CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le vice-amiral d’escadre Guy Labouérie nous a quittés le 18 mars 2016. Nous sommes nombreux à avoir travaillé sous ses ordres ou à avoir suivi son enseignement dans la Marine, mais également dans les multiples lieux et instances où il est intervenu. L’amiral était une personnalité hors norme, réellement charismatique alors que le mot est bien galvaudé, il ne pouvait laisser indifférent, car il avait aussi ses détracteurs, sceptiques ou lassés par son ton parfois prophétique, voire imprécateur. Il n’hésitait pas à dire des vérités qui pouvaient être désagréables.

L’homme

2 Fils d’un général de corps d’armée, de l’arme du génie, polytechnicien, blessé pendant la campagne d’Italie et resté handicapé, Guy Labouérie entre à l’École navale en 1953. Sa longue carrière militaire le conduit dans l’océan Indien, plusieurs fois loin de sa famille, périodes qu’il met à profit pour écrire. Sa carrière s’achève au commandement de l’École supérieure de guerre navale (ESGN) en 1992 au cours duquel il marque profondément les stagiaires par les thématiques qu’il livre à leurs réflexions, et par la hauteur de ses propres idées, dont il n’hésite jamais à leur faire part. Il continue à écrire et à publier tout en enseignant jusque vers 2010. Il échangera ensuite par Internet avec son réseau d’amis et de correspondants assurant une fonction de veilleur et de lanceur d’alertes.

3 Les militaires ne s’expriment pas suffisamment, lui le faisait. Sa pensée est réellement originale, souvent en décalage avec la pensée dominante. Comme pour la plupart des penseurs militaires elle n’a pas été reconnue par la hiérarchie toujours inquiète de voir s’exercer librement une réflexion qu’elle ne pouvait contrôler. Mais sa propre pensée paraissait également trop métaphysique dans le monde de la politique et de l’action. Il demeure qu’il est un des rares officiers de Marine à avoir publié depuis la fin de la guerre, en service actif, ses réflexions sur l’action, sa finalité, sa méthodologie, la stratégie, voire la géopolitique. Mais nous le verrons ultérieurement, il a aussi écrit des poèmes et un long roman.

4 C’était un homme chaleureux capable de saints emportements lorsqu’il avait le sentiment de l’injustice. Car il était profondément humain. C’était aussi un bon vivant et un homme joyeux appréciant la bonne chère.

Le pédagogue

5 S’il était marin et homme d’action, l’amiral Labouérie était aussi pédagogue. Il avait été professeur de méthode à l’École supérieure de guerre navale pendant deux ans. Il avait enseigné, et surtout réfléchi, à la méthode d’appréciation des situations militaires en vigueur dans la Marine. Cet outil d’utilisation collective doit permettre d’analyser de la façon la plus objective la mission, les grands déterminants de la situation, les modes d’action pour l’accomplir. Son emploi doit permettre à l’autorité responsable de prendre une décision en étant parfaitement éclairée par son état-major sur les avantages, les inconvénients, les risques des modes d’action possibles, en lui laissant la part décisionnelle « subjective » finale.

6 Il exerça le commandement de l’École à la fin de sa carrière, au retour de l’océan Indien, pendant deux années très riches, pour lui comme pour ceux qui l’ont accompagné. Il fut aussi à ce moment l’inspirateur du Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM) à la disparition de l’École supérieure de guerre navale remplacée par le Collège interarmées de défense (CID), rebaptisé École de Guerre en 2011.

7 Il avait le souci premier de former les hommes : les former à réfléchir librement, recommandation particulièrement judicieuse dans un univers clos, et souvent enclin au conformisme, voire à la paresse intellectuelle, sous prétexte de discipline ou, plus insidieusement, de prépondérance de la technique dans l’action militaire moderne. Peu satisfait par les études des stagiaires sur le service national, il leur fit observer un jour que « les humains étaient les seuls êtres vivants qui mettaient en avant leurs petits pour se défendre ». Cela passait par l’injonction à la lecture, puis à la réflexion dans tous les domaines, surtout par-delà la chose militaire, pour des stagiaires au début désarçonnés par la hauteur de ses perspectives. Il leur en faisait part régulièrement en parallèle de ses travaux personnels d’écriture. Rapidement, et le plus souvent avec surprise, ces derniers découvraient que tout cela pouvait les guider concrètement dans la conduite de l’action.

