CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« En cas de crise majeure, seule une capacité de réflexion en recul vous sauvera. »
Patrick Lagadec

1 Le Document d’orientation de l’innovation de défense publié en juillet 2019 « fixe les objectifs essentiels du ministère des Armées en matière d’innovation, en cohérence avec l’ambition définie par la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de fin 2017 et déclinée dans la loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 » [2]. Ce document est le premier du genre. Il présente notamment un dispositif qui mérite d’être largement souligné parce qu’il ouvre la voie à un changement culturel dans le domaine de l’innovation de défense et, par voie de conséquence, dans celui de la prévention et la gestion des crises [3]. En effet, le Document d’orientation de l’innovation de défense prévoit la création d’une « Red team » constituée par l’Agence de l’innovation et la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) pour « challenger l’exercice prospectif institutionnel » [4]. Les Red team étaient jusqu’à aujourd’hui principalement utilisées dans le cadre de la cybersécurité où elles permettaient, conformément à une culture d’audit, de tester les dispositifs de sécurité et de sûreté en pratiquant des tests d’intrusion. Elles sont désormais envisagées dans un cadre plus large afin de mettre à l’épreuve les organisations en les confrontant à des scénarios « hors cadre ». L’introduction des Red team est une excellente initiative. Elle témoigne d’un changement dans les mentalités qui accompagne, selon nous, le développement d’une véritable culture de la gestion de crise dans les institutions. Nous proposons dans cette brève contribution une présentation de ce dispositif innovant. Puis, nous soulignerons les raisons pour lesquelles il s’agit d’une innovation importante pour la gestion de crise. Nous indiquerons également les limites culturelles inhérentes à une telle initiative. Enfin, nous conclurons en signalant qu’il existe des dispositifs complémentaires à celui de Red team, auxquels il nous paraît intéressant de réfléchir aujourd’hui, tel que le dispositif Blue team.

Red team et gestion de crise

2 La création d’une Red team apparaît dans la partie 7 du Document d’orientation de l’innovation de défense consacrée aux différents apports qui peuvent « nourrir » l’innovation de défense. Cette partie est à son tour subdivisée en deux sous-parties complémentaires. La première se concentre sur les moyens d’« éclairer l’innovation de défense par des idées nouvelles ». La seconde porte, quant à elle, sur les moyens à mettre en œuvre pour rendre les « organisations plus agiles ». L’idée de se doter d’une Red team est évoquée dans cette première sous-partie, notamment dans le cadre des réflexions développées sur la capacité de prospective et d’anticipation quant à l’environnement stratégique, aux menaces et facteurs d’instabilité auxquels la France sera confrontée. C’est dans ce cadre et pour répondre à cette exigence, identifiée comme interministérielle, qu’est envisagée la création d’une Red team.

3 L’encadré qui illustre cette proposition indique que cette cellule chargée de « challenger l’exercice institutionnel » sera composée de 4 à 5 personnes dont le profil attendu est celui de « futurologues, prospectivistes et auteurs de science-fiction ». Ils proposeront des « scénarios de disruption », c’est-à-dire des hypothèses stratégiques valides bouleversant (en rupture avec) les plans capacitaires. Ils produiront des biens livrables concernant soit l’émergence de « technologie disruptive », soit « l’usage asymétrique de technologie (exemple l’intelligence artificielle) par des éléments malveillants étatiques ou non étatiques notamment hors défense (et hors cyber) » [5].

4 L’objectif de cette cellule est de nourrir une réflexion innovante afin de préparer au mieux les unités de décision à être confrontées à des situations de ruptures majeures et inattendues qui sont de nature non militaire. L’anticipation de scénarios extrêmes ou inimaginables doit permettre d’envisager de nouvelles formes d’organisation institutionnelles, des modes de coopération inédits, plus flexibles, qui favorisent la créativité des unités de décision. Cette capacité d’innovation doit aider à dépasser le flux de problèmes générés par une crise pour saisir les opportunités qui se présentent aux unités de décision et dont elles n’avaient pas forcément conscience. À ce titre, les rédacteurs du document ont bien saisi la double nature de la crise qui est un moment où s’ouvrent les possibles. Cet intervalle temporel est certes porteur de danger pour les unités de décision qui sont confrontées à l’incertitude, mais il est également synonyme d’opportunité, ce que traduit très bien l’idéogramme chinois wei ji.

