CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1Début 2018, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi a publiquement rejeté le concept d’Indo-Pacifique, qualifié d’« idée accrocheuse » qui « se dissipera comme l’écume de l’océan [1] ». Il est ironique que la Chine se montre si négative sur l’idée que l’Asie-Pacifique et l’océan Indien forment désormais un seul système stratégique. La Chine, plus que tout autre pays, a voulu ce changement à mesure que s’étendaient ses intérêts et sa présence [2].

Qu’est-ce que l’Indo-Pacifique ?

2L’idée d’Indo-Pacifique reconnaît que les relations économiques et de concurrence stratégique ont rapidement évolué et structurent désormais une vaste région comprenant deux océans. Il paraît donc sensé que les pays y protègent leurs intérêts dans des partenariats s’affranchissant des frontières géographiques traditionnelles. Indo-Pacifique est simplement le nom d’une nouvelle carte d’une très vaste partie du monde, centrée sur l’Asie maritime. Il traduit l’idée que les océans Pacifique et Indien sont liés par le commerce, les infrastructures et la diplomatie, à l’heure où les deux plus grands États du monde, Chine et Inde, suivent des ascensions parallèles. Leurs économies, comme nombre d’autres, dépendent des voies maritimes de l’océan Indien pour acheminer le pétrole du Moyen-Orient et d’Afrique par la principale artère commerciale du monde.

3Certains pensent pourtant que l’Indo-Pacifique dissimule, au choix, la prétention américaine à contenir la Chine, la construction d’une alliance australienne, la quête de grandeur de l’Inde, un plan du Japon pour gagner en influence, une volonté indonésienne de s’affirmer, voire des stratégies maritimes européennes de présence en Asie… La Chine se sent, elle, menacée par le terme même. Elle voit l’Indo-Pacifique, entre autres choses, comme la matrice d’une alliance « quadrilatérale » de démocraties – États-Unis, Japon, Inde et Australie – conspirant contre elle.

4Ce qui a fait la réalité de l’Indo-Pacifique, c’est le comportement même de la Chine : le développement de sa présence économique, politique et militaire dans l’océan Indien, l’Asie du Sud, le Pacifique Sud, l’Afrique, et au-delà. Officiellement, la Chine rejette le terme Indo-Pacifique comme représentant une stratégie qui vise à l’exclure de la région. Mais c’est bien la présence et les intérêts de la Chine au Sud et à l’Ouest, et par-delà la mer, qui ont fait du bassin des deux océans une réalité. La « route » maritime de la Belt and Road Initiative (BRI) est bien un Indo-Pacifique aux caractéristiques chinoises.

5Le terme d’Indo-Pacifique est ainsi devenu un nom de code pour certains choix stratégiques. Il constitue de fait un message à une Chine en pleine ascension, lui indiquant que les autres n’accepteront pas l’image qu’elle projette d’elle-même comme centre de la région et du monde. C’est aussi le signal que Chine et États-Unis ne sont pas les seules nations qui comptent, un rappel du piège que Bilahari Kausikan, ancien diplomate de Singapour, nomme « la fausse binarité » : en dernière instance le choix serait toujours entre Pékin et Washington [3]. S’exprime ici une volonté d’indépendance, d’intégration et d’action collective de « joueurs intermédiaires » – Japon, Inde, Indonésie, Australie, et partenaires européens comme la France –, qui entendent collaborer entre eux, et si possible avec l’Amérique, pour faire contrepoids à la puissance chinoise et maintenir un équilibre dans un avenir incertain.

6Les diplomaties régionales ont ainsi connu un effet domino, nombre de gouvernements ayant redéfini leur région comme Indo-Pacifique. L’Australie a été la première à utiliser ce terme en 2013 [4]. L’Indonésie l’a adopté à peu près au même moment. En 2016, le Premier ministre japonais Shinzo Abe a présenté un « Indo-Pacifique libre et ouvert » comme cadre de sa politique étrangère, géoéconomique, stratégique et militaire. Le rééquilibrage États-Unis/Asie « pivot » sous la présidence de Barack Obama était, dans les faits, centré sur l’Indo-Pacifique.

