CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dès lors qu’ils ont été accessibles à l’Homme, il est peu de milieux qui n’aient fait l’objet d’une occupation soutenue ouvrant la voie à une utilisation parfois intensive. On pense bien sûr en priorité au milieu terrestre, objet de toutes les conquêtes et de toutes les exploitations au cours des siècles. Mais les domaines maritimes et aériens viennent aussi à l’esprit. Longtemps vastes étendues inhabitées, les océans sont désormais porteurs de l’essentiel du commerce mondial actuel [1] et l’on a tous à l’esprit l’incroyable développement du voyage aérien en moins d’un siècle. La concurrence a parfois fait basculer la préférence du train vers celle de l’avion, y compris pour de courtes distances, avec d’ailleurs de nombreuses conséquences sur l’aménagement des vies et des territoires pour beaucoup de pays. Seule, la pandémie actuelle semble avoir mis un coup d’arrêt à cet usage effréné.

2Depuis les premières tentatives d’y accéder il y a plus de soixante ans, l’espace extra-atmosphérique n’a pas connu le même essor. Il se caractérise d’abord comme un milieu très hostile et par une difficulté d’accès et d’usage qui n’existe pas ailleurs (exception faite des grands fonds marins dont l’exploitation reste problématique). Immédiatement, cette difficulté propre à l’espace s’est avérée fortement discriminante, n’autorisant qu’un club très restreint de pays technologiquement avancés, financièrement puissants et politiquement dominants à l’investir. En conséquence, l’espace a longtemps été dominé par les deux grandes puissances en concurrence pendant l’après-guerre, les États-Unis et l’Union soviétique. Dès les premiers envois de satellites, l’espace devenait immédiatement le champ d’une véritable confrontation stratégique. Pour ces deux puissances, il était même né de leur nouveau face-à-face stratégique. Dès les années 1950, deux nouvelles technologies militaires clés allaient alimenter cette confrontation : l’invention du missile balistique à longue portée (inaugurée par les sinistres V-2 allemands), et celle de l’arme atomique qui a marqué la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui structurera la guerre froide. Ces armes changent la donne, font imaginer un conflit possible au plan planétaire et donnent naissance à des priorités défensives nouvelles pour éviter l’anéantissement mutuel. L’utilisation de l’espace trouvera une place de premier rang dans ce nouvel agencement. Les satellites étaient nés et avec eux la possibilité pour les protagonistes de se surveiller en permanence dans ce contexte anxiogène [2]. L’observation des bases adverses, l’écoute des télécommunications les plus stratégiques, la surveillance des essais nucléaires, et surtout la capacité à détecter tout tir de missile intercontinental, représenteront la contribution essentielle des systèmes spatiaux pour « gérer » cette nouvelle situation mondiale.

