CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La Revue stratégique de défense et de sécurité nationale confiée à M. Arnaud Danjean, contribuera à fixer le cadre de l’action des forces armées dans les prochaines années, y compris dans ses dimensions européennes. Elle permettra également de faire l’économie d’un nouveau Livre blanc dont la lourde procédure aurait pu retarder la mise au point, déjà fort avancée, de la nouvelle Loi de programmation militaire pour 2019-2024.

2 Or, celle-ci est attendue avec impatience par les armées : depuis 2014, le niveau d’engagement des forces a été, on le sait, très supérieur aux hypothèses de référence et aux contrats opérationnels retenus à l’époque. Par ailleurs, la menace terroriste a changé de nature le contexte sécuritaire et implique désormais encore davantage les forces armées aussi bien sur le territoire national qu’à l’extérieur. Enfin, celles-ci évoluent dans un monde dont les équilibres stratégiques ne cessent d’évoluer, en Europe et sur sa proche périphérie, ainsi qu’en Asie.

Gérer le présent et ses urgences

3 Pour l’Armée de l’air, l’exercice, sous forte contrainte budgétaire, s’annonce particulièrement difficile. Il doit à la fois permettre de compenser un sur-engagement qui pèse lourdement sur la disponibilité des équipements (par rapport à son utilisation en métropole d’un Mirage D engagé au Sahel consomme quatre fois plus de potentiel), d’alléger les tensions constatées au niveau du personnel (l’Armée de l’air a subi une contraction de 18 000 postes depuis 2008) et d’assurer les modernisations d’équipements nécessaires dès à présent.

4 Le sur-emploi des forces au cours des dernières années, l’élongation géographique des théâtres d’opérations, en Syrie et au Sahel notamment, leur simultanéité, le renforcement de la « posture permanente de sécurité » sur le territoire national, les charges nouvelles liées au soutien des exportations, font apparaître de manière flagrante les insuffisances de capacités actuelles. Elles viennent se cumuler avec celles, anciennes, constatées de longue date, dans le transport aérien, le ravitaillement en vol et les munitions. Ayant été amputée de 30 % de ses moyens aériens en moins de quinze ans, l’Armée de l’air a dû différer nombre de modernisations attendues. Elle peine à les compenser par le choix, déjà ancien, de la polyvalence des matériels et de la prolongation coûteuse de la durée d’exploitation des appareils.

5 Lorsqu’ils interviennent, les efforts de modernisation s’effectuent au compte-gouttes : la rénovation a minima de 55 Mirage 2000D était prévue depuis 2011. De même, il n’y aura pas de commande de nouveaux Rafale au cours des quatre prochaines années ; de plus, 6 Rafale biplaces ont dû être prélevés sur les livraisons initialement prévues afin de soutenir les contrats d’exportations. Les retards de livraison de l’A400M obèrent fortement la mobilité de nos forces, tandis que les avions de ravitaillement en vol affichent une moyenne d’âge de cinquante-trois ans et le retour à des capacités adaptées en matière de transport tactique et stratégique ne pourra s’effectuer que graduellement, compte tenu des retards accumulés.

6 Le chef d’état-major de l’Armée de l’air, le général André Lanata, a récemment décrit avec une grande précision cette situation devant les parlementaires [2]. Il a montré comment, dans certains domaines, la Grande-Bretagne avait pris de l’avance sur nous (ravitailleurs, transport stratégique, ravitailleurs, drones armés). Lui-même et ses collaborateurs ont montré [3] toute l’étendue des engagements auxquels l’Armée de l’air doit faire face aujourd’hui, y compris sur le territoire national, et les défis qui l’attendent, notamment dans le domaine de la connectivité des plateformes.

Les défis des prochaines décennies et la préparation de l’avenir

7 La nécessité de poursuivre les opérations extérieures, en particulier au Sahel, l’accueil des nouveaux équipements dont l’arrivée est escomptée dans les années 2020 ainsi que la remontée engagée des effectifs et donc des moyens de formation, vont conduire à ce que, dans la prochaine LPM, soient tout naturellement privilégiés le court et le moyen terme.