8 Profondément hostile aux idéologies, il prônait la réflexion méthodique fondée sur une compréhension du sens supérieur de la mission, l’analyse des faits et des réalités, la reconnaissance de la subjectivité au demeurant inévitable, tout en manifestant une certaine méfiance à son égard. Il prônait l’appui sur le « réel », l’algorithme FOS : finalité, objectivité, subjectivité, devait tourner dans le bon sens, soit dans le sens direct, contrairement aux pratiques des doctrinaires et des idéologues qui appliquent des schémas intellectuels prédéfinis au détriment de la connaissance et de l’analyse renouvelées des réalités, voire de la finalité elle-même.

9 L’amiral a profondément marqué les stagiaires de l’École au cours de ses deux années de commandement. Il avait établi une liste de lecture. Chaque stagiaire se voyait en début d’année attribuer un ou deux livres à restituer. Son aptitude à reprendre dans les comptes rendus de lecture les éléments essentiels était remarquable, tout autant que sa capacité à les dépasser en les approfondissant.

10 L’amiral donnait lui-même des conférences sur ses thèmes de prédilection. Il en a livré des clés en reconnaissant qu’entre le stratège et le théologien il y a des liens. Ces liens l’inspiraient profondément mais ils n’ont pas fait l’objet de sa part d’une analyse poussée au-delà de l’annexe 4 de son livre central, publié en 1993 après son commandement de l’ESGN, Stratégie, réflexions et variations. Il conclut cette annexe en indiquant que le sujet est pratiquement inexploré aujourd’hui. Il avait suivi des cours de théologie entre 1973 et 1975. Les contacts établis à cette époque lui ont sans doute donné la possibilité à plusieurs reprises de publier dans la revue Études des jésuites de la rue d’Assas.

11 C’est sur ces liens qu’il a fondé l’ensemble de sa réflexion transmise par des écrits qui ne sont pas toujours aisés à suivre. Citons quelques phrases de cette page sur laquelle on peut nourrir le regret de ne pas l’avoir interrogé : le stratège et le théologien, « ils sont souvent peu heureux dans leurs travaux car trop ordonnés à des excès conceptuels qui les coupent de leurs peuples ». « Ils sont ceux qui créent et indiquent le ou les chemins ». Ils sont « les dépositaires préférentiels du TEMPS ». « La théologie n’est-elle pas simplement le ou les chemins de la réponse humaine à la stratégie d’un Dieu affronté à la liberté de l’homme ? » « Finalement, théologie et stratégie tissent la trame de l’histoire de l’homme de façon plus serrée et plus intime qu’on ne le pense. »

12 La période du commandement de l’École de guerre voit la maturité de ses réflexions sur l’action et la stratégie. Mais il avait acquis depuis plusieurs années une notoriété certaine grâce à ses articles et conférences. Et c’est surtout par ses conférences qu’il rayonnait, surprenant son auditoire par la relation qu’il savait établir entre les considérations les plus abstraites et le réel objet de la prise de décision.

Le métaphysicien

13 Il est revenu périodiquement sur ses grands thèmes de prédilection. Il faut cependant partir de son premier livre Dieu de tendresse ou Dieu de violence paru en 1981 pour saisir l’origine de sa pensée. Il fait le constat de l’omniprésence dans le monde de ce qu’il appelle la violence, sorte de principe fondamental qui pourra déboucher sur le mal, mot qu’il emploie rarement sauf dans le premier chapitre « La guerre pourquoi ? » de Stratégie, réflexions et variations dans lequel il fournit quelques explications qui viendront beaucoup plus tard. Ce principe suscite une interrogation existentielle fondamentale chez lui, officier profondément chrétien chargé d’exercer la violence de l’État. Il tente donc d’y répondre et commence par une lecture très précise de l’ancien Testament, qui est celle de l’histoire du peuple juif, de la Genèse jusqu’à l’avènement du Christ.

14 Partant de la violence des origines dans la Bible, la Genèse, l’histoire d’Abraham, la sortie d’Égypte, la conquête de Canaan, l’établissement des royaumes d’Israël, l’exemple des prophètes, il montre que l’histoire d’Israël est celle d’un combat entre la violence et le message de Dieu, message de paix et d’universalité. Il poursuit sa réflexion par l’exemple du Christ. La paix du Christ n’est pas la paix de César. Elle n’est ni soumission, ni violence mais refus de ce que l’amiral appelle les trois voluptés : l’avoir, le pouvoir et la gloire qui sont trois sources de violence. La réponse du Christ à la violence est l’affirmation d’un Royaume dont il est le Seigneur. Le destin de l’Homme est d’aimer et d’être aimé par Dieu.

