CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La majeure partie de la population mondiale est désormais urbaine. Logiquement, les combats des guerres actuelles se déroulent le plus souvent dans les villes ou à la périphérie des villes. Les conflits récents et actuels l’ont amplement démontré : que l’on songe aux combats en Irak contre l’État islamique, en Syrie ou au Yémen, les villes constituent des objectifs essentiels des parties en présence. Les combats y sont très violents et suscitent des destructions abondantes, notamment par des tirs d’appui à distance (artillerie, appui air-sol). On y verra de plus en plus de robots terrestres. Outre les questions d’emploi, cela pose des questions éthiques que cet article propose de décrire.

Le dilemme du combat urbain

2 Un contrôle effectif de la ville nécessite toujours l’envoi de combattants à pied pour vérifier, maison par maison, le retrait de l’ennemi, mais aussi la prise en compte des civils qui s’y sont retrouvés piégés. Or, cette manœuvre est toujours extrêmement compliquée puisque les défenseurs ont souvent organisé le terrain, que ce soit par des positions de tir camouflées, des mines et pièges ou encore des passages creusés entre les maisons ou par des souterrains. À ces dangers dus au combat s’ajoute le risque de structures urbaines abîmées et pouvant s’écrouler à tout moment.

3 Pour un commandant de force chargé d’investir une ville, la manœuvre est donc extrêmement compliquée et il devra arbitrer entre une double préoccupation : celle de réduire au minimum ses pertes et celle de progresser suffisamment vite pour prendre effectivement le contrôle de la cité. Accessoirement, il cherchera à discriminer les populations présentes dans les quartiers qu’il recouvre, devant faire le tri entre des civils et des combattants, alors que l’on observe dans les guerres contemporaines une hybridation des deux : en conflit irrégulier, le partisan cherchera à se fondre le plus possible dans la population, et la ville constitue pour lui un territoire de choix pour cette hybridation. Autrement dit, le chef militaire sera confronté à un double dilemme : entre la lenteur et la vitesse, entre la prudence et l’efficacité.

4 Si l’on introduit la question éthique dans cet état de fait, il paraît évident qu’il lui faudra privilégier la lenteur et la prudence, de façon à économiser au maximum les vies humaines, mais aussi à bien faire le départ entre des adversaires (qu’il doit réduire à l’impuissance) et des civils (qu’il doit protéger). La réponse classique à cet impératif passe par deux outils : une planification opérationnelle qui décidera du rythme des opérations (et donc des moyens associés, plus ou moins discriminés en matière d’appui-feu) et des règles d’engagement strictes et fermement respectées. Il s’agit là, finalement, de mesures de commandement, logiques et usuelles quand on évoque les questions d’éthique.

Le robot terrestre, un nouvel outil urbain

5 La technique peut-elle contribuer à la résolution de ce dilemme ? La réponse est probablement positive et les ingénieurs du monde entier s’efforcent de trouver des solutions. Évoquons ici les robots et particulièrement les robots terrestres. En effet, le débat éthique sur l’utilisation de robots dans les conflits armés a été organisé principalement autour des drones aériens. Mais cette thématique a été augmentée d’une autre, celle de l’adjonction d’intelligence artificielle (IA) à ces drones. On parle alors d’autonomie et, dans les versions les plus polémiques, de « robots tueurs ». Nous voulons éviter cette dérive, tout d’abord parce qu’elle part de présupposés sur l’IA qui nous semblent hasardeux et pour tout dire fantasmés. Nous parlerons donc des robots terrestres en formulant l’hypothèse, conforme à l’état de l’art, qu’ils sont dotés d’une autonomie limitée et qu’ils sont pilotés à distance, soit directement (pilotage simultané), soit indirectement (pilotage programmé).

6 En quoi ces robots terrestres peuvent-ils contribuer à augmenter la prudence et la discrimination d’une force en charge d’investir une ville tenue par l’adversaire ?

