CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’analyste qui, en cette première moitié de 1970, jette un regard en arrière sur les relations Est-Ouest dans l’Europe des années 1960 pour y chercher les perspectives de son évolution dans la décennie qui vient de s’ouvrir, ne saurait se défendre d’une certaine perplexité.

2 Il est clair que les années 1960 ont été des années de transition – mais au fait, une transition entre quels éléments ? Entre la guerre froide des années 1950 et une réconciliation Est-Ouest ou une réunification européenne, dont les initiatives françaises auraient été l’amorce et les négociations entamées par l’Allemagne d’une part, les États-Unis de l’autre, avec les pays communistes et en particulier l’URSS, seraient la consécration ? Entre, d’une part, le primat des grandes puissances, symbolisé d’abord au temps de Staline par le caractère rigide et militaire de la confrontation, ensuite sous Khrouchtchev et Kennedy par les grands desseins des deux Grands, et, d’autre part, l’initiative accrue des Nations moyennes ou petites à l’intérieur des alliances menant, demain, à un retrait des leaders ou à une « dissolution des blocs » ? Entre une phase où les deux Grands pensaient avant tout à leur confrontation et à leur équilibre et une phase où d’autres préoccupations (prolifération nucléaire, Chine, difficultés intérieures) prendraient le dessus, ou au contraire une phase où les crises intérieures, selon les cas, de leurs alliés et de leurs alliances, ou de leurs satellites et de leurs sphères, les amèneraient à réaffirmer leur présence de manière pacifique ou violente, symétrique ou contrastée, conjointe ou rivale ? La perplexité vient précisément de ce que toutes ces directions possibles répondent à des tendances d’évolution qui se sont effectivement manifestées ces dernières années.

3 Sans doute la caractéristique majeure du système européen actuel, comme d’ailleurs du système international dans son ensemble, est-elle la coexistence de caractères opposés et, à la limite, contradictoires, selon que l’on considère l’équilibre stratégique, la diplomatie des États et l’évolution des sociétés : bipolarité et polycentrisme, hostilité et coopération, stabilisation et bouleversements semblent tour à tour dominer selon les moments, les niveaux et les points de vue.

4 La structure de base nous semble toujours, et en un sens, plus que jamais, être constituée par l’équilibre bipolaire des deux alliances conduites par les deux Grands. Au point de vue de la division territoriale, la carte politico-militaire est toujours celle de 1945, celle d’une Europe et d’une Allemagne divisées selon une ligne résultant en gros de l’avance respective des troupes soviétiques et occidentales à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Non seulement le statu quo territorial a résisté aux tentations de modification par la négociation ou par la pression, mais, malgré les efforts de certains Européens de l’Ouest pour s’unir et de certains pour se défendre, l’équilibre militaire en Europe continue à reposer sur la présence américaine, et, malgré les aspirations des Européens de l’Est, l’invasion de la Tchécoslovaquie a montré à ceux qui en doutaient que le sort de cette région continue à être dominé par la présence soviétique. Mais en même temps, les deux tendances fondamentales sur lesquelles s’appuyaient ceux qui prophétisaient la fin de la bipolarité et de la guerre froide – la convergence et le polycentrisme, la tendance des deux Grands à coopérer entre eux et la tendance de leurs alliés à rechercher et à utiliser une liberté d’action accrue – continuent à se faire sentir et à produire de nouveaux liens, de nouveaux conflits et de nouveaux alignements qui ne suppriment pas les anciens même lorsqu’ils se heurtent à eux.

5 Tant dans les types de conflits qui peuvent surgir en Europe que dans les types de réactions qu’ils peuvent susciter chez les grandes puissances, il apparaît que si la dimension fondamentale reste la dimension Est-Ouest, de nouveaux heurts d’intérêts nationaux et de nouvelles solidarités transcendant les deux alliances ont des chances d’apparaître au niveau même des relations interétatiques. À plus forte raison en va-t-il de même pour les conflits et les réactions provoqués par ce qui nous apparaît comme l’élément le plus fondamental et le plus gros d’avenir de la réalité européenne, à savoir la contradiction entre le système interétatique lui-même, avec sa stabilité ou sa rigidité à peine ébranlée par certaines évolutions diplomatiques, et l’évolution sociale, dont les crises à l’intérieur des régimes de l’Ouest comme de l’Est ont montré le caractère imprévisible et parfois chaotique. À un système qui n’a guère évolué et qui a, jusqu’ici, rempli ses fonctions principales (empêcher la guerre, assurer un certain contrôle des Grands sur le sort de l’Europe, en particulier celui de l’Allemagne), et dont le successeur ne se dessine guère à l’horizon, s’oppose une société européenne ou transnationale, où idées, aspirations et conflits ne se laissent pas enfermer dans le cadre du système (que ce soit celui des régimes politiques ou des alliances) et par là le menacent et provoquent ses réactions ou ses chocs en retour.

