CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Pour comprendre la position de la France entre la relance européenne à Messine en 1955 et les traités de Rome de 1957, il faut rappeler la période antérieure, jusqu’à l’échec de la Communauté européenne de défense (CED) au Parlement le 30 août 1954. La base de la politique européenne de la France depuis le Plan Schuman de 1950 était un compromis pragmatique entre ceux qui étaient convaincus de la nécessité de l’intégration européenne en soi, pour des raisons économiques, politiques et même idéologiques, et ceux qui y voyaient d’abord une nécessité, un instrument pour régler le problème allemand, en l’intégrant dans une construction européenne dirigée de Paris  [1].

2 Pour quelles raisons l’échec de la CED en 1954 ? Pas tellement à cause du réarmement allemand en soi, considéré comme inévitable face à l’URSS, mais parce que la CED faisait éclater le compromis pragmatique décrit ci-dessus, en particulier avec le projet d’« Union politique » de 1953 qui la complétait avec une organisation politique d’inspiration très fédérale : il fut ressenti par beaucoup de responsables, même jusque-là prêts à accepter la CED, comme conduisant à la perte de la souveraineté nationale.

3 L’échec de la CED a donc marqué à la fois un tournant politique essentiel et l’établissement d’un nouvel équilibre à Paris, ainsi que la fin de l’intégration européenne comme principe et instrument essentiels de la politique française. D’une part, on passait désormais à une conception plus modérée de la « construction européenne » et ce, bien avant le retour du général de Gaulle en 1958. Cette construction concernerait l’économie mais pas les domaines régaliens de la politique extérieure et de la défense (qui allaient bien être pris en compte, on l’oublie trop, mais dans un cadre différent). D’autre part, le rôle des États serait accru, face aux autorités supranationales du type « Haute autorité » de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA).

La relance européenne de 1955-1957 et sa signification pour Paris

4 Comme on le sait, Jean Monnet, « L’Inspirateur », ne voulait pas rester sur l’échec de la CED. Avec les dirigeants du Benelux, il mit au point dès la fin de l’année 1954 un programme de relance  [2]. Mais il était entendu que l’on s’écarterait du militaire et du politique : Jean Monnet revenait à son inspiration initiale, commencer l’intégration européenne par l’économie, moins sensible pour le problème de la souveraineté.

5 Rappelons les circonstances générales : l’Europe entre alors dans une ère de prospérité ; cela facilite des solutions plus audacieuses dans le domaine économique. En outre le problème énergétique commence à se poser : le charbon recule (en 1957 il cessera d’être la première source d’énergie utilisée en Europe) et la dépendance à l’égard du pétrole du Moyen-Orient devient claire. En outre, en 1955, le nucléaire paraît devoir devenir rapidement rentable pour la production d’électricité : rappelons le programme Atoms for Peace du président Eisenhower en décembre 1953, la conférence de Genève sur l’énergie atomique en 1955, le vaste programme de centrales nucléaires annoncé par la Grande-Bretagne cette année-là. On croit, avec vingt ans d’avance, se trouver au seuil de l’utilisation de l’énergie nucléaire.

6 D’où l’idée de Jean Monnet : reprendre la démarche fonctionnaliste sectorielle, dont la CECA avait été un excellent exemple pour le charbon et l’acier, et qui correspondait à sa stratégie, mais en utilisant un nouveau mythe créateur, dans un domaine neuf mais essentiel pour l’avenir, où ne se faisait pas encore sentir le poids des intérêts nationaux : le nucléaire ; il allait donc proposer une communauté atomique européenne sur le modèle de la CECA  [3]. Mais les partenaires étaient réservés sur ce projet : les Allemands  [4], en particulier, comprenaient les arrière-pensées françaises de contrôle du nucléaire allemand, et préféraient, comme les Belges, s’entendre avec les États-Unis dans ce domaine.