7Le concept a atteint une reconnaissance internationale plus large quand l’administration Trump l’a officialisé fin 2017, définissant la région comme d’intérêt stratégique principal pour les États-Unis dans la Stratégie de sécurité nationale [5]. Le président Macron a défini l’engagement stratégique de la France dans des termes qui sont clairement ceux de l’Indo-Pacifique, en particulier dans un discours prononcé à Sydney, soulignant que la France, l’Inde et l’Australie devaient collaborer pour lutter contre l’hégémonie chinoise [6]. La ministre des Armées Florence Parly a réaffirmé la dimension indopacifique de l’engagement stratégique français et les principes qui le sous-tendent au Dialogue de Shangri-La de juin 2019. Un an plus tôt, le Premier ministre indien Narendra Modi avait fait de l’Indo-Pacifique le thème transversal de son discours d’ouverture de ce même Dialogue [7]. Toujours en juin 2019, les dix pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) se sont accordés sur les perspectives « indopacifiques de leurs relations au sein d’une région plus étendue [8] ». L’Indo-Pacifique est ainsi sorti des coulisses universitaires pour revêtir une importance quasi totémique pour tout un éventail de nations.

8D’une certaine manière, cet Indo-Pacifique résulte de la recherche continue, depuis l’après-guerre, de structures de coopération et de sécurité régionales. La Chine et l’Inde ont été en guerre en 1962 et ont réduit leur prospérité en fermant leurs portes économiques au monde. La guerre froide a aggravé les divisions de la région. Une idée transitoire, celle de l’Asie-Pacifique, a émergé comme moyen de lier le Japon et d’autres économies asiatiques aux États-Unis et à l’Australie, tout en maintenant l’engagement de Washington dans la zone Pacifique en dépit de la fin de la guerre froide. La réémergence d’un ordre indopacifique était pourtant inévitable après que la Chine et l’Inde se soient réformées et ouvertes aux échanges avec l’extérieur. Le décor était ébauché dès 1993, alors que la Chine commençait à dépendre de l’océan Indien pour les transits énergétiques et de marchandises, essentiels à sa prospérité naissante.

9Au début des années 2000, les réalités de l’Indo-Pacifique sont devenues plus nettes, à mesure que la Chine, l’Inde, le Japon, les États-Unis, entre autres, commençaient à rivaliser, ou à coopérer, de part et d’autre de l’océan Indien et du Pacifique. Les pays de l’Asie du Sud-Est ont cherché à structurer leur région via le Sommet de l’Asie de l’Est, mais ils ont fini par y inclure un éventail de pays plus large, reflet du nouvel Indo-Pacifique sans le nom. Les partenariats ont aussi proliféré, entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, à mesure que les pays redéfinissaient leur diplomatie autour des deux océans. Les instances diplomatiques ont dû réagir à des événements concrets : tsunami de décembre 2004, recrudescence de la piraterie en Somalie, retour historique de la flotte chinoise dans l’océan Indien, développement rapide des intérêts économiques chinois symbolisé par la BRI.

La perspective chinoise : contrôle politique interne et ambition indopacifique

10La République populaire de Chine (RPC) représente la quintessence de la puissance indopacifique. Ses intérêts et ses actions s’étendent sur les deux océans, se répercutant sur les autres acteurs.

11Le peuple chinois a connu une histoire tragique faite de souffrances, de privations, d’humiliations, d’oppression et de chaos, causés tour à tour par des puissances étrangères et par ses propres dirigeants. Face à cet héritage, la direction du Parti communiste promet un « rêve chinois » de « revitalisation nationale », combinant sécurité, harmonie sociale, confort matériel et, au-delà de la fierté, la grandeur nationale. La manière dont cette grandeur est présentée – ou seulement évoquée – éclaire la tension entre objectifs louables (éducation, santé, innovation technologique, viabilité environnementale) et obsession du contrôle politique. Selon le discours officiel, ce qui est bon pour la Chine sera bon pour le monde – mais le Parti décide seul de ce qui est bon pour la Chine. Xi Jinping a ainsi déclaré : « Le Parti exerce le pouvoir suprême, tout doit être placé sous la direction du Parti quel que soit l’endroit où l’on se trouve [9]. » Dès lors, le Parti exerce-t-il le pouvoir pour améliorer les conditions de vie du peuple, ou l’amélioration des conditions de vie a-t-elle pour objectif la pérennisation du pouvoir du Parti [10] ? Cette interrogation circulaire altère et déstabilise la politique étrangère chinoise.