15 Il poursuivra sa réflexion par un petit livre qui est un commentaire du livre de Judith, intitulé Judith espérance d’Israël dans lequel il voit la réflexion la plus achevée dans la Bible sur la violence. Il voit en Judith l’âme de l’humanité, assumant la déchirure entre le monde et le Royaume de Dieu, et indiquant les exigences essentielles face à la violence : objection au nom de Dieu lorsque l’âme de l’homme est en danger, justice pour les hommes par le droit dépassant les frontières, vérité qui est refus de l’usurpation de celui qui est la Vérité. Judith est pour l’amiral Labouérie un modèle pour l’Église à laquelle elle rappelle deux dimensions essentielles du message chrétien : son universalité et celui de l’espérance accompagné d’un modèle de vie et d’action fait de prière, de discernement, d’humilité et de courage.

16 Il reviendra sur cette grande thématique de la violence en 2010 avec le livre Ecce Homo. Sa pensée s’est donc révélée progressivement sur différents thèmes dans lesquels il revenait régulièrement à la fin de sa vie.

Le stratège

17 L’amiral Labouérie a commencé à écrire à partir de la fin des années 1960 au sortir de l’École de guerre dont il suivit le stage en compagnie du futur amiral Lanxade. Il disait en plaisantant que l’encadrement de l’École les appelait tous les deux les fossoyeurs de la Marine à cause de leurs idées hétérodoxes. Il a bâti progressivement sa notoriété au rythme de ses articles et conférences publiées sous son nom, ou sous le pseudonyme de Nicolas Polystratu, choisi sur le modèle de l’École des mathématiques modernes créée par un groupe de mathématiciens sous celui de Nicolas Bourbaki. Associé à l’amiral Tripier, de sa promotion de l’École navale et ancien préfet maritime de la Méditerranée disparu en 1993, il en reprit bientôt tout seul le nom, cette association n’ayant pas produit ce qu’elle avait prévu dans le temps. La démarche, au-delà du défi intellectuel qu’elle révèle à l’égard de la pensée officielle, est intéressante par ce qu’elle témoigne de l’ambition de ses promoteurs dont on chercherait vainement l’équivalent aujourd’hui. Elle témoignait de la volonté de réfléchir sur l’action militaire à un haut niveau et, si ce n’est de remettre fondamentalement en cause la pensée officielle, du moins de ne s’en sentir aucunement prisonnier et d’en percevoir les limites et les faiblesses.

18 Ses principaux articles et textes de conférence entre 1969 et 1994, soit entre sa sortie de l’École de guerre et son entrée en deuxième section, ont été rassemblés dans le livre Défense et océans publié en 1994. Il y a là 26 chapitres sur lesquels il n’est pas possible de revenir en détail mais qui montrent sa pensée en train de s’élaborer dans ses principales thématiques. Ils reflètent également son expérience opérationnelle. Partant de considérations générales sur la politique de défense, on le voit observer la guerre Irak Iran, le Moyen-Orient, l’océan Indien, pour progressivement élever sa réflexion et promouvoir le concept de « stratomonde », en même temps qu’il réfléchissait à la place du marin militaire dans un monde global et fermé dans lequel la manœuvre stratégique n’était devenue possible, selon lui, que dans l’espace et sur les océans.

19 Il fait la synthèse de ses réflexions sur la stratégie dans le livre Stratégie, réflexions et variations publié en 1993. Partant du pourquoi de la guerre, il aborde la stratégie à partir de sa vision du « stratomonde », en réfléchissant sur le rôle du temps, des principes de la guerre, des rôles respectifs du politique, de l’officier, de l’expert, dans l’épreuve de force. Il ambitionne que ses réflexions fondées sur l’action militaire puissent également servir à tous les décideurs civils, politiques et chefs d’entreprise.

