CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’implantation soviétique au Moyen-Orient, dont on constate actuellement les effets, est fort récente puisqu’elle n’a débuté qu’après la mort de Staline. Jusqu’alors on ne pouvait imaginer que la politique soviétique put un jour devenir « orientale » par des voies pacifiques. Le manichéisme étroit mis en honneur par Jdanov en 1948 divisait le monde en deux blocs irréductibles sans qu’il y eût place entre eux pour une troisième « voie ». Dès lors la soviétisation du Moyen-Orient ne pouvait se concevoir que par trois moyens : révolution prolétarienne violente ; éclatement des pays de populations pluri-nationales par l’action de minorités dynamiques pro-russes (Kurdes ou Azéris en Iran par exemple) ; enfin occupation militaire par l’Armée Rouge. Or, Staline, et avec lui tous les théoriciens soviétiques, n’ont jamais envisagé sérieusement de telles solutions dont ils pressentaient l’inanité. Ils ne pouvaient faire confiance aux qualités révolutionnaires d’un prolétariat local inorganisé et très limité ; ils savaient aussi que la sensibilité panarabe ou paniranienne s’opposerait toujours efficacement à un séparatisme quel qu’il soit ; enfin ils ne voulaient pas courir le risque d’une troisième guerre mondiale qu’eut inévitablement déclenchée une intervention militaire soviétique. Ces réticences sont pleinement apparues dans le refus soviétique de soutenir en Iran les mouvements séparatistes d’Azerbaïdjan et de Mahabad en 1946, et la révolution Tudéi en 1952.

2 Depuis la fin de Staline, par contre, l’URSS a entrepris, sous le couvert commode de la « coexistence pacifique » de propager le communisme en Orient. Au dualisme rigide des maximes Jdanoviennes s’est substituée une doctrine infiniment plus souple qui admet que le socialisme puisse passer par des voies nationales différentes du modèle russe. Grâce à cette évolution doctrinale, l’URSS peut désormais entreprendre la conquête du Moyen-Orient en jouant de diverses forces qui sont autant d’auxiliaires, parfois inattendus et involontaires mais toujours précieux, du communisme.

De multiples forces servent le communisme

L’Islam ne peut empêcher l’expansion communiste !

3 L’Occident a longtemps pensé que l’Islam était irrémédiablement opposé au communisme, et pouvait servir de rempart contre lui. En réalité, les deux idéologies si elles sont inconciliables dans le fond, offrent dans la forme une parenté d’esprit qui ne peut manquer de séduire. Toutes deux recherchent une société universelle basée sur l’égalité et la justice sociale ; toutes deux allient un vague idéalisme social à une réaction quasi-puritaine contre le relâchement du monde ; toutes deux enfin envisagent les réformes sous la forme d’un cataclysme ou d’une révolution qui changeraient l’ordre établi d’une manière brutale et instantanée.

4 Le grand poète Mohammed Iqbal a fort bien exprimé cette communauté d’esprit dans son poème « Lénine, le chœur des Anges et l’injonction de Dieu » où il prête à Allah cette parole qui rend un son étonnamment marxiste : « Le jour de la souveraineté des masses approche ».

5 La tentation de concilier les deux idéologies peut être plus forte encore sur le plan de la morale comme le note très justement M. G. P. Jouannet [1] : « Nous avons cru discerner que l’Islam, loin de s’opposer au communisme par la rigidité de ses lois et l’austérité de ses principes comme on le croit communément, a façonné dans une ambiance physique et morale qui lui est particulière, un individu dont le tempérament est, pour le communisme et ses méthodes, une constante tentation. »

6 Et il ajoute un peu plus loin : « Le musulman habitué au respect de la Sunna et à l’obéissance due au Cheikh de sa confrérie, ne se trouvera pas dépaysé dans un ordre social où il n’y a de liberté que collective et d’autorité que dans les écrits de ses grands hommes. »

7 Mais plus encore que cette parenté spirituelle, c’est la désaffection progressive des intellectuels du Moyen-Orient envers leur religion qui favorise le communisme. Aussi longtemps que les masses ont été accordées à une foi qui est aussi un mode de vie, la tentation même de se référer à un autre système doctrinal leur était étrangère. Mais l’attachement à l’Islam perd de sa force, tout au moins dans les milieux urbains et dans l’intelligentsia, minoritaire certes, mais qui constitue l’élément le plus dynamique des peuples arabes. Le vide ainsi créé dans leurs cœurs laisse tout, naturellement place à la recherche d’une autre solution et d’une autre mystique. Et quelle idéologie a-t-on su jusqu’à présent offrir en remplacement à ces peuples, hors précisément le marxisme-léninisme qui rend pour eux, nous l’avons vu, un son familier ?