7 Il convient tout d’abord de décrire les robots existants. Si on laisse de côté les prototypes humanoïdes développés par des équipes japonaises ou américaines, la plupart des robots opérationnels utilisent des bases chenillées ou à quatre roues tout terrain (ressemblant à des quads). Notons ici que les efforts vers des robots à forme humanoïde sont aujourd’hui un échec relatif : tout d’abord parce que maintenir l’équilibre sur deux pieds est extrêmement difficile et manque de stabilité, sans même parler de la consommation accrue d’énergie. Mais il est vrai que cela nécessite beaucoup plus de puissance de calcul pour analyser constamment les différents capteurs. Au-delà, cela témoigne d’un désir prométhéen d’imiter l’homme assez symptomatique de bien des perceptions (pour ne pas parler de fantasmes) qui ont lieu aujourd’hui autour de la transformation technologique en cours, dont l’IA ou les robots sont les exemples les plus frappants.

8 L’avantage des robots terrestres à roues ou à chenilles, c’est qu’ils permettent justement de réfléchir sans s’embarrasser de ces perceptions qui obscurcissent le débat : personne n’imagine qu’un engin chenillé puisse remplacer l’homme, tout le monde ne va voir que les services offerts. On ne le considère que comme un outil, non comme un concurrent.

Emploi par des unités de sécurité

9 Ces châssis motorisés (batteries électriques, voire moteurs à explosion) sont aptes à franchir les accidents du terrain (gravats, chablis, débris urbains…). On peut installer dessus des systèmes différents : brancards, porte-charges, senseurs, effecteurs et même armes. Ils ont des autonomies longues et, suivant la qualité de construction, peuvent résister à bien des environnements adverses (température, eau, pression, ambiance chimique, voire radioactive…) : ce n’est pas un hasard si la plupart des robots aujourd’hui en service le sont chez les pompiers et unités de la sécurité civile.

10 Tout le monde a vu le robot (fabriqué par Shark Robotics, une dynamique PME française) qui est entré dans Notre-Dame de Paris en feu et dont l’action (il traînait un tuyau d’eau et a pu arroser l’intérieur avec des jets assez puissants, malgré les débris fumants entassés au sol) a permis de sauver la nef de la cathédrale. Récemment, un feu de parking à Bordeaux a vu des températures monter à près de 1 000 degrés. Le robot envoyé a permis de sauver des vies (les pompiers engagés sont sortis in extremis), mais surtout, ses caméras ont permis de voir à travers la fumée pour déterminer précisément les lieux d’intervention.

11 Ces exemples montrent que les robots peuvent être aujourd’hui des auxiliaires efficaces. Le retour d’expérience est d’ailleurs intéressant : au début, les pompiers regardaient avec méfiance ces engins, craignant qu’ils ne les remplacent. Aujourd’hui, ils en raffolent, car ils ont compris que les robots augmentaient leurs capacités et leur efficacité, et faciliteraient donc leur action.

12 Il ne s’agit certes pas de combat, mais d’intervention dans des contextes urbains face à des événements chaotiques, avec beaucoup de conditions qui ressemblent à celles d’une ville en guerre, hostilité en moins. On peut toutefois en tirer une conclusion partielle : le robot est perçu par les patriciens comme un auxiliaire qui, grâce à des systèmes de téléopération voire de programmation d’itinéraire, permet de remplir des missions inaccessibles car trop dangereuses. Dès lors, la mission de sécurité peut être accomplie. Objectivement, le robot terrestre contribue donc à préserver la vie humaine, aussi bien celle du sauveteur que de la potentielle victime engagée dans une situation extrême. De ce point de vue, l’usage du robot dans ces conditions paraît éthiquement juste : l’augmentation des capacités humaines (utilité) permet une hausse de la sauvegarde de la vie humaine (préservation du secouriste, meilleure intervention auprès de la victime).

13 Déplaçons maintenant la réflexion vers les théâtres d’opérations, où l’on va ajouter une composante : la présence d’adversaires qui usent de moyens violents pour détruire celui qui est en face.

