CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’ampleur de la production éditoriale depuis un siècle sur le thème de la Grande Guerre est d’autant plus impressionnante que le rythme ne semble pas faiblir, quel que soit le type d’ouvrages, romans, témoignages, récits généralistes pour le grand public, études scientifiques, régionales ou thématiques, etc. Les quatre années de célébration du centenaire que nous venons de vivre ne dérogent pas à la règle et il est intéressant d’établir une synthèse de ces publications.

2 Avant d’entrer dans le vif du sujet, notons que la production française, qui doit s’établir en fin d’année 2018 autour d’une quinzaine de milliers de titres publiés en cent ans, est sans doute l’une des plus importante au monde parmi tous les anciens belligérants. Cela nous rappelle que la production de chaque pays reste profondément liée à sa contribution particulière au conflit et à son histoire nationale. En 2004, Antoine Prost et Jay Winter font paraître au Seuil Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, qui tente de dépasser les clivages nationaux. Car il n’y a ainsi rien de commun entre l’historiographie serbe, marquée par le martyrologue d’un peuple, et l’historiographie américaine, qui insiste sur la naissance de la première armée nationale ; entre la belge, qui revient sur les crimes allemands et les rigueurs de l’occupation, et l’italienne, traumatisée par les pertes sur l’Isonzo et la naissance du fascisme parmi les anciens combattants ; entre l’allemande, perturbée par la question de la responsabilité dans le déclenchement du conflit, et l’australienne, qui voit à Gallipoli et dans les Flandres la naissance d’une nation, etc. Dans ces conditions, la production française est aussi à considérer, dans sa variété et ses nuances, comme une expression de la diversité des mémoires de la Grande Guerre.

3 Classiquement, les historiens identifient trois grandes périodes dans l’historiographie française de la Grande Guerre. Pour une approche plus fine de la réalité éditoriale, je préfère en comptabiliser quatre, voire cinq, en isolant du reste de la production, pour des raisons différentes, les ouvrages publiés pendant le conflit lui-même d’une part, et ceux mis à la disposition du public depuis 2013 et les prémices du centenaire d’autre part.

4 La première période correspond aux années de guerre. Dès 1915, les ouvrages sont nombreux et, dans un contexte marqué par une censure omniprésente et la nécessité de maintenir le moral de l’arrière, se divisent globalement en deux grandes catégories : les récits hagiographiques mettant en valeur les sacrifices et la détermination des soldats français, à la gloire d’un régiment ou en hommage à telle ou telle arme d’une part, et les témoignages plus ou moins romancés qui veulent traduire les difficultés et les drames de la réalité de la vie quotidienne des poilus d’autre part. On retiendra par exemple pour les premiers, dans des styles très différents, l’excellente Histoire d’une compagnie du capitaine Delvert ou Les derniers jours du fort de Vaux d’Henri Bordeaux, et pour les seconds L’appel du sol d’Adrien Bertrand ou, plus connu, Le feu d’Henri Barbusse. Toute la législation du temps de guerre étant levée à l’automne 1919, s’ouvre alors une seconde période.

5 Pendant tout l’entre-deux-guerres et jusqu’à 1945, les publications sont extrêmement nombreuses. Certains éditeurs comme Payot créant des collections spécialisées qui comptent, en fin de période, plusieurs centaines de titres. Une publication trimestrielle, la Revue d’Histoire de la Guerre Mondiale, paraît même à partir de 1923, autour d’anciens combattants historiens, premier exemple d’un périodique spécialisé sur l’histoire d’un conflit. Trois grands thèmes dominent cette production éditoriale : le récit des opérations militaires, l’analyse des aspects diplomatiques, la présentation du rôle des politiques. L’époque est naturellement marquée par la parution des mémoires des principaux acteurs civils et militaires du conflit, mais aussi par la multiplication des témoignages de poilus, dont Jean Norton Cru évalue, pour plus de 300 d’entre eux, le rapport à la réalité dans Témoins : essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928. Extrêmement sévère pour ceux qui travestissent les événements (dont Barbusse ou Dorgelès par exemple), il classe ces témoignages en fonction de leur précision et de leur strict respect des faits. La période est également marquée par le débat, lié aux questions politiques et financières du moment, sur la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre. Ces grandes thématiques sont toutefois sans exclusive d’autres publications, certes à l’époque plus marginales, sur les aspects budgétaires, technologiques, industriels ou sociaux du conflit, ni de la traduction de travaux étrangers (anglo-saxons, italiens voire russes – blancs).