6 À cette analyse sommaire du système européen et de ses tendances contradictoires, on peut, nous semble-t-il, faire correspondre une division des conflits possibles dans les années 1970. Nous pourrions alors distinguer quatre catégories. Les deux premiers types porteraient sur le système lui-même, sous sa forme classique de bipolarité hostile et sous sa forme émergente de bipolarité coopérative ou de condominium limité ; le troisième porterait sur les intérêts nationaux (territoire, minorités, souveraineté, etc.) des différents États, surgissant au premier plan grâce aux éléments de polycentrisme ; le quatrième viendrait de l’évolution intérieure des sociétés menant à l’instabilité des régimes politiques ou à leur discordance par rapport à la position géographique ou à l’alignement diplomatico-militaire des pays respectifs. L’hypothèse que nous souhaiterions présenter tendrait à suggérer que l’ordre dans lequel nous avons énuméré ces conflits correspond à un ordre croissant de probabilité et d’importance, ou du moins (et peut-être surtout) que les conflits de chaque catégorie auront tendance à être causés ou influencés avant tout par ceux des catégories suivantes. En d’autres termes, il faudrait éviter de concentrer nos regards exclusivement sur les grands affrontements Est-Ouest politico-militaires qui ont caractérisé l’époque de la guerre froide, mais il faudrait aussi éviter de les croire effacés ou rendus anachroniques par les nouveaux aspects des relations internationales européennes : en effet ces nouveaux aspects comportent précisément des éléments de conflits (entre les Supergrands et les autres, entre États nationaux, entre forces nouvelles et structures établies à l’intérieur des régimes et des alliances) qui peuvent soit se substituer aux conflits Est-Ouest classiques, soit les relancer.

7 Certes, ces derniers sont, en eux-mêmes, moins dépassés peut-être qu’on ne le croit. Si l’idée d’une attaque militaire, surtout de grande envergure, d’une alliance contre l’autre est moins à l’ordre du jour que jamais, l’absence (par comparaison avec d’autres régions) de pressions militaires ou de pressions diplomatiques appuyées sur la menace implicite de la force tient à l’existence d’un équilibre local et surtout à ses liens directs avec l’équilibre global par l’engagement physique des deux Grands et par la probabilité d’escalade qui résulterait d’un conflit limité. Chaque fois que, soit cet équilibre soit cet engagement, ont semblé douteux, des actions soviétiques consistant sinon à remettre en cause le statu quo du moins à en éprouver la résistance se sont produites : il y a de bonnes raisons de croire que la première crise de Berlin était liée, en partie du moins, à l’idée d’éprouver le degré et la solidité de l’engagement américain dans l’Europe de 1948 ; il y en a d’encore meilleures de penser que la deuxième crise de Berlin tendait en très grande partie à faire enregistrer, sur le plan européen, le déplacement (réel ou prétendu) de l’équilibre des forces symbolisé par le Spoutnik. Si, dans le même temps, la solidité de l’engagement américain est remise en question après 1971 du fait de retraits importants de troupes et si l’équilibre stratégique global l’est de son côté du fait des progrès de l’URSS tant sur le plan nucléaire que sur le plan classique, l’atmosphère politique de l’Europe, allant de la liberté d’action des États neutres ou occidentaux au sentiment de sécurité de Berlin, peut s’en trouver affectée. Il reviendrait alors aux Européens de consolider ou de rétablir aussi bien l’équilibre que la détente en renforçant à la fois le poids politico-militaire de l’Europe occidentale et son ouverture au dialogue avec l’Est. Mais entre ces deux directions également nécessaires, des conflits évidents peuvent surgir ; surtout, l’une et l’autre peuvent entraîner des complications avec une Union soviétique désireuse de bloquer l’une et d’exploiter l’autre. L’attitude envers l’Allemagne et envers son encadrement dans un dispositif occidental ou co-hégémonique, européen de l’Ouest ou paneuropéen, serait ici sûrement la pierre de touche et peut-être la pierre d’achoppement des relations Est-Ouest.