7 Ce que voulaient en revanche les partenaires de la France, c’était la création d’un marché commun très souple, en fait une zone de libre-échange. Mais Paris redoutait une telle zone, estimant que l’industrie française avait encore besoin de protection. En conséquence, la France estimait ne pouvoir accepter le marché commun que s’il comportait une réelle protection à l’égard des pays tiers, des clauses de sauvegarde, l’harmonisation des régimes sociaux (plus favorables en France à l’époque), des politiques communes permettant d’harmoniser les conditions de production.

8 Pendant deux ans, on allait négocier une série de compromis entre la France et ses partenaires.

  • Le Marché commun et l’Euratom seraient réalisés tous les deux en même temps.
  • L’Euratom contrôlerait les matières nucléaires (ce que souhaitait Paris pour s’assurer que l’Allemagne respecterait son engagement de 1954 de ne pas fabriquer d’armes atomiques) mais d’une façon qui ne gênerait pas le développement du programme militaire français (décidé officieusement depuis 1954). Mais l’Euratom ne serait pas, car personne ne le voulait sauf Monnet, la base d’une véritable industrie nucléaire européenne ; contrairement à ce qu’espérait Monnet, l’Euratom ne serait pas la base d’une relance de l’intégration.
  • Quant au Marché commun, il ne serait pas une simple zone de libre-échange, mais il comporterait, conformément à la thèse française, des politiques communes, en matière agricole mais aussi progressivement dans d’autres domaines, avec une réelle protection à l’égard du monde extérieur, et une association avec l’Afrique française (et belge). L’économie française continuerait donc à bénéficier d’une certaine protection.
  • Une autre base du compromis était la très grande discrétion observée désormais sur le problème des finalités fédérales ultimes, à cause des réticences de Paris ; les traités de Rome ne comporteraient pas de finalité fédérale explicite.
  • Dans le même esprit, on prévoyait désormais un rôle accru pour le Conseil des ministres (intergouvernemental) face aux Commissions de l’Euratom ou du Marché commun, en comparaison avec la CECA. Là aussi, il s’agissait de réduire le caractère supranational des nouvelles institutions, conformément aux nouvelles orientations françaises.

Officiellement absente, la sécurité de l’Europe a quand même été très présente dans les négociations

9 Il faut bien voir que les négociations ont été très difficiles et ont failli échouer : l’Allemagne ne voulait pas accepter l’Euratom, la France mettait toute sorte de conditions au Marché commun. Ce qui permit de débloquer les résistances, ce fut d’abord l’engagement essentiel et permanent du chancelier Adenauer en faveur de la réconciliation franco-allemande, mais aussi sa vision stratégique et sa volonté de renforcer l’ensemble européen devant la menace soviétique (apparue à nouveau nettement avec les événements d’Europe orientale de l’automne 1956) et les hésitations croissantes de la politique américaine devant le développement de la puissance stratégique nucléaire de l’URSS. Le tournant déterminant dans ce domaine fut la crise de Suez de novembre 1956, qui convainquit les dirigeants français et allemands de surmonter les obstacles techniques et d’aboutir à l’accord sur le Marché commun et l’Euratom, afin de renforcer les Européens à la fois face aux Soviétiques et aux Américains. Le moment fort fut la visite à Paris d’Adenauer le 6 novembre 1956, au moment le plus dramatique de l’affaire de Suez, le jour où la France, à la suite de la Grande-Bretagne, fut obligée d’abandonner l’opération : les conversations qui eurent lieu alors entre Adenauer et le président du Conseil français Guy Mollet furent cruciales pour débloquer, en particulier, le problème du nucléaire militaire français par rapport à l’Euratom (jusque-là, en effet, les partenaires de la France voulaient que les membres de cet organisme renoncent à toute activité militaire). À partir de là il fut entendu que la France pourrait poursuivre son effort militaire  [5].

