CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Deux chauves qui se battent pour un peigne ».

1 Dans le massif du Karakoram, le « triangle du Siachen », bien que bénéficiant d’une présence humaine permanente, est l’une des zones les plus hostiles des contreforts himalayens. Recouvrant environ 2 500 km², à des altitudes comprises entre 5 000 et 7 000 mètres, elle contient le second plus long des glaciers montagneux au monde. Cet endroit largement ignoré est pourtant, depuis plus de cinquante ans, l’un des points chauds de la planète. Sa principale singularité, outre son altitude et son relief, est d’avoir des frontières qui sont toutes contestées et, surtout, d’être bordé par trois puissances nucléaires.

Un peu d’histoire

2 Après la première guerre indo-pakistanaise, l’Accord de Karachi (27 juillet 1949), conclu sous l’égide de l’ONU, a fixé une ligne de cessez-le-feu qui s’arrêtait à un point [1] situé au pied du glacier du Siachen. La ligne n’a pas été tracée plus loin. Elle devait se poursuivre « en direction du nord vers les glaciers ». Les négociateurs n’imaginaient pas que les belligérants puissent se disputer, au-delà de ce point, des terres aussi inhospitalières. La surveillance du tracé devait être assurée par les militaires de l’UNMOGIP[2].

3 À partir du milieu des années 1950, en raison de l’engouement pour les expéditions dans les sommets himalayens, on a assisté aux prémices du développement de « l’oropolitique » [3] locale, qui a vu l’Inde et le Pakistan utiliser les demandes des alpinistes pour affirmer leur souveraineté sur telle ou telle partie du massif. Ce fut aussi le début des contestations cartographiques sur les différents tracés. Pour ne rien simplifier, le 3 mars 1963, le Pakistan a cédé à la Chine la partie Sud de la vallée du Shaksgam [4], qui était (et est toujours) aussi revendiquée par l’Inde.

4 La seconde guerre indo-pakistanaise de 1971 aboutit – sur le front de l’Ouest – à un cessez-le-feu, toujours sur la même ligne. Les accords de paix de Simla (3 juillet 1972) l’ont transformée en une « Ligne de contrôle », toujours sans poursuivre vers le nord. Selon les négociateurs indiens, cette ligne avait vocation à devenir une frontière internationale, ce que les Pakistanais ont toujours réfuté.

5 Les expéditions montagnardes se multiplièrent, mais jusqu’en 1984, il n’y avait pas de présence permanente dans le Siachen. Ce n’est qu’en 1984 que, craignant une mainmise indienne, les Pakistanais préparèrent une opération destinée à s’établir sur deux points stratégiques du glacier. Prévenus, les Indiens lancèrent une opération préemptive (Meghdoot) et occupèrent ces deux points, situés à 5 500 mètres d’altitude. Une tentative pakistanaise pour les déloger aboutit aux premiers échanges de tirs (13 avril 1984), mais se termina par un échec.

6 Dans les années suivantes, alors que les Indiens élargissaient leur contrôle sur le glacier et en particulier sur les passes, leurs adversaires ont multiplié les tentatives pour s’emparer des points hauts, avec des résultats variés. Jusqu’en 1999, des combats mettant à chaque fois en jeu quelques centaines d’hommes eurent lieu, avec des résultats variés mais, le plus souvent, à l’avantage des Indiens. On pense aussi que l’une des raisons ayant poussé les Pakistanais à tenter l’opération de Kargil en 1999 est l’espoir de voir les Indiens se retirer du Siachen en échange d’un retrait de Kargil.

7 Un cessez-le-feu a été signé en 2003 et est actuellement très largement respecté. Les Indiens contrôlent aujourd’hui la totalité du glacier, ainsi que les trois principales passes et la majorité de la ligne de crête du Saltoro qui le borde à l’Ouest, qui forme ce que Dehli appelle « AGPL (Actual Ground Position Line) ». L’UNMOGIP est toujours active à ce jour, mais l’Inde a demandé, dès 1972, qu’elle soit supprimée. Contrairement au Pakistan, elle ne transmet plus depuis cette date de plaintes pour des violations de cessez-le-feu. Par ailleurs, elle restreint les déplacements des observateurs, tout en continuant à leur fournir logement et transport.

2016…

8 Le conflit, autour du triangle du Siachen s’inscrit dans le contexte plus large de celui du Cachemire et, plus globalement, dans l’opposition qui demeure entre Inde et Pakistan. Le tout le long d’une frontière contestée avec la Chine. Mais sa singularité mérite que l’on s’y intéresse davantage.

9 Comme il a été écrit plus haut, les négociateurs de 1949 ne s’imaginaient pas que l’on puisse se disputer des terres aussi inhospitalières. C’était particulièrement vrai à une époque où les deux belligérants avaient à « digérer » des problèmes autrement importants. On peut aussi imaginer qu’à l’époque où ont été négociés et conclus les Accords de Simla, les questions de souveraineté sur le glacier n’avaient pas une grande importance. La question de la prolongation de la ligne de contrôle et l’avenir même de cette ligne ont probablement été rapidement survolés et tout aussi vite évacués.