12Depuis les années 1990, prospérité et patriotisme ont soutenu l’État-Parti. Mais ce n’est sans doute pas un hasard si la promotion du Parti et du nationalisme s’est intensifiée lorsque la croissance économique a marqué le pas, appuyée sur « l’éducation patriote » que le Parti met en avant depuis 1989 [11]. Le destin du régime reste cependant lié au poids extérieur de la Chine : un pacte qui pourrait s’avérer dangereux.

13Durant la dernière décennie, les instances dirigeantes chinoises ont choisi – ou se sont senties contraintes – de lancer un défi stratégique au Japon dans la mer de Chine orientale, au Vietnam et aux Philippines dans la mer de Chine méridionale, à l’Inde sur la frontière contestée et dans l’océan Indien, et aux États-Unis depuis le Pacifique Ouest jusqu’au cyberespace. L’espoir que les différends avec Taïwan se résolvent pacifiquement s’est estompé. La confiance, et parfois la témérité, affirmées pour l’étranger ont coïncidé avec, en interne, un durcissement autoritaire, la surveillance et la répression des dissidents, et désormais un « totalitarisme en réseau [12] ». Depuis 2009, le Parti communiste inclut dans les intérêts fondamentaux de la nation – ceux pour lesquels la Chine est prête à se battre – non seulement l’intégrité et l’unité nationales, mais le statut contesté de la mer de Chine méridionale, cœur de l’Indo-Pacifique.

14Les instances dirigeantes chinoises ont lié leur crédibilité et leur légitimité à l’avancée et à la protection des intérêts chinois dans toute la région. Le projet BRI est l’initiative emblématique de Xi Jinping parce qu’il y voit un lien direct entre la capacité de la Chine à maintenir et protéger ses intérêts extérieurs et la stabilité politique intérieure. La Chine est la seule des grandes puissances à lier directement sa stratégie indopacifique à la survie de son système politique et aux intérêts particuliers de ses instances dirigeantes.

De la lutte contre la piraterie à la Route maritime de la soie

15Fin 2008, la piraterie somalienne a donné à la Chine un argument pour mettre à l’essai une flotte modernisée avec de « nouvelles missions historiques ». Ces dernières avaient été exposées par le président Hu Jintao en décembre 2004. La Chine devenant une puissance économique mondiale, son armée devait désormais non seulement protéger le Parti et le territoire national, ou encore être capable de prendre Taïwan, mais aussi protéger des intérêts plus larges comme le développement économique et contribuer à la paix mondiale [13]. La piraterie perturbait les secteurs de l’énergie et du commerce ; et des pirates avaient même enlevé des pêcheurs chinois : une humiliation inacceptable.

16Début 2009, trois navires de guerre chinois ont été déployés dans l’océan Indien dans le cadre d’opérations de lutte contre la piraterie. Ce qui devait être une mission de trois mois a mué en mission permanente. Avant fin 2018, la flotte chinoise avait réalisé 31 déploiements, permettant à 100 navires de guerre et plus de 26 000 marins d’acquérir une solide expérience, avec 6 600 navires marchands escortés et 70 secourus. Les patrouilles dans l’océan Indien, avec sous-marins, ont été renforcées ; leur utilité contre la piraterie était limitée mais idéale pour le renseignement et la dissuasion. En 2014, les sous-marins chinois ont commencé à croiser au large du Sri Lanka [14]. La même année, des navires de guerre chinois ont débuté un entraînement annuel au combat dans une autre partie de l’océan, à savoir la zone nord-est, proche du détroit indonésien de la Sonde et de territoires insulaires australiens [15].

17La Chine a fait de l’océan Indien son terrain de jeu. Sa présence n’a d’ailleurs pas toujours été mal accueillie. Les forces chinoises ont travaillé avec l’Australie et nombre d’autres nations pour rechercher l’avion de ligne malaisien MH370. La flotte chinoise a également pu évacuer ses ressortissants ainsi que ceux d'autres pays depuis le Yémen déchiré par les conflits.

18Les auteurs des plans de sécurité de la Chine avaient pourtant autre chose en tête que les missions « de service public ». Au début des opérations chinoises de lutte contre la piraterie, la ligne officielle niait toute intention d’installer des bases outre-mer. D’éminents stratèges chinois soulignaient pourtant qu’une telle présence militaire mondiale n’était pas à rejeter [16]. Dans les années qui suivent, les négociations s’ouvrent pour construire une infrastructure militaire chinoise à Djibouti, non loin des bases française, américaine et japonaise actuelles. En 2017, les forces chinoises ont hissé le drapeau rouge sur un site fortifié pouvant accueillir environ 10 000 soldats. La Chine s’établit sur un « second continent » en Afrique, où ses investissements, ses projets humanitaires, son exploitation des ressources, ses déploiements de missions de maintien de la paix et sa diplomatie se sont affirmés de façon spectaculaire, parallèlement à la migration de plus d’un million de ressortissants chinois [17].

