CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au-delà du Proche et Moyen-Orient, dont l’instabilité chronique menace notre sécurité, un autre arc de crise représente un risque pour la paix : le triangle Inde-Pakistan-Afghanistan. Inde et Pakistan sont en conflit depuis le jour de leur indépendance. Si l’Inde est liée à l’Afghanistan par une coopération de plus en plus étroite, les relations entre l’Afghanistan et le Pakistan se caractérisent par une profonde méfiance mutuelle.

2Le conflit indo-pakistanais était en germe avant même la partition de 1948. La création d’un État du sous-continent indien séparé pour les musulmans minoritaires du Raj britannique n’était pas l’objectif des responsables politiques musulmans de l’Empire des Indes. La Ligue musulmane  [1] revendiquait une représentation politique paritaire pour les musulmans et pour les hindous, bien supérieurs en nombre  [2]. Au principe « un homme, une voix », elle opposait la thèse de l’égalité entre communautés. Les musulmans du sous-continent espéraient alors trouver leur place dans une très grande Inde décentralisée, dont le territoire aurait correspondu à l’Inde, au Pakistan et au Bangladesh d’aujourd’hui.

3Quand ils comprirent que l’Inde indépendante de Gandhi et de Nehru serait laïque, mais que les hindous la domineraient politiquement, ils se replièrent sur leur plan B, et demandèrent à la puissance coloniale de créer un État pour eux seuls. La Grande-Bretagne et les États-Unis voulaient disposer d’un allié contre l’URSS dans la région, alors que tout le monde pensait que l’Inde basculerait plus ou moins dans le camp soviétique. Le Pakistan fut l’un des États fondateurs du pacte de Bagdad avec le Royaume-Uni, l’Iran, l’Irak et la Turquie (1955).

4Historiquement, le Pakistan s’est construit contre l’Inde. Il a bâti un État sur la religion, alors que l’Inde faisait le choix contraire. Décidée par un gouvernement britannique qui ne voyait pas comment sortir autrement de l’impasse, la partition de 1947 fut bâclée et sanglante. Elle a créé un fossé durable de méfiance entre l’Inde et le Pakistan. L’armée pakistanaise s’est toujours considérée comme la garante de cette république islamique, de son intégrité territoriale comme toute armée mais, plus encore, de son identité.

5L’obsession de la menace indienne est le socle de la politique étrangère et de sécurité du Pakistan, et le prisme à travers lequel il juge celle des autres. Priorité a été donnée à la défense dans le budget de l’État par tous les gouvernements qui se sont succédé à Islamabad, civils aussi bien que militaires, et le Pakistan est le seul État musulman à être doté de l’arme nucléaire. La confrontation avec l’Inde a toujours été utilisée par le Pakistan à des fins de politique intérieure. Elle aide à souder l’opinion publique pour lui faire oublier le médiocre bilan des politiques économiques et sociales.

6Jamais résolue, la question du Cachemire reste l’obstacle majeur à tout rapprochement entre l’Inde et le Pakistan. Au moment de la partition, le Cachemire, État princier, avait le choix de rejoindre l’Inde ou le Pakistan. Il avait, comme aujourd’hui, une population en majorité musulmane. La thèse du Pakistan est qu’il aurait donc dû lui être rattaché. Mais des éléments pachtounes venant de l’actuel Pakistan s’infiltrèrent et le maharadjah hindou du Cachemire, Hari Singh, demanda l’aide de l’armée indienne, s’engageant en contrepartie à opter pour un rattachement à l’Union indienne.

7L’ONU intervint à la demande de l’Inde. Après plusieurs mois de conflit, les Nations unies réussirent à négocier un cessez-le-feu  [3]. L’Inde conservait le contrôle du Jammu-et-Cachemire, soit les deux tiers du territoire, le Pakistan se voyant attribuer l’Azad Cachemire et le Gilgit-Baltistan. Cependant, tous les gouvernements indiens ont toujours refusé, malgré plusieurs résolutions du Conseil de sécurité, d’organiser le plébiscite qui devait accompagner le cessez-le-feu et qui permettrait aux Cachemiris d’opter pour le rattachement à l’Inde ou au Pakistan  [4]. L’Inde considère que le Cachemire dans sa totalité fait partie intégrante de son territoire, pas seulement la partie qu’elle occupe actuellement. Pour elle, c’est une question intérieure. Pour le Pakistan, la partie musulmane et la plus peuplée du Jammu-et-Cachemire, la vallée du Cachemire et sa capitale Srinagar, doivent lui être rattachées. Il demande à la communauté internationale d’exiger l’application des résolutions du Conseil de sécurité.

