CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Au moment de la disparition de l’URSS, la Russie semble pouvoir profiter d’un acquis géostratégique forgé au cours des deux siècles précédents : tout en élargissant le territoire du pays au fil des conquêtes, le pouvoir, tsariste puis soviétique, a organisé l’ensemble des réseaux de transport autour des deux capitales, Saint-Pétersbourg et Moscou, à l’avantage des régions russes. Pourtant, très vite, il faut déchanter. Si la Russie se trouve effectivement en position dominante vis-à-vis de plusieurs des nouveaux États qui dépendent d’elle pour le transit de leurs exportations, les Russes eux-mêmes sont dépendants des anciennes républiques soviétiques occidentales pour leur commerce avec l’Union européenne (UE). Ce secteur reste un enjeu stratégique majeur, un véritable défi pour le Kremlin. Posées dès la présidence de Boris Eltsine, ces questions trouvent un début de réponse concret dans les politiques actives menées par Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir. Nous n’évoquerons pas ici la nécessaire mise à niveau des réseaux internes au territoire russe et nous nous concentrerons sur les aspects extérieurs.

2 Dès l’éclatement de l’URSS, en décembre 1991, chacune des anciennes républiques soviétiques devenues indépendantes proclame sa souveraineté sur les infrastructures de transport, ports, réseaux routiers et ferroviaires, tubes qui sont sur son territoire. La Russie conserve une part prépondérante de ces réseaux et un accès à toutes les mers bordières de l’URSS mais se voit confrontée à trois séries d’enjeux qui vont marquer durablement les rapports qui se constituent avec ce qu’on qualifie alors à Moscou d’« étranger proche ». Elle doit adapter certains axes aux nouvelles frontières tout en gérant la série de dépendances croisées qui en découlent tant avec les pays d’amont (ceux qui dépendent d’elle pour leurs exportations) que d’aval (ceux par qui transitent ses propres exportations).

Des réseaux partiellement inadaptés

3 Le premier groupe d’enjeux est lié à l’inadaptation entre certains réseaux et les nouvelles frontières d’État qui, lors de leur délimitation sous Staline, avaient été conçues comme de simples limites internes de la fédération. Sans même parler de la région de Kaliningrad, qui se retrouve en position d’exclave, plusieurs voies ferrées stratégiques russes passent désormais en territoire étranger : c’est le cas de la voie principale qui relie Moscou à Rostov et Sotchi par Koursk et l’Ukraine orientale, mais aussi du vieux Transsibérien, qui pénètre au Kazakhstan sur plusieurs dizaines de kilomètres. Sans doute les administrations respectives concluent-elles des accords de transit mais, dans le cas de l’Ukraine, on ne peut empêcher que les autorités de ce pays ne contrôlent les convois et passagers en transit. Bien avant la situation de crise au Donbass oriental, la décision est prise d’aménager une voie alternative passant entièrement en territoire russe, quitte à allonger ce trajet. Notons que dans la Stratégie de développement du transport ferroviaire présentée en 2007 par la direction des chemins de fer russes (RJD) figurent, parmi les « voies stratégiques » à développer d’ici 2030, l’achèvement de cette voie de dérivation contournant l’Ukraine mais aussi une voie alternative permettant d’éviter que tous les convois du Transsibérien ne passent en territoire kazakh.

Le défi des interdépendances croisées

4 La deuxième série de questions paraît de nature plutôt avantageuse pour la stratégie d’influence que la Russie entend conserver auprès de cet « étranger proche ». Du fait de la disposition des tubes, gazoducs et oléoducs construits à l’époque soviétique, pratiquement tous les hydrocarbures qu’exportent les États d’Asie centrale (pétrole kazakh, gaz turkmène et ouzbek) transitent – en 1991 – par la Russie [1]. Il en va de même pour une partie du pétrole de l’Azerbaïdjan, du fait cette fois de la vétusté des tubes et voies ferrées passant par la Géorgie. L’enjeu ici est de déterminer le bon équilibre entre l’usage naturel de cet avantage stratégique initial et ce qui ne tardera pas à être considéré par certains comme un abus de position dominante (le blocage de l’accord tarifaire entre Moscou et Achkhabad va ainsi conduire les autorités turkmènes à réduire certaines années leur production de gaz faute de possibilité de l’exporter). Sans entrer dans le détail des pressions et négociations qui s’engagent alors et que l’on a pu qualifier de « nouveau grand jeu », on peut tirer quelques conclusions des vingt-cinq ans écoulés. Moscou a réussi à maintenir certaines positions. Alliée de l’Iran, elle va retarder l’accord sur le statut définitif de la mer Caspienne, ce qui bloque ipso facto toute tentative de construire des tubes sous-marins qui auraient pu désenclaver l’Asie centrale vers le Sud Caucase. Dans le même temps, elle améliore ses propres dispositifs en modernisant les tubes Kazakhstan-mer Noire et en créant sur cette dernière de nouveaux terminaux qui vont lui permettre d’assurer le fonctionnement du Blue Stream (gazoduc sous-marin vers la Turquie inauguré en 2005).

