CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En 1914, si l’on en croit les travaux de l’économiste Angus Maddison, le choc économique pour la France, né de la première année de la Première Guerre mondiale fut une récession de 7,5 % de son PIB. C’est, à quelques dixièmes près l’estimation, pour la France, qu’a donnée le FMI, suite à la crise de la Covid-19, pour l’année 2020. C’est dire l’ampleur de l’onde de choc qui a percuté notre économie.

2La décroissance mondiale que nous venons de subir, bien malgré nous, apparaît pour certains comme une bénédiction. C’est en réalité une calamité. L’Organisation internationale du travail envisage la disparition de 5,3 millions d’emplois dans le monde suivant le scénario le plus optimiste et 24,7 millions dans le scénario le plus pessimiste, sur 188 millions de chômeurs sur la planète en 2019. L’on prévoit enfin une perte économique mondiale allant de 785 milliards d’euros à 3 100 milliards d’euros d’ici la fin 2020.

3Dans le domaine de la défense, en même temps qu’elle a montré que les armées étaient toujours au service des Français, la crise de la Covid-19 révèle une certaine fragilité de notre économie de défense et de notre modèle d’armée qui, bien que complet, est dimensionné au plus juste et avec des marges de manœuvre qui pourraient s’avérer ne pas être suffisantes en cas de crise aggravée.

4L’épidémie née du Coronavirus ne constitue pourtant pas une « surprise stratégique ». Deux Livres blancs, en 2008 et 2013, tout comme la Revue stratégique de 2017, identifient le risque pandémique et la possibilité que de nouveaux virus « franchissent la barrière des espèces ».

5Tirant les conclusions de cette Revue stratégique, le Parlement a promulgué, en juillet 2018, la loi de programmation militaire (LPM) qui fixe un cadre budgétaire précis permettant de consolider l’ambition de notre pays pour son armée sur sept ans (2019-2025). Le budget de la défense doit ainsi être porté à 295 milliards d’euros d’ici à 2025, soit 23 % de plus que sur la période précédente 2014-2019. Grâce à cet investissement massif, la France entend conserver un modèle d’armée « complet et équilibré ».

6Le texte de cette « loi-cadre » rappelle cependant qu’une actualisation prévue en 2021 permettra d’affermir les ressources budgétaires pour les années ultérieures afin de prendre en compte la situation macroéconomique à cette date. Dans le contexte de très forte tension sur le budget français né de la crise sanitaire, on pourrait craindre une ambition dépréciée et un coup de frein opposé à la « remontée en puissance » de notre outil militaire. Nous montrerons ici qu’il faut qu’il n’en soit rien.

L’impact des crises économiques sur les budgets nationaux de défense

7Les travaux économétriques comme l’histoire des finances publiques ne rassureront pas le lecteur curieux de connaître l’impact des crises économiques sur les budgets de défense, et soucieux de voir les questions stratégiques et les outils de souveraineté sanctuarisés.

8En effet, les travaux antérieurs des économistes sur le cas français mettent en évidence plusieurs tendances qui doivent nous alerter. D’abord, les dépenses de défense servent fréquemment de variable d’ajustement en matière budgétaire. Ensuite, ces travaux montrent que la défense contribue davantage aux réductions de dépenses publiques que d’autres « politiques publiques ». Enfin, l’observation empirique tend à démontrer que ce sont les titres budgétaires, au sens de la Lolf (titre 3 « fonctionnement » et titre 5 « investissement »), qui supportent prioritairement le coût de la récession ou de la contraction des budgets.

9On explique fréquemment ces résultats par la probabilité que l’acceptabilité sociale de la baisse des dépenses militaires est plus grande que celle portant sur d’autres dépenses non-défense. En effet, le risque que ces dépenses constituent une variable d’ajustement est d’autant plus important que l’opinion française, à la différence de pays davantage préoccupés par les questions sécuritaires, comme la Grèce par exemple, reste moins sensible à l’égard des dépenses militaires.