8La question du Cachemire est à l’origine de trois des quatre guerres entre les deux pays. La première est celle de 1947-1948. La deuxième, en 1965, vit l’armée pakistanaise pénétrer en territoire indien et l’armée indienne marcher en direction de Lahore. La quatrième, en 1999, fut déclenchée par le général Musharraf, chef d’état-major de l’armée pakistanaise, à l’insu du Premier ministre Nawaz Sharif, pour occuper des positions stratégiques dans le district indien de Kargil. Elle se termina en quelques semaines par une victoire indienne. Comme chacun des deux pays conteste la division du Cachemire décidée en 1948, il n’existe pas entre les parties indienne et pakistanaise du Cachemire une frontière reconnue, mais une « ligne de contrôle » [5].

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9La troisième guerre indo-pakistanaise, en 1971, n’avait pas de rapport avec le Cachemire, mais fut la plus grave de conséquences pour le Pakistan, puisqu’elle déboucha sur la perte de sa partie orientale, et l’indépendance du Bangladesh [6].

10La fin des années 1980 vit monter en puissance au Cachemire un mouvement séparatiste durement réprimé par l’Inde et soutenu par le Pakistan de façon de plus en plus évidente. Après le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan, des combattants moudjahidines sont formés et équipés par les services pakistanais (Interservices Intelligence Agency) pour être infiltrés au Cachemire.

11Depuis quarante ans, les tentatives d’apaisement par le dialogue politique ont alterné avec des périodes de grandes tensions. Au Cachemire, les affrontements ont été réguliers entre indépendantistes et armée indienne. De très graves attentats terroristes ont été perpétrés en territoire indien par des mouvements extrémistes liés au Pakistan : attentat contre le Parlement de New Delhi en 2001, attentats de Bombay de 2008, qui firent 188 morts. Revendiqué, comme celui de 2001, par le Jaish-e-Mohammed, l’attentat du 14 février 2019 contre un convoi de l’armée indienne, à Pulwama, tue 46 paramilitaires. L’Inde procède à une « frappe préventive » au Pakistan, visant le principal camp d’entraînement de l’organisation. C’est la première fois, depuis 1971, que l’armée indienne intervient en territoire pakistanais, au-delà de la ligne de contrôle, et qui plus est par des moyens aériens. La libération rapide du pilote indien fait prisonnier après que son MiG-21 ait été abattu par les Pakistanais, permet de prévenir une aggravation des tensions lors de cette crise, l’une des plus graves de ces dernières années entre les États voisins.

Une accalmie de courte durée

12Lors de la visite d’Imran Khan à Washington en juillet 2019, un échange de bons procédés a semblé s’esquisser : le Pakistan ferait pression sur les taliban afghans, qu’il héberge, pour faciliter leur négociation avec les États-Unis, et donc le retrait américain d’Afghanistan, et en contrepartie Washington s’efforcerait de convaincre l’Inde de reprendre avec le Pakistan les discussions sur le Cachemire. New Delhi a immédiatement réagi : l’Inde n’acceptera aucune médiation internationale. Devant l’Assemblée générale des Nations unies (27 septembre 2019), le Premier ministre Imran Khan consacre la moitié de son discours de 50 minutes au Cachemire. Il dénonce l’idéologie du BJP qui proclame la supériorité de la race aryenne, son arrogance et sa haine des musulmans. Il compare l’inaction de la communauté internationale au silence qui avait accompagné la montée du nazisme en Allemagne dans les années 1930. « Le monde n’a rien fait. Nous sommes revenus à 1938. C’est un test pour l’ONU : vous êtes ceux qui ont reconnu le droit du peuple cachemiri à l’autodétermination. Faites-le respecter. »

13En février 2019 le Premier ministre Narendra Modi réforme la loi sur la citoyenneté et facilite la naturalisation des réfugiés originaires du Pakistan, d’Afghanistan et du Bangladesh sur un critère confessionnel qui exclut notamment les musulmans. En août de la même année, M. Modi, dont le parti nationaliste hindou BJP a été réélu triomphalement aux législatives de mai, décide de mettre fin au régime d’autonomie accordé par la Constitution indienne de 1950 à l’État du Jammu-et-Cachemire, et qui ne laissait à l’État fédéral que les grandes fonctions régaliennes. C’est un chiffon rouge pour Islamabad.