8 Le mot-clé souvent utilisé dans le débat permanent sur les priorités de la programmation demeure celui du « risque d’éviction budgétaire », ou la crainte d’avoir à sacrifier les besoins les plus urgents au nom de la préparation d’échéances perçues, à tort ou à raison, comme plus lointaines.

9 Or, celles-ci nécessitent pourtant la prise en compte, dès à présent, non seulement des nouvelles menaces, mais aussi de l’évolution des techniques et équipements permettant de maintenir la crédibilité des forces aériennes à l’horizon 2035, y compris en ce qui concerne la composante aérienne de la dissuasion.

10 L’exercice est donc par nature difficile. Le domaine des technologies est celui du temps long : la majeure partie des appareils qui équipent les armées de l’air européennes remontent dans leur conception au début des années 1990. Les études du F-35/JSF américain ont commencé il y a vingt ans et l’Air Force prévoit la poursuite des commandes bien au-delà des années 2040. Assez paradoxalement les évolutions militaires et technologiques sont, en fait, davantage prévisibles que celles qui affectent le contexte stratégique, dont on vient de voir avec l’affaire ukrainienne, la Syrie et les provocations de la Corée du Nord combien il pouvait muter rapidement.

11 Sur le plan militaire, plusieurs facteurs sont d’ores et déjà clairement identifiables :

12 • La montée en puissance et la diffusion des systèmes de défense anti-accès (A2/AD), y compris à proximité de notre propre espace stratégique.

13 En Asie, ils menacent la capacité de projection américaine au voisinage de la Chine. En Europe, qu’il s’agisse de la Baltique, de la mer Noire ou d’une partie de la Méditerranée, les déploiements des systèmes radars russes de plus en plus performants (S-300 et S-400) sont de nature à compromettre les capacités de pénétration des aviations occidentales. Les réponses mises en œuvre du côté des alliés cherchent à concilier des concepts largement antinomiques : discrétion radar, manœuvrabilité, allonge et vitesse.

14 Quelques pays européens ont cru trouver avec les Américains une parade temporaire avec le coûteux F-35. Les Français ne demeurent pas en reste, avec l’expérimentation en cours du démonstrateur de drone de combat furtif nEUROn et, compte tenu de l’enjeu majeur que représente le défi A2/AD pour notre dissuasion, le développement du missile successeur de l’ASMP-A (ASNG4) avec, au moins deux projets (Prométhée et Camopsis) en lice à ce stade, qu’accompagne un débat ouvert sur le porteur.

15 • Le durcissement des interventions extérieures qui progressivement met fin à l’environnement relativement permissif qu’ont connu jusqu’ici nos forces aériennes.

16 L’exportation par les principales puissances militaires d’avions de combat de 4e voire de 5e génération, de missiles sol-air à longue portée et de radars performants couplés à ces derniers va, à l’avenir, limiter le nombre de zones d’engagements où les risques de pertes demeuraient a priori limités.

17 S’ajoute la diffusion de nouvelles technologies « nivelantes », détournées à des fins militaires et qui sont désormais accessibles à des acteurs étatiques ou non étatiques : lasers, brouilleurs GPS, dispositifs de cyberattaque, drones militarisés dont on a vu les effets en Syrie. Les efforts pour limiter la diffusion de ces technologies se heurtent à leur disponibilité croissante dans le secteur privé, à leur usage mixte civil et militaire, et au laxisme des exportations de la part de certains États.

18 • Les nouvelles stratégies de fugacité et d’hybridité mises en œuvre par les adversaires étatiques ou non étatiques dans les combats asymétriques.

19 Le contournement et l’affranchissement des règles du droit international (jus ad bellum et in bello) par ces derniers, comme on l’a constaté lors des combats à Mossoul et Alep, rendent beaucoup plus aléatoire le ciblage et la limitation des risques de dommages collatéraux lors des frappes aériennes. L’armement des drones Reapers constituera à partir de 2019, de ce point de vue, une réponse longtemps attendue.

20 La médiatisation de ces conflits vient ajouter à leur caractère asymétrique. Enfin, ceux-ci se déroulent le plus souvent sur des étendues géographiques très vastes, du type Sahel ou Levant. Ils entraînent donc une élongation du théâtre lourde de conséquences militaires, logistiques et financières (une simple intervention aérienne sur un théâtre comme celui de Barkhane peut parfois égaler deux fois le trajet Paris/Moscou, indique-t-on souvent à l’EMAA).