8 Mais cela même montre bien l’importance croissante de la dimension que, selon les appréciations, on peut qualifier de « bipolarité coopérative », de « double hégémonie » ou, au contraire, de sécurité collective ou universaliste. Les nouvelles sources de conflit Est-Ouest peuvent provenir précisément de l’application d’accords de stabilisation universelle reposant sur la coopération des Grands : arrêt des expériences nucléaires, non-prolifération, limitation des armements stratégiques, demain, peut-être, accords sur Berlin, l’Allemagne ou la sécurité européenne, la réduction contrôlée des armements. Si tous ces accords sont destinés à avoir une efficacité, ils impliquent nécessairement des mécanismes de contrôle qui, à leur tour, doivent refléter une certaine structure politique. On peut dès lors imaginer, dans le cas, par exemple, où l’URSS viendrait à accuser l’Allemagne occidentale de ne pas respecter les accords de non-prolifération, soit une tension qui opposerait celle-ci à l’URSS et aux États-Unis, soit des tensions entre ces deux derniers pouvant aller jusqu’à des remises en question de leur contrôle coopératif comme ce fut le cas pour l’administration de l’Allemagne dans les années 1946-1947. Enfin, à l’hypothèse de crises opposant les deux Grands à une tierce puissance ou les deux Grands entre eux à propos de celle-ci, peut s’ajouter celle de crises à prétexte universel, mais restant bilatérales et recouvrant des rivalités d’intérêts nationaux (se situant par exemple, dans le cas cité, sur le plan de l’industrie nucléaire).

9 En fait, la tendance à l’érosion du système bipolaire a au moins autant de chances de mener au choc des intérêts nationaux et au jeu des inégalités de puissance qu’à un système de sécurité fondé sur l’universalité et la réciprocité. Notre troisième type de conflits semble devoir se profiler avec au moins autant de certitude derrière le second que derrière le premier.

10 On peut cependant se demander si, même en cas de décomposition des blocs ou de relâchement des alliances, l’avenir est bien à la résurgence de conflits nationaux de type classique. En Europe occidentale, il semble bien qu’un seuil ait été franchi par l’évolution historique et sociale, et que l’idée de deux États se faisant la guerre pour une province ou même utilisant directement ou indirectement la menace de la force militaire à l’occasion d’un conflit diplomatique, appartienne au passé. En Europe de l’Est et du Sud-Est, les nationalismes sans doute plus jeunes et plus vivaces, mais, même si elles recouvraient une liberté d’action qu’elles n’ont pas aujourd’hui, la Hongrie et la Bulgarie n’auraient sûrement pas comme premier souci d’attaquer la Roumanie, la Yougoslavie ou la Grèce à propos de la Transylvanie ou de la Macédoine ; depuis 1914 d’ailleurs, ce n’est pas par la guerre des petits, mais par l’arbitrage des Grands ou le résultat des guerres mondiales que ces provinces ont changé de mains. Le seul cas où un danger réel de guerre entre deux pays européens à propos d’un territoire ou d’une minorité ethnique existe est celui de la Grèce et de la Turquie, à propos de Chypre. Mais ne s’agit-il pas là d’un conflit dont les caractéristiques rappellent plus les problèmes du Moyen-Orient que ceux de l’Europe ?

11 Pour l’instant, en tout cas, quel que soit l’accroissement des libertés d’action nationales par le relâchement des alliances, en particulier de l’alliance occidentale qui, précisément, permet à des oppositions comme celle de la Grèce et de la Turquie de jouer beaucoup plus librement qu’à la grande époque de la guerre froide, il reste que les conflits bilatéraux présents ou possibles doivent toujours être vus à la lumière de la structure bipolaire et hiérarchique du continent.

12 Si l’on distingue, alors, entre membres des deux alliances et neutres ou non-alignés, et entre les deux Grands et les autres puissances, on peut considérer que les conflits entre États-membres des deux alliances opposées sont rendus impossibles par le contrôle de leurs leaders et de leurs organisations respectives. Si la guerre des deux Allemagne n’a pas eu lieu, contrairement à celle des deux Corée ou des deux Vietnam, c’est en grande partie que chacun des deux États allemands, solidement encadré et contrôlé par son camp respectif, bénéficiait à la fois d’une bien plus grande sécurité et d’une liberté d’action bien plus réduite que deux États comme, par exemple, Israël ou l’Égypte. Les conflits entre un État-membre d’une alliance et un État neutre ou entre deux États petits ou moyens d’une même alliance sont rendus difficiles par les mêmes raisons ; celles-ci restent plus contraignantes à l’Est qu’à l’Ouest précisément parce que l’alliance communiste est plus centralisée et hiérarchique.