19Comme à l’époque coloniale, le drapeau a suivi le commerce. La Chine a établi une présence de sécurité dans tout l’espace indopacifique, pour protéger ses intérêts économiques et ses communautés expatriées. Mais cette présence militaire a également influencé une dynamique de concurrence stratégique, aggravant l’inquiétude des puissances voisines, notamment l’Inde et l’Australie. En outre, une seconde vague d’intérêts géoéconomiques chinois dans la région était latente, et se concrétise aujourd’hui dans la stratégie de la BRI.

20Xi Jinping a défini la Route maritime de la soie à Djakarta en octobre 2013 [18], conjointement à un discours au Kazakhstan, décrivant une « Ceinture » économique terrestre : ce grand projet a été rapidement connu sous le nom de Belt and Road (Yi Dai Yi Lu en chinois) ou One Belt, One Road (OBOR). Plus tard, les officiels chinois ont cherché à modifier la traduction anglaise en Belt and Road Initiative – Initiative Ceinture et Route –, pour éviter que le projet ne soit perçu comme sino-centré.

21Cette initiative a pris de l’ampleur. L’objectif géoéconomique est clair : utiliser la force de l’économie au service de la puissance nationale. L’économie chinoise commençant à ralentir, ce projet élargissait l’horizon pour maintenir la production et exporter les capacités excédentaires, par exemple pour l’acier et le ciment. Le capital chinois pouvait être investi et, si les bénéficiaires ne pouvaient honorer leurs dettes, acquérir des actifs à l’étranger, des ports par exemple, par le biais d’un échange de créances contre actifs. Avec la chance de remplacer les pays occidentaux à la tête de la chaîne de valeur, en établissant des normes de production et de transaction qui assureraient sur le long terme un avantage aux fabricants et commerçants chinois.

22De nouveaux emplois ont ainsi attiré les travailleurs chinois sur des sites allant de l’Asie à l’Afrique. La « puissance douce » chinoise s’affirmait, avec une image d’altruisme, à travers des projets humanitaires ou des investissements éducatifs pour les étrangers sur le territoire national. Ce soft power accroissait l’influence chinoise sur les élites étrangères, dessinant un contexte où la dette, la dépendance et la corruption pourraient un jour permettre de consolider des alliances, ou de faire taire des oppositions en matière diplomatique ou de sécurité.

23L’Armée populaire de Libération (APL) est d’abord restée silencieuse sur les implications éventuelles de la BRI. Mais si l’objectif était de soutenir les intérêts économiques de la Chine, ceux-ci devaient être protégés, en Afrique ou au Pakistan… Des partenariats avec de nombreux pays étant impliqués, il fallait rassurer les partenaires ; le réseau de dépendance énergétique de la Chine était clairement dessiné, en particulier avec l’Afrique et le Moyen-Orient. Et l’émergence de la BRI coïncidait avec la rapide modernisation d’une armée chinoise désormais capable de se déployer à distance.

24Un observateur européen, Bruno Maçães, a défini la BRI comme signifiant simplement « terre et mer », avec pour objectif la construction d’un nouvel ordre mondial appuyé sur ces deux milieux [19]. Le virage chinois vers l’Indo-Pacifique avait commencé par la dépendance vis-à-vis du pétrole arrivant par la mer ; et les plans infrastructurels de la Route maritime de la soie reliaient désormais plus étroitement le destin et l’ambition de la Chine avec l’océan Indien et les terres bordant les voies maritimes.

25C’est devenu clair lorsque, peu de temps après que le président Xi a commencé à promouvoir la BRI, la Chine s’est opposée à d’autres visions de la région, et en particulier à l’Indo-Pacifique émergent. Certains universitaires chinois ont cherché des formulations proches de l’Indo-Pacifique – Yin Tai en chinois – pour rendre intelligible un ordre régional en mutation et articuler les intérêts croissants de leur pays aux nécessités d’assurer une coexistence pacifique [20]. En juin 2013, un chercheur confirmé du Département international du Comité central du Parti, Minghao Zhao, a même défendu un nouveau concept « australien » d’« Asie indopacifique », constatant qu’il « a inspiré de nombreux penseurs et responsables stratégiques chinois qui ont commencé à étudier la stratégie ambitieuse de la Chine dans la vaste zone indopacifique [21] ».