20 Le premier chapitre « Pourquoi la guerre ? » commence par une réflexion anthropologique et philosophique complexe sur « Pourquoi la violence ? » qui renvoie au Labouérie métaphysicien. Cette réflexion se situe bien en amont de la stratégie mais elle l’éclaire. En bonne méthode, la question du pourquoi précède celle du comment. Elle lui apparaît absolument nécessaire lorsqu’on s’interroge sur les acteurs de la guerre. La réponse est à chercher dans l’Homme lui-même. Face à la violence de la nature, l’Homme est aussi confronté à lui-même, à la découverte de sa condition et à la recherche de ses propres lois au travers de la vie sociale. Mais la société est porteuse de violence en tant que telle pour ses membres. Elle doit elle-même trouver son ciment, son moteur et se confronter aux autres sociétés.

21 « La guerre est l’engagement sanglant de toute la société pour défendre ou acquérir ce que cette dernière estime indispensable pour sa vie ou sa survie. » Elle est poursuite du commerce au sens général du terme, non de la politique seulement, comme le pensait Clausewitz. Il y a donc trois types de violences, celle de l’individu, celle de groupes constitués à l’intérieur des sociétés et celle de la guerre qui entraîne une multitude de violences élémentaires à commencer par la coercition de ses propres membres.

22 « Toute société engendre des maux et dans une mesure plus ou moins grande asservit l’individu. » L’amiral, lecteur de Freud et de René Girard, prend ici des accents anarchistes !

23 « L’homme adapte le milieu à sa liberté, mais il y rencontre l’autre et n’arrive pas à surmonter l’idée, malgré toutes les preuves contraires, que c’est le sang de l’autre qui fait vivre. C’est pour lui un mystère… mystère qui est toujours celui du mal. »

24 Il reprend des phrases de Jean Baudrillard. « Nous avons tous une part maudite. L’énergie de la part maudite, c’est celle du principe du Mal. »

25 « On ne peut séparer le bien du mal, c’est ainsi. » « Il en est ainsi de la guerre. »

26 « C’est le refus de l’autre qui est la source profonde de la violence. » Il faut l’assumer comme une contradiction par essence. Elle est une fonction excrémentielle.

27 Constatant que nous sommes désormais dans un monde clos, Labouérie considère qu’il faut à l’avenir penser la guerre autrement et que « contrôler le potentiel de violence du monde est désormais la première tâche… ».

Le géopoliticien

28 Mais, pour cela, il faut envisager le monde tel qu’il est aujourd’hui. Le chapitre suivant est celui du « Stratomonde » qu’il ouvre avec une citation d’Arnold Toynbee : « L’innovation la plus révolutionnaire de l’Occident fut la substitution de l’océan à la steppe comme principal moyen de communication mondiale. »

29 De nouveau avant d’envisager la stratégie, nous passons par un détour, qui est plutôt une envolée, vers la géopolitique et la géostratégie. Ce chapitre est sans doute le plus intéressant de ses écrits « séculiers ». Sa relecture à la lumière des événements actuels lui donne parfois un aspect prophétique avec le recul d’une trentaine d’années. C’est le « Labouérie géopoliticien ».

30 Il commence par regretter l’oubli de l’océan dans la stratégie des pays européens avec ce qu’il appelle le syndrome de Talleyrand. Les théories géostratégiques développées au début du XXe siècle, celles du Britannique Mackinder, de l’Allemand Haushofer, du Français Castex sont dépassées car elles ont oublié le reste du monde par rapport aux puissances européennes. Il pourrait y avoir ici objet à contestation mais Labouérie met l’accent sur les caractéristiques nouvelles du monde global qui n’ont en effet guère été analysées par les penseurs précités pour la raison évidente que le monde de leur temps était bien différent de celui d’aujourd’hui.

31 Il commence par constater la fermeture du monde actuel sur les plans physique, spatial, médiatique et juridique. À l’intérieur de cette fermeture s’exercent une fantastique pression démographique et la poursuite, sous de multiples formes, de la décolonisation. Cette dernière est un phénomène qui durera plusieurs générations. Après la décolonisation politique, ce sont les plans économique, culturel, juridique qui sont en jeu. Il craint même une décolonisation spirituelle : « La pire de toutes par ses conséquences humaines, reposant sur une recherche d’identité par la négation de l’autre. », écrit-il. « À un monde que juristes et politiques voulaient fixer dans un ordre… va progressivement s’opposer la masse humaine globale… qui a besoin pour vivre et progresser de mouvements propres. »

32 En même temps l’espace terrestre se morcelle. Cela diminue les capacités manœuvrières sur la terre ferme. Il faut contourner l’obstacle des frontières pour retrouver de la mobilité stratégique par l’espace, les océans et la masse humaine, juridiquement et culturellement.

