CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Il existe une faible proportion d’aviateurs dont le rôle est d’empêcher des avions de voler. Leur surnom de « Gibbons » [1] ne dénote pas un mépris, mais plutôt une méconnaissance de leur mission. 

2 L’arrivée en 2010 d’un nouveau moyen de défense antimissile balistique et aérobie (MAMBA) et en 2012 d’un nouveau système de coordination des systèmes de défense sol-air, le Centre de management de la défense de la 3e dimension (CMD3D), a imposé l’émergence de la défense sol-air dans le monde des opérations aériennes. L’acculturation et le perfectionnement alors rendus nécessaires pour exploiter ses performances ont généré, au sein des escadrons de défense sol-air (EDSA), un ensemble de compétences en matière d’intégration aux opérations infocentrées. Utilisables en dehors de la défense sol-air, ces compétences sont un nouvel atout pour les opérations aériennes et terrestres.

3 MAMBA et CMD3D ont, depuis le début des années 2010, ouvert l’horizon des spécialistes de la défense sol-air. Littéralement en accroissant leur portée, mais aussi dans un sens plus imagé en renforçant leur capacité à coordonner et intégrer les différents systèmes d’armes au sein d’une chaîne de défense aérienne. De même s’est ouvert le champ des possibilités qu’ils offrent aux commandeurs. En effet, leur évolution – peut-être leur révolution – leur permet de contribuer à l’établissement ou au maintien de la supériorité aérienne en collaboration avec des chasseurs tout en donnant des options robustes contre des menaces plus diffuses, tels les drones d’attaque.

4 C’est ainsi qu’à l’image de leur système d’armes les spécialistes sol-air ont évolué pour s’intégrer de manière croissante dans les opérations aériennes et rester réactifs afin de s’adapter à de nouveaux modes d’action ennemis.

De la bulle à la défense intégrée

5 Depuis les années 1980, limitée par la portée des systèmes mis en œuvre, la défense sol-air ne représente sur la situation tactique qu’un très faible volume avec peu d’empreintes sur les opérations. Mais l’arrivée d’un système à moyenne portée, de l’ordre de 60 km, a radicalement changé la donne. La défense sol-air ne peut plus être cantonnée à une bulle de 8 km de rayon centrée sur le milieu d’une piste, bulle dans laquelle leur interaction avec les aéronefs consiste à filtrer les approches : laisser passer ou neutraliser.

6 L’implication de nos forces armées dans un engagement de haute intensité n’est plus à écarter. La question cruciale de l’obtention de la supériorité aérienne sera alors d’autant plus prégnante que l’adversaire disposera de moyens aériens et terrestres conséquents ; et donc, plus vital sera le besoin d’accroître la masse de forces à concentrer.

7 « La masse sera-t-elle suffisante à l’horizon 2030, au regard de l’ambition que nous nous sommes fixée et de l’accélération de la dégradation des relations internationales ? […] Néanmoins, en partant de ce constat et en nous projetant dans l’avenir à la lumière de l’analyse que nous faisons de la situation internationale, nous devons nous demander si le modèle que nous concevons aujourd’hui sera à même de répondre, avec nos alliés, aux sollicitations futures » [2].

8 Dans une conjoncture où le chef d’état-major des armées reconnaît que notre actuel modèle d’armées pourrait ne plus être suffisant, il est pertinent de pouvoir disposer d’un outil de combat capable à la fois d’assurer une couverture aux forces terrestres, contre tout l’éventail des menaces utilisant la 3e dimension, et à même de contribuer à l’obtention de la supériorité aérienne.

9 C’est ce que des pilotes de défense aérienne avaient pressenti à partir de 2014 : être en mesure de renforcer un dispositif, d’affermir une supériorité aérienne, de renforcer l’effet de masse des défenseurs, par l’emploi des moyens de défense sol-air. Ils se sont ainsi approprié le concept de collaboration chasseurs/systèmes antiaériens, connu sous le terme générique de Joint Engagement Zone (JEZ) [3]. D’abord marginal, le concept a été expérimenté de manière discrète par les unités navigantes et de défense sol-air sur leurs bases de stationnement.

10 Les retours ont été unanimes : le travail en JEZ apporte une plus-value à la défense aérienne en donnant la possibilité d’utiliser les capacités d’engagement du système MAMBA : avec ses quatre lanceurs et sa capacité d’engagement multicibles, une section est capable de couvrir une zone de 100 km de côté, en opposant à l’adversaire pas moins de 32 missiles dont 16 peuvent être tirés et guidés simultané ment ! Bien au-delà des 11 kilomètres de portée du Crotale Nouvelle Génération, en service depuis 1994 et assez finement pour distinguer chaque piste.

