CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le monde a changé ! Cette formule, aussi lapidaire qu’absolue, est désormais l’un des topos des études de renseignement. On ne compte plus en effet les essais et ouvrages académiques qui placent le bouleversement de notre environnement sécuritaire au cœur de leur analyse des services de renseignement. Après l’effondrement du bloc socialiste et la brève période d’euphorie démocratique qui a suivi, les attentats du 11 septembre 2001 marqueraient l’entrée dans le XXIe siècle. Au monde de la guerre froide, caractérisé par la lutte idéologique et le contre-espionnage, aurait succédé la « guerre contre la terreur » (War on Terror) menée contre des acteurs non étatiques usant de ruses et de stratégies asymétriques. On ne saurait nier, évidemment, la violence du trauma, la puissance symbolique et la portée géopolitique du 11 septembre pour la société américaine comme au-delà. Les stratégistes d’un pays aussi éloigné – et indifférent au sort des États-Unis – que la Chine ont puisé dans le 11 septembre des ressources pour renouveler leur pensée sur la guerre. La puissance de l’événement se lit encore dans la production d’un matériel narratif presque inépuisable pour la littérature et le cinéma. D’Art Spiegelman (In the Shadow of No Towers) à Don DeLillo (Falling Man) en passant par Jonathan Safran Foer (Extremely Loud and Incredibly Close) et John Updike (Terrorist) le 11 septembre a nourri l’imaginaire de nombreux auteurs qui ont tenté de saisir le sens de ce cataclysme ou de dessiner les linéaments du monde nouveau.

2Le 11 septembre a bien changé le monde mais comment ou, plus précisément, jusqu’à quel point y a-t-il imprimé son empreinte ? Faut-il considérer que les défis affrontés aujourd’hui par les services de renseignement sont véritablement nouveaux, ou doit-on estimer qu’hier ne meurt jamais vraiment, les enjeux d’aujourd’hui n’étant que les manifestations renouvelées de problèmes antérieurs ? Dans Man in the Dark, Paul Auster propose un double récit du 11 septembre particulièrement suggestif : le premier évoque le monde que nous connaissons issu de l’effondrement des tours jumelles ; le second, enchâssé dans le premier, propose une version uchronique dans laquelle les attentats n’ont jamais eu lieu. Mais loin d’être immuable, le monde est alors à feu et à sang, et les États-Unis sont plongés dans une guerre civile à la suite de la victoire électorale de George W. Bush et le « coup d’État » de la Cour suprême. Le roman d’Auster souligne d’abord, lui aussi, à quel point le 11 septembre marque l’entrée dans le siècle, mais il souligne un autre point fondamental : cette date n’a pas produit le monde d’aujourd’hui, il n’en est que le révélateur, au sens photographique du terme. Sans les attentats, les fragilités du monde, les forces centrifuges à l’œuvre auraient peut-être abouti au même délitement de l’ancien monde. Mais la dialectique n’est pas seulement celle de la permanence face au « surgissement du nouveau ». Car les services de renseignement participent également de la production de ce nouveau monde. L’approche cognitive des politiques publiques nous enseigne en effet que toute politique publique est une prise de position sur le monde et participe de la production de celui-ci. Par conséquent, si la politique de renseignement est bien une politique publique, l’action des services doit être comprise comme une pensée sur le monde convertie en pratiques qui le forgent et le transforment. Les services ne sont donc pas de simples « spectateurs » du monde tel qu’il va, ils en sont également des acteurs qui contribuent à le façonner.

