégies d’hyperféminisation permettant d’éviter des contrôles de police ou de gendarmerie en milieu rural. Cependant, à partir de nos données, nous observons une forte influence du milieu de vie et des trajectoires de vie (vie étudiante par exemple) dans les stratégies et les pratiques liées aux drogues chez les femmes.
Fréquences des contrôles policiers et stratégies d’hyperféminisation en milieu urbain
43 Les 150 000 effectifs de police sont rassemblés sur 5 % du territoire urbain où réside la moitié des Français, et où on comptabilise 75 % des infractions recensées (Gissler et al., 2017). Les contrôles de police sont bien plus fréquents en espace urbain qu’en espace rura l : 5,5 % des parisiens déclarent avoir vécu un contrôle d’identité plus de cinq fois dans les cinq dernières années, contre 0,6 % des personnes vivant à la campagne (Gissler et al., 2017). Les interrogées vivant à Bordeaux constatent une forte présence policière, visible de manière récurrente dans l’espace public. Toutes connaissent quelqu’un qui a été contrôlé par la police de manière spontanée. Pour autant, les déplacements liés aux ventes de drogues semblent moins risqués en ville qu’en espace rural, le rapport à l’es– pace urbain se caractérisant par la réduction des distances et, comme dit précédemment, par l’anonymat et la facilité à se noyer dans la foule. Aujourd’hui, tout est fait pour réduire les temps de trajet entre le centre – ville, considéré comme le « noyau central » de l’espace urbain (Marchand, 2005), et les quartiers périphériques. Cette réduction des distances est permise par la diversité des moyens de transport, avec la multiplication des lignes de bus, de tramway, de trains, des vélos et trottinettes électriques en libre – service, d’applications permettant de faire appel à des véhicules de transport avec chauffeurs. Tout est fait pour permettre au résident de l’espace urbain de se déplacer le plus facilement possible d’un bout à l’autre de la ville sans utiliser sa voi– ture personnelle et d’accéder le plus simplement possible aux activités et biens de consommation.
44 Cette facilité d’accès aux moyens de transport collectifs permet aux usagères et vendeuses de drogues de se déplacer en ayant consommé des substances, ou en ayant des drogues sur elles sans risquer d’acci– dent de la route ou de perte du permis de conduire. Les hommes comme les femmes interrogés vivant en ville privilégient ces modes de dépla– cement. Theresa, usagère – revendeuse bordelaise de 25 ans, explique : « je ne risque pas de me faire prendre, parce que je ne conduis jamais, c’est toujours les transports en commun ». De manière générale, les femmes dans les espaces urbains privilégient aussi des déplacements rapides d’un point A à un point B facilités par l’accessibilité et la diver– sité des moyens de transport évoqués : elles ne stationnent pas dans la ville car elles s’y sentent vulnérables (Lieber, 2008). Les femmes inter – rogées résidant en espace urbain ont aussi moins besoin de se déplacer pour acheter des drogues que les femmes vivant en zone rurale, car il y a un plus grand nombre de vendeurs de drogues en ville (Cadet–Taïrou, Grandilhon, 2015) et les consommatrices bénéficient donc de plus de liberté quant au choix du lieu et de l’horaire de la transaction. Laura, 28 ans, consommatrice et vendeuse de cannabis et d’amphétamines, explique qu’elle dispose d’un « réseau » de dealers et de clients :
Moi ça fait longtemps que je vis sur Bordeaux, […] des dealers et des clients j’en connais plein. […] Donc si y en a un qui me dit un lieu ou une heure qui m’arrange pas j’en trouve un autre qui m’arrange plus, j’envoie quelques SMS et c’est bon. […] Et j’y vais toujours en tramway ou en vélo, je prends jamais le scoot avec des drogues.
46 Si les femmes vivant en espace urbain semblent prendre moins de risques dans leurs déplacements liés aux ventes et usages de drogues que leurs consœurs résidant en espace rural, elles sont néanmoins conscientes de la forte présence policière en ville, et développent des stratégies pour limiter au mieux la menace répressive. Ces stratégies reposent aussi sur des performances de genre, mais elles ne sont pas rattachées aux valeurs de maternité préalablement décrites en milieu rural. Les usagères – revendeuses des villes interrogées ne se projettent pas encore dans la parentalité, réalisent des études plus longues et veulent profiter de leur jeunesse en multipliant les expériences. Face au risque répressif, elles adoptent une stratégie d’hyperféminisation, en s’éloignant des figures masculines stigmatisées et caricaturées du consommateur ou du dealer de drogues (Perrin et al., 2021).