Le mécontentement social précipite l’évolution

8 Le pourrissement des structures traditionnelles du Moyen-Orient offre à l’action soviétique des possibilités qui varient d’ailleurs avec les classes sociales.

9 La paysannerie misérable et délaissée de tous n’est pas – contrairement aux affirmations démagogiques de la propagande – un terrain très favorable à l’expansion communiste. Elle est inorganisée et semble-t-il inorganisable pour une vaste action révolutionnaire. Nulle part, à l’exception de l’Égypte où des cellules syndicales apparaissent peu à peu, les partis communistes locaux n’ont réussi à mobiliser les masses rurales, même pour une réforme agraire. En Syrie, où cette promesse a toujours été le cheval de bataille du Parti communiste, l’adhésion des masses rurales au marxisme n’a jamais été obtenue. Par contre, les tribus nomades et semi-nomades sont un élément extrêmement combatif et facile à agiter. Les Soviétiques ont cependant écarté ou abandonné cette possibilité soit en raison de la notion de « féodalisme » qui s’y attache, soit parce que les tentatives faites se sont révélées infructueuses (tel le soutien aux tribus Kurdes).

10 La classe ouvrière est-elle plus utilisable ? Il ne semble pas, car elle est encore trop récente et faible. Le prolétariat n’existe encore qu’à l’état embryonnaire en Syrie, au Liban, en Jordanie ; à peine plus évolué en Égypte ; seuls l’Irak, l’Arabie saoudite et l’Iran peuvent se targuer de posséder de véritables éléments prolétariens. Mais partout au Moyen-Orient, qu’il fut naissant ou qu’il ait atteint l’âge adulte, le prolétariat n’est pas encore parvenu au stade de l’organisation syndicale ; il manque de cadres et surtout d’une véritable conscience de classe qui apparaît à peine. Il en est encore au temps des protestations balbutiées et non à celui de la révolution.

11 Les minorités, Arméniens, Kurdes, chrétiens orthodoxes, etc. sont, en partie du moins, acquises à la cause soviétique pour les motifs les plus divers et lui sont de très précieux auxiliaires. Mais les Russes ne peuvent les utiliser que d’une façon fort limitée afin de ne pas heurter la sensibilité des masses arabes naturellement hostiles à un séparatisme minoritaire, ethnique ou religieux. En fait, les seules minorités qui trouvent place dans leurs calculs politiques sont celles dont les exigences ou les velléités séparatistes ne menacent pas l’intégrité territoriale de l’État où elles vivent. Tel est le cas des Arméniens dont le foyer national est en Union soviétique, à l’inverse les aspirations kurdes ne peuvent être satisfaites qu’au détriment de l’Irak ou de l’Iran ; ceci explique que l’URSS ait depuis longtemps oublié les promesses qu’elle leur a faites avant guerre.

12 La bourgeoisie, l’intelligentsia moderniste et les jeunes cadres de l’armée qui en émanent constituent – aussi paradoxal que cela puisse paraître – les véritables atouts de l’action soviétique. Passionnément attachée à l’idéologie nationaliste dont elle revendique la paternité, favorable souvent à des solutions autoritaires, la bourgeoisie est xénophobe, anti-impérialiste, anti-occidentale et anti-féodale par définition. Classe montante du monde islamique contemporain, elle revendique le pouvoir et aspire à une amélioration quasi-immédiate de son mode d’existence.