6 La troisième période, après 1945, voit le nombre d’ouvrages relatifs à la Grande Guerre publiés, diminuer sensiblement. Elle marque une forme de rupture dans les thèmes abordés, désormais plus soucieux du sort des individus et des questions sociales. La France est profondément marquée, meurtrie par l’effondrement de mai-juin 1940 et les quatre années d’occupation. Les éditeurs privilégient les récits, analyses et témoignages sur le conflit qui vient de se terminer et les livres sur la Première Guerre mondiale sont essentiellement des mémoires et des témoignages, y compris les derniers récits (en partie d’autojustification) des acteurs vivants en situation de commandement comme Idéal vécu du général Weygand (1950) ou Manœuvre et victoire de la Marne de Gamelin (1954). Quelques récits sur les fronts orientaux et les classiques récits des grandes batailles et offensives sur le front de France complètent un tableau relativement pauvre.

7 Cette situation commence à évoluer à partir de la fin des années 1960 avec les travaux bientôt fondateurs de Guy Pedroncini (sur les refus d’obéissance de 1917), d’Antoine Prost (sur les Anciens combattants) et de Jean-Jacques Becker (sur l’arrière). Une approche plus « sociale », au sens large, de la Grande Guerre domine dès lors, qu’il s’agisse des études sur les soldats au front ou des travaux sur les populations de l’intérieur, sur les conséquences du conflit dans les familles et loin des combats. Le cinquantenaire du début de la guerre en 1964 est ainsi marqué dans le même temps par des cérémonies très traditionnelles en présence de nombreux Anciens combattants et par des réalisations (écrites, radiodiffusées ou télévisées) où domine désormais « l’histoire par le bas », l’histoire individuelle et sociale.

8 La quatrième période s’ouvre en France au début des années 1980. Sous l’influence d’historiens anglo-saxons, une approche culturelle est progressivement privilégiée. Elle va se traduire, au cours des années 1990, par la question de la violence, de la « brutalisation » de la guerre et cette interrogation tenace, « Comment ont-ils tenu ? », entre contrainte et consentement. Riches et passionnants dans un premier temps, ces débats se sclérosent et dérivent au début des années 2000 en querelles d’écoles fortement connotées idéologiquement. Les travaux relatifs à cette « culture de guerre » permettent d’aborder tous les sujets, des plus individuels et intimes comme la question du deuil et de la mort au plus large comme la propagande dans ses différentes dimensions. Quelques titres ont été réédités en format « poche » à l’occasion du centenaire, comme 14-18 Vivre et mourir dans les tranchées, Texto, 2012, ou 14-18 Penser le patriotisme, Folio, 2018.

9 Paradoxalement, durant ce long XXe siècle, un nombre croissant de publications s’éloigne des préoccupations stratégiques et tactiques, témoignant à la fois d’un intérêt toujours soutenu pour ce conflit mais aussi d’un quasi-rejet intellectuel des questions militaires.

10 La dernière période s’ouvre dans les années qui précèdent les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale. Au plan académique, elle donne la priorité à « l’histoire globale » (formule directement traduite de l’anglais) et à une approche transnationale (franco-allemande en particulier avec les publications communes d’Antoine Prost et Gerd Krumeich, Verdun 1916, Tallandier, 2015) ou internationale du conflit, marquée par la parution de l’imposante La Première Guerre mondiale en trois volumes sous la direction de Jay Winter (Fayard, 2013-2014). Or, la notion de « global History », telle qu’elle existe en histoire culturelle et sociale, se prête mal à l’histoire militaire puisque celle-ci est déjà, par nature, transdisciplinaire. Si l’on veut étudier dans sa complexité une campagne militaire, il y a bien longtemps que les travaux ne sont plus limités aux mouvements des troupes sur le terrain. Il faut aussi, à la fois, s’intéresser aux individus et à leurs formations antérieures, à tous les niveaux hiérarchiques et chez les différents protagonistes, aux structures et aux organisations, aux matériels et équipements, aux financements, au socle moral et idéologique, aux conséquences sociales et sociétales, etc. De fait, toute histoire militaire cohérente est donc « globale », sans qu’il soit nécessaire de s’occuper des effets de mode.

