CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En 2019, l’Armée de l’air célébrera les soixante-dix ans de sa mission de police du ciel, qui protège en permanence les citoyens français de toute action malveillante venant des airs. L’année qui vient verra également le premier anniversaire de l’opération Hamilton, qui a permis aux aviateurs français de commander les frappes qui ont visé des objectifs au cœur de la Syrie, en rétorsion à des attaques chimiques ordonnées par le régime de Damas sur sa propre population.

2 Même si ces deux applications distinctes de la puissance aérienne sont de natures différentes, la première étant défensive par construction et se déroulant dans l’espace aérien national alors que la seconde a consisté à attaquer un dispositif particulièrement protégé et très éloigné de nos frontières, un trait commun les unit : une façon très française de les concevoir et de les exécuter, qui se caractérise par une agilité, une réactivité et une inventivité dont la conjonction est la marque de fabrique de l’Armée de l’air en opérations.

3 Afin de mieux mettre en exergue ce qui distingue l’action de l’aviateur français de celle de ses homologues étrangers, nous allons successivement étudier les deux opérations précédemment évoquées, en dégager les points communs, avant de proposer quelques évolutions souhaitables, à la fois en termes doctrinaux, structurels et capacitaires, pour permettre aux ailes françaises de conserver leur première place au niveau européen.

Les sentinelles de l’air : une mission commencée en 1949

4 Ayant tiré les leçons de la débâcle de 1940 et s’appuyant sur l’exemple britannique, qui a permis à la Royal Air Force de sortir victorieuse de la bataille d’Angleterre grâce à son réseau de radars « Chain Home », l’Armée de l’air établit une organisation de défense aérienne quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle s’appuie sur un commandement centralisé et un réseau de capteurs répartis sur tout le territoire. L’exécution des missions d’interception de la permanence opérationnelle s’effectue, quant à elle, de manière décentralisée.

5 Presque soixante-dix ans après l’établissement de la première salle d’opérations de défense aérienne dans les sous-sols d’une caserne située place de la République à Paris, la police du ciel est aujourd’hui encore contrôlée à partir d’un ouvrage enterré, positionné désormais au cœur des Monts d’Or lyonnais, au sein de la base aérienne 942 du Mont Verdun. C’est là que le Centre national des opérations aériennes (CNOA), qui appartient au Commandement de la défense aérienne et des opérations aériennes (CDAOA), supervise les actions de police du ciel entreprises quotidiennement pour faire respecter la souveraineté nationale dans les airs et y empêcher la commission d’actions malveillantes.

6 Alors que les cieux français sont parmi les plus peuplés du monde (jusqu’à 12 000 aéronefs survolent tous les jours l’Hexagone, qui est situé au carrefour des principales voies aériennes européennes), il est essentiel de pouvoir détecter rapidement toute anomalie pour intervenir en quelques minutes face à une situation anormale.

7 Pour cela, la chaîne de défense aérienne s’appuie sur un maillage important de près de 80 radars (principalement militaires mais les capteurs civils sont également connectés) qui permet d’établir une situation aérienne générale à partir du travail des opérateurs de surveillance aérienne. Ceux-ci sont répartis dans les trois centres de détection et de contrôle qui assurent le travail de première ligne, en identifiant et classifiant tous les aéronefs détectés, dans la zone géographique dont ils ont la responsabilité.

8 En cas de nécessité, le CNOA peut décider d’engager, en lien avec les autorités politiques et militaires, les intercepteurs armés en alerte, qui sont répartis sur tout le territoire pour intervenir plus rapidement en tout point de l’espace aérien national. Ceux-ci sont de deux types – avions de combat et hélicoptères – de façon à pouvoir faire face à un plus large éventail de modes opératoires (aéronefs militaires supersoniques, avions de ligne détournés, ULM, paramoteurs…).

9 En lien constant avec toutes les parties prenantes (Direction générale de l’aviation civile, Gendarmerie nationale, Police nationale…) utiles pour solutionner une action malveillante dans les airs, la salle d’opérations du CNOA garantit en toutes circonstances une vue d’ensemble précieuse pour les décideurs et assure ainsi une posture permanente de sûreté air (PPS-A) parmi les plus robustes dans le monde.

Frappes de nuit à 3 500 kilomètres de la métropole

10 A contrario de la mission de police du ciel qui se déroule exclusivement au-dessus du territoire national, l’opération Hamilton a conduit à organiser un raid à grande élongation avec des missions de près de 10 heures de vol pour les avions de combat impliqués, en faisant le raid offensif le plus long jamais réalisé par l’Armée de l’air  [1].

11 Face à des cibles protégées par un système intégré de défense aérienne comprenant des missiles sol-air et des chasseurs de défense aérienne de dernière génération, une frappe coordonnée de missiles de croisière Scalp  [2](tirés depuis les Rafale de l’Armée de l’air) et de MdCN  [3] (lancés par les bâtiments de surface de la Marine nationale) a été décidée, côté français.