10 Du coup, durant les mois suivants, on aboutit aux compromis négociés en vain depuis 1955. Sur la base de ces compromis, on put conclure les traités de Rome de mars 1957. C’est ainsi que sur le plan institutionnel, le rôle du Conseil des ministres par rapport à la Commission était accru, le recul de la supranationalité était net. Sur le plan de la géométrie, la préférence (marquée depuis 1950) pour une Europe plus étroite mais structurée contre une Europe plus large mais moins structurée et se résumant à une simple zone de libre-échange était confirmée : cela devait être tout le problème de la proposition britannique de simple zone de libre-échange et des négociations de 1957-1958 à ce sujet, négociations durant lesquelles la France dut se battre pour que ses partenaires, désireux d’aboutir à un accord avec Londres, ne remettent pas en cause l’essentiel des traités de Rome.

11 En effet ceux-ci affirmaient une véritable personnalité économique européenne, avec un tarif extérieur commun, une politique agricole commune. Peut-être les Français avaient-ils la tentation de transférer au niveau communautaire leur protectionnisme national… Quoi qu’il en soit il s’agissait d’une Europe volontariste, avec des politiques communes (concernant l’agriculture, l’harmonisation des conditions de production, etc.) et pas d’une simple zone de libre-échange ; on retrouvait à la fois les orientations « planistes » des dirigeants français et le souci de ne pas affaiblir l’économie française dans une construction européenne trop libérale…

Les interrogations stratégiques de 1954-1958 face à l’incapacité militaire génétique de la construction européenne

12 D’une part, tout cela ne répondait pas à toutes les préoccupations françaises : l’Europe de Rome allait être une Europe de l’économie mais aussi du Droit, par le développement progressif de la Cour de Justice des Communautés à Luxembourg, qui allait jouer un rôle toujours croissant dans le processus  [6]. D’autre part, ce serait une Europe de la paix, pas seulement de façon générale après deux guerres mondiales, mais de façon très actuelle dans le cadre de la guerre froide : il s’agissait de construire une Europe par essence pacifique, qui rassurerait les Soviétiques et, à la différence de l’atlantisme, permettrait de réduire les tensions sur le Continent  [7].

13 Une Europe de l’économie, du droit, de la paix : ce logiciel n’incluait pas la notion stratégique d’Europe-puissance  [8]. Néanmoins, les Français mais aussi les Allemands et les Italiens comprenaient que le problème se posait, après Suez, face à la crise hongroise, aux progrès nucléaires soviétiques et à un doute largement répandu sur la valeur de la garantie nucléaire américaine. Certains dirigeants européens se rendaient compte que l’économie ne suffisait pas pour construire l’Europe.

14 Rappelons ici un élément largement oublié des Accords de Paris de 1954 : la création de l’Union de l’Europe occidentale, par extension à la RFA et à l’Italie du Pacte de Bruxelles de 1948. Pour les Français, c’était une affaire sérieuse qui aurait dû permettre de constituer un véritable pôle européen au sein de l’Alliance atlantique, avec en outre une Agence européenne de l’armement suscitant une véritable industrie européenne dans ce domaine. Mais l’UEO resta largement théorique, la Grande-Bretagne et la RFA ne voulant pas risquer d’affaiblir l’Alliance atlantique  [9].

15 Les préoccupations de sécurité réapparues brutalement à l’automne 1956 après les illusions de détente de l’année 1955, conduisirent jusqu’en 1958 Paris, Bonn et Rome à envisager l’élaboration de conceptions stratégiques communes, l’étude et la fabrication en commun d’armements, y compris éventuellement nucléaires (en tout cas une usine de séparation isotopique). En même temps, les responsables, dans les trois capitales, témoignaient de beaucoup d’hésitation et d’incertitude devant une entreprise dont l’ambition les dépassait peut-être, ou du moins au sujet de laquelle ils n’étaient sans doute pas tous en accord complet : en particulier ces tentatives étaient aussi et peut-être d’abord un moyen de forcer Washington à mieux tenir compte des intérêts stratégiques européens  [10]. Mais cette préoccupation stratégique accompagnait en sourdine le programme économique des Traités de Rome.