11 Et l’adjonction d’un CMD3D de coordonner l’intégralité d’un déploiement de défense sol-air : non seulement plusieurs sections MAMBA, mais aussi des unités Crotale Nouvelle Génération plus adaptées au traitement de menaces de taille plus réduite évoluant à basse altitude, à l’instar des drones de combat. Les chasseurs de défense aérienne, ainsi que les forces déployées au sol, se trouvent donc appuyés par un dispositif offrant les avantages d’une défense multicouches gérée par un CMD3D dont les algorithmes permettent de fournir des propositions d’engagement lors de situations tactiques complexes. C’est un tel dispositif qui, lors de l’exercice Trident Juncture en 2015, a fait dire à un pilote de Typhoon britannique après une mission où il avait travaillé en JEZ avec ses trois ailiers : « C’est comme si j’avais eu un équipier supplémentaire ! »

12 Le développement de cette méthode de travail a pu bénéficier de la généralisation de l’emploi par les unités de défense sol-air de la liaison 16 (L16). Véritable gage d’interopérabilité, la L16 est aussi un levier multiplicateur de forces qui permet le partage en temps réel des informations tactiques avec les effecteurs et surtout avec les centres de commandement et de contrôle (les C2).

13 Ainsi, l’intégration des moyens sol-air à la picture[4] du théâtre des opérations offre des options supplémentaires au chef de mission qui peut s’appuyer sur eux pour ne plus avoir le choix qu’entre attaquer ou défendre. Les escadrons de défense sol-air, appuyés par la L16, ont fait entrer l’Armée de l’air dans l’ère du combat collaboratif.

La nécessaire adaptation

14 Réussir cette intégration permettant de fusionner défense sol-air et chasseurs, et d’intégrer de nouvelles menaces impose de ne pas s’enfermer dans un dogmatisme rigide, mais plutôt de développer une doctrine rigoureuse au service de l’agilité et de l’audace, caractéristiques des aviateurs.

15 Et c’est de cet esprit que fait preuve le personnel de la défense sol-air en s’ouvrant aux opérations aériennes. Le déploiement du MAMBA s’est accompagné d’une acculturation plus approfondie au domaine des opérations aériennes. Cet élargissement des connaissances et les compétences en découlant ne se limitent pas uniquement à la connaissance d’une chaîne de défense aérienne et aux tactiques mises en œuvre par les chasseurs. C’est en effet une toute nouvelle intégration, portée par de nouvelles capacités de C2 qu’il a fallu concevoir. Enfin, l’emploi croissant de drones [5] sur les théâtres d’opérations a amené à prendre en compte cette menace. C’est une réflexion globale qu’il a fallu mener en mettant en perspective les capacités adverses et le besoin d’intégration avec les caractéristiques des systèmes.

16 Ces connaissances permettent aux opérateurs de développer des synergies avec les unités navigantes, sur la base d’un corpus doctrinal et d’une sémantique communs. Des synergies équivalentes se sont développées de manière symétrique vers le haut grâce à la généralisation de la collaboration avec des centres C2, notamment les systèmes de contrôle et de commandement aéroportés ; elles ont eu pour effet de mettre en évidence les possibilités de C2 du CMD3D. Outil de conduite indispensable aux opérations, la L16 a induit un besoin de formation des spécialistes de la défense sol-air, qui ne pouvaient plus se reposer sur l’expertise de leurs techniciens.

17 Forts de leurs nouvelles compétences, les tenants de la spécialité ont su les mettre en avant pour occuper des postes en opérations extérieures, de l’Afrique au Levant. En tant que Regional Interface Control Officer assurant le bon fonctionnement de la L16 au profit de l’opération Barkhane ou impliqués dans les opérations d’appui aérien, les artilleurs sol-air de l’Armée de l’air sont présents sur les engagements majeurs des armées françaises.

Un nouveau potentiel

18 Les EDSA deviennent donc progressivement un réservoir de potentialités. Cela grâce à du personnel qui, en cherchant à acquérir une expertise propre à sa spécialité, a développé une faculté d’adaptation et une ouverture d’esprit. Celles-ci le rendent apte à travailler dans tous les environnements et avec un vaste panel de partenaires.