Le robot, auxiliaire du combattant

14 Dans la plupart des cas, le robot sera, là encore, un auxiliaire. Il peut s’agir d’une mule porte-charge, qui va permettre au combattant soit d’économiser ses forces, soit d’augmenter son autonomie logistique, soit d’évacuer des blessés, notamment sous le feu ennemi. Ce mode d’action n’a aucune action directe sur l’ennemi et ne fait que favoriser l’efficacité passive du combattant ami, voire de le protéger ou de le sauver (dans le cas de l’évacuation de blessés). Là, encore, le double critère de l’utilité et de la préservation de la vie est rempli et donc admis comme éthique.

15 D’autres robots auront des fonctions de génie : ouverture de voie (pour dégager des obstacles sur les itinéraires ou faciliter l’entrée dans une maison ou un immeuble) ou déminage (notamment quand on suspecte des itinéraires piégés, ce que la multiplication des engins explosifs improvisés rend probable). Ainsi, le combattant ami est protégé et sa mission facilitée, sans que l’on voie de danger accru pour d’autres acteurs. Nos deux critères éthiques sont remplis.

16 Un certain nombre de robots sont dotés de capteurs : soit électromagnétiques, soit NRBC (nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques), soit sonores, soit de caméras (dans le champ visible comme dans des environnements opaques, grâce à diverses technologies de bas niveau de lumière ou de caméra thermique). On parle alors de robots de reconnaissance. On peut adjoindre à ces robots terrestres la plus petite catégorie des drones aériens, celle des nano et microdrones, dont l’autonomie est tellement limitée qu’ils ne peuvent être utilisés que par des unités terrestres. Même s’il s’agit de robots volants, on peut les désigner de « robots terrestres par destination », car utilisés dans un contexte terrestre et près du sol. Ils sont notamment utiles dans le combat en zone urbaine où les découverts sont rares, les recoins innombrables et où les possibilités de surprise sont énormes.

17 Or, la surprise est la composante essentielle de l’art de la guerre, surtout dans des contextes dissymétriques ou asymétriques. La zone urbaine se prête particulièrement à ces surprises, d’autant que le défenseur essaiera d’aménager le terrain : tirs à partir de positions camouflées, à travers plusieurs cloisons successives, ou encore itinéraires souterrains pour franchir les rues, sans même parler des passages creusés entre immeubles contigus. Ici, l’efficacité militaire suppose d’accroître au maximum le niveau d’information de l’unité au contact de façon qu’elle progresse jusqu’à l’ennemi sans se laisser entraver par des obstacles et pièges qui vont réduire sa propre efficacité au combat. Le danger est alors beaucoup plus grand, car la plupart des obstacles sont battus par les feux et tout franchissement de coupure (une rue, un carrefour, un amas de débris, une porte, un escalier, un couloir) recèle un danger potentiel. Ce travail est épuisant nerveusement.

18 Dans ce cas, le robot va permettre de lever une grande part des doutes sur la position de l’ennemi. Soit en montrant les zones non dangereuses, soit en révélant les zones battues par les feux, soit enfin en précisant la position exacte de l’ennemi et donc la façon de l’aborder. Du point de vue de l’ami, ces robots sont extrêmement utiles non seulement par le degré d’information qu’ils apportent, mais aussi par l’économie nerveuse qu’ils procurent et qui vont permettre au combattant d’arriver en phase de contact avec le maximum de ses possibilités et donc de sa maîtrise du feu (meilleur respect des règles d’engagement). Cela respecte globalement le critère éthique que nous avons observé jusqu’à présent.

19 Cependant, on pourrait observer que cela affecte le rapport de force entre les deux combattants et que le défenseur verra son risque létal augmenter. Ici, nous parlons bien d’un environnement guerrier qui a pour hypothèse l’usage de la violence entre les deux parties. Un critère de non-violence absolue ne peut donc s’appliquer. Notons de plus que les robots capteurs permettront de favoriser la discrimination entre combattants et population civile qui peuvent se trouver conjointement dans un quartier ou un immeuble. Mieux encore, cela permet d’examiner si des civils sont pris en otage ou en bouclier pour protéger les combattants ennemis : cela aide ainsi l’assaillant à préparer son action de force et de tenter d’éviter de tuer des civils tout en neutralisant simultanément l’adversaire.