5 Pourtant, la stratégie de plus en plus active de plusieurs acteurs extérieurs va faire perdre définitivement à la Russie le contrôle total qu’elle exerçait sur ces ressources depuis le XIXe siècle. Ce sont d’abord les Occidentaux, Américains et UE, qui créent des voies alternatives tant pour le trafic général de marchandises à destination du Caucase Sud et de l’Asie centrale avec le projet TRACECA (lancé en 1993) que pour les hydrocarbures avec le BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) ouvert en 2006 et son analogue gazier Bakou-Tbilissi-Erzurum. Mais c’est Pékin qui va commencer réellement le désenclavement de l’Asie centrale, devançant à la fois les Occidentaux et les Russes, en inaugurant un premier oléoduc du Kazakhstan vers la Chine (2005) puis un gazoduc du Turkménistan (2009). Ces différentes réalisations sont autant d’éléments qui viennent briser le monopole d’influence russe : en créant des voies alternatives, elles permettent aux pays concernés de renégocier plus avantageusement les accords de transit bilatéraux avec Moscou voire, partiellement, de se passer de l’intermédiaire russe.

À l’Ouest, le développement spectaculaire des infrastructures russes

6 La troisième série d’enjeux est la dépendance dans laquelle se retrouve la Russie pour son commerce avec l’UE. Les autorités soviétiques avaient organisé l’exportation d’hydrocarbures par un réseau de tubes et des terminaux portuaires qui impliquaient tous un transit par les voisins, Ukraine, Biélorussie ou États baltes. Il en allait de même pour l’exportation de nombreux produits (charbon, engrais, bois, produits chimiques) ou de l’importation de bauxite. Ce sont les ports baltes et ukrainiens qui avaient été équipés et modernisés à cette fin, alors que Novorossiisk ou Saint-Pétersbourg (Leningrad) ne jouaient qu’un rôle marginal en volume de fret. La définition des nouvelles modalités de transit va rapidement devenir un enjeu crucial, les négociations tarifaires étant souvent associées à des questions politiques – statut des russophones et accès à Kaliningrad dans le cas des États baltes ; pressions russes pour acquérir des positions dans des secteurs stratégiques convoités, dans le cas de l’Ukraine et de la Biélorussie. Le summum de ces tensions fut incontestablement la série de conflits survenus à partir de 2005 entre Moscou et Kiev, qualifiés de « guerres du gaz » quand, les deux protagonistes étant incapables de s’entendre sur les volumes et le prix du gaz acheté ou en transit, les Russes fermèrent ce robinet, mettant en péril l’approvisionnement de plusieurs pays européens.

7 Les Russes songèrent très tôt aux moyens de sortir de cette dépendance. Dès décembre 1992, Boris Eltsine édicte un décret sur la renaissance de la flotte commerciale russe et, en octobre 1993, son gouvernement met au point un premier « Programme de développement des ports russes et de leur desserte ferroviaire ». Mais, faute de volonté politique et de moyens financiers, ce plan visant à créer des capacités alternatives devant permettre de diminuer le recours au transit par les États voisins n’est pas réellement suivi d’effet avant l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Ce dernier va bouleverser la donne en accélérant ces chantiers tout en jouant sur deux tableaux complémentaires. Il complète tout d’abord le réseau de tubes existant, permettant à la Russie de sortir peu à peu de la dépendance antérieure : le gazoduc Blue Stream déjà cité et le Nord Stream – sous la mer Baltique – vers l’Allemagne (inauguré en 2011) permettent aux Russes d’exporter une partie de leur gaz vers l’UE sans passer par aucun pays de l’ex-URSS. Devrait en principe s’y ajouter au Sud, après les déboires du South Stream bloqué par les pressions de Bruxelles, le Turkish Stream (dont la construction a commencé en 2017) et, au Nord, un Nord Stream 2, dont le projet a été signé par les Allemands en 2014 en dépit de l’annexion de la Crimée.