Un environnement stratégique historiquement stable

3En tant que domaine investi par l’Homme, l’espace a donc bien été conçu dès l’origine comme un lieu privilégié de confrontation au niveau stratégique. C’est même le point de départ de l’occupation de l’espace par l’Homme. Mais la singularité de ce contexte historique et du duopole qui l’a structuré pendant des années explique aussi le caractère mesuré de cette occupation. L’espace est longtemps resté le champ d’affrontements symboliques sans réels lendemains (comme le montre le programme lunaire resté sans successeur pendant ces cinquante dernières années) et le développement d’une certaine entente entre les deux grandes puissances pour garantir la stabilité mutuelle a contribué à faire de l’espace un domaine réservé. Cette quête de stabilité n’a pas incité à faire des orbites le champ de confrontations directes. Pour les autorités politiques, les programmes de satellites d’observation, notamment les programmes d’alerte précoce, étaient devenus l’une des pierres de touche du dialogue stratégique qui s’est mis en place tout au long des années 1970. La garantie même de l’équilibre nucléaire, puis plus encore de la « détente », impliquait d’abord d’être en mesure de « voir » les capacités adverses. Les satellites permettaient aussi de vérifier l’adhésion des parties aux règles de la limitation des armements. Dès lors, l’idée de menacer l’existence de ces moyens apparaissait clairement contradictoire avec cette recherche de stabilité stratégique. Par exemple pour les Américains qui s’interrogeaient alors sur la suite à donner à des campagnes soviétiques de tests antisatellites, toute « préparation d’une interception antisatellite aurait été contraire à l’esprit sinon à la lettre du principe de protection des ‘‘Moyens techniques nationaux’’ du traité SALT[3] ». Il était jugé contreproductif de « stimuler ce type d’interceptions alors que [les États-Unis] sont devenus plus dépendants du renseignement spatial et auraient beaucoup à perdre » [4]. Le rôle « stabilisateur » joué par ces « moyens techniques nationaux » [5] pendant la guerre froide est maintenant bien documenté. Les expériences de destruction de satellites menées par les Soviétiques à la fin des années 1960 et 1970 ont recélé un aspect symbolique fort, mais n’ont pas donné lieu pour autant à une course aux armements spatiaux que l’on aurait pu attendre.

La bascule des années 1990-2000

4Il faudra attendre les années 1990-2000 pour voir la situation fortement évoluer et l’espace devenir l’objet de convoitises nouvelles. C’est d’abord l’usage militaire de l’espace qui se modifie avec la fin de la guerre froide. Il prend une place nouvelle dans les opérations militaires elles-mêmes. Aux États-Unis surtout, l’arrivée de nouveaux systèmes orbitaux, plus flexibles d’emploi et mieux adaptés aux usages sur le terrain, renouvelle l’utilité militaire des satellites. Ce nouvel usage s’accompagne aussi d’une perception plus aiguë des menaces qui pourraient peser sur ces systèmes. En réalisant son premier test antisatellite de janvier 2007, la Chine a envoyé un signal qui a renforcé cette perception. La succession des événements qu’ils soient intentionnels (destruction par les États-Unis d’un de leur satellite en 2008 en forme de réponse à la Chine ; test antisatellite indien en mars 2019) ou fortuits (collision entre un satellite américain et russe en 2009) ont accentué une forme de fébrilité. Paradoxalement, l’espace a semblé devenir dans ces années 2000 un champ de confrontation plus actif que lors des années les plus dangereuses de la guerre froide. C’est aussi l’époque d’un deuxième âge des technologies spatiales, plus accessibles, plus performantes et offrant de nouvelles perspectives à l’industrie. Là encore, à l’instar de la révolution balistico-militaire des années 1950, la technologie et le contexte stratégique semblent être entrés en phase pour créer les conditions d’une nouvelle étape de l’occupation de l’espace ou au minimum pour en tracer les perspectives.

L’espace comme infrastructure d’information

5En premier lieu, l’essor des technologies de l’information et le développement simultané de nouvelles technologies spatiales orientées vers la diminution des coûts (comme la miniaturisation, l’intelligence artificielle (IA) ou la propulsion électrique des satellites, voire la réutilisation des étages de lanceurs) ont attiré l’attention de nouveaux acteurs industriels. Eux-mêmes issus des technologies de l’information, ils disposent de la volonté et surtout des moyens financiers pour investir massivement dans les nouveaux satellites. Il n’est nul besoin de citer les projets de méga constellations de ces nouveaux magnats de l’espace que veulent être Elon Musk ou Jeff Bezos, désormais connus du grand public et promettant des infrastructures nouvelles, simplement déportées dans l’espace. Ces constellations de plusieurs milliers (voire parfois plusieurs dizaines de milliers) de satellites viseraient en effet à connecter la Terre entière. Dans le domaine différent de l’observation de la Terre, des projets de plus en plus nombreux produisant de véritables flux d’images, et désormais de vidéos à bas prix, inciteraient les créateurs de contenus à les exploiter à l’échelle industrielle en les insérant dans leurs systèmes d’information. Tout cela semble, pour l’heure, encore un peu théorique et les Business Models restent à confirmer. Pour autant, ces infrastructures se déploient en orbite (déjà près de 800 satellites Starlink pour Elon Musk) et représentent par elles-mêmes une nouveauté. Au-delà de leur seul caractère novateur, ces projets s’appuient sur les perspectives d’utilisation que fait miroiter l’industrie de l’information. L’accord passé entre le géant américain du logiciel Microsoft et SpaceX [6], la société d’Elon Musk, pour la mise en réseau du service de « Cloud » de Microsoft (concurrent de celui d’Amazon, notamment pour les usages militaires) [7] – en utilisant les satellites Starlink – est le témoignage le plus récent de cette intégration accélérée de l’infrastructure spatiale dans les logiques mondiales des systèmes d’information.