Limites du dispositif Red team et complémentarité du dispositif Blue team

5 On ne peut que se satisfaire que la France développe (enfin !) un dispositif tel que celui de la Red team. Pourtant, il faut immédiatement souligner que cette (heureuse) initiative ne fait en réalité que combler un retard important que la France a dans le domaine stratégique de la prévention et la gestion des crises majeures. Dans de nombreux pays, des dispositifs du type de la Red team existent depuis plusieurs années ; c’est le cas par exemple aux États-Unis où ils favorisent la préparation des instances de gestion de crise comme la FEMA (Federal Emergency Management Agency). Ces dispositifs sont utiles non seulement pour réfléchir à l’organisation des cellules de crise, remettre en cause certaines certitudes, mais aussi pour se confronter à des scénarios « hors cadre » et tester des hypothèses qui jusque-là n’auraient pas été envisageables. Cela signifie qu’au-delà du dispositif en lui-même, l’état d’esprit, la culture et la philosophie – c’est-à-dire l’idée directrice et l’attitude qui l’accompagne – présidant à la mise en place d’un tel dispositif, sont essentiels. On peut s’étonner que la partie consacrée à cette importante initiative, la Red team, n’occupe dans le Document d’orientation de l’innovation de défense que quelques lignes et n’insiste pas plus sur la culture particulière qu’implique un tel dispositif. La culture sous-jacente aux Red team a ceci en commun avec la culture de la gestion de crise qu’elle oblige à un décentrement, à un changement de perspective, à se placer sous l’angle de la surprise et à regarder en face ses propres limites, ses potentiels échecs.

6 Les dispositifs du type Red team imposent que les organisations, et les unités de décision qu’elles souhaitent préparer, jouent le jeu des entraînements « hors cadre » et acceptent de se confronter à leurs vulnérabilités structurelles, failles institutionnelles, rigidités organisationnelles et autres biais décisionnels qui nuisent à une bonne gestion de la crise. Une telle posture permet d’identifier les « irritants » évoqués dans le Document d’orientation de l’innovation de défense lors des exercices de simulation, mais aussi lors des processus Retex qui supposent une parole libre des unités de décision, et que des actions concrètes soient engagées, suite à ces retours d’expérience, pour résoudre les problèmes observés ou pour dépasser les obstacles signalés. Une telle posture permet également de révéler des points de blocages et de développer l’agilité des organisations en identifiant certaines lacunes qui relèvent des ressources humaines (absence de gestionnaire de crise, de veilleur-analyste dans un domaine spécifique, hors défense, par exemple les rumeurs sur les réseaux sociaux, etc.), du management des organisations (par exemple pour favoriser l’innovation structurelle), de la prise de décision (innovation en termes de méthodes ou de techniques en lien avec l’intelligence artificielle ou de processus de codécision).

7 Cependant, favoriser le développement d’une culture qui accepte l’échec, puisque c’est ce dont il est question, en fonction des représentations et du degré d’estime d’eux-mêmes que peuvent avoir certains services ou organisations, peut avoir des effets négatifs si la démarche et surtout le sens de la démarche ne sont pas partagés, compris et acceptés par tous.

8 Le dispositif Red team est une initiative innovante en matière de sécurité et de défense. Il constitue également un élément essentiel de toute préparation à la gestion de crise. Pour être efficace, ce dispositif doit dépasser une culture encore dominante aujourd’hui qui accepte difficilement les écarts qui peuvent exister entre la représentation du réel et le réel lui-même. Il suppose plutôt une attitude philosophique qui favorise l’analyse critique des pratiques traditionnelles. Cette posture d’innovation, au-delà du milieu culturel, suppose aussi l’existence d’un écosystème qui rassemble d’autres dispositifs qui lui sont complémentaires. Si l’innovation de défense, comme en témoigne le dispositif Red team, peut alimenter désormais utilement en France le domaine de la prévention et la gestion des crises. D’autres pratiques peuvent également nourrir l’innovation de défense ; c’est le cas avec le dispositif Blue team. À la différence de la Red team, dont l’objectif est de mettre à l’épreuve l’organisation, faciliter l’anticipation de certaines situations et la préparation des unités de décision en identifiant des lacunes ou des vulnérabilités, la Blue team a pour fonction, quant à elle, d’assurer la défense de l’organisation. Dans le domaine de la gestion de crise, Patrick Lagadec a associé l’idée de Blue team à un dispositif de « force de réflexion rapide » [6]. De notre côté, nous appelons cette think force « cellule critique ». Ce dispositif doit être activé dès le début de la crise lorsque les unités de décision se trouvent confrontées à une situation où leurs références et repères volent en éclat face à la déferlante de problèmes de natures diverses. Ce dispositif leur permet de contenir l’effet de surprise inhérent à la crise. Il doit également faciliter la définition d’une stratégie adaptée à la singularité des phénomènes et au caractère inédit des événements.

9 D’une certaine manière, ce dispositif correspond, dans le schéma classique de gestion des crises, à la cellule anticipation du Centre opérationnel départemental (COD) d’une préfecture. Rattachée au directeur des opérations et située en surplomb de l’ensemble de l’organisation de gestion de crise, elle a pour objectif d’étudier les différents scénarios, du plus favorable au moins favorable, dans l’ensemble des secteurs concernés. Nous pouvons toutefois nous interroger quant à la capacité des préfectures à mettre en œuvre un tel dispositif.