47 Les femmes interrogées sont conscientes du fait que la police ou les agents de sécurité contrôlent bien moins les femmes blanches que les hommes racisés (Jobard et al., 2012), et elles en jouent. Elles mettent à profit les stéréotypes qui orientent les contrôles policiers pour s’in– visibiliser, stratégies également rapportées sur d’autres terrains (Grundetjern, 2015 ; Ludwick et al., 2015). Lorsqu’elles transportent des drogues les femmes s’habillent de manière très féminine, comme Joanne, 27 ans, consommatrice de drogues variées qui explique « mettre du rouge à lèvres et des chaussures à talons » quand elle transporte des substances dans la rue. D’autres vont cacher les substances dans leurs sous–vêtements ou dans des objets où elles savent que les forces sécu– ritaires n’iront pas fouiller, comme les boîtes de protections hygié– niques. C’est la stratégie de Stéphanie, l’étudiante de 22 ans vendeuse de cannabis :
J’avais fait un faux fond dans les boîtes […] de serviettes hygiéniques, et du coup quand ils [les policiers ou agents de sécurité] me demandaient d’ouvrir y avait mes tampons et mes serviettes. Du coup ils étaient très gênés, et ils fouillaient jamais le reste de mon sac en fait, parce que ça les mettait mal à l’aise. Donc ça je l’ai fait tout le temps quand je sortais.
49 En cas de contrôle, certaines participantes vont mettre en place des performances de genre en singeant ce qu’elles estiment être un compor– tement hyperféminin, en jouant la naïveté, la séduction, l’innocence et la candeur. Blondie, 27 ans, consommatrice occasionnelle de cannabis et de MDMA, raconte ainsi avoir « rigolé » avec un policier qui venait la contrôler alors qu’elle venait d’éteindre un joint en lui faisant « les yeux doux, […] en exagérant un peu ». Sa stratégie a fonctionné : le policier est rentré dans son jeu et l’a laissée tranquille. Cela fait dire à Blondie que « les femmes ont moins de chance d’être arrêtées par la police, en particulier si elles portent une robe courte et des talons hauts, si elles sont féminines ».
Conclusion
50 Les espaces de vie et le genre conditionnent certaines pratiques liées aux usages et ventes de dro– gues féminins. Les femmes sont davantage stigmatisées pour leurs usages et ventes de drogues que les hommes, car elles vont à l’encontre de normes de genre faisant des femmes des êtres obéissants et confor– mistes. En espace rural, l’importance des liens d’interconnaissance et du contrôle social pousse les femmes à dissimuler leurs pratiques déviantes. Du fait de l’importance des distances et du rôle central de la voiture dans les déplacements, les contrôles policiers, bien que moins fréquents qu’en ville, génèrent des risques importants pour les femmes consommatrices, notamment liés à la perte du permis de conduire. Face à ce risque répressif, les femmes auront tendance à mettre en place des performances de genre liées à la maternité, statut social qui les éloigne de la figure de l’usagère ou vendeuse de drogues. En espace urbain, les femmes jouissent d’un plus grand anonymat et d’une extro–détermination qui minimise les risques liés à la visibilité des consommations et ventes. Les contrôles policiers sont plus fréquents, mais les femmes se déplacent essentiellement à pied ou en transport en commun et se savent moins visibles que les hommes, ou que dans les espaces dépeuplés. Lorsqu’un risque répressif se présente, elles vont investir des stratégies d’hyperféminisation, à travers des com– portements de séduction ou des performances de genre au sein des – quels elles jouent l’innocence et la candeur. Le genre féminin est donc à la fois vecteur de vulnérabilités et de ressources. Ces performances de genre sont propres aux femmes, les hommes rencontrés en milieu urbain ne mettant pas en scène leur masculinité face à la police. Les ressources des participantes résident dans leurs capacités à s’appro– prier et à retourner le stigmate dont elles font l’objet. On peut souli– gner l’usage d’objets liés au tabou du genre féminin pour cacher les drogues : couches de bébé ou boîtes de tampons hygiéniques renvoient à un corps féminin caché, honteux, qu’on ne touche pas et duquel on détourne le regard.