13 L’intelligentsia tient une place essentielle dans cette évolution, de même qu’elle anime toute la vie politique du pays. Une manifestation estudiantine menace au Moyen-Orient l’existence d’un gouvernement ; ceci nous est difficile à concevoir, mais il suffit pour le comprendre de se rappeler qu’une situation similaire existait en Europe Occidentale il y a encore un siècle, dans la Russie pré-révolutionnaire ou bien en Chine aux environs de 1920. Or, au Moyen-Orient, les universitaires et les intellectuels s’orientent en grande majorité vers le communisme. Pourquoi ? Leur éducation tout d’abord les y incite. Aux plus fortunés, une éducation occidentale a enlevé une partie ou tout de leur foi traditionnelle et donné conscience de la réalité d’un monde sous-développé. Ils veulent que leur pays rattrape le temps perdu en une seule génération et sont attirés ainsi vers le communisme qui leur semble seul capable de réaliser immédiatement les transformations qu’ils exigent. Ils ont de plus acquis en Occident une conscience claire de leur particularité raciale, religieuse et économique ; de tout ce qui les rattache à un univers étranger à l’Occident mais qui a quelques attaches dans le monde communiste (près du quart des musulmans du monde vivent en URSS, dans les démocraties populaires et en Chine). Ceux qui n’ont pas les moyens matériels d’aller à Paris ou à Oxford poursuivent leurs études dans les universités locales qui sont, de l’avis général, des « pépinières de communistes ». Ceci est aisément concevable, car la situation sociale de ceux qui les fréquentent les rend précisément très perméables au matérialisme dialectique. Qu’elles soient formées en Europe ou à Beyrouth, les élites moyen-orientales se heurtent toutes à un même problème : une féodalité encore toute puissante détient le pouvoir et leur en refuse l’accès. La disparition de cet ordre féodal, soutenu par « l’impérialisme étranger », est leur seule chance d’avenir. Comment ne seraient-ils pas tentés ?

Les Partis communistes locaux enfin sont partout présents

14 La situation des PC moyen-orientaux est – apparemment tout au moins – assez désastreuse : un PC officiel en Israël, un PC officieux en Syrie, enfin le PC soudanais extrêmement actif, et qui sert de plate-forme à l’expansion communiste vers l’Afrique noire ; dans tous les autres pays, la situation du communisme est tragique : le Tudeh iranien décapité est inlassablement pourchassé ; en Irak, Jordanie, Égypte et Turquie les partis communistes semblent neutralisés. Les chiffres témoignent du désastre apparent :

  • 8 000 communistes en Égypte,
  • 5 000 en Israël,
  • 10 000 au Liban,
  • 10 000 aussi en Syrie,
  • de 1 000 à 2 000 en Jordanie,
  • de 8 000 à 5 000 tudéis en Iran,
  • de 1 000 à 1 500 au Soudan,
  • 8 000 « progressistes » en Turquie.

15 Mais la signification de ces chiffres est limitée par trois facteurs :

  1. Aucun parti du Moyen-Orient ne compte plus de 10 000 adhérents, parce que les partis politiques ne sont en général que des « clientèles » d’hommes politiques.
  2. L’efficacité d’un parti révolutionnaire n’est pas fonction de son importance numérique : en 1917 la fraction bolchevik des Sociaux-démocrates ne comptait en Russie que 28 600 adhérents.
  3. Les partis communistes du Moyen-Orient contrôlent de multiples organisations « parallèles » qui viennent les renforcer et les « relayer » lorsque leur situation est trop critique. Le mouvement des Partisans de la Paix est la plus importante de ces organisations, mais il en existe beaucoup d’autres. Il faut enfin tenir compte des « fellow-travellers » qui sont légion.

16 Traqués, condamnés à être apparemment inactifs, les partis clandestins semblent avoir mis à profit le temps qui leur était ainsi dévolu pour « travailler en profondeur » les masses musulmanes. Il est évidemment difficile de juger de l’importance exacte de cette activité de propagande interne, cependant diverses informations permettent d’apprécier les techniques utilisées et de mieux saisir l’ampleur des résultats obtenus.

17 Pour la première fois peut-être, on assiste, au cours des deux dernières années, à l’utilisation généralisée par les partis communistes locaux des techniques marxistes de propagande interne qui permettent de canaliser insensiblement l’opinion des masses dans une voie unique. Cet « endoctrinement des esprits » a rencontré au Moyen-Orient un terrain favorable, précisément parce qu’il coïncidait avec la naissance d’une opinion publique.