12 Dans le cadre d’une riposte trilatérale, les alliés américains et britanniques ont été associés, mettant en œuvre des modes opératoires similaires.

13 Afin de s’assurer de la synchronisation de l’arrivée des multiples missiles tirés par tous les acteurs impliqués, une chaîne C2 (Command & Control) ad hoc a été mise en place à bord de l’AWACS (Airborne Warning and Control System) français qui a accompagné le raid des avions de combat français au-dessus de la Méditerranée.

14 Pour la première fois, c’est donc un moyen de l’Armée de l’air qui a reçu le commandement tactique d’une opération tripartite d’entrée en premier, entreprise contre un adversaire mettant en œuvre une stratégie de déni d’accès à partir d’un dispositif défensif conséquent.

15 Au bilan, les objectifs visés ont été détruits sans faire le moindre dommage collatéral et tous les éléments engagés ont pu renter sains et saufs.

Une approche française des opérations aériennes

16 En utilisant le même type d’appareil (un Rafale) pour assister un avion de ligne en détresse, intercepter un bombardier russe qui longe les côtes françaises ou tirer des missiles de croisière Scalp sur une cible située à plusieurs milliers de kilomètres du territoire national, l’Armée de l’air met en avant à la fois son vaste domaine d’expertise mais aussi la polyvalence des outils dont elle s’est dotée.

17 Cette flexibilité ne se limite pas aux vecteurs aériens et transparaît également dans la diversité des situations auxquelles sont confrontés au quotidien les aviateurs français agissant depuis les différents centres de commandement en charge des activités dans la 3e dimension.

18 Une telle souplesse transparaît également dans la façon dont les centres C2 Air de l’Armée de l’air s’adaptent en permanence pour tirer parti au mieux des ressources disponibles dans une logique de résultat.

19 C’est d’ailleurs une particularité des aviateurs français que de s’entraîner tous les jours dans un environnement évolutif où la reconfiguration est une nécessité, afin de savoir gérer les impondérables et les cas non conformes, limiter leur prédictibilité et, in fine, gagner en résilience.

20 Associée au format ramassé de l’Armée de l’air, cette agilité contribue également à sa réactivité. En s’appuyant sur des structures de commandement H24 ainsi que sur des moyens tenus en alerte tout au long de l’année, celle-ci est en mesure de répondre présent dès le surgissement d’une crise, qu’il s’agisse d’intervenir après une catastrophe naturelle dans les territoires ultra-marins ou de riposter à plusieurs milliers de kilomètres après une attaque perpétrée sur le sol national.

21 Cette réactivité fait, elle aussi, partie intégrale du quotidien des aviateurs français dont l’entraînement est quotidien. Alors que le recours aux outils de simulation se généralise dans le cadre de formations individuelles, ces derniers commencent également à être utilisés de façon collective. Cela transparaît notamment par la montée en puissance sur la base aérienne de Mont-de-Marsan du DMOC (Distributed Mission Operation Center), qui permet d’organiser des entraînements aériens très réalistes à grande échelle, en simulant des environnements plus complexes sur le réseau de liaison de données tactiques L16. Grâce à l’injection d’éléments fictifs dans les échanges entre les différentes parties connectées, il est ainsi possible d’obtenir un « entraînement augmenté » sans recourir à des moyens supplémentaires pour tenir le rôle de l’adversaire. In fine, cela permet de faire interagir des acteurs réels (en vol ou dans des simulateurs) et virtuels (programmés ou recourant à l’intelligence artificielle).

22 Cette innovation met une fois de plus en exergue le caractère inventif qui est courant chez les aviateurs français depuis l’avènement de l’arme aérienne : du tir à travers l’hélice que l’on doit à Roland Garros aux échanges de données entre forces au sol et avions de combat aux cocardes tricolores, ce foisonnement d’idées visant à améliorer l’existant est récurrent.

23 Au-delà des équipements, les architectures C2 Air font également l’objet de créativité. Ainsi, lors de l’opération Hamilton, la coordination interarmées et interalliés en temps réel s’est faite à partir de l’AWACS français où avait été positionné un Joint Mission Commander. En mettant en place une structure de commandement au plus près de l’action, l’Armée de l’air a permis à ce raid à grande élongation de conserver toute sa cohérence tout en optimisant les contributions des autres acteurs relevant de commandements régionaux alliés différents  [4]. Si agilité, réactivité et créativité ont permis aux ailes françaises de briller dans les récents conflits sur lesquels elles ont été engagées, il convient à présent de réfléchir aux évolutions nécessaires pour maintenir cet ascendant dans les opérations à venir.

Les axes d’effort à poursuivre pour faire face aux défis de demain

24 Alors que les opérations modernes semblent se caractériser par une accélération du tempo opérationnel grâce à l’apport de la technologie (plus vite, plus loin, plus longtemps), on peut s’interroger sur le raccourcissement de la boucle OODA (observer/orienter/décider/agir) que John Boyd a caractérisé comme objectif à rechercher pour gagner un conflit.