11 Ces dernières années, on constate que toutes les thématiques ont été plus ou moins largement explorées, avec à la fois le retour de sujets peu courus depuis longtemps et l’ouverture de nouvelles pistes. Cet intérêt soutenu se manifeste également avec la présence en kiosque de deux périodiques spécialisés exclusivement consacrés à la Première Guerre mondiale, 14-18 Magazine et Tranchées, tandis que d’autres, comme Guerre, Blindés & Matériel (GBM), consacrent à la Grande Guerre jusqu’à 50 % de leur pagination, ce qui témoigne, dans le contexte de crise de la presse magazine, de l’existence d’un large lectorat.

12 Sur la base d’une sélection de 550 ouvrages publiés (soit environ les deux tiers des livres dont nous avons eu connaissance, y compris des éditions à compte d’auteur), une approche statistique donne des résultats intéressants. Les purs romans, comme Au revoir là-haut ! (Albin Michel, prix Goncourt 2013), comme les innombrables bandes dessinées ne sont pas pris en compte, pas plus que les grandes rééditions en début de cycle, à l’image du monumental Les 300 jours de Verdun (Italiques, 2006).

13 Les ouvrages de synthèse et les dictionnaires sont peu nombreux, mais de qualité et constituent dès à présent d’excellents outils de travail (Chronologie commentée de la Première Guerre mondiale, Perrin, 2011, ou Dictionnaire des généraux, 2 volumes, éditions Gérard Géhin, rééd. 2017). Dans cette production, le nombre de témoignages et de correspondances reste élevé, qu’il s’agisse de carnets et journaux tenus par des civils de l’intérieur ou des territoires occupés, ou par des militaires, de tous grades (de simple soldat à général), de toutes les armes et services (de l’infanterie légère à l’intendance et au service de santé), avec une notable représentation des artilleurs et même des sapeurs. Ces ouvrages couvrent toute la gamme des styles de livre, du fascicule d’une centaine de pages sans illustration au superbe album de 500 à 600 pages à la riche iconographie (Un ouvrier artisan en guerre. Les témoignages de Gaston Mourlot, Edhisto, 2012). Quelques solides biographies de grands chefs militaires redonnent à ce genre une visibilité méritée (Joffre, Perrin, 2014, Le général de Castelnau, Charles Hérissey, 2014, Pétain, Perrin, 2014) ; tandis que l’analyse des structures de commandement et des états-majors est remise à l’honneur (Le haut commandement français sur le front occidental, 1914-1918, Soteca, 2012). Par ailleurs, de belles études sur le parcours de certains régiments ont été publiées, des unités de la 12e Région (Limoges) aux Poilus du Sud-Ouest. Le 18e corps dans la Grande Guerre, éditions Sud Ouest, 2014 ou Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat, éditions Codex, 2014.

14 Sans réelle surprise, les études ayant trait à d’autres pays restent numériquement marginales, ce qui confirme le caractère toujours très national des approches de la Grande Guerre, avec toutefois de notables différences : un livre sur l’Italie, deux sur la Belgique, trois pour le Royaume-Uni et l’empire britannique ; mais une douzaine sur les États-Unis et autant sur la Russie, en particulier à partir de 1917. Une seule maison d’édition (14/18 Soteca) a tenté de lancer une collection sur « Les nations dans la Grande Guerre », au sein de laquelle on retrouve l’essentiel des titres. A contrario, les publications locales ou régionales sont extrêmement nombreuses et très souvent d’excellente qualité, aussi bien sur le plan du texte que de l’iconographie. Avec la contribution active des archives départementales et/ou municipales, plusieurs collectivités territoriales ont favorisé la parution de très beaux albums (Reims 1914-1918, de la guerre à la paix, La Nuée bleue, 2013, Les Bretons dans la Grande Guerre. Images et histoire, Presses universitaires de Rennes, 2015, ou Vaucluse 14-18. Vivre à l’arrière durant la Grande Guerre, C’est-à-dire éditions, 2017)

