CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « À hauteur d’hommes », le qualificatif est utilisé avec peu de parcimonie au sujet de la Loi de programmation militaire 2019, façon de rappeler, à l’instar de nombreux autres domaines, l’importance de la place de l’Homme dans les évolutions actuelles de la société et des technologies.

2 Début du XXe siècle, l’homme possède une nouvelle technologie, le radar, mais ne voit pas encore d’utilité ou d’applications tant civiles que militaires. Il lui faudra des années pour parvenir à la miniaturisation et l’utilisation optimale de ce moyen, mais aussi pour comprendre le potentiel de cet outil en tant que système de combat pour les opérations aéromaritimes. Entre ces deux époques, une constante : l’être humain a besoin de temps pour appréhender et mettre en œuvre efficacement les nouvelles technologies. Ce temps aujourd’hui, nous ne l’avons plus. Ainsi, profitons de l’expérience passée du radar pour mettre en place une marine innovante, qui sait utiliser les nouvelles technologies à bon escient, avec pertinence : la marine 4.0.

Du télémobiloscope au radar moderne

3 Le premier brevet apparenté au radar, celui du télémobiloscope, a été déposé par Christian Hülsmeyer en 1904. Il s’agit d’un simple émetteur-récepteur permettant de détecter la présence d’une coque métallique de bateau à moins de 2 nautiques. Le monde est alors plus préoccupé par le développement de la radiotélégraphie, plus prometteuse, et ce malgré le naufrage du Titanic en 1912. Le principe de détecter des objets à distance n’intéresse pas, ou du moins pas « au-dessus de la surface ». L’intérêt pour le tir à longue portée est naissant, issu des enseignements de la bataille de Tsushima et des réformes de l’amiral Fischer. Il se concentre sur la détection optique, le calcul analogique et le pointage électromécanique. Il en va autrement sous l’eau : les travaux de détection se sont focalisés au cours de la Première Guerre mondiale sur l’acoustique afin de répondre à la menace sous-marine grandissante, plus dangereuse que la menace aérienne encore limitée. En surface, l’approche doctrinale de la détection demeurait centrée sur les forces d’éclairage avec un recours accru aux moyens aériens (dirigeables). La détection électromagnétique n’apparaissait pas de nature à apporter un avantage décisif par rapport aux moyens disponibles.

4 Il faudra attendre la Seconde Guerre mondiale et l’apparition de raids aériens tant allemands que japonais pour comprendre la nécessité du radar. En décembre 1941, Pearl Harbor était déjà équipé d’un des nouveaux radars SCR-270 américain, destiné à détecter des bombardiers jusqu’à 120 nautiques. Le manque de personnel radariste qualifié sera, en partie, responsable de l’ampleur de la catastrophe pour l’armée américaine : l’interprétation des échos apparus a nécessité trop de temps, empêchant toute anticipation de l’attaque. À l’inverse, les Britanniques avaient prévu le risque aérien dès 1939 en installant des systèmes de détection le long de leurs côtes, le « Chain Home ». La précision est certes médiocre, de l’ordre de 12 degrés, mais suffisante pour donner l’alerte : l’intégration doctrinale dans le système de défense aérienne et l’exploitation directe des détections par l’état-major pour répartir les vagues de chasseurs britanniques, permirent de résister à l’aviation allemande. Ainsi, les Américains du Pacifique ont manqué d’agilité d’esprit et d’adaptation face au nouvel outil qu’était le radar mais également de doctrine : c’est par la doctrine qu’on forge l’utilisation d’un nouveau système et qu’on acquiert une vision cohérente de l’emploi d’une arme.

5 Arrivé à sa phase de maturité dans les années 1950, avec le filtrage Doppler et le balayage électronique, le radar n’a pas connu d’avancées significatives depuis, si ce n’est en termes de portée, de fréquence et de capacité de pistes suivies. Il n’est dès lors pas étonnant de constater que le SPY équipant actuellement les frégates américaines n’est qu’une évolution du premier modèle de 1973 et que les frégates type « Zumwalt », pour modernes qu’elles sont, sont équipées d’un SPY 3 conçu en 2003, sur une base trentenaire. Le radar est aujourd’hui tant rentré dans les mœurs que « naviguer sans radar » est un concept que les jeunes chefs de quart approchent parfois avec appréhension, manquant ainsi de solidité dans la conduite : la technologie est un soutien et non la colonne vertébrale de la prise de décision. Ainsi, la révolution du radar est née de la deuxième révolution industrielle, de la maîtrise de l’électricité et a acquis sa maturité à l’aube de la troisième révolution industrielle. Son apport au combat naval n’est plus à démontrer, permettant une détection plus sûre, le combat au-delà de la vue, et autorisant les artilleurs à délaisser leurs canons pour des missiles de plus en plus performants, dotés d’autodirecteurs efficaces. Cependant, il aura fallu près de quarante ans pour développer l’outil : avec agilité, curiosité et solidité, cette révolution aurait été plus rapide et aurait permis de dominer la bataille navale dès l’entrée en guerre. L’approche de la nouvelle technologie et de son usage aurait dû être plus systémique, à l’instar des Britanniques à la fin des années 1930.

