CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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« Cent mille ardents soldats, héros et non victimes,
Morts dans un tourbillon d’évènements sublimes,
D’où prend son vol la fière et blanche Liberté,
Sont un malheur moins grand pour la société. »
Victor Hugo, Les Quatre vents de l’esprit, 1881.

2Au lendemain du désastre de 1870, Victor Hugo relate la difficulté de la société française à apprécier l’esprit de sacrifice des soldats défenseurs de la Liberté. Soixante-dix ans plus tard, la création de l’ordre de la Libération semble procéder du courant inverse. L’esprit guerrier des hommes refusant de se rendre sans avoir combattu a incité le général de Gaulle à immortaliser cet engagement sans limites. Après quatre-vingts ans de paix relative, les relations internationales se durcissent aujourd’hui et le terme de « compétition » est désormais assumé pour qualifier le contexte stratégique. Nos postures et résiliences sont remises en cause face à un ennemi agissant dans les multiples domaines de la conflictualité. On peut alors se demander si l’esprit guerrier doit rester l’apanage de l’uniforme ou s’il ne s’agit pas d’une préoccupation nécessaire pour l’ensemble de la nation. Dix ans après la signature des Traités de Londres, cette problématique est partagée par nos alliés confrontés aux mêmes menaces. Cet article étudie la place de l’esprit guerrier au sein des sociétés française et britannique, et l’influence des armées sur leurs concitoyens visant à les préparer à la transformation de la guerre. Dans ce cadre, il paraît opportun de comparer les fondements de l’esprit guerrier au sein des armées françaises et britanniques. Les éléments retenus seront analysés au prisme du contexte stratégique pour souligner la nécessité de préparer la société à la guerre. Cette mise en perspective permettra d’élaborer quelques réflexions pour promouvoir un esprit guerrier propre à la population française.

Approche comparée

3L’esprit guerrier a été mis en valeur par l’Armée de terre française en 2019 pour fixer un nouveau cap dans la préparation physique et morale de ses combattants. Même s’il est novateur, ce concept est inscrit dans l’ADN de ses unités, issues d’une histoire dynamique. Il repose sur trois piliers : aguerrissement, emploi des nouvelles technologies et traditions militaires. De la « force morale » de Guibert à la « vertu guerrière » de Clausewitz, il s’agit de pouvoir changer le cours d’une bataille, par-delà la qualité de l’entraînement, des équipements et de la manœuvre. Cette idée a guidé nos soldats à la victoire, de Bouvines à Tombouctou.

4Outre-manche, l’esprit guerrier repose également sur trois composantes. La force physique renvoie à l’aguerrissement des corps, mais également à la capacité d’entraînement et d’adaptation au contexte stratégique comme l’a illustrée l’exercice Saif Sareea 3 à Oman en 2018. Deux décennies après le précédent déploiement, l’engagement de 5 500 soldats britanniques aux côtés de 65 000 Omanis souligna la puissance rénovée des unités de la 1st Armoured Infantry Brigade. Les forces conceptuelles théorisent le niveau de réflexion des chefs militaires. De Our Values and Standards à Land Operations, le leadership est central, conférant aux commandeurs la responsabilité particulière de la diffusion de l’esprit. Les forces morales sont enfin le socle de l’esprit guerrier. Sir David Richards l’indique dès sa nomination comme Chief of the General Staff en 2009 [1]. Ce socle s’appuie sur le Regimental System, véritable guide de l’action des unités en vertu de quoi les traditions militaires ont une fonction intégratrice de l’esprit de corps et de la fraternité d’armes. The Rifles décrit par exemple comment la conduite des opérations est renforcée par une expression de l’identité collective, enracinée dans les valeurs fondamentales du régiment, fondées sur une histoire construite au travers de nombreuses batailles, de Salamanque à Pegasus Bridge.