Les modes de pénétration soviétique

18 Sur des bases aussi diverses, une pénétration, pour être efficace devait user de méthodes diverses aussi. Un des aspects les plus étonnants de la politique soviétique est précisément que conçue par un appareil bureaucratique extrêmement lourd et rigide elle ait été au Moyen-Orient infiniment variée, souple et subtile. Elle repose essentiellement sur deux moyens, la propagande et l’action directe, mais ces deux moyens se ramifient à l’infini.

19 1. – De la propagande soviétique on a dit beaucoup de choses et cependant on a bien peu dit. On sait qu’elle utilise la presse, la radio, les contacts directs, on sait aussi que depuis 1954 elle ne recherche plus la révolution sociale immédiate, mais se donne pour objectif de gagner la sympathie du monde oriental et de le dresser – bloc monolithique – contre l’Occident. Pour gagner le cœur des masses d’Orient, la propagande soviétique recourt à deux thèmes essentiels.

20 L’Union soviétique, puissance islamique, protège l’Islam contre l’« impérialisme occidental ». Cette propagande, qui ne se réfère jamais au communisme, est aussi bien l’œuvre de communistes russes que du clergé et des fidèles musulmans de l’URSS qui invoquent la solidarité raciale et religieuse de part et d’autre du rideau de fer, et leur volonté de paix.

21 L’URSS multiplie au Moyen-Orient ses cadres diplomatiques ; ses missions commerciales ont envahi cette région ; ses missions culturelles y ont organisé des groupes d’études, projeté des films, répandu livres et journaux, bref gagné l’intelligentsia musulmane, que des voyages savamment organisés à travers l’Asie centrale ont fini de convaincre des bienfaits du régime soviétique. C’est cette même intelligentsia qui fournira les plus sûrs cadres communistes locaux. L’Islam a grandement cautionné le régime soviétique ; des musulmans de l’Asie centrale se sont rendus à La Mecque, d’autres aux villes saintes du chiisme en Iran. Des fonctionnaires musulmans des ambassades et légations soviétiques ont proclamé hautement leur piété et participé aux prières du vendredi dans les mosquées les plus fréquentées. Les minorités chrétiennes elles-mêmes n’ont pas échappé à cet effort de propagande ; le patriarche de Moscou a cherché à placer les églises moyen-orientales sous sa juridiction ou tout au moins sous sa protection.

22 La réussite politique et économique de l’Islam soviétique est un thème non moins efficace qui appartient au second temps de l’action de propagande où les musulmans du Moyen-Orient sont attirés vers le Sovietic way of life. Cette propagande se fait surtout – et c’est pour cela qu’on la méconnaît – au moyen de contacts directs. L’Asie centrale, jadis fermée au monde extérieur, est désormais ouverte à d’innombrables délégations musulmanes (environ une par semaine en 1955-1956) à qui les autorités soviétiques offrent un « circuit-type » en cinq étapes. À l’arrivée à l’aéroport de Tachkent, les délégations du Moyen-Orient sont reçues par les autorités indigènes tandis que tout l’appareil militaire et policier russe de la République ouzbèke, est soigneusement tenu dans l’ombre. Puis elles visitent l’Académie des Sciences d’Ouzbekistan, où elles sont accueillies par des savants indigènes et notamment des spécialistes de l’énergie atomique (le laboratoire de physique nucléaire est dirigé par un Ouzbek). De là les délégations sont dirigées sur la vallée de la Ferghana, célèbre par son système d’irrigation, puis sur le combinat métallurgique de Begovat. Enfin le voyage s’achève par une triomphale réception chez le muphti de Tachkent. Les résultats de ce tourisme d’un genre nouveau ont été concluants, les visiteurs musulmans reviennent d’URSS pleins d’enthousiasme car ils ont pu constater « de visu » :

  • que les Républiques musulmanes sont indépendantes puisqu’ils n’en ont vu que l’appareil d’État indigène et non la réalité du contrôle rigoureux des Russes ;
  • l’incontestable essor culturel du monde musulman de l’URSS ;
  • son accession au stade de la civilisation matérielle, ambition de tout le monde « colonial » moderne qui y voit un gage d’avenir. Cette réussite technique est symbolisée dans l’Islam Soviétique par la présence de la machine, et d’une machine en fonctionnement intégrée à la vie locale et non plaquée artificiellement sur elle.