Robots combattants

20 Jusqu’à présent, aucun des usages évoqués ne pose de réelle difficulté éthique. Se pose alors la question de robots armés : nous partons d’abord de l’hypothèse qu’ils n’ont pas d’autonomie de décision, notamment pour l’ouverture du feu. Or, dans certains cas, placer une arme sur un robot peut constituer un avantage opérationnel évident. Imaginons le cas d’un défenseur enfermé dans une pièce, loin à l’intérieur d’un immeuble, mais avec des ouvertures qui lui permettent de battre des feux d’un point de passage névralgique. Sa position de tir est suffisamment embusquée pour qu’on ne puisse pas l’atteindre par tir direct sans se mettre en danger. Par ailleurs, l’immeuble abrite encore beaucoup de civils et une destruction par bombardement ou missile causerait trop de dommages collatéraux. Une solution consisterait alors à envoyer un robot téléguidé (et suffisamment blindé pour résister au tir ennemi) se placer face au champ de tir de l’ennemi et tirer directement au travers de la meurtrière afin de neutraliser l’adversaire. Cela aurait l’avantage de réduire la résistance isolée, de protéger les troupes amies et d’éviter les dommages collatéraux. De ce point de vue, nos critères éthiques sont respectés puisqu’il y a minimisation du risque général et efficacité accrue. Mais il est vrai que le robot est téléguidé et que l’ouverture du feu est décidée à distance par un humain. Au fond, le robot permet seulement le déport de l’arme…

21 Compliquons alors l’exemple : notre tireur d’élite ennemi s’est donc camouflé dans la position de tir, mais comme il est prudent, il n’apparaît pas systématiquement dans la meurtrière. Il dispose d’un système d’observation qui ne le fait monter en position de tir que quand une cible apparaît. Il réduit ainsi le risque d’un tir de contrebatterie. Face à cela, on pourrait disposer un robot qui observe en permanence la meurtrière et qui décide l’ouverture du feu dès qu’il voit le tireur apparaître à sa position. Il y a alors un automatisme, très programmé par l’humain, mais qui est limité dans son emploi puisqu’il ne vise qu’une direction particulière avec un ennemi avéré. La seule différence tient à l’automatisation de déclenchement du feu. Il a été programmé par l’humain (il n’y a donc pas à proprement parler de « décision » autonome), mais il y a un déclenchement automatique. On est à la limite de ce que l’éthique pourrait admettre. Constatons qu’il y a actuellement, à la frontière entre les deux Corée, des armes à déclenchement automatique qui battent des zones interdites où celui qui s’y engage est considéré comme ennemi. Ce système existe donc déjà, et on peut imaginer le porter sur un robot qui permet une adaptation au terrain, grâce à la mobilité.

22 Nous nous trouvons alors à la limite de ce qui est éthiquement admissible : certains répondront que c’est tolérable, d’autres le refuseront. Il s’agit de notions qui doivent être appréciées dans le cadre des règles d’engagement [1]. Au fond, nous allons bientôt devoir réfléchir à définir des règles d’engagement pour robots terrestres : telle est la seule assurance que nous avons.

Notes

  • [1]
    Cf. Olivier Kempf : « Règles d’engagement : des règles irrégulières », RDN, mai 2010.
Français

Le combat urbain de demain va obliger à l’emploi accru de robots terrestres. Ceux-ci permettront d’élargir le champ des possibles, tout en préservant la vie des soldats. Les règles d’engagements de ces nouveaux moyens devront s’inscrire dans une réflexion éthique déjà bien avancée.

  • robot terrestre
  • combat urbain
  • éthique
  • drones
Olivier Kempf
Général (2S). Directeur associé du cabinet de synthèse stratégique La Vigie (lettre bimensuelle sur abonnement www.lettrevigie.com).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.828.0069
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