14Les grands partenaires de l’Inde comme du Pakistan ont exhorté les deux parties à régler leur différend par le dialogue bilatéral, auquel elles s’étaient engagées en 1972 dans l’accord de Simla.

15La Russie est l’alliée de l’Inde depuis la guerre froide, son premier fournisseur de matériel militaire, mais elle a signé en 2017 un accord de coopération militaire avec le Pakistan et lui a livré des hélicoptères de combat. L’Europe, comme la France, a renforcé ses partenariats avec l’Inde et observe une attitude prudente.

16Au volet territorial du conflit sur le Cachemire, s’ajoute un contentieux sur l’eau. L’Indus, qui est aussi essentiel au Pakistan que le Nil l’est à l’Égypte, reçoit 80 % de son eau des glaciers himalayens. Ses affluents rive gauche ont tous leur source, soit au Cachemire, soit au Tibet, mais traversent le Cachemire. Un traité indo-pakistanais de 1960, signé sous l’égide de la Banque mondiale, a créé un mécanisme de répartition et de régulation, en attribuant à chacun des deux pays trois affluents et en instituant une commission bilatérale pour régler les différends. Le Pakistan dénonce une surutilisation par l’Inde de l’amont cachemiri de l’Indus, par une politique de construction de petits barrages, de nature à réduire le débit disponible pour l’agriculture de l’aval pakistanais.

17Après l’attentat de 2019 contre les paramilitaires indiens, Narendra Modi a menacé de dénoncer le traité (« l’eau ne peut pas couler avec le sang »). Jusqu’ici cependant, la commission bilatérale de l’Indus a continué à fonctionner correctement malgré les guerres et les périodes de tensions. C’est au moins un domaine dans lequel le dialogue se poursuit normalement. Mais le recul des glaciers himalayens, conséquence du réchauffement climatique, va provoquer une pénurie d’eau dans les deux pays, dont les besoins en irrigation et en électricité sont croissants.

Le second sujet de conflit entre le Pakistan et l’Inde : l’Afghanistan

18L’Afghanistan a des relations étroites avec l’Inde, et depuis toujours compliquées et méfiantes avec le Pakistan. Il est, avec le Cachemire, l’autre théâtre de leur affrontement.

19Pendant plusieurs siècles, Inde et Afghanistan ont fait partie du même territoire. Aux IIIe et IIe siècles avant J.-C., l’empire Maurya s’étendait jusqu’à Kandahar. Une route reliait Chittagong à Kaboul. Les deux pays ont été gouvernés du XVIe au XVIIIe siècles par les mêmes empereurs moghols : Babur, petit-fils de Tamerlan, Humayun, Akbar, Jahangir. Cet empire avait deux capitales, Kaboul et New Delhi. En 1747, après avoir vaincu les Perses et proclamé l’indépendance de l’Afghanistan, Ahmed Shah Durrani étendit son empire jusqu’au Cachemire et à l’actuel Pendjab indien.

20Pakistan et Afghanistan ont un peuple en commun : les Pachtouns. Les Pachtouns afghans ont eu pendant des siècles une longue histoire de rébellion contre leurs dirigeants, lorsqu’ils venaient d’Asie centrale ou de l’Inde. Ils furent à la pointe du combat contre l’armée britannique en 1839-1842, 1878-1880 et 1919. Ils rejetèrent la ligne tracée par sir Mortimer Durand en 1893 parce qu’elle avait été négociée sans leur accord et qu’elle coupait leur peuple en deux.