23 Enfin, ils ont vu que, dans ce monde moderne auquel ils aspirent tous, l’Islam traditionnel avait sa place. La présence du muphti Ishan Babakhan de Tachkent, noble vieillard de 95 ans, les a convaincus que le monde musulman pouvait accéder au niveau du XXe siècle en gardant intégralement son fonds traditionnel, par des voies propres, sans copier l’Occident ni s’identifier servilement à lui. Cette conciliation, qu’ils croient désormais possible, de l’Islam et de la technique moderne les attire vers les solutions marxistes. Ils sont d’autant plus tentés d’ailleurs que le marxisme est pour eux une formule d’organisation économique et sociale beaucoup plus qu’une idéologie. M. Jouanet écrit à ce sujet :

24 « Les théories économiques du communisme ne peuvent manquer de séduire les jeunes intellectuels musulmans tout disposés dans leur hostilité à l’étranger, à voir, dans la société capitaliste que ce dernier incarne, l’injustice foncière de l’exploitation de leurs frères. »

25 « L’étranger qui a mis à jour les richesses du sous-sol et les a transformées en biens monnayables à son profit, n’a obtenu ce résultat qu’en « volant » la substance du pays et en exploitant le travail des autochtones ravalés au rôle d’esclaves. Les choses dans leur état de nature, n’ont pas de valeur ; elles n’en prennent que par le travail de l’homme puisque cette valeur, logiquement, doit appartenir à ceux qui la produisent par le travail de leurs mains, non à celui qui s’en attribue la propriété. »

26 « Le simplisme de ces théories plaît à une jeunesse impatiente de liberté, aussi bien à celle, théoricienne, des intellectuels pour qui l’État doit veiller à ce que les instruments de production ne soient pas détournés au profit d’individus (particulièrement étrangers) qu’à celle de la nouvelle classe ouvrière pour qui importe surtout l’établissement d’une égalité de fait entre tous les hommes. Pour les prolétaires, la distinction entre biens d’usage et moyens de production n’a guère de sens ; seul compte l’espoir d’une vie plus heureuse que doit lui procurer l’éviction de l’étranger, à ses yeux, uniquement accapareur du bien national. À ce point de vue, le musulman pourrait voir dans le marxisme l’explication d’un avenir social d’autant mieux adapté à la cause qu’il est privé de biens d’usage, les facteurs économiques étant pour lui prédominants. »

27 2. – L’action directe ou indirecte vient encore compléter l’œuvre pourtant déjà bien efficace de la propagande. Elle porte sur deux plans, l’économique et le politique.

28 En matière économique, l’URSS n’a commencé à rivaliser avec l’Occident qu’en 1954. L’aspect le plus étonnant de cette attitude soviétique est qu’elle est absolument calquée sur celle des Occidentaux dont elle ne se différencie que par un libéralisme très apparent même s’il n’est pas pur d’intention. Il est cependant intéressant de noter que l’URSS a su – méditant peut-être les leçons de l’expérience américaine – éviter les écueils d’une telle politique. L’aide qu’elle apporte aux pays du Moyen-Orient n’est pas comme l’aide américaine un acte charitable, mais un échange bilatéral conclu sur un pied d’égalité absolue. Ainsi, la fierté des pays liés à l’URSS est-elle préservée, et ceci est particulièrement important dans le monde oriental. Mais, par un curieux paradoxe, tandis que les puissances libérales et capitalistes cherchent à s’assurer le Moyen-Orient en confondant l’économique et le politique, l’URSS, pays socialiste les attire dans son sillage par les seuls procédés capitalistes traditionnels d’emprise économique, auxquels elle joint une politique culturelle extrêmement adroite. Cette manière d’agir n’était évidemment pas applicable partout et l’URSS a dû réduire son champ d’action diplomatique aux pays hostiles au pacte de Bagdad.