26Sitôt après, la BRI devenait pourtant l’orthodoxie communiste, et les visions des autres nations sur l’ordre régional n’étaient plus bienvenues. Pourtant, s’il y avait bien un dessein commun à tous les discours sur la Route maritime de la soie en matière d’intérêts nationaux de la Chine, c’était qu’une stratégie était élaborée autour des deux océans, liant l’économie, la sécurité et la diplomatie, du littoral Pacifique Ouest chinois jusqu’à l’océan Indien, l’Afrique et le golfe Persique, en passant par les voies maritimes de l’Asie du Sud-Est – autrement dit, un espace indopacifique aux couleurs chinoises.

Quel avenir pour la stratégie indopacifique chinoise ?

27Sur le long terme, la Chine peut-elle réduire sa dépendance des artères principales de l’océan Indien en matière énergétique ou commerciale, par exemple avec des pipelines terrestres ou de nouveaux itinéraires de transport, ou avec à long terme l’ouverture, due au réchauffement climatique, d’une voie allant de l’océan Arctique à l’Atlantique ?

28La Chine représente désormais plus d’un cinquième de la consommation énergétique mondiale, et elle a dépassé en 2017 les États-Unis pour l’importation de pétrole – une dépendance qui durera tant que la production nationale de pétrole de la Chine continuera à décliner. Le taux de motorisation a rapidement augmenté dans le pays : en 2018, la Chine comptait plus de 300 millions de véhicules automobiles. La sécurité énergétique est devenue une préoccupation majeure pour le public, au-delà même du gouvernement. Plus de la moitié des importations pétrolières chinoises proviennent du Moyen-Orient et de l’Afrique, bien que cette part soit en baisse, les approvisionnements en provenance de la Russie ayant doublé depuis 2014. L’énergie reste l’une des principales explications du virage de la Chine vers la mer – mais ce n’est pas la seule.

29Les instances dirigeantes chinoises lient désormais directement leur modernisation navale à la protection et au progrès de leurs intérêts à l’étranger. C’est manifeste dans les nouveaux concepts officiels de « portée mondiale et de dissuasion », et de « défense des frontières » étendue, qui soutiennent le développement rapide des forces de projection extérieure du pays : porte-avions, sous-marins nucléaires d’attaque, corps des fusiliers marins (avec un triplement des effectifs, qui devraient atteindre 30 000 militaires d’ici 2020 [22]). Les déploiements dans le golfe d’Aden, la base de Djibouti, les incursions des sous-marins chinois dans l’océan Indien, les évacuations de ressortissants chinois du Yémen sont-ils une indication de ce que la Chine ferait si elle estimait un jour ses intérêts à l’étranger menacés de manière plus critique ?

30Le temps ne joue peut-être pas en faveur de la Chine, contrairement à l’idée d’ascension irrésistible que Pékin cultive de manière délibérée. Xi tente de pérenniser des avancées relatives sur une durée d’une génération à peine, avant la tempête : économie en récession, aspirations populaires contrariées, inégalités, contraintes environnementales, tensions internationales, vieillissement d’une population qui comptera en 2050 plus de 329 millions de personnes de plus de 65 ans [23]… Ces défis se combinent à d’autres problèmes : par exemple la stagnation politique et économique que pourraient produire un virage du pays vers un autoritarisme dur et la destruction par le Parti des institutions de gouvernance naissantes. Le tout pourrait se combiner à un risque international accru, les dirigeants chinois ayant de plus en plus recours au nationalisme et à la confrontation (avec les États-Unis, le Japon ou l’Inde), pour renforcer leur légitimité [24].

31La question n’est pas de savoir si la Chine voit ses actions comme défensives. Malgré sa rapide modernisation, l’armée chinoise fait preuve d’une retenue remarquable. Elle n’a pas mené de guerre depuis le conflit avec le Vietnam de 1979. Xi rassure régulièrement le reste du monde en insistant sur le fait que la Chine ne recherche pas « l’hégémonie ». Mais elle poursuit assurément des changements perturbateurs, que de multiples autres puissances ne souhaitent pas voir se concrétiser. Les États-Unis vont désormais jusqu’à s’inquiéter d’un objectif chinois d’« hégémonie régionale indopacifique sur le court terme, et en définitive de prédominance mondiale sur le long terme [25] ».

