CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’apprête de rendre une décision sur un dossier (C-742/19) que l’on peut qualifier d’empoisonné : l’enjeu n’est en effet rien moins que l’organisation des armées européennes et l’obligation pour ces dernières de respecter de nouvelles dispositions concernant le temps de travail des militaires.

2Plusieurs articles dans la presse nationale, notamment de la part de l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement, ont souligné les bouleversements qui pourraient en découler et ont alerté les plus hautes autorités.

3Au départ l’affaire est des plus banales. Elle pourrait être tirée des Aventures du brave soldat Svejk de l’humoriste tchèque Jaroslav Hasek à l’époque de l’Empire austro-hongrois, mais on se trouve bien en 2021 devant la CJUE. De quoi s’agit-il ? Un simple planton de l’armée slovène, las de ses gardes statiques et d’un salaire médiocre, décide de saisir la justice de son pays pour contester sa rémunération. Les tribunaux slovènes choisissent cependant de renvoyer l’affaire à la CJUE, au motif d’une question préjudicielle sur l’application de la directive européenne sur le temps de travail (2003/88 CE), directive qui a déjà suscité différentes jurisprudences de la CJUE.

4Le cas paraît a priori assez simple : la Cour européenne devra répondre aux questions posées par Ljubljana sur le point de savoir si cette directive est applicable aux activités militaires de l’intéressé telles que décrites (la Cour suprême slovène a déjà répondu par la négative sur le premier point), et en même temps si le temps de travail du plaignant doit être comptabilisé et rémunéré conformément aux dispositions de cette directive.

5Saisi, l’avocat général de la CJUE, M. Henrik Saugmandsgaard, de nationalité danoise, décide toutefois de ne pas s’en tenir là et, dans ses conclusions du 28 janvier 2021, s’engage dans un raisonnement qui l’entraîne beaucoup plus loin. Les traités européens sont parfaitement explicites : l’UE n’a pas de compétence juridique en matière d’affaires militaire, mais l’avocat général estime qu’elle n’en a pas moins vocation à protéger les conditions de travail de tous les travailleurs des pays européens au titre de la directive 2003/88, y compris dans les armées, même si le plaignant n’y a qu’un rôle mineur.

6À partir de là, et en raison du risque de précédent susceptible d’être créé avec ses implications de tous ordres, juridiques, militaires et budgétaires, l’affaire devient politique et suscite une grande émotion, notamment en France et à Bruxelles.

7Si le raisonnement de l’avocat général était suivi par les juges de Luxembourg, il ne s’agirait plus en effet d’une banale question de rémunération, mais bien de la compétence de la CJUE dans le domaine des affaires de défense et de sécurité, ce qui lui est explicitement dénié par les traités, et de la place des militaires dans la nation et de l’organisation des armées, deux questions qui sont en conséquence manifestement en dehors du champ de compétence de la Cour européenne.

8Le raisonnement de l’avocat général est pour un observateur extérieur, à la limite du sophisme. Au départ, ce dernier observe que l’objectif de la directive est de protéger les citoyens européens sur le plan des libertés et des droits sociaux. Toutefois, n’a-t-on pas manqué de lui faire observer, il s’agit d’une catégorie bien délimitée, disposant d’une situation juridique particulière définie par les législations nationales, au demeurant historiquement bien antérieures à l’adoption de la directive en cause. La spécificité particulière de la condition militaire est inscrite dans toutes les législations des pays de l’UE et a été acceptée par les intéressés lors de leur engagement sous les drapeaux. Les obligations qui découlent de leur statut spécifique font d’ailleurs l’objet de compensations diverses y compris au niveau des retraites.

9L’avocat général reconnaît certes que les militaires, comme les marins ou les pompiers, disposent dans leur pays d’un statut spécial garanti par la loi, mais, selon lui, la Cour doit tenir compte en priorité des intérêts individuels et personnels de ces derniers, dont la protection est l’objet de la directive. À partir de là, une conclusion s’impose pour lui : certes, les militaires dépendent essentiellement des réglementations nationales, cependant celles-ci ne sauraient déroger à l’application de la directive sur le temps de travail et donc, en application de cette dernière, les intéressés peuvent s’en prévaloir devant les juridictions nationales, le droit européen ayant une valeur supérieure.