29 L’exemple le plus curieux et le plus spectaculaire de cette politique, est celui de l’Afghanistan. Il est en effet le champ d’une véritable pénétration économique qui conduit lentement cette monarchie vers un état de démocratie populaire de fait. Certes, la présence soviétique y était peut-être plus aisée qu’ailleurs parce qu’elle découlait de relations anciennes et aussi parce que les frontières, très perméables actuellement, séparent des frères de race. Lénine lui-même avait, en 1919, affirmé que la base des rapports entre les deux pays était « l’entraide ». En 1921 et 1926 des traités de neutralité et d’amitié avaient été signés et malgré l’intermède du pacte de Saadabad l’accord frontalier de juin 1946 venait effacer les derniers motifs de conflit.

30 En juillet 1950, par un accord conclu pour quatre ans et renouvelable dans l’avenir, l’URSS s’engageait à exporter vers l’Afghanistan des produits pétroliers et des cotonnades en échange des importations de laine et de coton. En décembre 1953, un protocole stipulait l’augmentation des livraisons russes étendues aux métaux, produits chimiques, équipement industriel, automobile… La participation soviétique à l’économie afghane se précisait encore lors de l’accord du 27 janvier 1954 (accord de prêt et d’aide technique), puis de l’accord de février 1955 (aide économique à la ville de Kaboul). Le voyage des dirigeants soviétiques en Afghanistan au mois de décembre 1955 est venu confirmer cette orientation des relations soviéto-afghanes ; il s’est en effet soldé, entre autres, par la prorogation pour une durée de dix années du pacte de non-agression signé en 1931, et par le renforcement de l’aide financière et technique (un prêt à long terme de 100 millions de dollars a été accordé à l’Afghanistan). Le commerce extérieur afghan s’oriente ainsi de plus en plus vers l’URSS (85 % environ).

31 L’URSS complète cet effort par une politique d’échanges culturels très étendus et surtout un véritable appel à la solidarité islamique dont on ne saurait trop considérer les effets. La majeure partie des techniciens soviétiques en Afghanistan – ils sont environ cinq cent – sont des musulmans qui participent non seulement à la vie économique du pays, mais aussi et peut-être surtout, à la vie religieuse du peuple afghan. Grâce à ces intermédiaires l’URSS est, aux yeux des Afghans, une puissance islamique peuplée de Tadjiks ou d’Ouzbeks, communistes certes, mais en même temps profondément musulmans, attachés à leur foi et à leur culture. Ainsi, dans l’esprit des masses, la notion de soviétique et de communiste s’est confondue avec celle de musulman ; si l’on ajoute à cela que les territoires limitrophes de l’Afghanistan jouissent d’un niveau de vie économique et culturelle très supérieur à celui de tout le Moyen-Orient (supérieur aussi probablement à celui de la Russie d’Europe) et que les frontières sont actuellement très perméables aux Afghans on comprend que la tentation d’une allégeance à l’URSS soit grande pour eux. D’autant plus grande d’ailleurs que dans l’autre bloc se trouve leur ennemi le Pakistan et que l’URSS seule soutient la position afghane dans l’affaire du Pouchtounistan. Ainsi, chaque jour davantage, l’Afghanistan s’enfonce-t-il dans une zone pré-soviétique dont tous les efforts américains ne semblent pas pouvoir – actuellement tout au moins – le détourner.

La pénétration russe est parfois essentiellement politique

32 L’Union soviétique joue désormais partout la carte du « nationalisme » car elle a – après diverses expériences plus ou moins heureuses – compris la force réelle d’un mouvement qui, pour elle, évolue « dans le sens de l’histoire ». Loin de s’opposer au nationalisme comme il le fit jadis – le communisme cherche à se confondre avec lui par l’habile tactique du Front national. Partout au Moyen-Orient, les PC suscitent de tels Fronts au sein desquels ils peuvent s’allier à la bourgeoisie et à toutes les forces vives de la nation contre l’Occident, ennemi commun. C’est ainsi qu’en Syrie Khaled Begdash, secrétaire du PC, dont on ne peut mettre en doute l’orthodoxie et la rigueur doctrinale, déclarait au lendemain du triomphe électoral de son candidat à Homs : « Cette victoire n’est pas un succès communiste, c’est la naissance d’un Front groupant les patriotes de toutes tendances ».