13 En revanche, l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968 montre que les conflits entre le leader d’un bloc et l’un de ses membres peuvent mener à l’usage de la force ; et l’inquiétude que cette action avait suscitée non seulement en Roumanie, en Albanie et en Yougoslavie, mais même, de façon plus réduite, mais réelle, dans des États neutres non communistes, mais limitrophes du bloc oriental comme la Finlande et l’Autriche, inquiétude qui faisait contraste avec la tranquillité des membres de l’alliance occidentale, montre bien que les conflits entre un leader et un non-aligné, bien que plus improbables, ne sont pas à exclure.

14 Encore, précisément, ne sont-ils guère envisageables que par contamination ou par réaction à la suite de crises intérieures au pays non-aligné lui-même, à la grande puissance qui le menace, au bloc qu’elle dirige. Si la Yougoslavie était menacée, ce serait soit parce qu’un effondrement de son unité intérieure en ferait une source d’instabilité et un objet de convoitise, soit parce qu’elle se trouverait impliquée dans une intervention soviétique, en Roumanie par exemple, qui déborderait les frontières du bloc.

15 Plus généralement – et c’est ce qui fait la jonction entre nos quatre types de conflits – il nous semble que, pendant toute l’histoire de la guerre froide elle-même, ce qui est apparu comme une menace de l’Est contre l’Ouest et l’est devenu effectivement, a eu le plus souvent son origine dans des difficultés intérieures à l’Union soviétique ou liées à ses rapports avec ses propres alliés.

16 On a pu voir les origines de la guerre froide elle-même dans l’incapacité du camp soviétique à résoudre le problème de l’unité et de la diversité sans être poussé soit à rechercher des succès à l’extérieur soit à appliquer, à l’intérieur, des remèdes qui ne pouvaient que susciter, au-dehors, des inquiétudes et des réactions. Pour les deux crises de Berlin, le rôle des rapports de l’URSS avec ses alliés (conflit avec la Yougoslavie dans un cas, lendemain de la Hongrie, crise de la DDR –République démocratique allemande– et conflit avec la Chine dans l’autre) semble bien avoir été décisif, de même que, hors d’Europe, pour la guerre de Corée et la crise de Cuba, à propos de laquelle le rôle des dissensions intérieures soviétiques ajoute une dimension que, par exemple, l’ouvrage de Michel Tatu sur Le pouvoir en URSS (Grasset, 1967) ne permet plus d’ignorer. À plus forte raison ces considérations devraient-elles être décisives pour la décennie qui s’ouvre.

17 C’est là la raison essentielle pour laquelle nous ne pouvons pas partager l’optimisme prédominant quant à la sécurité du continent européen. Cet optimisme semble fondé sur une croyance négative (le caractère hautement improbable d’une attaque militaire) et sur une croyance positive, soit à la stabilisation définitive des sphères d’influence, soit à leur dépassement progressif et harmonieux. Si la croyance négative est justifiée, elle ne va pas au fond du problème. Sans doute, d’ailleurs, n’a-t-il jamais été là. Au contraire, les dangers les plus sérieux de conflit pour l’Europe, qui tiennent à la nature de l’autorité à l’intérieur du régime et de l’empire soviétiques, nous semblent plutôt devoir s’aggraver. La crise de l’Europe de l’Est, manifestée par la nécessité d’employer la force pour maintenir l’autorité soviétique, la crise des rapports avec la Chine, la crise de la société soviétique dont témoignent l’âge des dirigeants, les difficultés de l’économie, les ambiguïtés, les contradictions et les faiblesses de la répression en même temps que ses rigueurs, tout cela nous semble bien montrer que l’Empire soviétique est entré dans une phase, qui peut d’ailleurs être fort longue, de crise de légitimité ou de crise de « décolonisation », en quelque sorte. D’autre part, la nature des réactions des groupes dirigeants, rigidité bureaucratique devant les problèmes idéologiques et sociaux, brutalité à l’intérieur du bloc, prudence (et peut-être indécision) à l’extérieur, accompagnée d’un effort militaire considérable, semble bien montrer qu’ils n’ont l’intention ni d’abdiquer leur autorité ni d’en transformer suffisamment le caractère pour l’adapter efficacement aux conditions nouvelles. La perspective de loin la plus probable, donc, nous semble être celle d’une période de conflits entre les forces de l’autorité et celles du changement, conflits dont on ne saurait prévoir ni l’issue ni les conséquences pour les rapports avec l’extérieur, mais dont on peut affirmer qu’ils démentiront toute vision de la situation européenne fondée sur le caractère inévitable du statu quo ou celui du progrès.