La quatrième révolution industrielle

6 À l’heure où l’amiral Prazuck, Chef d’état-major de la Marine, annonce le plan Mercator portant sur les évolutions d’ici à 2030, suite logique de la transformation du ministère des Armées, il est intéressant de penser cet objectif par le prisme de la révolution 4.0, autrement dit de la quatrième révolution industrielle, celle qui veut remettre l’homme au centre du jeu des nouvelles technologies : « Les hommes demanderont de plus en plus aux machines de leur faire oublier les machines. »  [1] Après les évolutions du siècle dernier et l’avènement de l’ère informatique, la révolution 4.0 permet de rapprocher le monde réel du monde virtuel, de faire correspondre notre savoir avec celui de la machine et de compléter nos faiblesses avec les forces du monde virtuel. C’est au sein de cette révolution que sont développés les concepts de Big Data, de réalité augmentée, de Cloud Computing ou bien encore de systèmes cyberphysiques et de robotique collaborative.

7 Si les infrastructures réseaux sont dorénavant largement répandues au sein des marines mondiales, la révolution 4.0 nécessite, elle, d’aller au-delà de la simple installation de nouvelles technologies. Elle requiert une réelle appropriation de ces concepts. En premier lieu, il faudra poursuivre la digitalisation des bâtiments de combat et toujours accroître leur résilience face aux attaques cyber. Le Central opérations, le PC Machine, la passerelle de navigation sont informatisés et reliés, mais le lien homme-machine est à approfondir pour faire de la machine non plus une simple version numérique des installations antérieures sinon un soutien de l’homme dans sa prise de décision.

8 Le développement de l’extelligence est également nécessaire. Le concept, développé par Stewart et Cohen dans leur ouvrage Figments of reality, encourage la prise de conscience de l’immensité de la connaissance et la nécessité d’utiliser le savoir externe, en d’autres termes d’utiliser le Big Data. Aujourd’hui, si le « métasavoir » (i.e. les savoirs procéduraux) est indispensable, par la connaissance des ATPs, STANAGs et PIAs  [2], il faut reconnaître que la somme de connaissances dépasse les capacités humaines, notamment dans l’environnement sous tension des opérations. Le Big Data permettra de libérer l’esprit des connaissances qui ne nécessitent pas d’immédiateté dans leur utilisation.

9 L’Intelligence artificielle (IA) poursuivra son évolution dans les systèmes d’armes et entrera dans le Central opérations pour combattre, dans le PC machines pour adapter les modes de propulsion à l’environnement. La révolution 4.0 sera le théâtre de nouveaux enjeux et va nécessiter une réflexion aboutie sur des thèmes différents, à commencer par celui de l’IA : quelles barrières poser ? Au même titre que les règles opérationnelles d’engagement, doit-on mettre en place des règles modulables spécifiques à l’IA pour lui accorder plus ou moins de liberté dans la prise de décision et dans l’action ? L’IA nécessite un apprentissage pour accomplir parfaitement une tâche : comment résoudre le problème de l’entraînement IA ? Un robot est aujourd’hui capable de présenter des programmes à la télévision chinoise, de gérer intégralement un domaine agricole comme le fait Angus, robot de la start-up californienne Iron Ox. Demain, par l’apprentissage et l’entraînement, il sera en mesure d’identifier et de classifier les nouveaux contacts radars, au même titre qu’un opérateur humain. Si Paul Scharre nous livre quelques axes de réflexions dans Army of none, le sujet mérite là encore une réelle étude doctrinale.

10 La simulation doit sortir des murs des bâtiments à terre. Les capacités actuelles permettent de prévoir avec une grande certitude les impacts de telle ou telle action dans un environnement donné. Ainsi, la généralisation de ces capacités sur les unités embarquées permettra l’optimisation des salves de missiles et des différents tirs, prenant en compte l’intégralité des paramètres extérieurs, l’optimisation des secteurs de patrouille, des plans de recherche, etc.

11 En termes de logistique, les avancées possibles n’ont de limite que notre imagination : de l’utilisation de l’impression 3D sur les théâtres d’opérations pour assurer réparations et maintenances, à l’utilisation de drone pour assurer le transport logistique. « Au cœur du pays ennemi, […] je veille à la continuité de l’approvisionnement » nous dit Sun Tzu. La start-up Donecle a récemment présenté son projet de drone inspecteur d’avions en vol. Le concept pourrait être étendu à l’entretien par mini-drones d’équipements jusqu’alors inatteignables en mer – dans la mature, le long de la coque – ce qui permettrait d’accroître la présence des bâtiments sur zone, retardant les échéances d’entretien à quai et permettant d’optimiser les temps de navigation. Le temps nécessaire au maintien en condition opérationnelle (MCO) pourra ainsi être réduit, donnant la priorité au temps en opération.