32À n’en pas douter, la Chine va devoir faire face à de vastes défis en matière de sécurité dans tout l’Indo-Pacifique. Elle continuera à susciter l’anxiété d’une Inde méfiante. Tôt ou tard, Pékin se sentira contraint d’agir hors de ses frontières pour protéger ses intérêts, et devra penser avec soin les aléas de sécurité et les conséquences de ses actions, en particulier dans la région. Ses intérêts économiques et sa fierté nationale seront ensemble en jeu.

33Bien évidemment, la Chine doit aussi se préparer à l’éventualité que sa présence et ses intérêts dans l’Indo-Pacifique cristallisent en rivalité stratégique avec les États-Unis, ou d’autres pays. Une confrontation prolongée pourrait transformer ses avant-postes et ses réseaux d’approvisionnement en handicaps, dans la mesure où la Chine est beaucoup plus faible le long des artères principales de l’océan Indien que dans le Pacifique Ouest.

Tracer un cap

34La Chine vise évidemment à maintenir sa présence dans la zone indopacifique, et les autres acteurs devront gérer cette situation. Beaucoup dépendra des relations entre Washington et Pékin, qui semblent vouées à une concurrence stratégique prolongée, incluant des phases de confrontation à haut risque. Le contexte indopacifique est cependant encourageant pour les petites nations et puissances intermédiaires, et ce pour deux raisons.

35Premièrement il leur offre la liberté de créer de nouveaux partenariats, au-delà de frontières géographiques obsolètes. On voit ainsi se renforcer des liens de sécurité entre l’Inde et le Japon, ou l’Australie et la France, ou diverses combinaisons impliquant ces États et d’autres. Ensuite, l’Indo-Pacifique est associé à des principes d’affirmation des droits, des intérêts et de la capacité d’agir de petites nations et de puissances moyennes – et de démocraties en particulier –, à un moment où l’ordre international libéral est soumis à forte pression.

36Si d’aucuns critiquent l’Indo-Pacifique, c’est qu’en existent différentes interprétations, ces variations trahissant des désaccords sur la manière de gérer la puissance chinoise, ou sur la rivalité États-Unis/Chine. Ainsi, par exemple, les stratégies « libres et ouvertes » des États-Unis et du Japon sont-elles perçues comme utilisant l’Indo-Pacifique comme base d’une alliance pour faire contrepoids à la Chine ; tandis que la vision de l’ASEAN menée par l’Indonésie est davantage celle d’un multilatéralisme inclusif, évitant de prendre parti.

37En réaction à la puissance chinoise, la solidarité indopacifique ne constitue ni un projet d’endiguement ni un projet d’arrangement, mais plutôt une troisième voie d’« intégration » ou de « participation conditionnelle ». Elle suppose d’accepter que la Chine joue un rôle de premier plan, mais dans des conditions définies par la région et non par la Chine seule, tout en préparant un rééquilibrage si ce scénario venait à échouer. Le point de départ consisterait à impliquer la Chine comme puissance légitime sur la base d’un respect réciproque. L’Indo-Pacifique est exempt de tout élément excluant la Chine ou, pour utiliser un terme de la guerre froide, voulant l’« endiguer ». La Chine est par définition un acteur de premier plan dans la région. La reconnaître comme puissance de l’Indo-Pacifique, c’est admettre, par exemple, sa légitimité à jouer un rôle dans la sécurité de l’océan Indien. L’Inde n’a pas davantage le droit d’exclure la Chine de l’océan Indien que la Chine n’en a d’écarter les États-Unis du Pacifique Ouest.

38Il est, en revanche, vrai que l’idée indopacifique dilue l’influence chinoise. Il ne s’agit pas d’écarter la Chine de sa propre région mais de l’intégrer comme pays important mais pas uni-dominant d’une vaste région multipolaire. La logique de l’Indo-Pacifique reconnaît que les intérêts et la puissance de la Chine ne peuvent être gérés que dans cette vaste région à deux océans, où sa richesse, son influence militaire et sa diaspora sont en train de s’étendre. Une approche en termes de « sphère d’influence », où la Chine serait autorisée à dominer l’Asie orientale alors que l’Inde dominerait l’océan Indien, serait vouée à l’échec : la dépendance de la Chine du pétrole venant par mer, et les implications sécuritaires de sa BRI ont déjà déclassé cette formule [26].