3Dès lors, comment aborder la question des défis qui se posent aux services de renseignement au XXIe siècle ? Dans ce dossier proposé par la Revue Défense Nationale en collaboration avec le domaine Renseignement, Anticipation, et Menaces hybrides de l’IRSEM, nous avons pris le parti de cerner trois types d’enjeux pour les services de renseignement : ceux qui se caractérisent par leur permanence ; ceux qui, après une éclipse, resurgissent au prix parfois de mutations profondes ; et ceux qui constituent des questions nouvelles, qu’il s’agisse de problématiques qui, sans être récentes, ne faisaient pas partie des missions traditionnelles des services ou d’enjeux qui semblent véritablement nouveaux. Les contributions réunies n’ont bien évidemment aucune prétention à l’exhaustivité et bien d’autres problématiques auraient pu légitimement trouver leur place dans ces pages. Nous nous sommes toutefois efforcés de donner une illustration de la diversité des tâches que les services de renseignement ont à relever.

4Dans la première partie, nous avons décidé d’illustrer la permanence de certains enjeux autour de quatre articles : trois traitent de problématiques anciennes qui devraient continuer de constituer de véritables défis pour les services de renseignement même s’ils connaissent des évolutions significatives. C’est le cas par exemple du terrorisme, affirme Pierre Touzier pour qui ce type de violence non seulement n’est pas appelé à décroître, mais devrait connaître par surcroît des mutations inquiétantes. C’est également le cas de la criminalité, étudiée par Jean-François Gayraud, qui demeure un enjeu majeur pour les services contemporains, ainsi que du renseignement économique qui doit contribuer au soutien de l’industrie et à la protection de nos actifs économiques selon Nicolas Moinet. Nous terminons ce tour d’horizon avec un article d’Yvan Lledo-Ferrer qui aborde la question centrale du partage de renseignement et des collaborations interservices, et interroge chemin faisant la viabilité d’un Coop-Int.

5La deuxième partie de ce dossier est dédiée aux résurgences d’enjeux du passé. Autrefois centrales, puis déclinantes, ces questions semblent aujourd’hui revenir au premier plan. Clément Renault montre ainsi comment le retour de la compétition de puissances impose une réallocation des ressources au profit du renseignement géopolitique et de contre-espionnage afin de mieux lutter contre les assauts des services étrangers et mieux comprendre les structures du pouvoir des régimes autoritaires tels que la Chine, la Russie ou encore l’Iran et la Corée du Nord. Non loin de ces questions, Amélie Férey interroge quant à elle la résurgence des pratiques d’instrumentalisation des ONG qui furent pendant la guerre froide l’une des manifestations des mesures actives du Service A de la première direction générale du KGB. Camille Wyrd, enfin, questionne l’avenir des opérations clandestines de plus en plus contraintes notamment par l’émergence des technologies biométriques.

6La troisième et dernière partie de ce dossier aborde des questions dont les services se sont saisis depuis peu de temps ou qu’ils songent à investir. Fabien Gouttefarde apporte un éclairage sur le travail législatif autour des questions de renseignement en France qui montre à quel point renseigner en démocratie ne va pas de soi. Benjamin Oudet, de son côté, s’empare de la question de l’expertise externe en interrogeant les formes d’ouverture des services vers le monde académique. Cette ouverture des services de renseignement peut toutefois prendre une autre signification avec le développement des pratiques d’externalisation d’une partie de leurs activités, ce qu’examine Damien Van Puyvelde. Les nouvelles problématiques auxquelles se heurtent les services sont également liées à l’émergence de nouvelles technologies. Thomas Fressin fait ainsi un état des lieux de la place de l’OSINT (Open Source Intelligence) dans les pratiques de renseignement aujourd’hui. Cette dimension du renseignement est manifestement appelée à jouer un rôle grandissant porté par l’accroissement rapide de ses potentialités et les succès tonitruants de Bellingcat. Arnaud Guérin, quant à lui, se penche sur les apports non moins colossaux du renseignement d’imagerie qui a connu des développements rapides ces dernières années. Alexandre Papaemmanuel, enfin, détaille les enjeux du traitement des données massives par les services. Les deux derniers articles interrogent les capacités d’action des services de renseignement dans deux domaines qui ne constituent pas des champs d’action traditionnels de ces acteurs. Camille Wyrd et David Gruson, à la suite de la pandémie de SARS-CoV-2, interrogent le rôle que pourraient jouer les services dans la santé et pour terminer Estéban Georgelin pose son regard sur la contribution hypothétique des services à la lutte contre le réchauffement climatique.

