CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Mémoire de poilus, souffrance des peuples

1 Ils sont d’origine sénégalaise, malgache, algérienne, malienne mais aussi indochinoise  [1] de l’Empire. Ils sont indigènes en 1914, ils ne sont pas blancs en 1914 et certains même ne parlaient pas français quand l’Empire a lancé en juillet de la même année sa campagne de mobilisation pour la guerre au lendemain de l’attentat de Sajarevo, le 28 juin 1914. Ils seront environ 160 000 à être mobilisés. L’Histoire le confirmera mais leur sang est dans la Somme  [2], leur sang est à Verdun, aux Chemins des Dames… Bilan : 36 000 d’entre eux ont été blessés, 29 000 tués ou portés disparus. Le slogan « trois couleurs, un drapeau, un Empire » ressemble à une promesse d’un avenir meilleur après un enfer que ces soldats ne connaîtront que sur place.

2 La Grande Guerre, c’est également l’engagement d’étrangers vivant sur le territoire français et qui, pour manifester leur attachement à ce pays qu’ils ont adopté et qui les ont adoptés, ont décidé de se battre pour sa liberté. On parle de Grecs, de Polonais, de Syriens, d’Arméniens, de Juifs étrangers : 50 nationalités veulent participer à la défense de la France. En août 1914, un jeune reporter du New York Herald, Georges Casmèze, relaya dans un article un « appel à tous les étrangers amis de la France », débouchant sur l’engagement d’un grand nombre d’Américains en seulement quelques jours. Il envoie une lettre à la communauté américaine de Paris dans laquelle il incite ses compatriotes à s’engager aux côtés de la France « République sœur », en souvenir « des services impérissables dont nous sommes redevables à la France, terre chérie », contre « la barbarie du sabre teutonique »  [3]. Ils formeront la Légion étrangère durant le conflit.

3 Mais lorsque clairons et cloches sonnent le cessez-le-feu ce 11 novembre 1918 à 11h, le silence s’installe sous les fumées encore chaudes d’un champ de bataille à vif, le corps de Georges Price, soldat canadien, sort des décombres : il est le dernier poilu mort au combat.

4 Le centenaire de la Grande Guerre, ce n’est pas uniquement la mémoire de ces sangs mêlés à la même Histoire pour la même patrie, c’est aussi la souffrance des peuples.

5 Un fils qui pleure son père, une fiancée qui ne se remettra jamais de la mort de son amour éternel. Des années de deuil de mères et de sœurs qui se réuniront autour d’une table tous les dimanches à se souvenir de l’être perdu dans cette guerre qu’on ne comprend plus et que l’on n’a pas vu venir… Enfin, c’est ce que l’on croit à ce moment. Ce sont des amis que l’on ne retrouvera plus, une quiétude souillée par l’horreur de la mort qui trône dans la plupart des foyers français.

6 La Grande Guerre, c’est aussi ces Gueules cassées  [4] en plus d’âmes brisées qui orneront le paysage de la population durant l’entre-deux-guerres. Ils sont l’horreur après avoir été dans l’horreur  [5]. Leur devise « sourire quand même », leur arme, la solidarité. C’est l’exclusion parfois de la famille, des femmes, c’est le sentiment d’avoir été de la chair à canon pour devenir des bêtes humaines. On crée la « dette » qui est le parent du Loto qui fait référence à la dette des Français à l’égard des héros de guerre. Claude Choules, surnommé « Chuckles », dernier combattant de la Première Guerre mondiale s’est éteint en Australie en 2011, et le dernier poilu français, Lazare Ponticelli, nous a quittés en 2008 au Kremlin-Bicêtre.

7 Cent ans plus tard, que reste-t-il ?

Discours politiques, réflexions philosophiques et scission identitaire

8 Georges Duhamel  [6] disait : « Les vérités profondes de la guerre, elles sommeillent à jamais dans les dix millions de crânes enfouis sous les champs de bataille. Les morts seuls savent quelque chose. Les survivants étreignent de précaires souvenirs que tout conspire à défigurer et à dissoudre. »