10Il est utile de se rappeler qu’après la dernière crise financière en 2008, 45 % des Français considéraient que « si l’on devait réduire les dépenses publiques, il faudrait commencer par la défense », contre 13 % qui pensaient que l’on devrait réduire les dépenses pour l’environnement et l’écologie. On n’ose imaginer les résultats qu’un tel sondage produirait aujourd’hui…

11Le risque est donc que l’on nous pousse de plus en plus à arrêter d’indexer le financement de notre défense sur les besoins de nos armées, mais plutôt de définir leurs besoins au regard des ressources et d’un cadre budgétaire contraint.

12Pour autant, les raisons qui ont conduit l’écriture et l’adoption de la LPM n’ont pas disparu du fait de la crise : face aux menaces qui pèsent sur sa sécurité, la France doit pouvoir compter sur une armée performante. C’est le constat que le président de la République a fait en arrivant à l’Élysée et dont il a tiré les conséquences, avec d’une part la rédaction de la Revue stratégique de défense et de sécurité en 2017 et, d’autre part, l’adoption, par le Parlement, de la loi de programmation militaire 2019-2025 qui se veut être une loi de remontée en puissance promouvant un modèle d’armée complet, équilibré sur les cinq fonctions stratégiques.

13Cette LPM vise à réparer les lacunes capacitaires. En aucune manière, la crise n’a fait disparaître ces lacunes, au contraire, elle aurait tendance à les accentuer, dès lors, par exemple, que nous pouvons avoir des retards dans les livraisons de matériels.

14Si les activités les plus critiques pour la défense nationale ont pu être maintenues pendant la crise, les mesures sanitaires mises en place ont fortement affecté la poursuite des activités industrielles en matière de défense. Le premier effet de l’impact de la Covid-19 est évalué à trois mois de retard sur les livraisons et programmes de développement.

15Cette réduction de l’offre provoquée par la contraction des outils de production et les mesures de chômage partiel pourrait se coupler à une réduction de la demande au vu de la crise économique et son impact sur les budgets de défense des pays clients de l’industrie de défense. Ces mesures budgétaires pourraient se traduire par une révision des commandes, avec le décalage voire l’annulation de celles-ci. Or, les capacités des industriels de défense à exporter sont essentielles pour assurer la rentabilité de programmes coûteux et réduire les coûts des équipements. N’oublions pas que les exportations de défense permettent ainsi d’absorber environ 800 millions d’euros par an d’amortissement des frais fixes de la base industrielle et technologique de défense (BITD), tous secteurs confondus.

La LPM traduit déjà un investissement budgétaire massif dans notre outil de défense

16La LPM d’origine formule déjà une ambition d’investissement et porte un effort financier au profit des équipements et de leur modernisation. Ainsi, ce sont plus de 20,8 milliards d’euros en 2020 qui profiteront à « l’agrégat équipement », c’est-à-dire à l’arrivée de matériels nouveaux et à la préparation de l’avenir ; et 22,3 milliards en 2021. La LPM a été jusqu’à maintenant considérée comme un effort cohérent et soutenable, et surtout pris en conformité avec la loi de programmation des finances publiques. Sur la période 2019-2022, les enveloppes en crédits de paiement ont été fixées en augmentation de 1,7 milliard d’euros par an, avant d’augmenter de 3 milliards en 2023.

17Mais il est possible de s’interroger sur le devenir du socle législatif sur lequel s’adosse la LPM après la tempête budgétaire que nous connaissons. En effet, si la loi du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques (LPFP) pour les années 2018 à 2022 dispose à son article 2 que « lors du dépôt au Parlement d’un projet de loi de programmation autre qu’un projet de loi de programmation des finances publiques, le gouvernement remet au Parlement un rapport permettant de s’assurer de la cohérence du projet de loi avec la trajectoire de finances publiques figurant dans la loi de programmation des finances publiques en vigueur » ; la LPM 2019-2025 est la première loi de programmation à devoir se conformer à cette nouvelle disposition.