18 Si c’est à l’Est que le problème se pose avec le plus d’acuité, c’est parce que c’est là que la contradiction qui oppose la hiérarchie de la puissance et la légitimité idéologique à l’évolution de la société et aux aspirations des populations est la plus radicale. Mais ces dernières années nous ont montré que, pas plus que la stabilité qui semblait reposer à l’Est sur le triomphe de l’idéologie, celle qui semblait fondée à l’Ouest sur le déclin de celle-ci n’était à toute épreuve. Cette nouvelle dialectique de l’instabilité des sociétés industrielles et de la stabilité du système bipolaire européen a pris en 1968 une forme concrète, celle d’un problème dont les années 1970 pourraient nous offrir la réédition : quelle est la réaction prévisible du monde extérieur et, en particulier des deux Grands, si un pays de l’Est veut cesser d’être communiste, si un pays de l’Ouest veut le devenir, si un pays de l’Est, de l’Ouest ou neutre voit son ordre intérieur ou son unité nationale s’effondrer ? On peut, ainsi, spéculer sur les conséquences internationales d’une Yougoslavie soumise aux pressions centrifuges du problème national après la disparition du Maréchal Tito, d’une Grèce en proie à la violence civile, d’une Italie où s’affronteraient communistes et militaires, d’une Europe orientale où se produiraient d’autres printemps de Prague, où la corde raide hongroise de la réforme intérieure ou la corde raide roumaine de l’indépendance extérieure finiraient par céder, où les réactions soviétiques affecteraient des pays-clefs ou frontières, comme l’Allemagne de l’Est ou la Yougoslavie, à propos desquels l’Occident se trouverait nécessairement impliqué de manière plus directe et plus dangereuse que dans le cas de la Tchécoslovaquie.

19 Les conséquences de ces crises affecteraient-elles plus durablement l’atmosphère de la détente et la réalité de la sécurité, en Europe, que ce ne fut le cas à propos de l’affaire de Prague ? Nul ne peut faire de prophétie, dans un sens ou dans l’autre. L’important est de voir que les tensions sont trop nombreuses et diverses pour que les changements ne soient pas à la fois inévitables et imprévisibles, pour qu’ils ne se produisent pas de manière souvent dissymétrique, spasmodique et désordonnée.

20 Le Tiers-Monde a toujours connu ces problèmes, liés à l’instabilité intérieure des régimes et au degré variable et indéterminé d’engagement, de contrôle, de rivalité et de coopération des deux Grands. En Europe la stabilité relative était liée à la présence directe de ceux-ci, mais aussi au fait que l’ordre intérieur et l’orientation idéologique des pays européens de l’Ouest ou de l’Est semblaient pouvoir être tenus pour acquis, quelles que fussent les raisons de cette stabilité : satisfaction, endoctrinement, terreur ou simplement passivité des populations. Si cette donnée du statu quo est remise en cause sans que l’autre le soit, si, loin que le Tiers-Monde évolue vers le modèle, capitaliste ou soviétique, des sociétés industrielles, ce sont celles-ci qui acquièrent l’instabilité de celui-là, si, par exemple, l’Europe occidentale en vient à se « latino-américaniser », quelles en seront alors les conséquences pour l’autre aspect, celui de la présence des Grands ? Chacun dans sa sphère, l’un et l’autre dans les nouvelles « zones grises » des États neutres, en particulier communistes, seront-ils plus interventionnistes ou moins ? Dans quelle direction leurs propres conflits intérieurs les pousseront-ils ?

21 Le fait même que ces questions puissent raisonnablement se poser, donne à penser que nous entrons en Europe dans une phase d’instabilité et d’incertitude, où non seulement l’évolution intérieure des différents pays, mais la nature et la structure des deux systèmes et, en particulier, l’attitude des deux Grands, les objectifs de l’un et l’engagement de l’autre, vont se trouver mis en question. Dès lors, le sens même de notions comme celles de sphère d’influence, de communauté, de bloc ou d’alliance va se trouver à redéfinir autant que celui des notions de démocratie ou de communisme. On peut, certes, objecter que ces questions sont artificielles parce qu’à l’Ouest, elles ne se posent pas vraiment et qu’à l’Est, elles ont déjà reçu leur réponse. Même quand, comme en Grèce, l’agitation intérieure a abouti à un changement de régime, celui-ci n’a pas modifié radicalement les relations du pays ni avec ses voisins ni avec les Grands. Surtout, si l’on prend les deux exemples privilégiés auxquels nous avons fait allusion jusqu’ici, les barricades parisiennes de mai 1968 ont abouti à la victoire de la continuité, au moins institutionnelle et sociale, et la Tchécoslovaquie est plus solidement amarrée à l’Union soviétique qu’avant sa révolution pacifique.