9 La mémoire est politique. Le politique choisit ce qu’il encense dans ce qu’il célèbre et commémore, et ce qu’il brûle dans ce qu’il condamne et rejette ouvertement. Nicolas Sarkozy fera le choix de la mémoire d’une souffrance qu’il portera en étendard et celle des leçons à tirer  [7]. Un choix d’autant plus intéressant que le Président donne dans son discours une dimension très philosophique de l’horreur de la guerre en humanisant les victimes. Il fait appel aux vicissitudes de l’âme pour que la nation retienne les trajectoires individuelles et singulières unies derrière un idéal de liberté malgré un désastre morbide. On lirait presque en filigrane du discours lyrique, une ode à l’engagement pour la patrie telle qu’elle a de plus noble : « Unir par des valeurs et laisser notre sang se répandre sur ce sol pour nous donner le droit de crier ‘‘Pour la Liberté, Pour ses valeurs, Vive la France !” »

10 Le discours de François Hollande en 2014  [8] est beaucoup plus politique dans le sens où sa prise de parole fait appel à des concepts qui font moins échos au pathos  [9]. Il évoquait la commémoration de la Grande Guerre comme la mémoire d’une unité pour notre nation. La commémoration aurait un but selon lui, fédérer les générations futures et rappeler la force de notre République.

11 Les deux discours se rejoignent dans l’image d’une union sur les valeurs contre le diktat de l’oppression. Les deux Présidents érigent, à juste titre, un récit national du « devoir de combattre l’ennemi » qui voudra nous voler notre liberté. La nation française se renforce sur l’idée que les combattants de la Grande Guerre ne sont pas morts pour rien, car ils ont consolidé au prix de leur vie l’idée que la France est une terre d’idées pétrie par la liberté contre l’oppression.

12 Moins d’un an plus tard, c’est l’échec. La France sera marquée par une vague d’attentats sans précédent, où des Français tueront des journalistes, puis sur les plages de Nice et des terrasses de cafés, et aux abords d’un stade. Ils tueront sans discrimination leurs concitoyens par surprise. Des civils en situation de paix et qui ont été massacrés à cause de leur liberté et de leur volonté malgré tout de vivre ensemble. Comme une gifle après cent ans où l’Europe a œuvré pour la paix, comme une insulte à ce que nos aïeux ont vécu. À cent ans du premier conflit mondial, nous vivons aussi les premières années de l’échec de l’idéologie de l’universalité. À cent ans, la question se pose : comment doit-on célébrer ceux qui n’existent plus aujourd’hui pour construire une société de paix ?

L’histoire se répète

13 Le 1er août 1914, Paris se réveille en deuil, Jean Jaurès vient d’être assassiné par un ultranationaliste. La plus grande figure du pacifisme avait tenté de convaincre les ouvriers allemands de refuser d’aller se battre. Il avait prédit : « Au moment où nous sommes menacés de meurtres et de sauvageries, il n’y a plus qu’une chance pour le maintien de la paix c’est que le prolétariat rassemble ses forces. Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes, demandons à ces millions d’hommes de s’unir afin d’écarter ce cauchemar ! »  [10] La Première Guerre mondiale c’est aussi l’histoire d’une incapacité politique à tenir des personnalités indomptables aux pouvoirs, secouées par des mouvements nationalistes qui grognent malgré leurs liens de parenté. Aurait-on oublié que le tsar Nicolas II et le roi George V étaient cousins et d’une ressemblance troublante ? Leur grand-mère n’était autre que la reine Victoria, tout comme le Kaiser, qui détestait son sang anglais, trop complexé peut-être de la puissance des empires de ses cousins. Néanmoins, ce qui grogne, c’est cette Belle époque où l’Europe n’a jamais été aussi prospère, mais qui cache une misère plus grande.

Le tsar de Russie Nicolas II avec le futur roi George V d’Angleterre. © Rue des Archives.

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Le tsar de Russie Nicolas II avec le futur roi George V d’Angleterre. © Rue des Archives.

14 1914, le monde où les ouvriers travaillaient deux fois plus que nous pour un salaire deux fois moins élevé. C’est une société où les femmes travaillent pour deux fois moins que ce que gagnaient les hommes et où le travail interdit aux enfants de moins de douze ans restait une théorie. Jean Jaurès ne s’insurgeait-il pas contre le fait que beaucoup de patrons parlaient d’une guerre qui leur débarrasserait de revendications ouvrières ? Cela ne nous rappelle-t-il rien ?

15 1914 sonne l’apogée des concurrences d’empires coloniaux. Le Royaume-Uni s’étend de l’Australie au Canada, la France de l’Indochine à l’Afrique. L’Allemagne possède alors quelques colonies mais en veut plus. On passe d’une Prusse d’avant 1871 à l’Empire allemand en écrasant la France puis en annexant l’Alsace-Lorraine. Le Kaiser Guillaume II part dans une course à l’armement, en faisant construire une marine de guerre dans le but de surpasser celle de l’Empire britannique sur conseil de sa caste militaire. Cela ne nous évoque-t-il vraiment rien ?