18Que devient l’édifice cependant, dès lors que le socle sur lequel l’ensemble repose s’est affaissé, du fait de la crise sanitaire puis économique ? Celui-ci risque d’être considérablement fragilisé si une réassurance politique extrêmement forte et ambitieuse n’intervient pas. Si considérer à ce jour que l’investissement dans la défense est un levier de croissance évident peut être discuté d’un point de vue des modèles économétriques, notamment ceux cherchant à connaître l’impact de la R&D de défense dans la croissance globale, il est évident que les investissements de défense sont des outils de politique industrielle dotés d’une dimension technologique forte, porteurs de grandes synergies sur les marchés civils, avec, de surcroît, un caractère peu délocalisable des emplois concernés, et échappant largement aux règles de l’OMC ; donc une industrie immédiatement mobilisable et à notre main.

19Sur la base de ce constat, il faut soutenir le tissu économique des start-up, PME et ETI innovantes de défense, mais aussi des maîtres d’œuvre industriels et des « grands groupes » en favorisant la commande et notamment la commande publique.

Une relance tant par la commande que par l’offre

20La « relance par la commande », qui permet de soutenir les acteurs du secteur, non seulement par la confirmation et l’accélération de la commande publique sur certains programmes, est d’ores et déjà prévue dans la LPM, mais elle doit aussi permettre de soutenir la commande à l’export (crédit acheteur ou vendeur, soutien aux salons du secteur comme Euronaval).

21Concernant le domaine le plus critique, l’aéronautique, un plan de soutien à hauteur de 600 millions d’euros a été arrêté. Il se traduit notamment par la commande des 3 Airbus A330 Multi Role Tanker Transport (MRTT) fin août et souligne l’agilité du ministère des Armées à contractualiser vite des projets de grande ampleur. La visite qu’a rendue Florence Parly à Hélicoptères Guimbal, le 2 septembre 2020, fait également écho à la décision d’anticiper la commande d’un deuxième drone SR700 issu du programme de « système de drone aérien de la Marine » (SDAM). La décision du gouvernement permet de récupérer un peu de retard et apporte une opportune bouffée d’oxygène au constructeur et aux 15 postes d’ingénieurs qui pourront ainsi être sauvegardés.

22Enfin, 50 millions d’euros seront d’ores et déjà investis dans des technologies innovantes en matière d’observation (la préparation des technologies pour nos futurs satellites IRIS), dans le domaine de la navigation (l’amélioration des technologies antibrouillage) et de la télécommunication (développement de charges utiles pour communication haut débit).

23La relance par l’offre, de son côté, devra permettre de soutenir la R&D afin d’augmenter la qualité et la compétitivité des produits français, particulièrement auprès des PME/ETI dont les capacités d’investissements ont pu être fortement réduites. À ce titre, il sera nécessaire de mobiliser les financements provenant de l’Union européenne, dont le Fonds européen de défense pour lequel on ne dira jamais assez qu’il est regrettable qu’il n’atteigne pas, à ce stade, ses ambitions budgétaires initiales, mais aussi programme européen « Horizon Europe » dédié au maritime, pour la transition énergétique des navires.

24Last but not least, le paquet sur la compétitivité de 34 milliards d’euros sur les 100 milliards annoncés pour le plan de relance est composé d’une vingtaine de milliards de réduction d’impôts de production : cette réduction bénéficiera également à l’ensemble des entreprises militaires qui pourront ainsi mieux sécuriser leurs investissements. À cette aune, il serait bon – et les parlementaires seront là pour contrôler l’équilibre de la relation « État-industrie » – que ces différentes réductions d’impôts soient répercutées dans les montants des contrats d’armement.

Des mesures de soutien non budgétaires pourraient également participer de la relance

25Comme on l’a vu, s’il faut spécifiquement accompagner la BITD via de l’achat par le ministère des Armées, il est également nécessaire, à travers le prisme de la dualité, de favoriser les relations entre la BITD et les acheteurs publics des territoires comme les intercommunalités, qui ne connaissent que trop mal ce tissu d’entreprises de défense et qui, réciproquement, ne sont pas connus dudit tissu (safe city, smart city entre bien d’autres problématiques…).

26Il pourrait être opportun à travers la fiscalité, de rendre pérenne les facilités créées par le Crédit impôt recherche (CIR) en termes de remboursement pendant la crise, d’étendre le Crédit impôt innovation (C2I) aux ETI, voire de renforcer le statut de « jeune entreprise innovante ».