22 Vis-à-vis des perspectives révolutionnaires en France, il était également frappant de constater, en mai 1968, d’une part, que le monde extérieur tout entier (à l’exception peut-être de la Chine, mais y compris Cuba, et certainement y compris les deux Grands malgré les conflits de l’un avec le général de Gaulle et l’engagement de l’autre en faveur de la révolution communiste mondiale) faisait des vœux pour le maintien du statu quo, d’autre part, qu’il n’a pas eu à intervenir, sinon négativement, pour conserver celui-ci.

23 À Prague, au contraire, l’intervention soviétique a été d’autant plus décisive qu’elle ne s’appuyait sur aucune force réelle à l’intérieur de la Tchécoslovaquie ; mais son caractère préventif et artificiel même montrait que l’URSS n’était disposée à courir aucun risque et à ne tolérer aucune ambiguïté quant à la manière de définir l’appartenance au socialisme ou au Pacte de Varsovie.

24 Pourtant, même s’ils le voulaient complètement, les deux grands systèmes « auraient de plus en plus de peine », selon l’expression d’André Fontaine, « à se protéger mutuellement de la contagion de leurs idées ». Si les structures établies, nationales et internationales, ont jusqu’ici résisté victorieusement aux forces de bouleversement domestiques et « transnationales », le défi de celles-ci semble plus dangereux à long terme que celui du polycentrisme diplomatique, malgré le bilan plus positif de ce dernier. Les sociétés occidentales semblent révéler assez de santé pour survivre en s’adaptant, l’URSS assez de résolution pour survivre en s’imposant. Un doute subsiste cependant, qui n’est pas sans rappeler les années 1947-1948.

25 Dans les deux cas, la question des partis communistes français et italien, de leur aspiration et de leur aptitude à atteindre le pouvoir, a été soulevée et en termes étonnamment semblables : comme en (ou à propos de) 1945-1947, on a beaucoup discuté en France pour savoir si le parti communiste voulait ou ne voulait pas profiter des désordres pour s’emparer du pouvoir, s’il considérait que la situation n’était pas révolutionnaire ou que la révolution n’était pas désirable ; comme en 1948, la possibilité que le parti communiste accède au gouvernement par la voie électorale est au moins envisagée en Italie et produit une scission dans le parti socialiste. À nouveau, la possibilité d’une guerre civile en Grèce, qui, également pour la première fois, redonnerait une chance aux communistes, ne peut être entièrement exclue. Pour la première fois, à nouveau, la question de la Yougoslavie, de la mesure dans laquelle elle pouvait être menacée par l’Union soviétique et protégée par les États-Unis a été sérieusement soulevée en 1968. Naturellement, les deux années où la Tchécoslovaquie a « fait la une » des journaux sont 1948 et 1968… Dans les deux cas, si la domination soviétique en Europe de l’Est ne fait pas de doute, le degré d’orthodoxie imposé aux différents pays, l’intensité de la chasse aux sorcières dirigée contre les alliés de l’hérétique ou contre les rebelles potentiels restent soumis au doute. C’est également le cas des grandes questions qu’on peut ainsi formuler : dans quelle mesure la brutalité soviétique en Europe de l’Est est-elle porteuse d’un dynamisme qui fait peser des menaces ultérieures sur les autres voisins de l’URSS et sur l’Europe en général ? Dans quelle mesure et sous quelle forme les États-Unis, une fois prise la décision de se dégager d’un désastreux guêpier asiatique, comptent-ils être présents en Europe ?

26 Certes, en dehors même de facteurs extraeuropéens d’importance capitale comme la situation et le rôle de la Chine, bien des éléments opposent les deux époques. Le plus important concerne le problème le plus central à tous les sens du terme, celui de l’Allemagne. En ce qui concerne celle-ci, la question de l’évolution intérieure des pays européens et celle de l’engagement des deux Grands semblent avoir reçu une réponse. La répétition de la crise de Berlin de 1948 a eu lieu, mais de 1958 à 1962. Les deux Allemagne semblent stabilisées, à la fois dans leurs régimes intérieurs et dans leur orientation extérieure, à travers leurs succès économiques et leurs alliances militaires. Mais, même dans ce cas, on ne peut exclure ni une dialectique des extrêmes en Allemagne occidentale par une radicalisation, à droite, de la CDU (Union chrétienne-démocrate) passée à l’opposition, ni une incertitude sur Berlin liée aux désordres étudiants, ni une crise violente en RDA, ni surtout, après le départ de Walter Ulbricht, une sorte de convergence de « nationalismes de gauche » entre deux Allemagne dominées par une génération fatiguée de l’ancien immobilisme et des anciens protecteurs, convergence qui donnerait, pour la première fois, une chance réelle à une confédération des deux Allemagne. Or, cette possibilité pourrait alors, en fonction d’un grand nombre de facteurs, être l’occasion soit de l’intervention soviétique la plus grave que l’on ait connue, soit de la première tentative réelle pour aboutir au résultat manqué en 1945-1947, celui d’un règlement allemand et européen.