15 Quelques thèmes liés aux profondes transformations de l’outil militaire ont bénéficié de publications novatrices (Histoire de l’armée française 1914-1918, Tallandier, 2017), de même que des armes nouvelles et des services ayant connu une importante modernisation (Sortis de l’enfer. Les tanks ont 100 ans, éditions Weyrich, 2016). Si la guerre aérienne est bien présente, en particulier grâce à l’appui du musée de l’Air et de l’Espace (La Grande Guerre des aviateurs, EMCC, 2014), la guerre navale est réduite à la portion congrue avec trois publications significatives (dont 14-18. La guerre maritime en Manche et en mer du Nord, éditions du Bout du Monde, 2015).

16 Les conditions économiques, industrielles, techniques et financières de la guerre sont désormais bien connues, grâce à des ouvrages extrêmement denses comme La France en guerre économique (1914-1919), éditions Droz, 2018. Ces travaux peuvent développer une approche continentale de l’effort de guerre (Les armes de la Grande Guerre, éditions Pierre de Taillac, 2017), ou s’intéresser à une ère géographique limitée, comme la Savoie, la Normandie, la région bordelaise (Bordeaux et la Gironde dans la guerre économique en 1914-1919, Les Indes savantes, 2018).

17 Enfin, les publications ayant trait à la vie quotidienne sont extrêmement nombreuses. Chacun peut désormais savoir ce que lisait ou ce qu’écrivait le poilu, ce qu’il mangeait, comment il passait le temps (14-18 insolite. Albums photos de soldats au repos, Nouveau Monde éditions, 2014), quelle était la profondeur réelle des liens créés par la camaraderie du front, les relations au sein du couple (Les mariés de la Grande Guerre, éditions Pierre de Taillac, 2015), les formes du deuil dans les familles, la vie des prisonniers (dont un original Nuit d’évasion, souvenirs d’un prisonnier allemand en France), le sort des chevaux et le rôle des chiens, la place du sport et le développement du football (14-18, le sport sort des tranchées. Un héritage inattendu de la Grande Guerre, Le pas d’oiseau, 2014), etc. Elles sont parfois constituées par les actes d’un colloque, ces derniers ayant été fort nombreux au cours des quatre dernières années, sur des thèmes aussi divers que la guerre en montagne, le sort des minorités ethniques ou la place des religions.

18 ***

19 Au terme de ce trop rapide survol d’un domaine particulièrement dynamique de la production éditoriale, nous pouvons affirmer que la Première Guerre mondiale reste un objet d’histoire qui passionne toujours en France, dans sa diversité et sa complexité. Les questions strictement militaires, directement liées aux sujets opérationnels, suscitent toujours un vif intérêt, tout comme les travaux sur une ville ou une région, ancrés dans un territoire. Sans doute est-ce parce que la guerre, et au premier rang la Grande Guerre, est d’abord une histoire d’hommes, de chair et de sang [1].

Notes

  • [1]
    NDLR : la recension de l’ouvrage de Rémy Porte et François Cochet, Histoire de l’armée française, 1914-1918 (Tallandier, 2017), a été publiée dans la Revue Défense Nationale de janvier 2018.
Français

L’historiographie de la Grande Guerre est impressionnante avec une production française évaluée plus de quinze mille publications depuis un siècle. Le mouvement se poursuit avec des approches renouvelées et de nouveaux champs d’investigation pour les historiens, le centenaire ayant suscité un regain d’intérêt avec des travaux très pertinents.

Rémy Porte
Officier référent « Histoire » pour l’Armée de terre.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.814.0070
Pour citer cet article
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