10 Cette cellule critique dotée d’une capacité de réflexion rapide doit être constituée de quelques personnes au profil particulier, créatif, pragmatique, inventif (attention, bien souvent ces profils sont écartés des organisations de prévention/gestion de crise). À l’écoute, ils possèdent de fortes capacités de coopération et d’interopérabilité. Ce groupe s’inscrit dans une temporalité différente du reste de la cellule de crise. Il n’est pas soumis à la pression de la décision. Il est chargé de réfléchir sur les problèmes de fond produits par la crise, puis de construire, à partir d’une approche critique, ouverte et transversale, différentes options, formulées clairement, qui peuvent y répondre. Cette cellule critique est un outil d’aide à la décision qui est à la disposition du pilote de la cellule de crise ; elle est située à ses côtés. Elle est aussi un outil d’innovation parce qu’elle permet la production d’options originales, inconcevables auparavant parce qu’elles transcendent certaines frontières traditionnelles ou certaines pratiques habituelles.

11 La simulation est le meilleur moyen de vérifier la capacité d’innovation d’une Blue team[7]. La complémentarité entre la Red team et la Blue team est évidente. La Red team a pour mission de produire, à l’occasion d’exercices de simulation de crise hors cadre où l’on plonge des unités de décision dans l’inconnu, hors de leurs références, des scénarios qui constituent pour la Blue team des défis intellectuels (reconnaître l’inconnu), psychologiques (faire face à la sidération et aux phénomènes de stress intense) et culturels (accepter qu’il n’existe pas une réponse idéale à la crise). L’objectif permet ainsi d’observer la manière dont la crise met à l’épreuve une organisation, ses capacités de réorganisation, d’analyse, de décision et de pilotage. Pour rendre efficaces ces dispositifs, il est nécessaire de créer des exercices auxquels tous participent, qui sont « hors cadre », qui mobilisent les dispositifs à disposition pour les porter à leurs limites.

12 Un exercice de ce type serait immédiatement nécessaire pour indiquer que l’on a bien franchi une étape dans le domaine de la culture de l’innovation de défense et de la prévention/gestion des crises, que ces dispositifs sont opérationnels. Au-delà, un tel exercice initial permettrait de vérifier les lacunes à combler en matière de connaissances théoriques par des formations adaptées, rapides, et de détecter les angles morts en matière organisationnelle et décisionnelle.

13 Le Document d’orientation de l’innovation de défense ouvre clairement de nouveaux horizons en particulier dans le domaine de la prévention et la gestion des crises. Cette nouveauté méritait d’être soulignée. Elle appelle cependant des développements utiles tant sur la culture que sous-tend un tel dispositif et sur les outils complémentaires qui permettront de voir, en France, émerger une véritable culture de la gestion des crises .

Notes

  • [1]
    Les auteurs tiennent à remercier Alain Juillet, Patrick Lagadec et Pierre-Antoine Arvers pour leurs relectures et leurs conseils avisés. Ils remercient également les membres de la RDN pour leur aide précieuse.
  • [2]
    Document d’orientation de l’innovation de la défense, Paris, DICoD, juillet 2019, p. 4.
  • [3]
    La Cellule interministérielle de crise (CIC) et l’élargissement des missions du SGDSN dans la prise en charge des crises majeures découlent du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 et de la LPM 2009-2014. Voir notamment notre contribution dans la RDN, Thomas Meszaros, « Contrepoint – La Revue stratégique et les Livres blancs : la notion de crise », Revue Défense Nationale, n° 806, janvier 2018, p. 27-36.
  • [4]
    Document d’orientation de l’innovation de la défense, op. cit., p. 22.
  • [5]
    Ibidem.
  • [6]
    Voir notamment, Patrick Lagadec : Le Continent des imprévus - Journal de bord des temps chaotiques ; Collection Manitoba, Les Belles Lettres, Paris, 2015 ; également, Patrick Lagadec : Le Temps de l’invention – Femmes et hommes d’État aux prises avec les crises et ruptures en univers chaotique ; Éditions Préventique, juillet 2019 (www.preventique.org/).
  • [7]
    Dans le cadre des exercices de simulation de gestion de crise que nous organisons à l’Université Lyon 3 avec des étudiants, et à l’Institut d’étude des crises, de l’intelligence économique et stratégique (IEC-IES), avec des professionnels, nous avons l’occasion d’expérimenter ces dispositifs, d’en étudier les limites et les développements possibles.
Français

La mise en place à venir de dispositifs Red team dans le cadre des travaux de l’Agence de l’innovation constitue une opportunité pour ouvrir de nouveaux horizons de réflexions dans le champ de la prospective de défense. Cela signifie également un changement de culture et une capacité à la critique.

Mots-clés

  • innovation
  • prospective
  • critique
  • Red team
Thomas Meszaros
Maître de conférences, responsable du parcours Intelligence stratégique et gestion de crise, Université Jean Moulin Lyon 3, Institut d’étude des crises, de l’intelligence économique et stratégique.
Fabien Despinasse
Cadre de la fonction publique, Institut d’étude des crises, de l’intelligence économique et stratégique.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.826.0101
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...