25 En effet, dans une époque marquée à la fois par la surabondance d’informations disponibles et la réduction du format des armées de l’air occidentales, le risque d’une surchauffe des échelons décisionnels confrontés à une boucle OODA trop rapide mérite d’être considéré. Au niveau des effecteurs des forces aériennes, le danger de l’épuisement des outils de combat est également présent compte tenu de leur nombre contraint, notamment dans la perspective d’un affrontement dans la durée qui serait caractérisé par une attrition continue.

26 Face à ces exigences d’endurance et de préservation des moyens, trois pistes apparaissent prometteuses pour valoriser au maximum les atouts particuliers des aviateurs français.

27 Tout d’abord, il est nécessaire de réaffirmer la subsidiarité des différentes strates qui composent une opération afin de tirer le meilleur parti des effets dont sont capables des vecteurs aériens devenus omnipuissants. Alors qu’un équipier en Rafale est en mesure de traiter à distance de sécurité au moins autant d’objectifs qu’un raid de 1 000 forteresses volantes pendant la dernière guerre mondiale, il pourrait paraître avantageux de confier la conduite tactique des opérations aériennes à un échelon supérieur à celui de la composante (i.e. au niveau opératif ou stratégique), les outils techniques pour cela étant désormais disponibles.

28 Toutefois, ce raccourcissement de la structure de commandement d’une opération reviendrait à déposséder les décideurs de la vue d’ensemble dont ils ont besoin pour mener la guerre de façon efficace. A contrario, un renforcement de l’action décentralisée pour laquelle les acteurs de terrain disposent aujourd’hui d’une compréhension de la situation plus large leur permet d’agir avec davantage d’autonomie, pourvu qu’ils soient imprégnés et au fait des intentions stratégiques.

29 Ensuite, il est pertinent de songer à renforcer la place des réservistes pour faire face à des pertes dans la durée. Au-delà du matériel dont il sera difficile de constituer un stock important en raison de prix unitaires toujours plus élevés, ce sont des ressources supplémentaires en personnel qui seraient les plus utiles : si un avion de combat peut se construire en quelques mois, il faut dix ans pour former un spécialiste en opérations aériennes.

30 La réserve opérationnelle étant déjà très sollicitée dans l’Armée de l’air, un accroissement des effectifs grâce à la publicité faite autour du dispositif de la nouvelle garde nationale permettrait d’armer les multiples postes mis à contribution dans la conduite d’une campagne aérienne, notamment si le conflit s’installe dans la durée face à un adversaire ayant réussi à rééquilibrer le rapport des forces en présence.

31 Enfin, le développement d’outils visant à acquérir la supériorité informationnelle doit être recherché. Plutôt que d’essayer de se substituer à la réflexion humaine, il paraît préférable de disposer d’outils informatiques pour faciliter les prises de décision par un opérateur en chair et en os, lui permettant d’optimiser ses décisions tactiques face à une surabondance d’informations disponibles. Il pourrait ainsi choisir le meilleur mode d’action en fonction des réactions adverses ou prévisualiser les conséquences de ses décisions sur les jours suivants de la campagne aérienne. Dans cette perspective, la réalité virtuelle et/ou augmentée ainsi que les outils de simulation en temps réel et d’intelligence artificielle seraient les plus pertinents, à condition de pouvoir également les utiliser aussi bien en opérations que pour l’entraînement quotidien.

32 * * *

33 Dans un environnement où l’interopérabilité est essentielle, l’Armée de l’air a réussi, au fil des dernières décennies, à s’imposer comme un acteur de tout premier plan dans les opérations aériennes modernes tout en préservant sa singularité. Finalement, n’est-ce pas la complémentarité avec les Alliés, permise par un modèle où l’aviateur est au centre des décisions et conserve un haut niveau d’initiative, qui permet aux ailes françaises de collaborer efficacement en interalliés tout en jouant sa partition en interarmées ? Victorieuses pour la première fois il y a un siècle, ces dernières ont à cœur de continuer à porter haut les couleurs nationales en capitalisant sur les précieux atouts dont elles disposent.

Notes

  • [1]
    Le 13 janvier 2013, lors de l’opération Serval, une patrouille de quatre Rafale avait déjà réalisé une mission de 9h45 pour frapper des objectifs au Mali au départ de la base aérienne de Saint-Dizier.
  • [2]
    Système de croisière conventionnel autonome à longue portée.
  • [3]
    Missiles de croisière naval.
  • [4]
    Pour les Américains, le globe est divisé en 6 zones géographiques de responsabilité, chacune dépendant d’un combatant command différent.
Français

La conduite des opérations aériennes est un élément structurant pour l’Armée de l’air et s’appuie sur des capacités techniques, des compétences mises en œuvre par les aviateurs et sur une culture spécifique doublée d’une longue expérience. Cela signifie également capacité d’adaptation et d’innovation.

  • Armée de l’air
  • aviateurs
  • innovation
Julien Sabéné
Colonel, commandant du Centre national des opérations aériennes (CNOA).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.816.0095
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