10Sentant la difficulté de concilier cette solution avec la réalité du fonctionnement des armées, l’avocat général en vient à créer une nouvelle distinction dans la condition des militaires : le service courant du soldat, sorte de régime de soldat citoyen, qui se distingue peu de celui d’un civil, doit être soumis aux règles de la directive, mais – concession aux adversaires de son raisonnement – d’autres militaires qui se livrent à des activités spécifiques dans les armées pourraient y déroger. Sans doute en introduisant cette distinction aux contours flous pense-t-il répondre notamment aux arguments présentés par la France qui avait entre autres souligné que lors des engagements en opérations extérieures la notion de service courant n’a aucun sens.

11Ce faisant, l’avocat général s’aventure sur un terrain encore plus glissant. Comment la Cour européenne peut-elle s’arroger la faculté de dicter l’organisation des armées en distinguant dans le statut des militaires un service courant d’un service exceptionnel ? Si les militaires sont soumis à l’obligation de disponibilité permanente, c’est bien parce qu’une telle distinction est impossible à organiser et que leur activité doit s’accommoder des circonstances et qu’elles doivent pouvoir être remise en cause de manière non prévisible. De surcroît, les militaires doivent pouvoir au cours de leur carrière servir des fonctions variées, ce qui implique la nécessité d’une grande flexibilité dans les affectations et la gestion des ressources humaines.

12Prisonnier de son raisonnement, l’avocat général considère de surcroît qu’il revient à chaque État de démontrer pourquoi certaines catégories de militaires devraient être exemptées de l’application de la directive et cela sous réserve d’un réexamen régulier, sous le contrôle du juge.

13Une telle approche débouche naturellement sur une situation ingérable : à quel niveau de l’organisation des armées, pour quelles tâches et pour combien de temps ? Les activités « courantes » des armées confiées à des militaires professionnels doivent-elles être assimilées aux tâches qu’effectuent déjà les employés civils et militaires ? Quel régime doit être choisi pour les situations spécifiques qui requièrent tantôt une activité militaire permanente (cf. l’opération Sentinelle contre le terrorisme, la sécurisation 24h/24 de l’espace aérien par les aviateurs ou la mise en œuvre de la dissuasion…) et tantôt des transferts d’un poste à l’autre.

14Autant de cas particuliers que le juge national, pour procéder à un tel examen, ne pourrait apprécier sans entrer dans un délicat contrôle d’opportunité sur les circonstances qui justifieraient ou non que les militaires concernés se trouvent ou non en « service normal » ?

15Une telle démarche est évidemment inacceptable pour tous les États de l’UE, tant sur le plan politique que juridique. Elle est également impraticable dans les faits. La Cour européenne ne peut évidemment contraindre les États à prévoir, sous son contrôle et celui des juridictions nationales, deux catégories de militaires dans une même formation et donc se faire le défenseur d’un concept d’armée à deux vitesses. On reconnaît là l’influence du modèle allemand de la Bundeswehr, dont il faut rappeler que pour des raisons historiques, elle n’est pas l’armée de la RFA, mais juridiquement l’armée du Bundestag, placée dans une situation particulière, unique en Europe.

16Notons que, de surcroît, le débat intervient à contresens de l’évolution des politiques européennes, alors que le Conseil européen venait précisément d’inviter les 27 à s’engager plus efficacement dans les opérations militaires et de stabilisation que mènent les États-membres.

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18Bien entendu, ces conclusions de l’avocat général, si elles étaient suivies par la CJUE seraient de nouveau contestées sur le plan juridique et rejetées par les États et notamment la France. Mais critiquable sur le plan juridique et d’une mise en œuvre impraticable dans les armées modernes, cette approche serait désastreuse sur le plan politique si elle venait d’être retenue par les juges de Strasbourg. Elle conduirait inévitablement beaucoup en Europe à se demander si Boris Johnson, qui voyait dans la Cour de Luxembourg une source de destruction de toute souveraineté nationale, n’avait pas finalement raison. Quant à MM. Orban et Kaczynski, ils pourraient y trouver des arguments nouveaux face à leurs démêlés avec la Cour européenne concernant leur mainmise sur la presse et les tribunaux.

Français

La directive sur le temps de travail en cours d’examen par la Cour de justice de l’UE est un contresens et une aberration sur le plan militaire. Hors de propos sur le plan opérationnel, un tel texte ne pourrait qu’affaiblir nos armées, mais aussi la légitimité de la Cour dans un champ où elle n’est pas compétente.

  • CJUE
  • temps de travail
  • disponibilité
  • fonctionnarisation
Benoît d’Aboville
Ancien ambassadeur.
Jean-Pierre Spitzer
Avocat international.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/06/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.841.0111
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