51 Nous n’avons pas traité de la question de la prise en charge sanitaire durant cet article, alors que c’est un enjeu important lorsqu’on inter – roge l’influence du milieu de vie sur les trajectoires féminines dans les mondes de la drogue (Perrin et al., 2021). C’est là une limite de la compa– raison de deux recherches qui n’ont pas été construites en même temps et de la même manière (Vigour, 2005). Les participantes qui vivent en milieu rural comme celles qui vivent en milieu urbain ne fréquentent pas les dispositifs socio–sanitaires dédiés aux usagers de drogues, mais les données recueillies ne sont pas assez symétriques pour permettre d’analyser finement les raisons à ce non – recours. La focale du soin est importante, car elle permet de rendre compte de la manière dont les espaces jouent sur les expériences de consommation de drogues chez les jeunes adultes qui résident en ville ou à la campagne (Germes et al., 2022).
52 Les structures de soin et de prise en charge des usages de drogues sont inégalement réparties sur le territoire français, avec une concentra– tion des dispositifs de réduction des risques et de soin dans les villes (Hoareau, 2019). Ce maillage territorial est une différence structu– relle entre les deux terrains : les Centres d’accueil et d’accompagne– ment à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD), les Centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addicto– logie (CSAPA), les Centres de soins, d’accompagnement et de préven– tion en addictologie (CJC) et autres dispositifs sont très présents dans l’agglomération de Bordeaux, mais quasiment absents des espaces ruraux de la Gironde, la Charente et la Creuse. En milieu rural, la prévention en contexte scolaire est souvent faite par la gendarmerie avec des messages plus prohibitifs que ceux transmis par les éduca– teurs spécialisés qui s’occupent de cette mission en milieu urbain. Cela vient renforcer les effets de contrôle social en milieu rural dont nous avons déjà parlé. Ajoutons à cela que les usagères de drogues fréquentent de manière générale moins le soin que les usagers, notamment du fait du poids du stigmate (Vitte, 2018). Les femmes qui consomment des drogues et qui vivent en milieu rural risquent donc doublement de ne pas recourir au soin, à la fois du fait de leur genre et de leur milieu de vie. Des recherches futures pourraient étudier de manière comparative les relations entre structures de prise en charge et femmes usagères de drogues en fonction de leur milieu de vie, afin de compléter les analyses proposées dans cet article à propos de l’influence du milieu de vie sur les trajectoires de femmes dans les mondes de la drogue.
Annexes
Présentation des usagères et usagères-revendeuses en milieu urbain
Nom | Âge | Profession | Drogues consommées | Drogues vendues |
Rosalie | 30 | Illustratrice | Cannabis, cocaïne, speed, champignons, MDMA, méphédrone, ecstasy | / |
Néo | 24 | Babysitter | Cannabis, cocaïne, speed, MDMA, ecstasy, champignons, LSD, kétamine | Cannabis |
Julianne | 24 | Garde d’enfants | Cannabis, ecstasy, LSD, cocaïne, speed, kétamine, MDMA | / |
Agathe | 22 | Surveillante en lycée | Cannabis, ecstasy, cocaïne, MDMA | Ecstasy |
Anne | 25 | Psychomotricienne | Cannabis, MDMA, LSD, kétamine, speed, ecstasy | / |
Blondie | 27 | Conductrice de transports | Cannabis, MDMA, LSD, cocaïne | / |
Cécilia | 25 | Intérimaire dans une usine | Cannabis, cocaïne, MDMA, kétamine, LSD, drogue de synthèse (synthacaïne) | Cannabis, MDMA, kétamine |
Françoise | 26 | Étudiante | Cannabis, MDMA, speed, ecstasy | / |
Marina | 24 | Garde d’enfant | Cannabis, héroïne, MDMA, cocaïne, ecstasy, LSD, kétamine, speed, champignons | Cannabis |
Mélina | 22 | Étudiante | Cannabis, poppers, speed, cocaïne, ecstasy, MDMA | / |
Morane | 24 | Animatrice en centre de loisir | Cannabis, MDMA, LSD, kétamine, cocaïne, ecstasy | Cannabis |
Stéphanie | 23 | Étudiante | Cannabis, champignons, MDMA | Cannabis |