21La communauté pachtoune représente 40 % de la population afghane, soit environ 16 millions d’habitants, avec un rôle politique traditionnellement dominant ; elle est estimée au Pakistan à 30 millions de personnes sur 220. Avec la ligne Durand, plus de la moitié de la population pachtoune afghane se retrouva du côté de l’Empire des Indes. Cette amputation arbitraire a toujours nourri chez les Afghans le rêve d’un « grand Pachtounistan » réunifiant les tribus de part et d’autre de la frontière. De surcroît, avec la ligne Durand, l’Afghanistan perdait le Baloutchistan, et donc son accès à la mer. En 1947, les dirigeants nationalistes pachtouns demandèrent pour leur peuple le droit de choisir par référendum entre un rattachement au Pakistan ou la création d’un État indépendant, qui aurait réuni Pachtouns afghans et pakistanais. Cette seconde option leur fut refusée par Jinnah. Le peuple pachtoun était donc condamné à demeurer divisé, à cheval sur deux pays  [7].

22En 1947, après la partition de l’empire des Indes, lorsque l’Assemblée générale des Nations unies se prononça sur la demande d’adhésion du Pakistan, l’Afghanistan fut le seul État à voter contre. Et si les deux pays ont aujourd’hui des relations diplomatiques, l’Afghanistan refuse toujours de reconnaître la ligne Durand comme frontière, et considère comme nuls et non avenus l’accord de 1893 et les traités qui le confirmèrent. En 2013, le président Hamid Karzai répétait que « l’Afghanistan ne reconnaîtrait jamais la ligne Durand, frontière artificielle ». Sauf à avoir de grandes difficultés avec son opinion publique, aucun dirigeant afghan ne pourrait tenir un discours différent. Les relations entre Afghanistan et Pakistan sont si complexes, si empreintes de méfiance, et les enjeux stratégiques dans la région si grands pour l’Inde, la Chine, les États-Unis et la Russie, que personne ne songe à proposer une renégociation de la ligne Durand.

23De plus, la ligne Durand laissait aux tribus pachtounes l’administration des territoires situés du côté britannique, dans une région très montagneuse que les autorités coloniales avaient renoncé à contrôler. Les populations du versant pakistanais de l’Hindou Kouch étaient regroupées jusqu’en 2018 dans sept « agences tribales » qui échappaient à l’autorité du gouvernement d’Islamabad. Elles étaient régies par un droit coutumier accordant de larges pouvoirs aux chefs tribaux, et la loi pakistanaise ne s’y appliquait pas. Ces zones servirent de sanctuaires aux combattants moudjahidines luttant contre l’occupation soviétique de l’Afghanistan, puis, après 2001, aux taliban afghans combattant les troupes internationales de la FIAS. Les agences sont désormais intégrées à la province de Khyber Pakhtunkhwa, mais l’extension du droit fédéral et provincial ne se fait pas aussi vite et facilement que le souhaiterait le gouvernement central. Le droit pénal pose un problème particulier  [8].

24Pendant les dix ans d’occupation soviétique de l’Afghanistan, l’Inde a reconnu et soutenu le régime prosoviétique mis en place à Kaboul par Moscou, que combattaient les moudjahidines financés par les États-Unis et l’Arabie saoudite, hébergés et formés par le Pakistan. Après le retrait soviétique, le Pakistan de Benazir Bhutto fut l’un des trois États  [9] à établir avec le régime taliban des relations diplomatiques, alors que l’Inde soutenait l’Alliance du Nord du commandant Massoud contre les taliban. La présidence d’Hamid Karzai (2001-2014) a été marquée par la signature avec l’Inde, en 2011, d’un accord de partenariat stratégique couvrant de multiples domaines : éducation (importante politique de bourses), santé, agriculture, énergie (barrage hydro-électrique de Salma), construction d’une route reliant l’Afghanistan au port iranien de Chabahar. L’Inde s’est engagée à fournir 3 milliards de dollars pour la reconstruction et le développement de l’Afghanistan, ce qui la place parmi les premiers contributeurs internationaux. L’Inde aide la police afghane et a fait don à l’armée nationale afghane de quatre hélicoptères d’attaque Mi-25. En 2014, l’Inde a signé avec l’Afghanistan et la Russie un accord aux termes duquel elle fournit au premier des équipements qu’elle achète à la Russie, dont des armes lourdes laissées par l’armée soviétique au moment de son retrait.