33 Le monde est multipolaire, avec des pôles de toutes sortes, énergétiques, démographiques, de rayonnement culturel, spirituel, liés par des liens tout aussi divers. C’est un immense espace de métissage progressif qu’il relie à la « noosphère » de Teilhard de Chardin. Dans ce monde, les populations et leurs dirigeants doivent comprendre que leur avenir ne peut trouver son expression à partir de données locales. À défaut, les décideurs seront conduits à l’échec. Il ne s’agit plus de défendre un ordre mais de contrôler un mouvement le plus harmonieux possible de l’ensemble de la masse humaine. « Le domaine propre de la rencontre désormais permanente avec l’Autre est l’espace de la stratégie. »

34 Il n’est pas possible, dans le cadre de cet article, de poursuivre sur le contenu dense et complexe des réflexions qui suivent. Elles traitent successivement de l’univers de la stratégie, du temps, des principes et procédés de la stratégie, du rôle respectif du politique, de l’officier, de l’expert, de la décision et de l’épreuve de force comme je l’indiquais précédemment. Sa conclusion est qu’il doit y avoir entre la stratégie de Sun Tzu et celle de Clausewitz, soit entre celle de la ruse, de l’approche indirecte et celle de la montée aux extrêmes, une troisième voie qui se jouera autour de la communication, l’action militaire ne pouvant être que de l’ordre de l’intervention chirurgicale. Il faut trouver une voie moyenne entre l’aveuglement devant des situations abominables, qui est un non-choix, et l’engagement dans des guerres impitoyables. Il faut pour cela susciter, former, posséder des décideurs capables de l’art suprême qui est la stratégie telle que la définit Jean Guitton. Pour Labouérie les grands stratèges du passé ont tous été soit des philosophes, soit très proches des philosophes.

35 Il a poursuivi sa réflexion sur l’action stratégique dans le monde en faisant éditer en 2001 un livre intitulé De l’action. Sa thèse principale est que nous sommes désormais dans un monde où la qualité et l’intelligence doivent primer sur la quantité et la force qui inspiraient antérieurement la stratégie. C’est une révolution intellectuelle qu’il propose à tous les décideurs en s’inspirant de l’expérience maritime. Il poursuivra cette réflexion en faisant éditer en 2007 Penser l’océan avec Midway dans lequel il commence par approfondir sa conception du stratomonde pour donner sa vision de la mondialisation. On ne peut qu’être frappé par la clairvoyance de certaines de ses intuitions au vu de la situation internationale actuelle. Il voit un monde émietté sous la forme de multiples archipels disséminés dans de multiples domaines semblables à des océans, ceux des sciences, de l’économie, de la finance, de la spiritualité, de l’humanité, de la démographie, du sport, sans limitation de domaines. C’est la planète archipel dans laquelle l’océan se substitue à la steppe comme espace de la manœuvre stratégique. Le marin remplaçant le cavalier comme modèle de pensée. Assez brutalement il illustre sa pensée par son analyse de la bataille de Midway dont il veut tirer des leçons pour aujourd’hui. Il met en opposition l’attitude intellectuelle des deux amiraux en chef, qui conduira l’un à la victoire, l’autre à la défaite. C’est effectivement sur une question d’intelligence au sens anglo-saxon de renseignement, mais également en fonction d’état d’esprit, que s’est décidée cette bataille décisive dans la Seconde Guerre mondiale.

Le poète et le romancier

36 Celui que nous appelions affectueusement le mage de Porspoder a écrit également des poèmes rassemblés dans un recueil intitulé Murmures en océan édité en 2010 et un roman assez étrange, Le Cavalier bleu édité en 2009.

37 Ses poèmes chantent la femme, l’océan, l’amour, les îles, l’incomplétude de la condition humaine, ses contradictions, ses nostalgies.

