CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Il est temps de revoir la carte stratégique de l’Asie. L’éphémère notion d’« Asie-Pacifique » est en train de faire place à l’« Indo-Pacifique » : plus qu’une obscure distinction de terminologie cartographique, il s’agit là d’une évolution en matière de sécurité et de stabilité internationales, surtout lorsqu’entrent en ligne de compte les effets de la puissance chinoise sur sa région et, in fine, sur le monde.

Vu de Chine, un enjeu déjà important

2 Depuis quelques années, une idée grandit : le « recadrage » de l’Asie-Pacifique au profit de la notion d’Indo-Pacifique, autrement dit, d’un système stratégique à deux océans, aux frontières fluides et au cœur asiatique. L’initiative est cohérente avec la géographie et les vues de mon propre pays, l’Australie, devenu, il y a cinq ans, le premier au monde à redéfinir officiellement sous ce nom d’Indo-Pacifique la région recoupant ses principaux intérêts en termes de sécurité et de diplomatie. Depuis quelque temps déjà, lorsqu’ils parlent de diplomatie, de géoéconomie et de stratégie régionales, les dirigeants japonais, indiens, australiens, américains ainsi que les puissances européennes, c’est le cas de la France, s’intéressent elles aussi à l’évolution de la manière dont les nations asiatiques déterminent le cadre de la région.

3 Le débat indo-pacifique porte en grande partie sur la Chine. La région n’est pas sino-centrée, mais sans la Chine, il n’y aurait pas d’Indo-Pacifique. Il est révélateur qu’au début de l’année 2018, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi ait qualifié l’Indo-Pacifique d’idée « accrocheuse » appelée à bientôt « se dissoudre comme l’écume de l’océan ». Pourquoi les dirigeants chinois éprouvent-ils le besoin de critiquer la simple utilisation de l’expression « Indo-Pacifique » ? Pékin verrait-il dans ces deux petits mots le germe de quelque chose de plus substantiel, d’une sorte de défi ou de risque stratégique ?

4 En fait, l’Indo-Pacifique apparaît comme la principale remise en cause conceptuelle de l’idée de « Nouvelles Routes de la Soie », cette vision sino-centrée de la région élargie. Il entame également la primauté de l’idée d’Asie-Pacifique telle que l’entérinait la fin du XXe siècle, celle d’un ordre essentiellement centré sur l’Asie de l’Est ; Pékin avait fini par s’en accommoder car il avait tendance à exclure le rival émergent, l’Inde. La détermination de la Chine à discréditer l’idée indo-pacifique est pourtant ironique : c’est en effet l’extension des capacités, de la présence, de l’influence et des intérêts chinois dans l’océan Indien qui, plus que tout autre facteur, a suscité cette redéfinition de la région.

5 Pour sa sécurité pétrolière, la Chine dépend des voies maritimes de l’océan Indien d’où la présence permanente de la marine chinoise. Elle y développe des plates-formes navales telles que des porte-avions qui lui permettront de projeter sa puissance loin de chez elle. Elle ne ménage pas sa diplomatie stratégique afin, très concrètement, d’encercler l’Inde. Elle a inauguré une base militaire à Djibouti. On recense, au Pakistan, une présence chinoise accrue et quasi coloniale. Par ailleurs, Pékin étend son influence à des pays comme le Sri Lanka et les Maldives que leur géographie transforme en points de passage stratégiques sur les Nouvelles Routes de la Soie. L’initiative chinoise « La Ceinture et la Route » est une tentative massive d’exporter sa capacité excédentaire en bâtissant des infrastructures tout en diffusant son influence vers le sud et vers l’ouest en incluant la dénommée « Route de la Soie maritime ».

L’Indo-Pacifique et l’avenir incertain de la Chine

6 Développer l’idée d’indo-pacifique dans une perspective dynamique nous fournit les bases d’une série de politiques possibles, partout dans le monde, pour les nombreuses nations qui cherchent à protéger leurs intérêts face à une puissance chinoise toujours plus affirmée. Certains des travaux les plus récents et les plus brillants consacrés à l’avenir imaginable de la Chine – signés Carl Minzner, David Shambaugh, Minxin Pei et Howard French, pour n’en citer que quelques-uns – révèlent tout l’intérêt de conjuguer patience et confiance plutôt que panique ou stupeur au moment d’élaborer une politique chinoise. La somme de ces travaux jette une lumière vive sur un quasi-empire sous pression qui se sert de la modernisation militaire, de l’aiguillon et des promesses des Nouvelles Routes de la Soie, ainsi que de son extraordinaire investissement dans le hard, le soft et maintenant le sharp power – la puissance intrusive – pour repousser son horizon et étendre son influence.