21 • La capacité de projection des forces et de domination aérienne ainsi que le développement et la diversification des capacités ISR (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance).

22 Du satellite au drone de surveillance et aux écoutes électroniques en passant par l’utilisation d’avions légers de reconnaissance (dont la France vient de faire l’acquisition), ces nouvelles capacités deviennent un facteur prépondérant dans la conduite des opérations. La notion de théâtre bien circonscrit et la distinction entre combattants et population civile, notamment en zone urbaine, s’effacent et le besoin de renseignement en boucle courte devient impératif.

23 • L’impact militaire des nouvelles technologies de fabrication industrielle, notamment les techniques d’impression 3D pourraient révolutionner les logistiques de maintenance et de ce fait les taux de disponibilités des appareils. Simultanément, elles deviendront un puissant facteur de prolifération de technologies sensibles.

24 Sur le plan technologique, de nombreux facteurs de rupture sont d’ores et déjà envisageables à l’horizon 2035 : radars ultra-performants, hyper-vélocité, armes à énergie dirigée de type laser, armes antisatellites, cyberattaques. Plusieurs de ces technologies peuvent d’ores et déjà être considérées comme susceptibles de changer la donne (« game changers ») à l’horizon 2025-2035.

25 • L’hyper-vélocité.

26 Les expérimentations [4] sont déjà engagées sur les systèmes hyper-véloces (vecteurs susceptibles de dépasser Mach 5, à comparer à une vitesse de rentrée des ogives d’ICBM autour de Mach 24) en Chine (DF-ZF, ex WU-14), aux États-Unis (Tactical Boost Glide et Conventional Prompt Global Strike) et en Russie (YU-71). La France, elle-même, examine plusieurs concepts et projets.

27 L’hyper-vélocité va certainement contribuer à bouleverser les équilibres stratégiques dans la seconde partie du siècle et pose notamment nombre de questions sur l’avenir des systèmes antimissiles et la vulnérabilité de systèmes majeurs comme les porte-avions. Ces programmes sont nés aux États-Unis dans le cadre d’une stratégie de frappes conventionnelles à longue distance. Les Américains ont été rapidement suivis par les Russes et les Chinois (ceux-ci sont peut-être même en passe de prendre aujourd’hui la tête dans le domaine du développement) mais avec une différence essentielle : Pékin et Moscou ne se cachent pas d’envisager également une utilisation nucléaire alors que le débat est réouvert aux États-Unis.

28 • La résilience des moyens spatiaux et la nécessaire surveillance de l’espace.

29 L’évolution des menaces dans l’espace et au niveau du cyber met en jeu toute l’infrastructure de soutien de nos forces et plus particulièrement de l’arme aérienne. Il convient, à cet égard, de distinguer les capacités antisatellites à partir du sol (NU russe ou SC-19 chinois) par impact direct ou laser de puissance et celles qui permettent d’adopter dans l’espace des comportements agressifs (satellites butineurs, remorqueurs spatiaux, satellites brouilleurs, impact direct, utilisation de l’EMP[5], etc.). Se pose ainsi la question de l’adoption de postures à la fois défensive et offensive ainsi que celle de notre capacité de surveillance de l’espace, régulièrement évoquée mais jusqu’ici, faiblement budgétée.

30 • La complémentarité des moyens pilotés et non pilotés.

31 La manière dont s’organisera la complémentarité entre les moyens pilotés et la nouvelle génération des drones armés, dans un monde où les drones seront doués d’ubiquité, fait déjà l’objet de réflexions opérationnelles avancées. Celles-ci prévoient, par exemple, des vols de drones armés en essaims pour détruire les défenses adverses, minimisant ainsi le coût d’entrée en premier dans un contexte de déni d’accès (A2/AD). Elle affectera de toute évidence la programmation des nouvelles générations d’avions de combat.

32 • La connectivité.