Sophie | 23 | Étudiante | Cannabis, MDMA, ecstasy, LSD,
mescaline, kétamine, héroïne,
speed, cocaïne, opium, synthacaïne, LSA, méphédrone, 2CB, MXE, champignons | Cannabis, MDMA, LSD |
Theresa | 25 | Décoratrice d’intérieur | Cannabis, cocaïne, MDMA, speed, kétamine, médicaments (Ataraz, Xanax, Lexomil, codéine, opioïdes) | MDMA |
Chloé | 28 | Salariée en association | Cannabis, ecstasy, kétamine, LSD, MDMA, poppers, Subutex, speed | / |
Emilie | 32 | Téléconseillère | Cannabis, ecstasy, speed, MDMA, héroïne, LSD, champignons, opium, salvia, kétamine, cocaïne (sniff et crack), drogues de synthèse | Cannabis, MDMA, cocaïne, speed, LSD |
Laura | 28 | Vendeuse en boulangerie | Cannabis, MDMA, ecstasy, kétamine, LSD, cocaïne, speed | Cannabis |
Céline | 26 | Infirmière | Cannabis, MDMA, ecstasy, LSD, champignons, speed, kétamine, DMT, cocaïne, opium, 2CB | Kétamine, ecstasy, speed |
Pénélope | 30 | Assistante juridique | Cannabis, MDMA, opium | Cannabis |
Elisa | 24 | Ingénieure de recherche | Cannabis, champignons, MDMA, speed, ecstasy, cocaïne, LSD | / |
Martine | 25 | Étudiante | Cannabis, champignons, cocaïne, LSD, MDMA, ecstasy | Cannabis |
Maïa | 25 | Barmaid | Cannabis, MDMA, ecstasy, cocaïne, crack, LSD, kétamine, GHB, opium | Cannabis, MDMA, cocaïne |
Sonia | 22 | Étudiante | Cannabis | / |
Charlotte | 26 | Gestionnaire de paie | Cannabis, champignons, cocaïne, LSD, kétamine, ecstasy, speed | Champignons |
Lili | 27 | Graphiste | Cannabis, ecstasy, LSD, kétamine, champignons, cocaïne, speed, MDMA, opium | Cannabis, champignons |
Dorothée | 26 | Conseillère commerciale | Cannabis | / |
Présentation des usagères et usagères-revendeuses en milieu urbain
Nom | Âge | Profession | Drogues consommées | Drogues vendues |
Louane | 22 | Ouvrière | Cannabis | Cannabis |
Marie | 18 | Reprise de formation | Cannabis, MDMA, protoxyde d’azote | / |
Clara | 20 | Sans activité | Cannabis, codéine | Cannabis |
Erika | 33 | Ouvrière agricole | Cannabis | Cannabis |
Julie | 25 | Mère au foyer | Cannabis, codéine | / |
Maeva | 18 | Sans activité | Cannabis, Xanax | / |
Inès | 23 | Sans activité | Cannabis, cocaïne, kétamine, MDMA | Cannabis, MDMA |
Sarah | 25 | Service civique | Cannabis | / |
Marine | 22 | Intérimaire | Cannabis, protoxyde d’azote | / |
Mathilde | 32 | Sans activité | Cannabis, crack, héroïne | Cannabis, crack, héroïne |
Clémence | 18 | Vendeuse en boutique de vêtements | Cannabis, protoxyde d’azote | / |
Elisa | 28 | Aide-soignante | Cannabis, Lexomil | / |
Emma | 17 | Reprise de formation | Cannabis | / |
Charlie | 22 | Employée polyvalente en grande surface | Cannabis, MDMA, LSD | Cannabis |
Madisson | 24 | Mère au foyer | Cannabis | / |
Manon | 23 | Intérimaire | Cannabis | Cannabis |
Notes
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[1]
Au sens retenu par l’Insee, le rural est caractérisé par des communes de moins de 2000 habitants et une faible ou très faible densité de population. Si d’autres caractéristiques viennent à l’esprit (champs, activité ouvrière, forêts, etc.) l’hétérogénéité de ces espaces (montagnes, plaines, bassin industriel, bassin agraire, etc.) fait que les données démographiques permettent au mieux de regrouper la multiplicité de ces territoires.
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[2]
Nous considérons la vulnérabilité comme une potentialité à être blessé (Becquet, 2012). La vulnérabilité se distingue à la fois de la fragilité qui provient de l’individu là où la vulnérabilité est extérieure, et désigne une situation d’incertitude entre deux états (précaire/non précaire, discriminé/non discriminé, etc.). La vulnérabilité de genre est comprise comme la potentialité à être blessée parce qu’on est, en l’occurrence, une femme.
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[3]
Voir sur le site www.drogues.gouv.fr: « Ce que dit la loi en matière de stupéfiant », « Drogue au volant ».