6Cette vision, consistant à mettre en place des « infrastructures spatiales », change évidemment la manière d’approcher le milieu. Les technologies qui mettent l’accent sur l’autonomie, sur la manœuvrabilité et le nombre créent, de facto, un nouvel environnement. Du point de vue militaire, cette évolution vient à point nommé. Elle répond d’abord au souci de la menace évoquée plus haut, en soulignant la vertu de résilience que présentent ces systèmes. Des milliers de satellites en orbite deviennent la réponse aux attaques possibles. Ils sont également un outil de choix pour la surveillance, l’observation et les télécommunications, toutes fonctions qui ont des usages militaires. Aux États-Unis encore, la défense est devenue depuis plusieurs années le meilleur soutien de ces projets industriels qui y trouvent évidemment leur compte. En réalité, c’est même souvent sous l’impulsion de réflexions militaires que ces projets ont bénéficié d’investissements amont dès les années 1990, contribuant ensuite à cette forme de ruissellement industriel. Pour reprendre l’exemple récent déjà cité, notons simplement que le Pentagone a passé des contrats avec SpaceX pour étudier l’équipement de plusieurs plates-formes Starlink d’équipements de détection infrarouge de lancements de missiles [8], contrats pour lesquels SpaceX pourrait d’ailleurs également recevoir l’aide logicielle de Microsoft.

Repenser un ordre spatial

7Bien sûr, cette consolidation des activités spatiales ne passe pas inaperçue dans le monde. D’autant moins, d’ailleurs, qu’elle laisse entrevoir la complexité de futures règles communes et sans doute de nouvelles compétitions en gestation. En laissant entrevoir des modes inédits d’occupation physique de l’espace, la future coexistence en orbite est déjà devenue sujette à débats. Les possibilités nouvelles d’intervention en orbite, pour réparer ou refaire le plein d’un satellite par exemple, ouvrent des perspectives en même temps qu’elles inquiètent. La multiplication récente d’expériences de manœuvres orbitales par les principales puissances spatiales et les échanges tendus auxquels elles donnent régulièrement lieu l’ont bien montré [9]. De la même façon, l’occupation de l’espace par des milliers de satellites ainsi que les dispositifs nécessaires à leur maintien en condition nominale implique l’adoption de règles de trafic spatial (on parle déjà de « gestion du trafic spatial ») [10] au sujet desquelles les puissances devront s’accorder. Or, elles s’affrontent déjà sur la nécessité d’un nouveau traité sur l’espace ou plus simplement sur l’adoption commune de nouvelles pratiques au sujet desquelles les discussions diplomatiques sont aujourd’hui pratiquement au point mort. Le temps est plutôt au renforcement des postures nationales par le biais du développement de moyens autonomes (et de plus en plus précis) de surveillance de l’espace, de moyens de protection des satellites militaires en orbite et d’organisations plus adaptées à la conduite d’opérations en orbite (comme cela a été le cas en France avec la création du Commandement de l’espace en 2018).