19 Considérer les progrès accomplis par les opérateurs de défense sol-air uniquement dans le cadre de leur spécialité serait réducteur, il faut les mettre en perspective avec les exigences des opérations actuelles. Les connaissances acquises, l’esprit d’initiative et la rigueur développés au cours de la préparation des exercices conduits par une nouvelle génération d’officiers de défense sol-air, sont autant de marqueurs d’évolution. Les interactions avec les unités de chasse ne se limitent plus à des passes, les officiers de défense sol-air sont maintenant capables de concevoir des scénarios d’entraînement impliquant les avions de chasse non plus seulement comme opposants, mais aussi comme alliés. L’intérêt de ces entraînements et leur valeur se trouvant renforcés par la production d’une documentation exploitable par tous les acteurs. Et par là, il faut bien entendre que ces entraînements ne se conçoivent pas seulement comme des manœuvres de coordination entre effecteurs aériens et terrestres, mais visent aussi à exploiter les options offertes par les échanges de C2 à C2.

20 Le personnel navigant ainsi que les contrôleurs aériens aéroportés ne s’y trompent pas : ils savent que les entraînements mutualisés avec les artilleurs de l’air apportent une forte plus-value à leur préparation opérationnelle, dans un contexte de généralisation de la menace A2/AD[6] et de contestation de la supériorité aérienne [7]. Ils ont trouvé en eux des homologues rigoureux et répondent donc volontiers à leurs sollicitations, quand ils ne les démarchent pas directement.

21 Investis dans leur mission, les opérateurs de défense sol-air ne sont pas les hyperspécialistes isolés d’un système d’armes et d’un domaine, manipulant une sémantique hermétique aux profanes. Au contraire, totalement connectés aux forces aériennes et à leurs opérations, ils entretiennent aussi des liens solides avec les autres armées. Cet état d’esprit, entretenant le mouvement d’évolution initié par la JEZ, leur permet de renouveler leurs capacités, de la lutte antidrone à la lutte antimissiles balistiques.

En conclusion

22 Longtemps éclipsée à cause de capacités ne lui permettant pas d’apposer une empreinte suffisante sur le champ de bataille moderne, la défense sol-air a bénéficié d’un nouveau souffle avec la mise en service du MAMBA et du CMD3D. Cette impulsion sera entretenue avec l’évolution du MAMBA qui offrira de nouvelles perspectives. La spécialité s’est ainsi enrichie et va poursuivre son évolution en développant de nouvelles compétences, portées par une génération d’artilleurs de l’air, désireux de prendre une part plus active aux opérations. Le concept de travail en JEZ et l’émergence de la menace des drones armés leur ont donné cette opportunité et les ont conduits à dépasser le cadre parfois restreint de leur cœur de métier. Et cela au bénéfice de l’institution qui dispose d’un nouveau personnel, de nouvelles compétences, pour renforcer l’efficacité des forces aériennes.

23 Les artilleurs de la défense sol-air sont animés de la volonté de rendre l’Armée de l’air plus agile et robuste en lui proposant des options d’action complémentaires contre de nouvelles menaces comme les drones armés, mais aussi un nouveau point de vue sur les opérations.

24 L’ouverture de nouveaux espaces de conflictualité et l’apparition d’armes porteuses de ruptures stratégiques seront autant d’opportunités pour les « Gibbons » d’apporter cet éclairage.

Notes

  • [1]
    Jeux de mots basés sur le terme anglo-saxon GBAD pour Ground Based Air Defence.
  • [2]
    Général d’armée François Lecointre : audition au Sénat, 16 octobre 2019.
  • [3]
    Le terme ne rend pas compte de toutes les implications et possibilités de travail offertes par un usage conjoint d’effecteurs aériens et terrestres, mais il est utilisé car suffisamment évocateur.
  • [4]
    Ce terme dérive de la terminologie anglo-saxonne Recognized Air Picture, que l’on traduit en français par « situation aérienne renseignée ». Dans ce contexte, « picture » désigne l’ensemble des informations échangées qui permettent d’obtenir une appréciation – une image – globale de la situation des opérations.
  • [5]
    Chocs futurs : « Étude prospective à l’horizon 2030 : impacts des transformations et ruptures technologiques sur notre environnement stratégique et de sécurité » ; SGDSN, avril 2017.
  • [6]
    Anti Access/Area Denial ou interdiction de zone et déni d’accès.
  • [7]
    Jean-Christophe Noël, Morgan Taglia, Élie Tenenbaum : « Les armées françaises face aux armes antiaériennes de nouvelle génération », Focus Stratégique, n° 86, Ifri, décembre 2018.
Français

La défense sol-air mise en œuvre par l’Armée de l’air connaît une mutation majeure avec l’arrivée des moyens Mamba et de coordination CMD3D permettant des performances utiles à la manœuvre aérienne, contribuant à la défense intégrée de la force. Cette démarche participe à répondre aux enjeux des guerres futures.

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  • L16
  • antimissile
  • drones
François Gresser
Commandant en second de l’Escadron de défense sol-air 02.950.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.828.0064
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