25Ce partenariat indo-afghan privilégié inquiète le Pakistan, dont la hantise est de se retrouver pris en tenaille entre une Inde hostile à l’est et un Afghanistan pro-Indien à l’ouest. Le Pakistan dénie à l’Inde le droit d’avoir, elle aussi, des intérêts stratégiques en Afghanistan. L’Afghanistan dénonce les interférences pakistanaises dans sa politique intérieure et voit la main pakistanaise derrière les attentats. Le Pakistan accuse l’Afghanistan de servir de base arrière à des actions terroristes sur son territoire. Les agences tribales, qui hébergent les taliban afghans, ont servi de centre de formation aux taliban pakistanais du Tehrik-e-Taliban Pakistan, qui ont commis ces dix dernières années de nombreux et meurtriers attentats dans plusieurs régions du Pakistan, visant l’armée aussi bien que des cibles civiles.

26Aussi grave pour la stabilité du Pakistan et pour son unité est le terrorisme baloutche, derrière lequel la propagande pakistanaise voit la main de l’Inde à partir du territoire afghan.

27Les tribus baloutches ont formé au XIXe siècle une principauté à laquelle les Britanniques avaient reconnu, comme à l’Afghanistan, une souveraineté sous contrôle. Son territoire fut ensuite coupé en trois, le peuple baloutche se trouvant réparti entre l’Empire des Indes, la Perse et l’Afghanistan  [10]. En 1947, la partie du Baloutchistan relevant de l’administration coloniale britannique fut rattachée au Pakistan. Une alliance de grands chefs tribaux demanda l’indépendance et déclencha un début de guerre. La jeune armée pakistanaise eut le dessus. Aujourd’hui, le Baloutchistan présente un surcroît d’intérêt stratégique. Si sa population est réduite  [11], pauvre et clairsemée dans un environnement très désertique  [12], son territoire représente 40 % du territoire pakistanais ; il est riche en gaz, en or et en cuivre, et lui apporte une façade maritime de 750 km sur la mer d’Arabie et le golfe d’Oman.

28Le port en eaux profondes de Gwadar est stratégique pour la Chine, qui en a pris le contrôle et le développe, à la fois pour disposer d’un point d’appui naval en Asie du Sud dans le cadre de sa stratégie du « collier de perles », et pour moins dépendre du détroit de Malacca, grâce à un débouché sur l’océan Indien. C’est le très ambitieux projet de corridor économique Chine-Pakistan, financé par la Chine à hauteur de 62 milliards de dollars, et qui devrait comporter, s’il est pleinement exécuté, une ligne ferroviaire, une route, un oléoduc et un gazoduc, tous reliant Gwadar à Kashgar à l’ouest de la Chine  [13].

29Cependant, la situation sécuritaire fait peser une grande incertitude sur l’avenir de ce projet. Le Baloutchistan a toujours été une province rebelle. Depuis la naissance du Pakistan, un courant permanent réclame l’indépendance de la province, ou au minimum une large autonomie et un plus juste partage des ressources avec l’État fédéral. Il défie le gouvernement central. Créé en 1973, le Baloch People’s Liberation Front (BPLF), mouvement d’inspiration marxiste avec une branche armée, a multiplié les attentats contre des cibles civiles aussi bien que militaires, obligeant l’armée à déployer jusqu’à 80 000 hommes. Il se replia sur l’Afghanistan puis réapparut en 2005 avec des actes de sabotage visant les infrastructures et les équipements de l’État. Depuis 2002, la plupart des attentats et des actes de sabotage sont perpétrés par un second mouvement nationaliste, la Balochistan Liberation Army (BLA), qui vise désormais les intérêts chinois  [14].

30Les liens personnels entre certains dirigeants baloutches et l’Inde conduisent le Pakistan à accuser les services indiens de soutenir le BPLF et la BLA en s’appuyant sur les consulats généraux de l’Inde à Kandahar et Jalalabad. Les responsables pakistanais considèrent que l’Inde a tout intérêt à entretenir l’insécurité au Baloutchistan pour obliger une partie de l’armée à s’y déployer, et donc à dégarnir les effectifs disponibles pour une guerre conventionnelle.