7Au-delà de la singularité de ces questions qui représentent une part colossale de l’activité des services de renseignement, il est possible d’identifier un certain nombre de tensions qui travaillent les services dans leur ensemble et qui pourraient, si elles ne sont pas prises en compte, engendrer d’importants dysfonctionnements. Citons-en brièvement quelques-unes :

  • La tension autoritaire : les services de renseignement des démocraties occidentales doivent agir de plus en plus dans le cadre d’une injonction démocratique qui se traduit notamment par la mise en place de contrôles parlementaires sans cesse plus intrusifs. Dans le même temps, ils subissent les assauts des services de renseignement de pays autoritaires dont le répertoire d’actions, libéré de la contrainte de l’État de droit, est bien plus large. La tentation peut être forte, dès lors, d’imiter ces services par la conduite d’actions clandestines offensives touchant aux limites de l’éthique du renseignement en démocratie, à l’exemple de la manipulation d’ONG ou d’opérations de désinformation via la forgerie. L’avantage à court terme que peuvent constituer de telles pratiques se convertirait sans doute rapidement en un affaiblissement de nos institutions et valeurs démocratiques.
  • La tension sur les ressources humaines : les services de renseignement sont de plus en plus confrontés à des problèmes de recrutement et de gestion de carrière insolubles. L’accroissement rapide des effectifs, la difficulté à proposer des carrières véritablement attractives sur la durée pour retenir les « talents » et répondre à l’attractivité (qui n’est pas que salariale) du secteur privé, les tensions croissantes entre la culture traditionnelle des services et celle de jeunes officiers de renseignement de plus en plus tournés vers l’international, peu enclins à réduire leurs traces numériques et parfois rétifs aux contraintes exercées sur la vie privée constituent de véritables défis aux équipes en charge des ressources humaines et de la sécurité interne.
  • La tension entre ouverture et fermeture : le renversement du paradigme de la connaissance confronte les services à un dilemme majeur. D’un côté, la nécessité de s’ouvrir plus largement pour coopérer avec des partenaires étrangers ou faire appel à l’expertise du monde académique dans le but de croiser les analyses et de développer les capacités de renseignement. De l’autre, l’exigence de préserver le cloisonnement face à l’accroissement du risque de contre-espionnage, autrement dit de pénétration par un service adverse. Cette tension impose des arbitrages clairs au risque de postures floues et de stratégies parfois inefficaces.
  • La tension entre orientation des capteurs et expertise : peu de services peuvent se prévaloir d’abriter en leur sein de véritables experts des sujets évoqués supra. C’est que nombre d’entre eux tendent à penser l’expertise en termes « métiers », c’est-à-dire de polyvalence, de capacité à orienter les capteurs disponibles et de mobilité administrative au détriment de la construction, toujours longue et chronophage, d’une véritable expertise « matière » et « thématique » seule susceptible de donner sa véritable valeur au travail d’analyse du renseignement. Si les services ont indéniablement besoin d’officiers dédiés à l’orientation des capteurs, s’ils ne veulent pas demeurer aveugles face à des situations géopolitiques complexes, ils ne peuvent faire l’économie de la construction d’une authentique expertise.

8Le lecteur pourra aisément identifier, en creux, les traces de ces tensions dans les développements proposés infra par nos auteurs. Ceux-ci dressent, in fine, l’image d’un monde hostile, travaillé par des processus opaques, mais que l’action des services peut contribuer à éclairer.

Paul Charon
Docteur. Directeur du domaine Renseignement, Anticipation et Menaces hybrides de l’IRSEM.
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/07/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.842.0007
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