33 Il est difficile de prévoir ce que seront les modes de combat aérien au-delà de 2025, mais il est déjà assuré que les appareils devront être dotés d’architectures électroniques assurant une connectivité entre toutes les plateformes assurant leur synergie et leur interaction. Cela bouleversera donc la relation entre les différents acteurs, à la fois sur le théâtre et au niveau stratégique ainsi que leur hiérarchie actuelle. Ces architectures électroniques devront être évolutives, interopérables et susceptibles d’être constamment adaptées pour faire face aux menaces d’attaques cybernétiques. L’investissement dans l’interconnectivité appelle évidemment un effort parallèle dans les procédures d’interopérabilité avec nos alliés et partenaires, tout en assurant simultanément le maintien de l’autonomie nationale. L’enjeu du F-35 par rapport aux autres flottes européennes et celui des normes qui pourraient être adoptées par l’Otan sont donc centraux.

34 La Revue stratégique définira les enjeux et conséquences pour nos forces aériennes du nouveau contexte stratégique.

35 Ce dernier est à l’évidence marqué par le retour à la compétition des grandes puissances et surtout par leur propension accrue à user de la force militaire et de la menace de la force. Celle-ci inclut l’instrumentalisation d’éléments de déstabilisation politiques et économiques ainsi que les menaces hybrides. Si les principales puissances en ont toujours fait usage, elles n’en ont plus désormais le monopole.

36 On constate comme une mithridatisation de la société internationale face à ces agissements répétés, dans la mesure où l’émergence et le renforcement des puissances militaires régionales s’accompagnent désormais de l’affaiblissement de normes et institutions internationales, jusqu’ici largement inspirées par les pays occidentaux.

37 Il est désormais difficile d’opérer aussi simplement qu’auparavant la distinction entre conflits de basse et haute intensités : ils peuvent coexister simultanément sur un même théâtre et on peut très bien basculer rapidement d’un extrême à l’autre et voir se multiplier les actions indirectes, dont la signature peut être ambiguë ou difficile à déchiffrer avant le passage à des actions militaires plus classiques.

38 À la question centrale de savoir de quelle palette d’outils, indépendamment du recours au nucléaire, la France peut se doter compte tenu des limites de ses moyens, pour contribuer à dés-escalader à temps ces conflits d’un nouveau type, voir à y mettre fin, l’arme aérienne apporte un véritable élément de réponse : rapide d’emploi, réversible, susceptible d’actions discriminantes, visibles et à distance, elle donne au pouvoir politique la marge d’actions nécessaire pour agir dans des délais très courts, seul ou en coalition. Or s’il est une certitude, c’est qu’aujourd’hui le facteur temps est plus que jamais décisif sur le plan diplomatique, militaire et stratégique.

Notes

  • [1]
    B. d’Aboville a présidé en 2016 un groupe de travail du réseau ADER, dont le rapport, fruit d’un travail collectif, a inspiré largement cet article. C. Caekaert en assurait la coordination. Les vues exprimées ci-après n’engagent que leurs auteurs et non l’Armée de l’air ou le réseau ADER.
  • [2]
    Audition du CEMAA devant la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale du 19 juillet 2017.
  • [3]
    Cahier de la RDN publié à l’occasion du Salon du Bourget 2017.
  • [4]
    Benjamin Knudsen, juin 2017, George Washington U.
  • [5]
    Electromagnetic Pulse.
Français

L’Armée de l’air doit préparer l’avenir à l’horizon 2035 en réfléchissant aux exigences de demain où innovation, complémentarité, connectivité et hybridation seront nécessaires. Les équilibres stratégiques à venir renforcent le besoin d’une capacité aéronautique complète, diversifiée et performante, s’adaptant en permanence.

English

New Challenges for the Air Force—Looking Ahead to 2035

With 2035 as its horizon, the Air Force has to prepare for the future by considering tomorrow’s demands, in which innovation, complementarity, connectivity and hybridisation will be necessary. Future strategic balances highlight the need for a broad aeronautical capability that is diversified and effective and, moreover, capable of permanent adaptation.

Benoît d’Aboville
Ancien ambassadeur à l’Otan.
Sabine Caekaert
Officier de réserve de l’Armée de l’air.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.804.0077
Pour citer cet article
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