8 Le second volet de ce plan a consisté à développer toute une série de nouvelles installations portuaires, reliées par des voies ferrées elles-mêmes adaptées. Au Nord, ce sont les avant-ports de Saint-Pétersbourg qui vont peu à peu dépasser en trafic tous les ports de la Baltique orientale, Vyborg et Primorsk pour les hydrocarbures, Oust-Louga pour les autres frets (ouvert réellement en 2007, il devrait dépasser les 100 millions de tonnes en 2017) et bientôt Bronka, un nouveau terminal containers. Au Sud, côté mer Noire, c’est la modernisation accélérée de Novorossiisk mais aussi de toute une série de nouveaux terminaux à Taman, Touapsé ou Rostov-sur-le-Don. Les objectifs de ce double plan sont explicites. Ils consistent à réduire peu à peu tout transit par les États de « l’étranger proche » au bénéfice des nouvelles infrastructures russes. S’agissant des États baltes, Vladimir Poutine a été particulièrement net en félicitant le président de Transneft qui lui annonçait la décision de supprimer, après 2018, tout transit d’hydrocarbures russes par les ports des trois États baltes [2]. L’application élargie de ce vœu à l’ensemble des marchandises en provenance ou vers la Russie renverserait totalement la logique géographique de cette région qui, depuis la création des ports hanséatiques, s’est développée principalement comme interface entre l’Europe du Nord-Ouest et son hinterland russe. Une tendance similaire est en cours vis-à-vis de l’Ukraine, et si cette tendance devait se confirmer, elle aurait des conséquences dramatiques pour ce pays : outre la perte des bénéfices du transit, Kiev devrait renverser complètement la logique de ses approvisionnements en hydrocarbures ou payer au prix fort le gaz et le pétrole qu’elle reçoit de Russie.

9 Par le développement spectaculaire de ses installations portuaires et logistiques (suivant ici la Biélorussie, qui a pris les devants dans ce domaine au point de concurrencer les transporteurs russes sur leurs propres réseaux), la Russie est en train de rompre avec cette dépendance croisée qui était un des éléments déterminants de l’après-1991. Toutefois, ce découplage stratégique radical de l’Ukraine ou des pays baltes vis-à-vis du commerce russe aura aussi un côté négatif : il fragilise le maintien des entreprises locales dans lesquelles les Russes avaient investi et il donne de l’eau au moulin des lobbies patriotiques locaux qui veulent rompre tout lien avec la Russie. Côté asiatique, cette stratégie doit être analysée dans la perspective d’une éventuelle meilleure insertion du pays dans le grand commerce mondial.

Le pari incertain de l’insertion mondiale

10 La volonté russe de développer sa façade Pacifique et ses relations commerciales avec ses voisins asiatiques n’est pas nouvelle. Elle est affirmée dès 1986 par Mikhaïl Gorbatchev à Vladivostok, prolongée par Boris Eltsine après 1991. Elle est cependant retardée tant par la méfiance de ses partenaires [3] que du fait d’un profond déficit d’infrastructures reliant l’Extrême-Orient au reste du pays. Sur ce plan, la question de la réorganisation des réseaux russes vers l’extérieur rejoint pleinement celle de ses réseaux intérieurs et Vladimir Poutine va jouer un rôle décisif. Son voyage très médiatisé en Lada jaune (2010) le long de la route encore inachevée reliant le Baïkal à l’océan Pacifique est plus que symbolique : il marque la volonté politique de compléter les infrastructures manquantes et d’accélérer l’ouverture vers l’Est tout en rappelant le souci de renforcer la continuité géopolitique de l’État.

11 La mise en œuvre de toute une série de nouveaux tubes (Force de Sibérie, Sibérie-Pacifique – ou VSTO –, Sakhaline 2 et peut-être un jour le projet Altaï-Chine) permet peu à peu d’augmenter les exportations d’hydrocarbures russes vers la Chine et d’autres clients asiatiques – même si leur part demeure bien inférieure aux achats de l’UE. Parallèlement, Moscou commence une stratégie de développement systématique des ports russes sur le Pacifique. Toutefois, il convient de rappeler que la somme du complexe portuaire de Nakhodka et Vostotchny (les deux ports les plus importants) représente un trafic de seulement 92 millions de tonnes en 2016, alors que les géants chinois avoisinent ou dépassent 800 millions de tonnes.