7 De cette analyse, il ressort que la précipitation et l’assurance chinoises masquent peut-être une tentative implicite et désespérée de verrouiller des avantages relatifs au moment où les perspectives sont les meilleures, avant que l’accélération du vieillissement démographique, les limites d’une économie non réformée, le surcroît d’autoritarisme, la fragilité institutionnelle de la Chine ne se fassent peu à peu trop visibles et n’aggravent la stagnation comme l’instabilité du pays. Sur cette toile de fond altérée, l’idée d’un ordre régional indo-pacifique fluide et modulable commence à s’imposer. La configuration de la région se prête, d’ailleurs, à une telle stratégie. C’est une région trop grande et trop diversifiée pour donner prise à une véritable hégémonie.

8 Mais beaucoup dépendra des choix stratégiques et de la volonté politique de nombreux gouvernements, ceux des démocraties confrontées à la remise en question planétaire d’un ordre fondé sur des règles, et ceux des nombreux acteurs intermédiaires qui voient dans leurs liens mutuels de nouvelles possibilités d’interposition indépendante entre les États-Unis et la Chine à la volonté hégémonique régionale.

L’Indo-Pacifique et la compétition stratégique multipolaire

9 L’arrivée brutale de l’Administration Trump s’est produite au moment précis où l’Asie avait besoin d’être rassurée quant à l’engagement de Washington en matière de leadership, de valeurs libérales et de soutien à ses alliés. En fin d’année dernière, elle s’est mise à utiliser officiellement l’expression Indo-Pacifique dans ses discours et documents de politique générale tels que la nouvelle stratégie de sécurité nationale des États-Unis.

10 Ce qui caractérise le nouvel ordre indo-pacifique, c’est qu’il est multipolaire. On voit poindre peu à peu une contre-rhétorique qui commence à modeler les attentes et comportements stratégiques de certains États-clés d’Asie autour d’une même question : comment faire face à la compétition sécuritaire dans une région à deux océans, multipolaire, centrale sur la carte du monde et fortement connectée ?

11 L’idée d’indo-pacifique s’inscrit dans la récente renaissance d’un dialogue quadrilatéral sur la sécurité (ou « Quad ») entre les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie. Le seul fait que quatre nations soient parvenues à formaliser un nouveau dialogue sur la sécurité malgré la vive désapprobation de la Chine constitue un signe de leur détermination croissante à empêcher Pékin de faire obstacle à leurs choix stratégiques. C’est aussi un indice de l’anxiété stratégique que les ambitions chinoises suscitent auprès de nombreuses nations, à commencer par l’Inde, désormais profondément méfiante, à long terme, après la confrontation frontalière qui s’est produite en 2017 sur le plateau himalayen du Doklam. Une vaste compétition géopolitique s’est donc engagée en Asie et dans le monde.

Caractéristiques de l’Indo-Pacifique

12 Qu’est-ce donc, en somme, que l’Indo-Pacifique ? À un certain niveau, il s’agit surtout d’une description objective de la nouvelle dynamique stratégique et économique enclenchée dans la région et non, pour le moment, d’un projet stratégique à part entière qui réunirait ce qui, jusqu’alors, était perçu comme deux régions asiatiques très distinctes : l’Asie de l’Est, sino-centrée et bordée par l’océan Pacifique et l’Asie du Sud indo-centrée, accolée à l’océan Indien.

13 Les spécialistes des relations internationales et des questions de sécurité retrouvent là un certain écho du concept de supercomplexe régional tel que l’a développé le professeur Barry Buzan. L’Indo-Pacifique est une région dont le cœur est l’Asie maritime. Ce que souligne l’idée d’Indo-Pacifique, c’est la substitution de l’océan Indien à l’Atlantique comme couloir commercial le plus achalandé et le plus important au monde sur le plan stratégique ; y transitent les deux tiers des expéditions mondiales de pétrole et un tiers des marchandises en vrac. Près de 80 % du pétrole importé par la Chine, peut-être 90 % dans le cas sud-coréen et jusqu’à 90 % dans celui du Japon voyagent du Moyen-Orient et/ou d’Afrique par l’océan Indien. Même avec ses ambitieux projets d’oléoducs terrestres, la Chine ne pourra compenser, et ce à grands frais, qu’une modeste partie de cette dépendance maritime, laquelle constitue bien sûr une vulnérabilité stratégique majeure.