5De part et d’autre de la Manche existe donc une vision de l’esprit guerrier assez comparable. L’Histoire montre pourtant des différences dans la diffusion de cet esprit au sein de la société. L’étude des rapports entre la monarchie et la guerre illustre la particularité britannique. Trois monarques se sont succédé au cours des deux guerres mondiales et l’état de guerre permanent a incité l’institution royale à participer à la mobilisation psychologique du peuple, créant un lien fort entre le souverain et ses sujets [2]. Ainsi, lorsqu’une bombe allemande endommage en 1940 le jardin de Buckingham, l’épouse de George VI, déclare : « Je suis fière que nous ayons été bombardés : je peux maintenant regarder l’East End dans les yeux [3]. » L’analyse des destins européens en 1940 montre en parallèle qu’une part de l’échec français de l’époque a tenu au déracinement de sa société, entraînant une « crise du patriotisme français » [4]. À l’inverse, « le pays qui, devant la première vague de terreur allemande, s’est de loin le mieux tenu est celui où la tradition est la plus vivante et la mieux préservée, c’est-à-dire l’Angleterre » [5]. La place de la tradition au sein de la société britannique apparaît donc comme un moteur du renforcement de la trinité clausewitzienne et un facteur de développement de l’esprit guerrier au sein de la société.

Dépasser le cadre des armées

6Deux facteurs nous invitent à penser l’esprit guerrier au-delà des armées : l’intensification des conflits futurs et leur diffusion au sein des peuples.

7Soixante-quinze ans après la fin du second conflit mondial, l’actualité semble échapper à l’alternative de la guerre ou de la paix telle que nous l’a léguée la tradition occidentale [6]. Ces deux concepts, désormais obsolètes, ne nous ont pas mis à l’abri de la violence comme le soulignent non seulement les attaques terroristes à répétition, mais également la dureté des mouvements de contestation créés par nos propres sociétés. Paradoxalement, la guerre et la paix constituent aujourd’hui un tout, entraînant une bascule vers un état de compétition, incitant nos armées à passer de la préparation d’une guerre à l’anticipation de « La guerre » [7]. Cette violence peut aujourd’hui procéder en masse et entraîner un engagement qui redeviendrait total. Elle peut également être individuelle et toucher chaque membre de la société en tant que victime collatérale. Le sentiment de paix durable, offert par l’apparente sécurité de la dissuasion nucléaire sinon l’effondrement du monde bipolaire, n’était finalement qu’éphémère. La vision stratégique du Cemat, le général d’armées Burkhard donne ainsi le cadre de cette guerre de haute intensité à laquelle nous devons nous préparer.

8Parallèlement à ce durcissement, nos sociétés doivent s’adapter à la guerre post-industrielle devenue « diffuse » [8]. Le glas du « monde ancien » a sonné en France dès les attentats de 1995, bien avant la crise sanitaire de 2020 [9]. Mao Zedong écrivait déjà que « c’est la volonté des peuples qui fait l’histoire », mais imaginait-il une accélération de l’accès à l’information et de la diffusion de la guerre au sein de nos foyers [10] ? La trinité clausewitzienne assure que la population est au centre de la souveraineté politique et de la légitimité de toute action militaire. Le nouveau concept d’emploi des forces britanniques souligne également cette mutation de la conflictualité d’un « âge industriel vers un âge de l’information » [11]. Ainsi, la volonté de combattre d’une démocratie moderne dépend prioritairement de sa population et donc de son opinion publique. La préparation des forces morales des citoyens et la culture d’un esprit guerrier commun jouent un rôle important dans le renforcement de cette volonté.

9Réduire l’esprit guerrier au seul monde militaire tel que décrit par Victor Hugo ne nous semble donc plus opportun. Un transfert de cet esprit pour le mettre au cœur de la société peut être nécessaire pour accompagner les individus qui subissent cette nouvelle conflictualité. Dès lors, comment s’adapter ? Nos réflexions s’inscrivent ici dans le cadre des trois composantes de l’esprit guerrier français : aguerrissement, emploi des nouvelles technologies et traditions militaires.

Aguerrir

10Les batailles sont conduites par des chefs insufflant l’esprit guerrier. Or, l’incertitude, la friction et le chaos peuvent engendrer la peur et diminuer la combativité. Pour les Britanniques, le leadership est un rempart face à ce sentiment, le maintien du moral étant un principe de la guerre. Le premier objectif à atteindre pour aguerrir la société serait alors constitué par l’endurcissement des cadres, véritables « Sentinelles de la nation » [12].