27 Sans aller jusque-là, à partir du moment où, de manière aussi prudente et positive que ce soit, les deux Allemagne commencent à dialoguer et à se transformer réciproquement, la question de leur place dans un dispositif européen et celle de la réaction des deux Grands face à ce dialogue et à ce dispositif se pose. Mais la réponse est d’autant plus difficile que la propre conduite des Superpuissances devient de plus en plus difficile à prédire, précisément parce qu’elle semble déterminée moins par la logique de leur interaction et de leur réaction envers de tiers pays que par celle de leurs conflits et de leurs préoccupations intérieurs. Or le résultat peut fort bien être radicalement différent, dans les deux cas, et poser ainsi de délicats problèmes d’équilibre et de communication.

28 L’effet le plus général de la nouvelle instabilité intérieure, même lorsqu’elle est le fait d’idéologies mondialistes et de courants transnationaux, est de tendre à replier les sociétés sur elles-mêmes, soit en détournant l’opinion publique des dépenses et des dangers extérieurs soit en imposant aux gouvernements la tâche prioritaire du maintien de la stabilité tout court à l’intérieur. Le malheur de l’Europe de l’Est est que, pour l’URSS, l’empire occupé par l’Armée rouge fasse partie de cet ordre intérieur. Pour les États-Unis, au contraire, il se pourrait que le rayon de leur action et de leur sentiment de responsabilité se rétrécisse davantage que celui de l’URSS après avoir été plus étendu. Présumant de leurs compétences et de leurs forces hier, ils ont accru les maux qu’ils voulaient combattre en prétendant garantir paix, stabilité et démocratie à des régions comme le Vietnam ; le résultat semble en être une crise morale intérieure qui risque de mettre en question leur disponibilité et leur engagement psychologiques dans des régions vitales où leur présence a effectivement été un facteur de stabilité pendant vingt-cinq ans. Si l’Union soviétique est, en Tchécoslovaquie, un incendiaire déguisé en pompier, les États-Unis pourraient bien être un pompier devenu incendiaire soit, comme au Vietnam, en attisant le feu qu’ils voulaient éteindre soit, comme peut-être demain en Europe, en laissant, par négligence, s’allumer et se consumer d’autres incendies pendant qu’ils s’efforcent d’empêcher que « la prochaine fois, le feu » ne consume leurs propres ghettos et leurs propres universités.

29 Ce n’est là, évidemment, que l’interprétation la plus pessimiste, au point de vue de l’alliance occidentale. Le pire n’étant pas toujours sûr, il est au moins aussi probable que leur pluralisme et leur flexibilité permettront aux organisations de l’Occident, sur le plan international comme sur le plan intérieur, de plier sans rompre et de survivre sans gloire si le monde extérieur consent à leur accorder le répit auquel elles aspirent passionnément. Mais il est non moins probable que le défi du conflit et de la violence ne leur sera pas épargné, précisément parce que la structure fondamentalement différente du bloc et du système soviétiques ne permet guère d’y prévoir un pareil processus d’adaptation à l’insatisfaction querelleuse permanente.

30 Comme l’Empire de l’Est ne repose que sur la force, alors que les tendances des sociétés divergent, toute aspiration à la diversité dégénère en crise, toute crise en conflit, tout conflit pose une question de vie ou de mort.

31 À long terme, les États-Unis devraient être en meilleure posture, à la fois parce que, nous semble-t-il, leur crise de légitimité est moins radicale que celle des régimes communistes, et parce que cette même légitimité leur permet de voir avec une certaine philosophie des régions comme l’Europe occidentale se détacher d’eux dans une certaine mesure : légitimité intérieure et autorité extérieure semblent aujourd’hui, vues d’Amérique, être plus en conflit qu’en liaison nécessaire. En URSS, au contraire, le groupe dirigeant aura tendance à réagir avec d’autant plus de violence que, radicalement sur la défensive, il ne peut compter que sur la force et que ce qui lui reste de légitimité est indissolublement lié à son rôle de gardien de l’empire. C’est pourquoi il n’est étonnant qu’il réagisse, comme en Tchécoslovaquie, à des dangers à long terme par des actions à court terme qui, tout en aggravant la crise fondamentale, permettent au moins de reculer l’échéance. Profondément menacé et fondamentalement sur la défensive, il est tactiquement sur l’offensive, contrairement aux États-Unis auxquels leur dynamisme social fondamental n’interdit ni l’hésitation ni l’inaction sur le plan politico-militaire.