14 L’idée d’Indo-Pacifique est née de la confluence de facteurs stratégiques et économiques. Parmi eux, l’un des plus importants fut le retour de la Chine et de l’Inde à leur statut précolonial de grandes puissances commerciales et économiques, de plus en plus tournées vers l’extérieur dans leurs affaires économiques et militaires. Cela s’est traduit par l’expansion rapide de leurs intérêts économiques et, ipso facto, de leurs impératifs stratégiques et diplomatiques dans l’aire que chacun des deux considérait jusque-là comme sa principale zone d’intérêt maritime – la Chine dans l’océan Indien et en Asie du Sud, et l’Inde, à un degré moindre mais croissant, dans le Pacifique et en Asie de l’Est : les géants asiatiques se frottent l’un à l’autre dans ce qui deviendra l’une des relations bilatérales les plus conséquentes de ce siècle.

15 Parallèlement, la présence des États-Unis dans les océans Pacifique et Indien constitue un facteur déterminant de la dynamique régionale. Il faut également tenir compte des intérêts du Japon et de la Corée du Sud qui dépendent plus encore que la Chine de l’approvisionnement énergétique transitant par l’océan Indien. En 2016, le Premier ministre Abe a déclaré que le Japon poursuivrait une « stratégie indo-pacifique libre et ouverte » embrassant les questions de développement, de connectivité, d’investissement et de sécurité jusqu’en Afrique ; une position reposant sur sa défense déjà ancienne d’une préfiguration de l’Indo-Pacifique, qu’il avait alors baptisée « Confluence des deux Mers » (futatsu no umi no majiwari) dans un discours historique prononcé devant le Parlement indien en 2007. L’Inde et le Japon : voici l’alignement stratégique à surveiller. Le jour de l’élection de Donald Trump, les leaders des deux États se rencontraient entre Tokyo et Kobe dans une voiture d’un train Shinkansen. Il fait peu de doute qu’Abe et Modi échangèrent alors, cartes en main, quelques analyses quant aux meilleures façons de faire face à l’Amérique et à la Chine. L’ambition impressionnante de la déclaration commune qui suivit reflétait en tout cas une ambition impressionnante.

16 C’est cependant Canberra qui s’est montrée la plus active dans la promotion de l’idée indo-pacifique. L’Australie détient en l’espèce un rôle unique qu’elle doit à son influence diplomatique relative, à sa géographie peu commune « à deux océans », ainsi qu’à sa surveillance sophistiquée des voies maritimes cruciales qui relient l’océan Indien au Pacifique et dont elle est si proche. Elle est aussi partie intégrante et distincte de l’Asie comme de l’Occident. L’Indo-Pacifique est le nom qu’elle a donné officiellement à sa zone d’intérêt stratégique dans le Livre blanc sur la défense australien publié en 2013. Les Livres blancs plus récents consacrés à la défense et à la politique étrangère – en 2016 et 2017 – n’ont fait que conforter une notion devenue désormais doxa bipartisane.

17 L’Indo-Pacifique est donc un système géoéconomique « maritime » qui tend, dans les années 1990, à éclipser la dimension continentale et terrestre des relations au profit d’intérêts et interactions en mer *. C’est aussi un système multipolaire. Une seule ou même deux puissances, États-Unis et Chine, ne sauraient suffire à décider du sort de l’ordre. En tant que région maritime, elle a des frontières fluides, dans tous les sens du terme.