27Mais c’est aussi dans le cadre de la structuration de l’Europe de la défense que des pistes doivent être trouvées. En ce sens, les crises sont les moteurs de la construction européenne. La mutualisation des efforts de défense avec nos alliés, grâce à un fonctionnement des alliances par spécialisation en lieu et place d’une mutualisation généralisée, permettrait à chaque membre de se concentrer sur ses points de force. Aucune nation européenne ne semble pouvoir se permettre financièrement une gamme complète de capacités militaires, dans un contexte où, on l’a dit, les dépenses de défense risquent d’être réduites et où le coût des équipements augmente. On le sait, il y a trop souvent une duplication des programmes de recherche et de développement très onéreux ainsi que des séries beaucoup trop réduites de production qui ne permettent pas de réaliser des économies d’échelle.

28Cette solution a l’inconvénient de supposer l’acceptation d’une forme de dépendance mutuelle, mais risque d’avoir l’avantage de bénéficier de ce que j’appellerais la « triste dynamique d’effondrement » de l’équilibre des budgets nationaux des États européens qui se trouvent de facto dans la même position, dans la même démarche, celle de trouver des solutions innovantes. En ce sens, cette crise pourrait constituer une fenêtre d’opportunité pour nos États et industries de défense concernant des rapprochements, quant au développement d’un marché unique de matériels de défense européen ou en créant une véritable BITDE.

29Cela, en mesurant les vrais enjeux de souveraineté et de relocalisation des technologies souveraines avec des firmes françaises qui vont aussi être fragilisées d’un point de vue capitalistique, et qu’il conviendra de conserver dans notre giron. Notons à ce propos que très opportunément, une « Task Force sauvegarde de la BITD », mise en place dès le début de la crise, est chargée de cartographier 1 500 entreprises du secteur, de les ausculter, d’identifier la nature exacte de leurs difficultés et d’envisager les solutions de soutien. Avec pour objectif de préserver les sous-traitants qui ont des compétences uniques et stratégiques.

Pour une pratique disruptive du pouvoir : la mise en œuvre pleine et entière de la LPM votée

30Suite à la crise financière de 2008, la « carte militaire » a été profondément réorganisée en France. Les restructurations ont entraîné la fermeture de plus de 80 sites entre 2009 et 2016, et les territoires ont fortement perdu en effectifs. Les conséquences économiques pour ces territoires les plus fragiles furent élevées, à tel point d’ailleurs que l’État les a accompagnés en prenant en charge le coût social de régression via des dispositifs d’aides publiques (DAR, régions, UE) à hauteur d’1,1 milliard d’euros.

31Il aura fallu que le terrorisme frappe tragiquement et de nouveau notre sol, en 2015 pour entamer un tournant. Mais on ne rattrape jamais totalement le temps perdu. Ne reproduisons pas la même erreur. Une pratique disruptive du pouvoir, à laquelle fait si souvent référence le président Emmanuel Macron reviendrait véritablement à mettre en œuvre une loi de programmation militaire, adoptée en temps de prospérité relative, et juste avant l’une des « pires crises économiques depuis 1929 ». Cela constituerait une véritable innovation politique. Gardons-nous des coupes budgétaires destructrices dans l’exécution ou l’actualisation de la loi de programmation militaire.

32La ministre des Armées, devant la représentation nationale, lors de la discussion générale de la LPM a eu cette phrase : « Le temps des sacrifices est révolu »… Deux ans plus tard, cette affirmation semble anachronique. Pourtant, c’est bien dans la « stricte observance » de la loi votée que le secteur de la défense trouvera l’oxygène qui lui est nécessaire pour aller de l’avant.

Français

La crise de la Covid-19 affecte durablement les finances de l’État, avec la tentation de trouver des sources d’économies notamment à la défense. Or, plus que jamais, les investissements prévus par la LPM auront un impact très positif pour notre économie et constituent un levier efficace et pertinent.

  • LPM
  • BITD
  • investissements
  • souveraineté
Fabien Gouttefarde
Député de l’Eure. Membre de la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/10/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.833.0031
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