La Marine 4.0

12 Le modèle d’une Marine 4.0 est alors posé. L’exemple du radar, de sa longue maturation, alors qu’il est aujourd’hui un outil indispensable du Central opérations et du combat naval, nous permet de comprendre en quoi vivre pleinement la quatrième révolution industrielle est vital pour la Marine. Or, nous n’avons plus de temps à gaspiller dans les phases de découverte et d’appréhension : contrairement à la première moitié du XXe siècle, les décisions, les changements sont rapides, l’ennemi varié. Il faudra savoir convaincre pour faire face à une difficulté essentielle : la politique du changement, dans cette révolution a la finalité unique ; combattre efficacement et dans la durée un ennemi qui balaie le spectre de la menace asymétrique à la force navale conventionnelle. La Marine 4.0 est une marine qui s’articule autour du triptyque « curiosité, agilité, solidité ».

13 Curiosité face à des technologies que nous ne comprenons pas toujours et qui peuvent pourtant se révéler utiles. La Revue stratégique de 2017 le rappelle : « Le rythme accéléré des révolutions technologiques ou des révolutions d’usage dans le domaine civil comporte de nombreuses applications militaires potentielles. » Le marin moderne doit conserver, comme l’ingénieur de génie maritime Louis Ragonnet qui installa les premiers radars sur la flotte de Toulon en juin 1940, un esprit à l’affût des opportunités, réfléchir à ce qu’il peut transposer dans le monde naval. Agilité car les opérations sont d’une grande diversité et l’évolution technologique est de plus en plus rapide. L’esprit doit être agile, capable de s’adapter comme d’adapter le bâtiment rapidement à la mission, d’autant plus avec les nouvelles technologies qui permettent des reconfigurations complètes. Solidité car le monde est complexe, les alliances fragiles et les systèmes modernes vulnérables. Cette solidité passe à la fois par la rusticité des marins et la solidité de l’Institution. Ainsi, malgré toutes les technologies, nous ne pourrons pas lutter si nous ne conservons pas cette volonté propre à l’Homme de durer, de résister et de poursuivre le combat jusqu’au bout, alors que la machine ne peut plus. Il en va des nouvelles technologies comme du radar : il est vital de savoir combattre sans eux. Ainsi, l’Homme doit conserver la maîtrise de son environnement en toutes circonstances. La solidité de l’institution, quant à elle, passe par sa doctrine : un corpus doctrinal robuste, et donc un renforcement des Autorités transverses pour expérimenter les nouvelles technologies est indispensable dans la conduite de la révolution 4.0.

14 La Marine 4.0, c’est surtout une Marine qui remet l’homme au centre de tous les systèmes, qui saisit les opportunités des nouvelles technologies pour replacer le marin dans son cœur de métier : décider et agir. La course aux équipements de la troisième révolution industrielle, basée sur l’électronique et les technologies de l’information nous a fait oublier que la pièce centrale de l’échiquier est l’être humain.

« Celui qui a l’œil fixé sur une étoile ne se retourne pas » (Léonard de Vinci)

15 Certes, il y aura des difficultés. Tout changement implique des obstacles, des pas en arrière, du fait d’une variable principale : l’Homme, souvent réticent à l’évolution. Pourtant, la mise en place de solutions simples permettrait d’avancer efficacement : renforcer le rôle des Autorités transverses dans l’expérimentation des nouvelles technologies afin d’assurer le lien doctrinal ; établir un « cursus de l’innovation » dans le parcours du marin afin de le placer au cœur de cette révolution, en s’appuyant notamment sur la toute nouvelle Agence de l’innovation de la Défense. Ainsi nous conserverons une « marine de pointe », une marine de premier rang. Les bâtiments de combat, centraux dans cette révolution 4.0, sont des amers pertinents, transposables au niveau de nombreux services à terre.

16 La Première Guerre mondiale a vu l’apparition tardive du sonar, la Seconde celle précipitée du radar, gageons que par l’approche doctrinale et la résilience de l’Homme, le prochain conflit de haute intensité verra une Marine française « d’emploi, prête, crédible et aguerrie »  [3] grâce à la révolution 4.0.

Notes

  • [1]
    Philippe Sollers : Logiques ; Éditions du Seuil, 1968.
  • [2]
    Protections contre les menaces avancées, accords de normalisation, publications interarmées.
  • [3]
    VAE Denis Béraud.
Français

La Marine doit poursuivre son évolution technologique et doctrinale tout en s’appuyant sur sa robustesse. L’innovation permet d’agir plus vite en étant davantage efficace et performante permettant à la Marine 4.0 de conserver son leadership.

  • Marine
  • innovation
  • leadership

Éléments de bibliographie

  • Jacques Darricau et Yves Blanchard : « Histoire du radar dans le monde puis en France », revue Pégase, n° 107, novembre 2002. Marine nationale : « Plan Mercator, projection vers 2030 ». CEDN Les Cahiers de la Revue Défense Nationale, « Euronaval 2018 », 4e trimestre 2018 (www.defnat.com). Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, 2017.
Arnaud Boutroux
Lieutenant de vaisseau de la promotion OSC 2007. Ingénieur IFMA (Institut français de mécanique avancée.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.816.0090
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