Les moments clés d’une évolution

On peut aussi raconter le développement de l’Indo-Pacifique moderne sous la forme d’un récit ou bien d’une chronologie des grands tournants qui composent autant d’indices des changements structurels.
• 1993 : la Chine devient un importateur net de pétrole, venu principalement du Moyen-Orient et d’Afrique. Vingt-cinq ans plus tard, elle dépend cruellement des importations en provenance de l’étranger et ne fait confiance à personne, aux États-Unis moins qu’à quiconque, pour surveiller les routes maritimes.
• 2004 : mise en garde lancée par les analystes américains spécialisés dans la sécurité contre la stratégie chinoise dite du « collier de perles » qui vise à construire des points d’accès navals dans l’océan Indien. Ces avertissements seront largement rejetés, jugés alarmistes.
• 2005 : création du Sommet de l’Asie de l’Est, ouvrant à l’Inde et à l’Australie les portes d’une institution initialement conçue pour consacrer l’entité connue sous le nom d’Asie-Pacifique. Début des négociations sur l’accord nucléaire entre les États-Unis et l’Inde qui marquent la naissance d’une confiance stratégique entre les deux plus grandes démocraties du monde, jusqu’alors éloignées l’une de l’autre.
• 2007 : la « Confluence des deux Mers » est désignée par le Premier ministre japonais Shinzo Abe comme le nouveau fondement de la politique étrangère japonaise et de la coopération sécuritaire entre le Japon et l’Inde. Ouverture du premier dialogue quadrilatéral entre Australie, Inde, Japon et États-Unis, abandonné par la suite sous la pression chinoise.
• 2008 : déploiement en décembre de la marine chinoise pour des missions de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien d’où elle n’est jamais repartie.
• 2013 : Xi Jinping annonce le lancement des Nouvelles Routes de la Soie maritimes et de l’initiative « One Belt One Road », devenue « La Ceinture et la Route ». Le Livre blanc sur la défense de l’Australie fait de l’Indo-Pacifique la zone d’intérêt stratégique du pays.
• 2015 : Xi Jinping annonce que « la mentalité traditionnelle selon laquelle la terre l’emporte sur la mer doit être abandonnée » dans l’élaboration de la politique militaire chinoise.
• 2016 : le Premier ministre japonais Abe annonce une « stratégie indo-pacifique libre et ouverte ».
• 2017 : l’Administration Trump identifie la concurrence avec la Chine en Indo-Pacifique comme une préoccupation majeure dans sa stratégie de sécurité nationale. Reprise du dialogue quadrilatéral entre l’Australie, le Japon, l’Inde et les États-Unis.

18 L’Indo-Pacifique est une région maritime, mais compte tenu de l’exacerbation de la course aux accès et infrastructures portuaires dans le grand jeu déjà évoqué, c’est peut-être par le lien entre la mer et la terre qu’il faut définir la véritable importance stratégique. Ainsi, se comprend-elle mieux en tant que notion complémentaire, et non simple alternative, aux façons très continentales de concevoir la connectivité en Eurasie. Pour le dire autrement, l’Eurasie est le complément de l’Indo-Pacifique car la mer l’emporte sur la terre par la facilité qu’elle offre au déploiement de force et les faibles coûts de transport qu’elle autorise. L’Indo-Pacifique, c’est l’Asie et c’est aussi plus que l’Asie. L’ancienne Asie-Pacifique fait certes toujours partie du tableau, et pour l’heure les deux concepts peuvent coexister, jusqu’à ce que l’Indo-Pacifique, régionale et mondiale, avec le temps, prenne le relais : avec l’océan Indien, elle dispose de la principale autoroute commerciale et énergétique entre l’Asie, l’Afrique, l’Europe, l’Océanie et les Amériques. Nulle région n’est donc davantage connectée au monde. Elle est, par définition, la région globale.

19 L’idée d’Indo-Pacifique n’a rien de neuf, en réalité. Les interactions économiques et culturelles entre les sous-régions d’Asie remontent à des millénaires comme en témoigne la diffusion du bouddhisme de l’Inde à l’Asie de l’Est et de l’hindouisme à l’Asie du Sud-Est ; on y verrait aujourd’hui la projection par excellence du soft power. Par ailleurs, ces interactions ne sont pas toujours allées d’ouest en est : au début du XVe siècle, les « bateaux trésor » de la puissante flotte impériale chinoise, conduite par l’amiral Zheng He, ont sillonné l’océan Indien à de multiples reprises. Puis, pour de nombreuses raisons, l’intérêt chinois en la matière s’est estompé ; le nouvel empereur ne voyant plus l’utilité de semblables contacts avec de lointains étrangers, les flottes ont fini par être rappelées au bercail pour ne plus jamais repartir vers l’ouest. En revanche, peu de temps après que Zheng He eut mis fin à ses expéditions, à partir du XVe siècle, les aventuriers européens ont compris tout le bien-fondé de ce genre d’entreprise et commencé à explorer l’océan Indien ainsi que les mers et les terres situées plus à l’est et au nord.