39La tentative de modérer la puissance chinoise échouera si les puissances moyennes concernées n’agissent pas solidairement, au lieu de constater que leur marge de manœuvre individuelle est faible. Quoi qu’il arrive, ces nations devront forger leur capacité de résistance et exploiter tous les éléments dont elles disposent en vue d’une longue phase de contestation. Le cap doit être tracé entre naïveté et fatalisme. Le succès n’est pas assuré. Mais la nature même de l’Indo-Pacifique – son immensité interconnectée, sa multipolarité – est en elle-même un élément de réponse. Comprendre l’Indo-Pacifique est essentiel pour que les stratégies nationales puissent coexister avec une Chine forte, en évitant les conflits et les remises en cause de la souveraineté.

40Cette région est trop vaste, trop diverse pour l’hégémonie. Elle est faite pour la multipolarité et de nouveaux partenariats créatifs allant au-delà de frontières géographiques désuètes. Ses distances, ses richesses et ses territoires stratégiques disséminés peuvent attiser les velléités de grandeur impériale – mais aussi les corriger.

41L’Indo-Pacifique est un travail ouvert. Son ambiguïté est une vertu. L’habileté politique asiatique est depuis longtemps à l’aise avec la dualité – une unité composée de différences, comme le yin et le yang de la philosophie chinoise. L’Indo-Pacifique englobe de multiples dualités, la réconciliation d’aspects contrastés dans une seule idée. Le concept d’Indo-Pacifique est tout autant une description objective de la réalité géopolitique, que le fondement d’une stratégie. Il est inclusif et exclusif : il entend intégrer les intérêts chinois dans un ordre régional où les droits des autres seront aussi respectés ; mais il doit aussi pouvoir faire contrepoids à la puissance chinoise si ces droits sont bafoués.