31Cette insécurité fait prendre du retard au grand projet de corridor économique et compromet la stratégie chinoise en Asie du Sud. Or, dans le cadre de son aide au désenclavement de l’Afghanistan, l’Inde a un projet concurrent, consistant à développer les capacités de Chabahar, à 170 km de Gwadar, et les infrastructures qui permettraient aux échanges commerciaux entre l’Inde d’une part, l’Afghanistan et l’Asie centrale d’autre part, de contourner le territoire pakistanais puisque le Pakistan multiplie les entraves au transit sur son territoire du commerce indo-afghan. Sur le Balouchistan, la relation entre le Pakistan et l’Iran est ambiguë : des groupes indépendantistes opèrent des deux côtés de la frontière, enlevant tour à tour garde-frontières iraniens et ingénieurs chinois. La coopération sécuritaire entre Islamabad et Téhéran connaît des hauts et des bas ; elle est scrutée avec attention par les Saoudiens et les Émiriens.

32La tension historique qui caractérise la relation indo-pakistanaise prive les deux pays d’échanges commerciaux, de coopérations et de synergies qui seraient à l’avantage des deux pays et serviraient l’Afghanistan. La crise du coronavirus aurait pu favoriser une relance de la coopération à l’échelle du sous-continent dans le cadre de la SAARC (South Asian Association for Regional Cooperation), créée en 1985. Lors de la visioconférence entre chefs d’État et de gouvernement de la région, l’intervention pakistanaise, pour demander la fin du blocus indien au Cachemire, a montré que les tensions indo-pakistanaises devraient continuer de bloquer les initiatives de cette enceinte. La coordination et les efforts de solidarité face à la pandémie demeurent très limités malgré les problématiques transfrontalières (réfugiés afghans au Pakistan).

33Aucune solution n’est en vue pour le Cachemire. En Afghanistan, dès lors que le Pakistan veut avoir son mot à dire sur les affaires intérieures afghanes  [15] et qu’il voit souvent la main de l’Inde derrière les décisions afghanes, la méfiance et les tensions perdureront inévitablement.

34L’Asie du Sud a été le théâtre successif de plusieurs grandes confrontations : entre l’empire des tsars et l’empire britannique puis, pendant la guerre froide, entre les États-Unis et l’Union soviétique qui soutenaient respectivement le Pakistan et l’Inde. Aujourd’hui, elle est au centre d’un jeu plus complexe, dont la Chine et l’Iran sont devenus des acteurs majeurs. Mais ces puissances ont peu d’influence sur leurs alliés respectifs, lorsqu’il s’agit de dialoguer et de rechercher des compromis. L’Inde rejette toute forme de médiation internationale sur le Cachemire. Le Conseil de sécurité, qui a multiplié les résolutions sur le Cachemire, a démontré son impuissance. Les négociations directes entre les États-Unis et les taliban, pour préparer les lendemains du retrait des forces américaines, ont débouché le 29 février 2020 sur un accord laissant de côté le gouvernement afghan, qui devra négocier avec des taliban dont les positions sur le terrain se sont nettement renforcées. Un accord de paix interafghan, qui pourrait in fine être garanti par les voisins immédiats de l’Afghanistan et par l’Inde, la Russie, les États-Unis et l’Iran, n’est pas réalisable dans le contexte actuel en raison des rivalités et tensions régionales. Il sera avant tout fonction de la volonté des taliban de s’engager dans des négociations avec le gouvernement afghan, ce que ne facilitent pas la fragilité de l’exécutif afghan et la confusion politique régnant à Kaboul depuis la réélection contestée du président Ashraf Ghani. Les taliban pourraient au contraire privilégier une stratégie militaire, en poussant leur avantage sur le terrain, prolongeant d’autant les affrontements dans un pays qui demeurerait alors un foyer d’instabilité régionale.

35Inde et Pakistan ont consacré ces dernières décennies des moyens considérables à la modernisation de leurs forces, conventionnelles comme nucléaires  [16]. De nouveaux incidents peuvent dégénérer. Les tensions avec l’Inde nourrissent au Pakistan une hantise du démembrement. Le risque de conflit nucléaire tient autant à l’arsenal des deux côtés qu’au risque de mauvais calcul ou de mauvaise anticipation. En tout état de cause, cet arc de crise n’est pas près de disparaître, et l’Asie du Sud nécessite plus que jamais notre attention.