16 1914, c’est également un empire austro-hongrois composé d’une mosaïque de peuple qui a à sa tête l’Empereur François-Joseph Ier d’Autriche. Il a plus de quatre-vingts ans à cette époque et ni lui, ni ses politiques, ni ses militaires n’entendront la grogne des Balkans pourtant prédite par sa femme l’impératrice Élisabeth dite « Sissi » et son fils l’archiduc Rodolphe décédés alors. Cet homme en fin de règne n’aime pas les idées réformatrices de son successeur : François Ferdinand, qui voulait un empire plus « démocratique » en phase avec le visage de la société austro-hongroise, plus diverses, plus multiculturelles… L’annexion de la Bosnie-Herzégovine devient une crise bosniaque et la Serbie ne supportant plus la présence austro-hongroise qu’elle juge inique, ameute les peuples slaves des Balkans. Le 28 juin 1914, l’héritier du trône, François-Ferdinand, est assassiné avec sa femme à Sarajevo.

17 Pourtant appelé la poudrière des Balkans, personne ne prenait au sérieux les revendications serbes. En 1912 deux guerres balkaniques font plus de 200 000 victimes… Plus tard, on comprendra que ce n’était que le début de la fin.

Et si la mémoire changeait de camp ?

18 Des écarts de plus en plus marqués, non pas avec les pays « traditionnellement pauvres » avec chez ceux qui connaissaient richesses et prospérité. La rapidité de l’information fait qu’en un seul clic nous pouvons savoir ce que vivent des gens avec qui nous n’avons aucun lien, rien en commun, sauf la capacité d’imaginer ce qu’ils traversent. Alors on compatit mais nous continuons à acheter à des prix indécents des téléphones dont le lithium envoie à la mort certaine des milliers d’enfants  [11] à quelques kilomètres de nous.

19 Cent ans, notre œil doit s’aiguiser sur les champs politique et économique avant de le laisser aux décomptes scrupuleux des corps victimes de la guerre et tout mettre sur le dos d’une armée qui n’est alors que le bras armé de politiques inefficaces.

20 Quand en Italie on appelle aux couvre-feux des supérettes tenues par les étrangers  [12], quand en Autriche on évoque le décompte public des musulmans et des juifs  [13] et quand en Hongrie, membre de l’Europe, l’État de droit n’a plus de sens ni de valeur politique  [14], alors nous pouvons dire que nous avons oublié. Quand nous traversons une période de course à l’armement nucléaire de puissances qui s’étaient pourtant promis de ne plus jamais en arriver au conflit nucléaire sans annonce particulière d’une avancée des traités New Start, alors nous pouvons dire que nous avons oublié. Quand nous continuons à traiter l’Arabie saoudite comme un État respectable, alors que le régime en place a le sang d’un journaliste et de civils sur ses mains  [15], quand l’une des plus grandes démocraties du monde est aussi le lieu où les femmes sont les moins en sécurité et qu’aucune sanction ne lui est appliquée  [16], et que nous continuons à vendre de l’armement sans les obliger à avancer sur des traités internationaux tels que le TICE (traité d’interdiction complète des essais nucléaires) ou le TNP (traité sur la non-prolifération des armes nucléaires) ou les droits de l’Homme, alors nous avons oublié.

21 La mémoire doit changer de camp, les discours politiques des pays démocratiques comme la France, qui se font violence à s’imposer une réflexion intellectuelle dans l’amélioration de ce concept de manière quasi quotidienne. Ces pays doivent concentrer la mémoire dans ce qu’ils font au quotidien pour que plus jamais un conflit mondial ne revienne. Ils doivent concentrer leurs commémorations dans l’application de l’axe strict de ceux qui oublient et qui tuent, et de ceux qui se souviennent et qui sauvent. À cent ans, nos poilus méritent cela.

22 La mémoire doit changer de camp, car elle doit sur les droits de l’Homme, acculer les mouvements de ceux qui n’ont pas envie que la liberté, l’égalité et la fraternité ponctuent leur débat politique et leurs actions économiques  [17]. La mémoire de la Première Guerre mondiale, c’est le chant assumé des valeurs de la République française. Que la mémoire devienne une irremplaçable musique que l’on se passe pour ne pas oublier certes, mais que la mémoire devienne un irremplaçable remède à nos sociétés malades serait l’objectif à atteindre et de donner un corps plus politique à notre secrétaire d’État serait une impulsion intellectuelle dont nous avons peut-être besoin.