20 Tout au long de l’époque coloniale et avec une extraordinaire constance du XVIe au début du XXe siècle, les cartes européennes de l’Asie intégraient un arc indo-pacifique qui partait des rives de l’océan Indien pour atteindre la Chine, la Corée et le Japon en passant par l’Asie du Sud-Est. On en trouve une illustration avec l’« Asie moderne », réalisée au début du XVIIe siècle par le cartographe français Alain Manesson Mallet (1630-1706). Cette carte qui englobe un arc indo-pacifique comprenant l’Inde, l’Asie du Sud-Est, la Chine et le Japon, décrit effectivement l’Asie moderne.

21 Au XIXe siècle, avec la pratique impériale britannique, les artères commerciales et les ramifications militaires de l’Empire des Indes ont gagné la Chine et l’Australie, via Singapour et se sont projetées vers l’ouest par l’Afrique et le canal de Suez. En 1848, il était logique que l’Australie coloniale renversât carrément la carte afin de revoir ses liens avec le reste du monde, elle ne s’en est pas privée. La carte verticale tirée du journal publié par l’explorateur australo-écossais Thomas Mitchell (1792-1855) illustre la dimension de proximité économique et stratégique, pour les colonies, de la région composée de l’Inde, de l’Asie du Sud-Est, de la Chine et du Japon. Cette connectivité n’a pas échappé aux premiers grands experts en stratégie. Le stratège naval américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914) et le géographe continentaliste britannique Halford Mackinder (1861-1947) ont l’un et l’autre considéré l’Asie comme une région intégrée. Il en est allé de même d’une succession de géostratèges européens et asiatiques, de l’Allemand Karl Haushofer (1869-1946) à l’Indien K. M. Panikkar (1895-1963). Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont validé le caractère indo-pacifique de leur théâtre d’opérations contre le Japon : le combat des Britanniques, aidés des troupes indiennes, pour reconquérir l’Asie du Sud-Est s’est développé à partir de leur quartier général régional installé à Ceylan, le Sri Lanka d’aujourd’hui.

22 Après la guerre, les Britanniques et parfois les Australiens ont continué à utiliser cette terminologie d’indo-pacifique dans leur planification stratégique, jusqu’aux années 1960 au moins. Mais le changement était en marche. La longue période coloniale de l’Indo-Pacifique s’acheva sur l’avènement de l’Inde fraîchement indépendante et la République populaire de Chine. Aussi, à partir de la fin de ces années-là, dans la façon de concevoir l’Asie, c’est la notion d’Asie-Pacifique qui a pris le dessus, le plus souvent appliquée à une région reliant l’Asie du Nord-Est et du Sud-Est à l’Australie et aux Amériques. Il s’agissait surtout de refléter et de renforcer le rôle des États-Unis en Asie.

23 Il fallut attendre la fin des années 1980 pour que le concept d’Asie-Pacifique fût institutionnalisé avec la mise en place du processus de coopération économique Asie-Pacifique (APEC). Ainsi, lorsque la Chine a finalement entrepris de s’engager dans le multilatéralisme asiatique, au cours des années 1990, elle a pu disposer d’un ensemble d’institutions conçues pour l’Asie-Pacifique : non seulement l’APEC mais aussi l’ASEAN et son instance de dialogue élargi dédiée à la sécurité, le Forum régional de l’ASEAN (ARF). L’émergence de l’Inde en tant que puissance économique et militaire considérable et l’intensification des relations entre les puissances économiques d’Asie de l’Est et la région de l’océan Indien, corrélée à leurs besoins respectifs en énergie et en ressources ont créé une nouvelle dynamique qui n’a pas tardé à se traduire dans le développement de l’institution Asie-Pacifique, C’est ainsi que l’ARF, au milieu des années 1990, a commencé à accueillir l’Inde et plusieurs autres acteurs sud-asiatiques. La consolidation des institutions est-asiatiques connaîtra son apothéose avec la création du Sommet de l’Asie de l’Est (EAS) en 2005. En 2013, le ministre indonésien des Affaires étrangères Marty Natalegawa, soutiendra que l’élaboration de l’EAS constitua, de la part des États d’Asie du Sud-Est, un acte conscient de diplomatie indo-pacifique.