Notes

  • [1]
    Créée en 1906.
  • [2]
    En 1947, l’Inde britannique compte 410 millions d’habitants dont 115 millions de musulmans.
  • [3]
    Résolution du Conseil de sécurité n° 39 du 20 janvier 1948, première d’une longue série. Les résolutions suivantes, dont le Pakistan dénonce régulièrement la non-application, disposent (RCSNU 47 de 1948) que le Pakistan doit d’abord « évacuer de l’État de Jammu-et-Cachemire les membres des tribus et les ressortissants du Pakistan qui ne résident pas normalement dans cet État ou qui y ont pénétré dans le but de combattre et, ensuite, empêcher l’entrée dans l’État de tels éléments ainsi que de tout apport d’aide matérielle aux individus combattant à l’intérieur de l’État ». Islamabad ne mentionne jamais cette disposition, dont le respect est un préalable au plébiscite. Étant sous chapitre VI, les résolutions sur le Cachemire ne peuvent faire l’objet de contrainte pour leur application.
  • [4]
    La population du Cachemire (au total 10 millions environ) est presqu’entièrement musulmane côté pakistanais, mais elle l’est aussi, dans sa grande majorité, côté indien. L’Inde revendique le Cachemire chinois, l’Aksai Chin, inséré entre le Ladakh et le Tibet, que la Chine considère comme partie intégrante du Xinjiang, et que traverse une route stratégique reliant cette province au Tibet.
  • [5]
    Résultat de l’accord de Simla, signé le 3 juillet 1972 par Indira Gandhi et Zulficar Ali Bhutto.
  • [6]
    C’est à la suite de cette amputation traumatisante pour le Pakistan et son armée que Zulficar Ali Bhutto décida de doter son pays de l’arme nucléaire.
  • [7]
    Cf. Alain Lamballe : Les Pachtouns, un grand peuple sans pays ; VA Press, 2018.
  • [8]
    Les Frontier Crimes Regulations, en vigueur depuis le XIXe siècle, comportent des dispositions archaïques, telles que la punition collective d’un village ou d’une tribu pour le crime commis par une seule personne, régulièrement dénoncées par les organisations pakistanaises de défense des droits de l’homme.
  • [9]
    Avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
  • [10]
    Par la ligne Goldsmith (1871) fixant la frontière entre les empires britannique et perse, et par la ligne Durand.
  • [11]
    8 millions pour une population pakistanaise estimée à 220 millions en 2019.
  • [12]
    C’est au Baloutchistan qu’eurent lieu les essais nucléaires de 1998.
  • [13]
    La Chine apporte en outre au Pakistan une aide militaire conséquente : assemblage au Pakistan du chasseur JF-17, livraison de frégates multimissions, annonce d’un programme de construction au Pakistan de sous-marins à propulsion classique.
  • [14]
    Attentats en 2018 contre le consulat général de Chine à Karachi et en 2019 contre un hôtel de Gwadar où étaient ciblés des ressortissants chinois.
  • [15]
    Le Pakistan veut à Kaboul un gouvernement aussi peu pro-Indien que possible, une armée dans laquelle les Pachtounes soient en position de force aux postes de commandement, et des gouverneurs non hostiles au Pakistan dans les provinces frontalières.
  • [16]
    Les arsenaux indien et pakistanais sont évalués respectivement, dans le rapport du SIPRI pour 2019, à 130-140 et 150-160 têtes nucléaires. Chacun des deux dispose d’une gamme de vecteurs, avions, missiles balistiques, missiles de croisière, capables de frapper les plus grandes villes de l’autre. L’Inde a annoncé une politique de non-usage en premier de l’arme nucléaire, sauf attaque de son territoire avec des moyens chimiques ou biologiques. Le Pakistan a déclaré qu’il ne recourrait à l’arme nucléaire que s’il ne pouvait pas réagir à une agression extérieure par des moyens conventionnels ou s’il était attaqué par des armes nucléaires.
Français

Les rivalités minent la coexistence des ethnies et des États depuis l’indépendance de 1949. Le Pakistan est pris en étau entre l’Inde et l’Afghanistan avec des interactions de l’Iran et de la Chine. Cette région – nucléarisée – est source de crises et tout dérapage a des conséquences au-delà des protagonistes de l’Asie du Sud.

Mots-clés

  • Inde
  • Pakistan
  • Afghanistan
  • taliban
Daniel Jouanneau
Diplomate, ancien ambassadeur au Mozambique, au Liban, au Canada et au Pakistan.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.831.0137
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