33 De même les communistes égyptiens emprisonnés par Nasser lui écrivaient au début de l’année dernière, dans une lettre ouverte : « Nous, communistes, accordons à votre politique un appui total et conscient… C’est pourquoi nous pensons qu’il est de l’intérêt de notre pays de constituer un large Front national démocratique, unissant le peuple et le gouvernement et qui luttera contre l’impérialisme. »

34 À plus ou moins brève échéance, cette tactique peut – les théoriciens soviétiques en sont convaincus – conduire vers un régime socialiste ; son avènement sera d’ailleurs d’autant plus aisé qu’on admet depuis le XXe congrès du PC de l’Union soviétique qu’il est plusieurs voies conduisant au socialisme, et que ces voies peuvent être pacifiques. La guerre civile jadis considérée inévitable, ne l’est plus désormais dans les pays où la bourgeoisie est déjà affaiblie et ne peut opposer une réaction réelle à la progression des forces de gauche. C’est bien le cas du Moyen-Orient, où la bourgeoisie nationale est numériquement faible, dépourvue de traditions de classes propres, et s’appuie sur un appareil administratif fragile et réduit. Cette bourgeoisie ne peut d’ailleurs que s’affaiblir encore ; soutenue par toute l’opposition de gauche au nom de la « libération nationale » elle risque d’être entraînée, dans sa crainte d’être débordée par ses alliés, vers une politique de démagogie et de surenchère « gauchiste ». De plus ne peut-on craindre qu’elle n’en vienne – parce que sa méfiance a été progressivement désarmée par l’effacement communiste – à confondre les valeurs en présence et ne mêle inconsciemment la lutte pour le Nationalisme et l’Islam à celle de ses alliés occasionnels ? Cette éventualité semble faire partie de la tactique soviétique, elle la rend en tout cas infiniment redoutable. Il faut se garder d’oublier l’exemple chinois ; il témoigne de la possibilité d’inclure dans une conception élargie de la classe ouvrière les éléments « récupérables » de la bourgeoisie, qui ne peut manquer d’être séduite par cette chance de salut. Walter Z. Laqueur, l’éminent spécialiste israélien a tout à fait raison lorsqu’il écrit : « Il ne faut pas croire que le nationalisme du Moyen-Orient soit une force hostile au communisme. Bien au contraire, il lui a préparé les voies et a parfois collaboré avec lui. »

35 Le danger de cette forme très équivoque de la pénétration soviétique n’a pas échappé, semble-t-il, à certains dirigeants du monde arabe ; l’Osservatore Romano du 15 février 1957 écrit à ce sujet : « Le nationalisme sera-t-il relevé par le communisme ? Une observation particulièrement grave a été faite précisément par un des participants à la réunion du Caire, le roi Hussein de Jordanie. Dans une lettre adressée ces jours derniers à son premier ministre, le chef d’État jordanien écrivait : “Nous estimons que le nationalisme arabe court actuellement un très grave danger qui menace de détruire les fruits d’une lutte fort longue et âpre.” Le roi Hussein fait allusion à la Jordanie et à la collaboration que le communisme tente de réaliser avec le nationalisme, mais cette dénonciation considère une situation qui n’est pas propre seulement à ce pays… »

36 « … et débordé par lui ? On fait observer, en réalité, que ce nationalisme exaspéré ne pourra être en mesure de combler le vide de puissance que présente la région. Sa force ne sera qu’une illusion, tandis que la désillusion d’un réveil fatal ouvrira la porte à une violence révolutionnaire, dont il est impossible dès à présent de calculer la poussée et l’orientation. Les institutions actuellement en vigueur, avec leurs déficiences, avec les profondes injustices sociales qu’elles n’arrivent pas à supprimer, ne seront pas alors en mesure de la contenir. »

37 « Les expériences d’autres peuples sont un enseignement à ce sujet. Dansle chaos, le communisme prendra le dessus sur le nationalisme et dans la région s’affirmera cet autre « type de colonialisme » dont les peuples arabes – comme le déclarait le roi Hussein – ne pourront plus jamais se débarrasser ».

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Notes

  • [1]
    Revue Politique et Parlementaire, nov. 1956 (« Intrusion du communisme dans l’Islam nord-africain », p. 237-245).
Hélène Carrère d’Encausse
Diplomée de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.802.0187
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