24 Après l’Australie, les responsables américains, indiens, japonais et indonésiens ont eux aussi commencé à employer le terme. En réalité, l’Indo-Pacifique avait infiltré le lexique de la politique étrangère américaine dès 2010 lorsque la secrétaire d’État Hillary Clinton utilisa l’expression dans divers discours et articles évoquant le rééquilibrage des États-Unis vers l’Asie-Pacifique. Depuis George W. Bush, les États-Unis ont toujours considéré l’Inde comme un partenaire stratégique prioritaire. Et Donald Trump a soutenu ou du moins accepté une complète intégration du concept indo-pacifique au sein de son Administration.

Une métaphore de l’action collective et de la coopération minilatérale ?

25 Dès lors, à quoi assistons-nous ? L’idée indo-pacifique est-elle une sorte de conspiration destinée à exclure la Chine de la région ? Je ne le crois pas. Cette notion dilue-t-elle l’influence de la Chine ? Oui, naturellement. Il apparaît de plus en plus que l’usage de la terminologie et de l’idée indo-pacifique par différents gouvernements traduit l’évolution de plusieurs perspectives parallèles. Le terme est ainsi apparu dans des déclarations conjointes réunissant l’Inde et l’ASEAN, l’Australie ou le Japon, ou encore l’Australie et les États-Unis : l’expression « Indo-Pacifique » fait surtout office de métaphore commode pour désigner l’action collective et la coopération dite minilatérale – ces petites coalitions de pays cooptés qu’unissent des intérêts communs et la capacité comme la volonté de travailler ensemble en respectant les mêmes règles.

26 Toutes les nations commerciales maritimes d’Europe ont intérêt à ce que l’Asie soit prévisible, prospère et respecte les règles internationales. Si la France est la plus indo-pacifique d’entre elles, elle le doit à sa présence territoriale dans les océans Indien et Pacifique, à la capacité qui est la sienne de projeter sa puissance à l’échelle mondiale et de manière indépendante ainsi qu’à son réseau de relations stratégiques significatives, étayées par des relations technologiques croissantes en matière de défense, tout particulièrement avec l’Australie et l’Inde. Du reste, à la suite de la visite du président Macron en Inde, les stratèges, à Delhi, évoquent maintenant ouvertement un remplacement de Moscou par Paris en tant que partenaire principal – et plus fiable – dans ce secteur des technologies de défense. Et après son déplacement en Australie, des projets jugés peu vraisemblables il y a quelques années sont maintenant à l’étude. Parmi eux la possibilité pour la France, l’Inde et l’Australie, qui à elles trois contrôlent certaines des zones les plus stratégiques de l’océan Indien, de rassembler leurs informations de surveillance maritime et de coopérer en matière de formation et de technologie. Le contrat historique signé avec la France sur les sous-marins dénote bien plus qu’un simple partenariat commercial.

Conclusion

27 Le défi politique qui s’annonce consistera à trouver les moyens d’intégrer la puissance et les intérêts de la Chine à une région multipolaire sans nuire fondamentalement aux intérêts des autres pays. L’Indo-Pacifique, c’est une façon de prendre acte de la montée en puissance chinoise au sein d’une région multipolaire qui charrie derrière elle une longue histoire d’empires et de colonialisme, de démesure et d’ambitions surdimensionnées. La bonne nouvelle, c’est que l’Indo-Pacifique est une région trop vaste et trop hétérogène pour qu’une puissance seule prétende la dominer. Mais il est dans l’intérêt de tous qu’aucun apprenti hegemon ne finisse par le découvrir à ses dépens.

Français

Le concept d’Indo-Pacifique est en train de se substituer à  la notion d’Asie-Pacifique. Cette évolution n’est pas que sémantique et correspond à  une approche stratégique moins sino-centrée et prenant mieux en compte les réalités d’une région multipolaire et hétérogène.

Éléments de bibliographie

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Rory Medcalf
Directeur du National Security College à l’Université nationale australienne, Canberra.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.811.0079
Pour citer cet article
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