12 Cette mise à niveau des réseaux et des infrastructures portuaires de l’Extrême-Orient devrait peu à peu répondre au vieil objectif de Moscou d’attirer vers le pays une partie du trafic Asie-Europe, ce que visaient déjà en partie le Transsibérien et le BAM. Ce rêve russe croise aujourd’hui le grand projet chinois de « Nouvelle Route de la soie », connu sous le nom « One Belt, One Road » (OBOR), et il est clair que VladimirPoutine escompte profiter partiellement des investissements de Pékin dans ce contexte. Les Russes proposent en fait deux ou trois voies distinctes. Outre l’adaptation des deux voies ferrées trans-sibériennes, ils veulent développer les liaisons Chine-Russie d’Europe par le Kazakhstan et tablent aussi sur le lent essor du trafic sur la voie maritime du Nord que le réchauffement climatique rendra peut-être commercialement rentable à terme. Cependant, les investissements chinois liés à ce méga-projet s’orientent davantage vers l’Asie centrale, l’océan Indien ou le Sud de l’Europe que vers la Russie. On peut évoquer plusieurs facteurs à ce propos : le retard russe en infrastructures mais aussi les limitations bureaucratiques que redouble la corruption et enfin une méfiance politique réciproque qui demeure, en dépit de l’accélération des échanges.

13 * * *

14 En conclusion, et contrairement à nombre d’études qui mettent seulement l’accent sur le retard chronique russe en matière d’infrastructures et de réseaux, il faut souligner les progrès accomplis au cours des deux dernières décennies. Initiée dès le début des années 1990 mais guère mise en œuvre avant l’arrivée au pouvoir de VladimirPoutine, la stratégie d’autonomisation de ces réseaux vis-à-vis des États de l’« étranger proche », y compris les pays amis comme la Biélorussie et le Kazakhstan, commence à porter ses fruits. Très logiquement, la modernisation des axes traditionnels et l’ouverture de nouveaux réseaux et de nouveaux terminaux portuaires viennent renforcer considérablement le potentiel stratégique du pays. Toutefois, ces progrès logistiques ne suffiront pas à assurer l’attractivité russe. Celle-ci dépendra tout autant de sa capacité à clarifier et assouplir ses propres règles de fonctionnement économique, un des blocages structurels du « doing business » russe.

Notes

  • [1]
    La seule exception à cette date est un accord de swap gazier entre le Turkménistan et l’Iran mais il est de faible importance.
  • [2]
    RIA-Novosti : « Rencontre avec le président de Transneft, Nikolaï Tokarev », 12 septembre 2016.
  • [3]
    Le Japon attend toujours un geste de Moscou sur les Kouriles, les autres partenaires asiatiques s’inquiètent du renforcement de la flotte nucléaire russe dans le Pacifique…
Français

Après 1991, la Russie a découvert des faiblesses qui découlaient de l’inadaptation des réseaux de transport de l’URSS. Ce qui représentait des atouts pour une nouvelle stratégie d’influence est apparu comme un piège pour les dirigeants russes qui ont pris la décision de modifier l’interface entre le pays et ses partenaires commerciaux.

English

Adapting Eurasian Transport Networks: Successes and Challenges

From 1991 onwards, Russia uncovered numerous weaknesses that stemmed from the inadequacies of the USSR’s transport networks. What should have been a great advantage for a new strategy of influence was in fact an immense pitfall for Russian leaders, who took the decision to make changes to the interfaces between the country and its trading partners.

Éléments de bibliographie

  • Mark Bandman et Vladimir Malov : Problemnye regiony resursnogo tipa : programmy, proekty i transportnye korridory (Problèmes des régions à ressources naturelles : programmes, projets et couloirs de transport) ; Novosibirsk, 2000.
  • Maria-Raquel Freire, Roger E. Kanet (ed.) : Key Players and Regional Dynamics in Eurasia. The Return of the ‘Great Game’ ; New York, Palgrave, 2010.
  • Pascal Marchand : Atlas géopolitique de la Russie ; Autrement, 2016.
  • En ligne Jean Radvanyi : « Réseaux de transport, réseaux d’influence : nouveaux enjeux stratégiques autour de la Russie », in « La Russie 10 ans après », Hérodote, n° 104, mars 2002, p. 38-65.
  • Jean Radvanyi : « La façade balte-orientale : nouveaux enjeux, nouveaux défis », Annuaire de l’Observatoire franco-russe, 2017 (à paraître).
Jean Radvanyi
Professeur des Universités à l’Inalco. Directeur du Centre d’études franco-russe de Moscou (2008-2012). Auteur de La nouvelle Russie (Armand Colin, 2010) et, avec Marlène Laruelle, de La Russie entre peurs et défis (Armand Colin, 2016).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.802.0084
Pour citer cet article
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