Notes

  • [1]
    B. Birtles, « China Mocks Australia over “Indo-Pacific” Concept It Says Will “Dissipate” », Australian Broadcasting Corporation News, 8 mars 2018. Certains analystes suggèrent que la réponse de la Chine vis-à-vis de l’Indo-Pacifique relève de la simple « nonchalance ». Pourtant, si c’était le cas, la position officielle de la Chine serait soit d’ignorer ce qui est déjà construit, soit de l’accepter, puisqu’inoffensif. Voir F. Zhang, « China’s Curious Nonchalance towards the Indo-Pacific », Survival, vol. 61, n° 3, 2019.
  • [2]
    L’étude de l’Indo-Pacifique telle que présentée ici est développée plus avant dans mon ouvrage à paraître : Contest for the Indo-Pacific (2020). Voir aussi : « Pivoting the Map: Australia’s Indo-Pacific System », Centre of Gravity Series, n° 1, Centre d’études stratégiques et de défense, Université nationale australienne, novembre 2012 ; « The Indo-Pacific: What’s in a Name? », American Interest, octobre 2013 ; « Reimagining Asia: From Asia-Pacific to Indo-Pacific », Asan Forum, 26 juin 2015 ; « La Chine et l’Indo-Pacifique : multipolarité, solidarité et patience stratégique », Revue Défense Nationale, n° 811, 2018.
  • [3]
    B. Kausikan, « An Exposé of How States Manipulate Other Countries’ Citizens », The Straits Times, 1er juillet 2018.
  • [4]
    Defence White Paper 2013, Canberra, Département de la Défense australienne, 2013.
  • [5]
    National Security Strategy of the United States of America, Washington D. C., Maison-Blanche, 2017, p. 45-47.
  • [6]
    B. Doherty, « France and Australia Can Be Hart of New Indo-Pacific Axis, Macron Says », The Guardian, 2 mai 2018.
  • [7]
    N. Modi, allocution au Dialogue de Shangri-La, Singapour, 1er juin 2018.
  • [8]
    « ASEAN Outlook on the Indo-Pacific », ASEAN, 23 juin 2019 ; M. Conley Tyler, « The Indo-Pacific Is the New Asia », The Interpreter, Lowy Institute, 28 juin 2019.
  • [9]
    X. Jinping, « Remporter la victoire décisive de l’édification intégrale de la société de moyenne aisance et faire triompher le socialisme à la chinoise de la nouvelle ère », Rapport livré au XIXe Congrès national du Parti communiste chinois, 18 octobre 2017.
  • [10]
    B. Gill et L. Jakobson, China Matters: Getting it Right for Australia, Melbourne, Presses universitaires de La Trobe (collab. avec Black Inc.), 2017, p. 46.
  • [11]
    C. Minzner, End of an Era: How China’s Authoritarian Revival Is Undermining Its Rise, New York, Oxford University Press, 2018, p. 21 et 168 à 169.
  • [12]
    K. Strittmatter, We Have Been Harmonised: Life in China’s Surveillance State, Londres, Éditions Old Street, 2019.
  • [13]
    J. Mulvenon, « Chairman Hu and the PLA’s “New Historic Missions” », China Leadership Monitor, n° 27, 2009.
  • [14]
    R. Pandit, « India Suspicious as Chinese Submarine Docks in Sri Lanka », Times of India, 8 novembre 2014.
  • [15]
    R. Medcalf et R. Mohan, « Sea Change of China Power », The Australian, 11 février 2014.
  • [16]
    S. Dingli, « Don’t Shun the Idea of Setting Up Overseas Military Bases », China.org.cn, 28 janvier 2010.
  • [17]
    H. French, China’s Second Continent: How a Million Migrants Are Building a New Empire in Africa, New York, Alfred Knopf, 2014.
  • [18]
    Discours du président Xi Jinping devant le Parlement indonésien, 2 octobre 2013.
  • [19]
    B. Maçães, Belt and Road: A Chinese World Order, Londres, Hurst, 2019, p. 24.
  • [20]
    Par exemple Q. Jianguo, « An Unprecedented Great Changing Situation: Understanding and Thoughts on the Global Strategic Situation and Our Country’s National Security Environment », in J. A. Bellacqua et D. M. Hartnett (dir.), « Article by LTG Qi Jianguo on International Security Affairs », CNA China Studies, avril 2013 ; K. Jing, « Welcoming the US into the Indo-Asia-Pacific », Sohu, 19 mars 2013.
  • [21]
    M. Zhao, « The Emerging Strategic Triangle in Indo-Pacific Asia », The Diplomat, 4 juin 2013.
  • [22]
    Y. Ji, « The Indian Ocean: A Grand Sino-Indian Game of “Go” », p. 90 ; M. Peck, « China Is Tripling the Size of Its Marine Corps », The National Interest, 29 août 2018.
  • [23]
    H. French, Everything Under the Heavens: How the Past Helps Shape China’s Push for Global Power, New York, Alfred Knof, 2017, p. 278 à 283.
  • [24]
    D. Shambaugh, China’s Future?, Cambridge, Polity Press, 2016, p. 50-51 et 125-129 ; C. Minzner, End of an Era: How China’s Authoritarian Revival Is Undermining Its Rise, New York, Oxford University Press, 2018, p. 164-172.
  • [25]
    « Indo-Pacific Strategy Report », Département de la Défense des États-Unis, juin 2019.
  • [26]
    L’argument de la sphère d’influence est avancé par l’éminent universitaire australien Hugh White comme fondement de sa conclusion selon laquelle des pays comme l’Australie devront se préparer à faire face seuls à la Chine. Lire H. White, How to Defend Australia, Melbourne, Presses universitaires de La Trobe, 2019, p. 38-42.
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La montée en puissance économique de la Chine l’installe dans une géographie stratégique nouvelle, du Pacifique à l’Afrique et au Moyen-Orient, ce que traduit sa grande stratégie dite Belt and Road Initiative. Le concept d’Indo-Pacifique, officiellement rejeté par Pékin, tente d’intégrer l’extension de la puissance chinoise dans un cadre multilatéral, qui ferait à sa puissance toute sa place, tout en ménageant les intérêts et les capacités de décision de tous les acteurs de la région.

Mots clés

  • Indo-Pacifique
  • Chine
  • Asie
  • Belt and Road Initiative
Rory Medcalf
Rory Medcalf est directeur du National Security College à l’Université nationale australienne. Ancien diplomate et analyste pour les services de renseignement australiens, il a été l’un des premiers à défendre et développer le concept d’Indo-Pacifique.
Traduit de l’anglais (Australie) par Cadenza Academic Translations.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/09/2019
https://doi.org/10.3917/pe.193.0049
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