32 Il se pourrait donc que les difficultés des Nations occidentales, y compris les États-Unis, les poussent à se replier sur elles-mêmes pour s’occuper de leurs problèmes intérieurs respectifs, alors que les difficultés de l’URSS la pousseraient davantage vers des décisions aventureuses ; ou du moins que les sociétés occidentales, occupées à juste titre à se réformer et à répondre à l’insatisfaction permanente de certains des groupes qui les composent, ne consacrent pas l’attention requise à prévoir et éventuellement à limiter les crises provoquées par le caractère plus dramatique que peuvent prendre les difficultés intérieures du monde communiste. Or, si un aspect de notre propos a été de souligner que les crises et les conflits des années qui viennent risquent de naître plutôt à l’intérieur des sociétés que de leurs relations extérieures, l’autre aspect était de montrer que ces conflits sociaux ou ces crises idéologiques étaient en interaction constante avec l’attitude extérieure des États et avec la stabilité de l’ordre international lui-même.

33 C’est pourquoi la tâche des sociétés occidentales devrait être non point certes de négliger leur double effort intérieur de maintien de l’ordre et d’encouragement aux changements nécessaires, mais de l’appliquer également au domaine international, en facilitant et en canalisant à la fois les évolutions nécessaires qui se heurtent aux structures figées et menacent soit d’être bloquées par celles-ci, soit de les emporter dans la violence et le désordre.

34 Toujours, cela exigera de maintenir l’équilibre qui seul garantit la sécurité, mais aussi d’encourager l’ouverture à la détente, au dialogue, à la négociation, à l’interpénétration.

35 À court terme, cela implique dans le cadre, encore inévitable aujourd’hui, de la division bipolaire, de favoriser au maximum tout ce qui peut substituer à la notion de blocs monolithiques fondés sur la contrainte, la notion d’alliances pluralistes fondées sur l’adhésion librement consentie et librement révocable, unissant des États dont les Grands ne prétendent pas dicter la politique intérieure. C’est opposer une conception restreinte, négative, diplomatico-militaire, de la sécurité et de l’influence à une conception maximaliste, idéologico-policière. C’est respecter les régimes et les alliances des autres tout en essayant d’influencer leur comportement dans le sens de la modération : qu’on le veuille ou non, ce qui se passe dans une sphère est influencé par les réactions de l’autre, et le seul moyen pour l’Occident d’isoler la crise de l’Empire soviétique et de se garder contre ses dangers d’extension et d’explosion est précisément dans un dialogue avec l’URSS où il s’efforcerait de l’amener, par la négociation, à modérer ses exigences et son comportement.

36 À long terme, la seule sécurité véritable serait celle d’une Europe qui, à la fois grâce à ses propres efforts et grâce à une évolution des deux Grands, de leurs régimes intérieurs et de leurs rapports réciproques, pourrait avoir une structure plus conforme que la bipolarité aux aspirations de ses peuples. Mais en attendant c’est l’interpénétration des deux alliances qui seule peut introduire, dans les rapports des grandes puissances avec les non-alignés et même avec les membres de leur propre alliance, les mêmes limites à leur liberté d’action et la même prudence que dans leurs propres rapports réciproques.

37 Le primat croissant des affaires intérieures rend cette tâche à la fois plus difficile et plus nécessaire. Il doit, en tout cas, nous rappeler que le sens véritable de la sécurité n’est ni exclusivement statique ni exclusivement militaire. La sécurité n’est qu’un moyen en vue de la protection du changement pacifique dans les États ainsi qu’entre eux, contre les irruptions et les destructions de la violence.

Français

Après la décennie 1950 marquée par la guerre froide, les années 1960 constituent une période de transition avec une certaine normalisation des rapports Est-Ouest, marquée par des équilibres locaux s’inscrivant dans la bipolarité du monde. Cependant, les difficultés intérieures propres au bloc soviétique, les évolutions sociétales confrontées à l’idéologie communiste et la question non résolue des nationalismes dans l’Europe de l’Est et du Sud-Est peuvent constituer des sources de pessimisme quant à la paix. D’où la nécessité d’un dialogue intereuropéen plus important dépassant la partition actuelle en deux camps.

  • guerre froide
  • Mur
  • nationalisme
  • idéologie
Pierre Hassner
(1933-2018) Spécialiste français de relations internationales, directeur de recherche émérite au Centre d'études et de recherches internationales (Ceri) de la Fondation nationale des sciences politiques. Lauréat du Prix d'honneur 2011 de la RDN.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.827.0017
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