8Née de l’affrontement des années de guerre froide, l’activité spatiale a toujours été tirée par la confrontation stratégique. Au fil des années puis des décennies, cette caractéristique s’est renforcée et semble aujourd’hui trouver de nouveaux développements qui correspondent à l’évolution même des usages spatiaux. La jonction s’est désormais bien établie entre les technologies spatiales et la maîtrise de l’information au plan mondial. L’effet moteur de cette association étroite pour l’activité spatiale est indéniable, avec des conséquences pour l’ensemble des utilisateurs au premier rang desquels les États. Il en découle un net renforcement du caractère stratégique de l’environnement spatial avec comme conséquence une plus nette implication militaire dans la maîtrise du milieu lui-même. Prendre acte de cette évolution tout en gardant à l’esprit l’interdépendance acteurs et la modération qu’elle impose ne sera pas le moindre des défis à relever.

Notes

  • [1]
    En 2020, plus de 80 % du commerce mondial transiterait par les routes maritimes.
  • [2]
    Le programme américain de satellite-espion allait démarrer dès 1955, soit deux ans avant le lancement de Spoutnik par les Soviétiques.
  • [3]
    Strategic Armements Limitation Talks, traité signé en 1972 entre Richard Nixon et Léonid Brejnev.
  • [4]
    Mémorandum du conseiller aux affaires de sécurité nationale (Brent Scowcroft) au président Gérald Ford, du 24 juillet 1976 publié en 2009. Pour une vision plus complète de la position américaine sur ce sujet, voir les archives publiées sous la direction de William B. McAllister, in Foreign Relations of the United States, 1969-1976, Volume E-3, Documents on Global Issues, 1973-1976, United States Government Printing Office, Washington D.C., décembre 2009.
  • [5]
    L’emploi de cette expression permettait alors aux deux parties de dissimuler l’existence de satellites-espions tout en s’accordant sur leur usage.
  • [6]
    Voir l’annonce faite le 20 octobre 2020 par Microsoft de son initiative « Azure Space » et résumée en ligne sur son site (https://news.microsoft.com/).
  • [7]
    Le contrat JEDI (Joint Enterprise Defense Initiative) d’un montant de 10 milliards et qui définit l’utilisation militaire du « Cloud » pour les dix prochaines années a fait l’objet d’une féroce compétition entre Microsoft et Amazon depuis deux ans. Après des mois de procédures, Microsoft vient de se voir confirmer comme titulaire du contrat par le DoD au détriment d’Amazon. Mais Amazon n’est pas resté inactif en lançant, dès 2018, son propre réseau de « stations-cloud » dans le monde entier et en nouant plusieurs partenariats avec des constructeurs et opérateurs de satellites pour les monétiser à terme sous forme de ventes de services. Une nouvelle division « Aerospace and Satellite Solutions » vient d’être créée en juin 2020 pour étendre ce service aux agences gouvernementales américaines.
  • [8]
    « Space X Satellite Contract Underscores Focus on Pentagone », Wall Street Journal, 6 octobre 2020 (www.wsj.com/).
  • [9]
    On peut se référer au discours de Florence Parly citant l’exemple du satellite russe Luch-Olymp soupçonné d’espionner différents satellites, ou encore les déclarations récentes de Jay Raymond (général commandant les opérations spatiales de l’U.S. Space Force nouvellement créée) au sujet de manœuvres russes suspectes.
  • [10]
    Ou « Space Traffic Management » (STM) en anglais.
Français

L’utilisation de l’espace a toujours été conditionnée par des confrontations stratégiques. Depuis les années 1990-2000, il y a eu une bascule, l’occupation des orbites devenant essentielle pour y déployer des infrastructures satellitaires autour de l’information. Les rivalités, ainsi exacerbées, obligent à repenser un nouvel ordre spatial complexe où les acteurs sont interdépendants.

  • New Space
  • SpaceX
  • Elon Musk
  • Jeff Bezos
Xavier Pasco
Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.835.0059
Pour citer cet article
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