11Affermir les esprits passe également par une révision du rapport à la mort. Il existe en effet aujourd’hui une volonté de l’occulter et des difficultés à le gérer. Philippe Ariès a exposé à ce sujet le passage d’une « mort apprivoisée » à « une mort inversée » [13]. Nous pensons que c’est cette gestion qui peut renforcer l’aguerrissement de la société. Les cérémonies d’hommage national incarnent évidemment le soutien de la nation à ses soldats, mais ne facilitent pas l’acceptation de la mort par la société. Il convient donc de faire admettre qu’éradiquer le terrorisme entraînera des pertes humaines, qu’un engagement majeur de nos armées endeuillera des familles ou que des attaques non militaires porteront atteinte à nos vies. Ce message réaliste peut être double. D’une part, les armées ont « un devoir d’inspiration, celui de réintroduire une vision du tragique » pour renforcer la résilience de la société comme le souligne notre Cema [14]. D’autre part, un discours national peut rappeler la réalité de notre monde comme le fit Winston Churchill devant la Chambre des Communes le 13 mai 1940, rappelant que « Je n’ai rien d’autre à offrir que de la peine, du sang, de la sueur et des larmes ».

Conserver l’initiative technologique

12Nos armées se préparent à appréhender des systèmes de combat de nouvelle génération. L’esprit guerrier numérique passe aussi par une domination des outils technologiques. Le « droit à la connexion », met pourtant en jeu la question récurrente de notre résilience. Les préoccupations concernant l’accès au wifi sur les bases militaires en Opex en sont une illustration. Si les armées ont des leviers permettant de limiter les effets opérationnels de cet asservissement aux réseaux, la société en est démunie comme le soulignent les débats liés à la cinquième génération des standards de téléphonie mobile. La fragilité de cette dépendance technologique est assurée par la nécessité de protéger les réseaux, le nombre d’interventions de l’ANSSI contre des attaques de rançongiciels ayant doublé entre 2019 et 2020.

13L’utilisation massive des réseaux sociaux a en outre transformé l’attention des utilisateurs en nouvel objet de conflictualité. S’appuyant sur les travaux de Brian Jenkins, le manuel de propagande de l’État islamique comparait, en 2016, la portée des réseaux sociaux à celle d’une bombe nucléaire [15]. Aujourd’hui, la lutte contre l’addiction à la dopamine entraînée par la course aux « like », et dans un autre registre l’angoisse chronique de manquer une information, représentent deux défis pour résister au terrorisme numérique et à la guerre pour l’attention.

Favoriser l’inclusion

14Il existe une singularité britannique permettant d’améliorer la visibilité des armées. Le Regimental System participe en effet de la transmission des traditions régimentaires en s’appuyant sur un recrutement géographiquement ciblé. Il permet également de conserver un ancrage territorial renforcé par l’adhésion des « anciens » venant s’y retirer, constituant un club orientant la jeunesse locale [16]. Ce système est complété par une synergie entre action régimentaire et vie de la cité : les habitants sont associés aux parades de retour d’Opex et des messages sont diffusés sur Internet pour rendre hommage aux soldats morts au combat [17]. Cette visibilité accrue renforce l’esprit guerrier au-delà des enceintes régimentaires. En France, notre spécificité est marquée pour le citoyen par le cérémonial militaire qui fait appel à l’âme et manifeste l’unité de la nation. Un effort de diffusion des cérémonies de tradition hors les murs des régiments pourrait favoriser la transmission de la militarité et acculturer la population à l’esprit guerrier. Cinq ans après la recréation de la Garde nationale, il s’agirait d’un nouveau pas vers un retour aux racines de l’esprit de défense et de ses manifestations symboliques.