16 On a toujours dit que de Gaulle mit un terme à ces projets dès juin 1958. C’est excessif : il décida de suspendre la coopération dans le domaine du nucléaire militaire mais tenta de poser les bases d’une défense européenne et en particulier d’un rapprochement des conceptions stratégiques, qui devait aboutir au Plan Fouchet à Six de 1961-1962, qui échoua, et au Traité de l’Élysée de 1963, à deux, avec sa composante de politique extérieure et de défense, largement reprise dans le Traité de Maastricht de 1992. C’est encore aujourd’hui une structure essentielle, mais hors du domaine communautaire, d’une Europe qui hésite toujours entre Kant et Clausewitz  [11]. On serait tenté de penser que l’Union européenne doit bien s’inspirer des deux, mais que l’histoire des traités de Rome montre qu’il faut des organismes différents pour ce faire.

Notes

  • [1]
    Gérard Bossuat : L’Europe des Français 1943-1959, Publications de la Sorbonne, 1996 ; Gérard Bossuat, Andreas Wilkens éditions. : Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la Paix, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999 ; Éric Roussel : Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996 ; Georges-Henri Soutou : « Georges Bidault et la construction européenne 1944-1954 », Revue d’Histoire Diplomatique, 3-4, 1991 ; G. Eldin, P. Fournié, A. Moinet-Le Menn, G.-H. Soutou : L’Europe de Robert Schuman, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001.
  • [2]
    Pierre Gerbet : La naissance du Marché commun, Complexe, 1987 ; Franz Knipping : Rom, 25. März 1957. Die Einigung Europas, Munich, DTV, 2004.
  • [3]
    Pierre Guillen : « La France et la négociation du Traité d’Euratom », Relations internationales, n° 44, hiver 1985.
  • [4]
    Peter Weilemann : Die Anfänge der Europäischen Atomgemeinschaft, Baden-Baden, 1983.
  • [5]
    Georges-Henri Soutou : « Les problèmes de sécurité dans les rapports franco-allemands de 1956 à 1963 », Relations internationales, n° 58, été 1989.
  • [6]
    Anne Dulphy, Christine Manigand : La France au risque de l’Europe ; Armand Colin, 2006, p. 202 ss.
  • [7]
    Antonio Varsori : « Jean Monnet e il Comitato d’Azione per gli Stati Uniti d’Europa dalle Origini ai Trattati di Roma (1955-1957) », in L’altra via per l’Europa. Forze sociali et organizzazione degli interesi nell’integrazione europea (1947-1957), a cura di Andea Ciampani, Milan, 1995.
  • [8]
    La défense de l’Europe entre Alliance atlantique et Europe de la défense, sous la direction de Thierry de Montbrial et de Georges-Henri Soutou, Hermann, 2015.
  • [9]
    Élisabeth du Réau : « Après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED). L’Union de l’Europe occidentale (UEO) », in La défense de l’Europe entre Alliance atlantique…
  • [10]
    Georges-Henri Soutou : « Les Accords de 1957 et 1958 : vers une communauté stratégique et nucléaire entre la France, l’Allemagne et l’Italie ? », in La France et l’Atome. Études d’histoire nucléaire, sous la direction de Maurice Vaïsse, Bruxelles, Bruylant, 1994.
  • [11]
    Georges-Henri Soutou : L’Alliance incertaine. Les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996 ; Fayard, 1996.
Français

Le 60e anniversaire du Traité de Rome montre que la construction européenne a été complexe et hésitante entre plusieurs approches mêlant économie et stratégie, avec des ambitions et des projets différents entre les acteurs, dont principalement Paris et Bonn. Les pressions extérieures ont, de fait, poussé les Européens à progresser malgré leurs divergences.

English

Preamble–France and the European Restart of 1955-1957: Economy and Strategy

The 60th anniversary of the Treaty of Rome shows that the European construction has been complex and hesitant between several mixed economic-and-strategic approaches, with ambitions and different projects between actors, which are principally Paris and Bonn. In fact, the exterior pressures have, pushed the Europeans to progress despite their divergences.

Georges-Henri Soutou
Membre de l’Institut.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.798.0009
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...