« Comme l’enfant sourit en scrutant la tempête,
Puis, tout petit, s’endort caché dessous sa couette
Pour ignorer le Vent,
Le marin s’interroge au souffle d’ouragan,
Puis, tout petit, se tient serré dans son caban
Pour questionner le Vent.
Ainsi s’en va le Vent cheminant par le monde,
Mais seuls les cœurs d’enfant savent la vie profonde
De ce que dit le Vent. »

38 Son long roman est l’histoire d’une jeune parisienne brillante, diplômée d’une grande école française, qui épouse un prince d’Araboustan, pays virtuel qu’on pourrait situer dans la péninsule Arabique. Le roman paraît être celui de la quête de l’impossible union entre deux civilisations qui n’ont fait le plus souvent dans l’Histoire que s’opposer alors que la pensée et l’expérience de l’amiral les voudraient réconciliables et réconciliées. Mais la fin reste tragique. Ce dernier écrit peut apparaître comme une tentative de libérer une part refoulée de sa personnalité attirée par la sensualité et les voluptés de l’Orient.

Conclusion

39 Il est difficile d’apprécier l’influence que peut avoir l’amiral aujourd’hui et encore davantage d’anticiper son rayonnement futur. Elle devrait faire l’objet d’actions concrètes pour son accroissement grâce aux amitiés qu’il a su entretenir. L’amiral est entré sans doute dans le purgatoire que l’on réserve à ceux qui ont écrit et connu une certaine notoriété. Mais il est peut-être aussi en train d’en sortir grâce à l’excellent mémoire écrit par le capitaine de corvette Cédric Boucher sur sa vie et son œuvre, sous la direction du professeur Martin Motte, et publié en 2018.

40 Il demeure que plusieurs années d’enseignement lui ont permis de marquer les officiers qui l’ont suivi. Mais les carrières militaires sont courtes et ces derniers sont déjà retirés du service actif depuis plusieurs années. Observons cependant que les deux principes stratégiques qu’il retient, incertitude et « foudroyance », néologisme qui disait bien plus que le foudroiement, ont été reconnus par l’état-major de l’Armée de terre en 2016, comme deux principes complémentaires des trois grands principes de la guerre, liberté d’action, économie des moyens, concentration des efforts, dans le document Action terrestre future, ainsi que le rapporte le capitaine de corvette Boucher. Cela montre que ses écrits et conférences ont pu infuser au-delà de la Marine, bien qu’il ait eu parfois des mots très durs pour les officiers de l’Armée de terre.

41 Difficilement classable, il aborde de multiples questions avec une hauteur de vue qui échappe à la réduction à l’expertise technique dans lesquels les militaires aiment aujourd’hui à s’enfermer, et dont l’environnement politico-médiatique national souhaite qu’ils se contentent.

42 Il demeure que sa pensée est complexe, qu’elle est parfois difficile à suivre n’ayant pas fait l’objet d’une mise en ordre sous la forme d’un système ou d’une théorie, toutes démarches intellectuelles qu’il récusait. Son style et le développement de sa pensée ne sont pas toujours des plus clairs. Il est souvent nécessaire d’y revenir pour le comprendre. C’est une pensée profondément métaphysicienne dans un monde qui ne l’est guère. Mais on ne peut manquer d’être frappé par sa clairvoyance sur les principales directions d’évolution du monde alors que sa pensée se cristallise dans les années 1990, et que nous n’en étions alors qu’aux balbutiements de la révolution technique de l’Internet et des réseaux. Des travaux de recherche par grands thèmes transversaux à son œuvre contribueraient certainement à détacher de leur gangue quelques pépites.

43 Il demeure qu’il est bien difficile de le rattacher à une école de pensée, bien qu’il ait particulièrement prisé Mahan et Castex. Il laisse aujourd’hui un vide que l’on ne peut que souhaiter voir combler par les nouvelles générations.

Guy Labouérie dans la RDN

« Du “stratomonde” », n° 551, mars 1994
« Des menaces nouvelles ? », n° 541, avril 1993
« Des principes de la guerre », n° 530, avril 1992
« Rapports de forces militaires », n° 521, juin 1991
Sous le pseudonyme de Nicolas Polystratu
« L’océan Indien, l’Europe et la France », n° 493, décembre 1988
« Ombre, alibi ou paravent ? », n° 452, mars 1985
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Français

L’amiral Guy Labouérie, décédé en 2016, a été un grand penseur de la stratégie et a profondément influencé plusieurs générations de marins. Écrivain rigoureux, fortement influé par la théologie chrétienne, il a construit une œuvre souvent complexe mais posant des questions essentielles sur la violence.

  • Guy Labouérie
  • École supérieure de guerre navale
  • stratégie métaphysique
Christian Girard
Vice-amiral (2S). christian9.girard@gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.821.0180
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