23 La plus belle des commémorations que l’on puisse offrir à ceux aujourd’hui disparus, c’est la promesse que les nouvelles générations œuvrent au quotidien pour la paix, car comme disait Jean Jaurès, le tribun des classes populaires, désormais figure nationale : « Votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix porte en elle la guerre, comme le nuage porte l’orage. »

Notes

  • [1]
    Officiellement nommée Union indochinoise puis Fédération indochinoise, elle est fondée en 1887 et regroupe, jusqu’à sa disparition en 1954, diverses entités possédées ou dominées par la France en Extrême-Orient : trois pays d’Asie du Sud-Est aujourd’hui indépendants, le Viêt Nam, le Laos et le Cambodge, ainsi qu’une portion de territoire chinois située dans l’actuelle province du Guangdong.
  • [2]
    On compte 134 000 tirailleurs affectés sur le front de la France et aux Dardanelles, dans la Somme et à Verdun et 15 000 sur le Chemin des Dames.
  • [3]
    Tous ces appels sont regroupés dans le livre de Jean-Paul Mahuault : E.V.D.G. - Engagés Volontaires pour la Durée de la Guerre à la Légion étrangère ; Grancher Éditions, 2013, p. 81 à 91. La participation des Américains fut peu importante en termes de chiffres (200 volontaires) mais elle fut importante symboliquement. Un des symboles reste la fameuse « escadrille La Fayette » composée de pilotes américains, créée en avril 1916, qui se couvrit de gloire dans le ciel français.
  • [4]
    On compte en Europe 6,5 millions et demi d’invalides dont 300 000 mutilés à 100 %.
  • [5]
    Stéphanie Trouillard : « Grande Guerre : les Gueules cassées faisaient tache dans la population », France 24, 30 décembre 2014.(www.france24.com/)
  • [6]
    Académie française : « Les immortels - Georges Duhamel » (www.academie-francaise.fr/).
  • [7]
    Déclaration de M. Nicolas Sarkozy, président de la République, en l’honneur des anciens combattants de la Première Guerre mondiale, à Douaumont le 11 novembre 2008 (http://discours.vie-publique.fr/).
  • [8]
    Sophie Guerrier : « Le discours de François Hollande pour le centenaire de la Première Guerre mondiale », Le Figaro.fr, 21 septembre 2014 (www.lefigaro.fr/).
  • [9]
    Comme le définit Aristote.
  • [10]
    Extrait de la série Apocalypse : « La Première Guerre mondiale », S1E1 « La furie ».
  • [11]
    « Le travail des enfants derrière la production de smartphones et de voitures électriques », Amnesty International, 19 janvier 2016 (www.amnesty.org/).
  • [12]
    « Italie : Matteo Salvini veut instaurer un couvre-feu pour les supérettes tenues par des étrangers », 20 Minutes avec agence, 15 octobre 2018 (www.20minutes.fr/).
  • [13]
    Mélanie Chenouard : « En Autriche, la communauté juive craint de devoir s’inscrire sur une liste pour pouvoir acheter casher », Courrier International, 18 juillet 2018 (www.courrierinternational.com/).
  • [14]
    « L’Union européenne active l’article 7 contre la Hongrie », Atlantico, 12 septembre 2018 (www.atlantico.fr/).
  • [15]
    « Disparition du journaliste Jamal Khashoggi : Paris réclame la vérité des faits », Le Parisien avec AFP, 16 octobre 2018 (www.leparisien.fr/).
  • [16]
    Vanessa Dougnac : « L’Inde, “pays le plus dangereux pour les femmes” ? », La Croix, 4 juillet 2018 (www.la-croix.com/).
  • [17]
    Richard Hiault : « Le FMI redoute une nouvelle crise financière », Les Échos.fr, 10 octobre 2018 (www.lesechos.fr/).
Français

Commémorer la Grande Guerre, c’est aussi réfléchir sur le devoir de Mémoire et considérer d’une autre manière les sacrifices consentis. D’autant plus qu’il semble que, cent ans après, les leçons de l’Histoire s’effacent dramatiquement devant une violence croissante et un déni du combat de nos Anciens pour la dignité et la liberté.

Lova Rinel-Rajaoarinelina
Collaboratrice parlementaire auprès de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.814.0084
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