15***

16En définitive, Charles de Gaulle soulignait il y a près d’un siècle le décalage entre brutalité guerrière et frilosité du monde non-combattant : « sans doute la guerre future sera, pour le chef militaire, plus malaisée encore à conduire (…) parce qu’à l’horreur de la souffrance, au désir d’en finir, à la crainte de la défaite, les gouvernants, les Parlements, les classes de la nation ajouteront l’angoisse du bouleversement politique et social » [18]. L’esprit guerrier nous semble être le socle d’un continuum s’étendant de la conduite de la guerre à la préservation d’une certaine forme de paix. Les armées françaises et britanniques en partagent une vision commune tant doctrinale qu’opérationnelle. Pourtant, du Regimental System à la nation en armes, il reste encore une tranchée à franchir. L’évolution de la conflictualité, son intensification et sa diffusion au sein de nos foyers appellent un renforcement de la résilience de notre société. Une transposition des concepts militaires liés à l’aguerrissement, à l’emploi des nouvelles technologies et aux traditions est envisageable pour atteindre ce but. Dès lors, rappelant qu’« il n’y a point de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat » [19], Jean-Jacques Rousseau nous invite à regarder les cicatrices de 1940 afin qu’aucun citoyen ne puisse se demander de quel « étrange défaite » il aura été le complice.

Notes

  • [1]
    CGS General Sir David Richards in his own words, Commentary, 26 août 2009, RUSI (https://rusi.org/).
  • [2]
    Philippe Chassaigne : « La société britannique, la monarchie et la guerre, 1914-1945 », Histoire, économie & société, 2/2004, p. 181-189.
  • [3]
    Sarah Bradford : Elizabeth : A Biography of Britain’s Queen ; Farrar Straus & Giroux, Londres, 1996.
  • [4]
    Simone Weil : L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain ; Hadès, 2017, p. 162.
  • [5]
    Ibidem.
  • [6]
    Frédéric Gros : États de violence : essai sur la fin de la guerre ; Gallimard, 2005.
  • [7]
    Audition du Cemat par la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, octobre 2019.
  • [8]
    Pierre-Joseph Givre et Nicolas Le Nen : Enjeux de guerre ; Économica, 2012, p. 45.
  • [9]
    Alexandre Adler : J’ai vu finir le monde ancien ; Grasset, 2002.
  • [10]
    Cité par André Beaufre : La Stratégie de l’action ; La Tour d’Aigues, 1997, p. 131.
  • [11]
    Ministry of Defence : « The Integrated Operating Concept 2025 », 30 septembre 2020 (www.gov.uk/).
  • [12]
    Jean-Luc Villeminey : « Les cadres : premières sentinelles de la Nation », Les Cahiers de la RDN, « Action 2030 -67e session du CHEM », 2018, p. 155-169.
  • [13]
    Philippe Ariès : L’Homme devant la mort. 1. Le temps des gisants ; Seuil, Paris, 1977.
  • [14]
    Nathalie Guibert : « 11 novembre : les soldats morts en opérations extérieures entrent dans la mémoire collective », Le Monde, 11 novembre 2019.
  • [15]
    Charlie Winter : « Media Jihad : The Islamic State’s Doctrine for Information Warfare », ICSR, 2017.
  • [16]
    David French : Military Identities : the Regimental System, the British Army, & the British People c.1870-2000 ; OUP Oxford, 2005.
  • [17]
    « Yorkshire Regiment commander’s tribute to fallen men », BBC News, 8 mars 2012 (www.bbc.com/).
  • [18]
    Charles de Gaulle : Le Fil de l’épée ; Plon, 1932.
  • [19]
    Jean-Jacques Rousseau : Émile ou De l’éducation, 1762.
Français

Les évolutions sociétales contemporaines ont éloigné le spectre de la guerre. Or, la conflictualité reste une réalité de plus en plus polymorphe. Cela oblige à réfléchir au besoin de renforcer l’esprit guerrier et donc la résilience globale de la nation.

  • esprit guerrier
  • esprit de corps
  • aguerrissement
  • forces morales
Guillaume Leuenberger
Chef d’escadrons. Officier de cavalerie. Actuellement scolarisé à l’Advanced Command and Staff Course au Royaume-Uni.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/04/2021
https://doi.org/10.3917/rdna.839.0097
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