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10 Dans l’état actuel des relations entre Inde et Pakistan, le statu quo de 2003 demeure donc en vigueur et aucune évolution de l’abcès ne paraît en vue. Actuellement, la présence militaire reste importante des deux côtés, avec 150 emplacements occupés en permanence et 3 000 soldats de chaque camp se faisant face de part et d’autre de l’AGPL. Les revendications demeurent les mêmes. Les Pakistanais demandent une démilitarisation du triangle alors que les Indiens voudraient qu’il soit rattaché à leur territoire, et que, de plus, leur soit rendue au moins une partie de la vallée cédée par le Pakistan à la Chine. Ce dont Pékin ne veut même pas entendre parler. Le suivi des quinze dernières années de négociations mériterait à lui seul un autre article, mais d’autres aspects de cet affrontement latent, moins géopolitiques et plus directement opérationnels doivent être examinés.

Le Siachen au quotidien

11 Les médias occidentaux s’intéressent peu à cet étrange conflit, qui ne mérite guère qu’un entrefilet lorsqu’une escarmouche ou un accident y provoque un nombre conséquent de morts. Quelquefois, après un accident plus grave [5] ou un round de négociations comme celui qui a réuni, sans résultats importants, les deux adversaires les 11 et 12 juin 2012 [6], un article de fond peut paraître. Par contre, les médias indiens et pakistanais, tout autant que les nombreux think tank proches des forces armées des deux pays, publient régulièrement des analyses et des reportages qui permettent d’en apprendre davantage. C’est intéressant, même si les médias ne sont jamais autorisés à accéder aux cantonnements situés sur les crêtes du Saltoro. Contrairement aux troupes alpines qui existent dans de nombreux pays, les quelques milliers de soldats engagés de part et d’autre sont positionnés pour tenir le terrain de manière permanente en très haute altitude et pas seulement pour y livrer de brefs combats.

12 Le maintien permanent de forces dans ces lieux a un coût estimé officiellement à 300 millions de dollars par an pour l’Inde et 100 millions de dollars pour le Pakistan.

Logistique

13 Faire vivre en permanence plusieurs milliers d’hommes sur le Siachen, depuis plus de trente ans a nécessité la mise en œuvre de moyens originaux très lourds. Il s’agit de prendre en compte une combinaison particulièrement défavorable des facteurs relief, altitude et météorologie. La configuration des postes et de leurs abords a conduit les deux adversaires à adopter des schémas différents. Les Pakistanais, qui ne sont présents que sur un côté du triangle, ont pu se « contenter » de créer un réseau de routes et de pistes qui permettent de privilégier des approches par voie terrestre, ce qui limite beaucoup les contraintes et les coûts. Au contraire, les Indiens n’ont pas cette possibilité et ont donc été obligés de recourir largement à la voie aérienne, héliportage et parachutages. Pour ce faire, ils ont créé l’héliport le plus haut du monde, à Leh, 6 400 mètres d’altitude. Ils avaient déjà l’expérience des opérations héliportées à très haute altitude, acquise avec des hélicoptères français (Alouette II) modifiés par des motorisations surpuissantes sous le nom de Lama. Par la suite, ils ont développé une version de l’hélicoptère Dhruv équipé d’un moteur Shakti codéveloppé avec la France et particulièrement adapté aux hautes altitudes.

Le coût humain

14 Le coût humain est très élevé. Depuis les années 1980, plus de 4 000 militaires y seraient morts, très peu du fait des combats mais surtout à cause des accidents de montagne (chutes, avalanches, glissements de terrain), et des problèmes liés au froid et à l’altitude (gelures, hypothermies et surtout œdèmes pulmonaires). Les Pakistanais donnent le chiffre de 1 300 morts entre 1984 et 1999, tandis que les Indiens avancent celui de 2 000 morts avant 1997. Encore aujourd’hui, on estime que ces accidents provoquent une centaine de morts pakistanais et le double de morts indiens chaque année. Par ailleurs, sans que des chiffres soient donnés, on sait que les séjours prolongés en très haute altitude provoquent chez une bonne partie du personnel exposé des dégâts souvent irréversibles. Les évacuations sanitaires, nombreuses, sont souvent contrariées par des conditions météorologiques défavorables. On considère que les militaires indiens perdent 20 % de leur masse corporelle lors d’un déploiement.

15 Le simple fait de se mettre en place impose une démarche par paliers. On constate que les personnes déposées directement par héliportage à 6 000 mètres d’altitude sont souvent victimes d’œdèmes. Un officier indien en poste à Pékin racontait à l’auteur que la phase d’approche-accoutumance, qui se déroule de manière progressive, prenait trois semaines pour un séjour de deux mois. Le port d’équipements respiratoires est aussi indispensable pour pouvoir effectuer le moindre effort.

Le froid

16 Le glacier reçoit 10 mètres de neige par an, dont 6 à 7 en hiver. Les températures descendent régulièrement vers - 20°C avec des températures ressenties de - 60°C hors abri et les vents peuvent atteindre 280 km/h. Le camp de base indien est situé à 3 600 mètres d’altitude, et les postes sont au-dessus de 5 000 mètres, le plus élevé (Indira Col) étant à 6 700 mètres. Les positions pakistanaises sont plus basses, entre 2 800 et 5 000 mètres, mais plus exposées aux vents et aux avalanches.

17 Froid et intempéries provoquent d’abord des contraintes pour les hommes, qui sont obligés de limiter les sorties et de s’équiper en conséquence. Le chauffage des abris est l’une des grandes préoccupations et les Indiens ont construit tout un réseau de mini-pipelines qui dessert leurs implantations. Ce chauffage, par des poêles à pétrole, provoque régulièrement des accidents.

18 Le froid amène aussi d’autres contraintes. Il est par exemple impossible de nettoyer les vêtements sur place. Des rotations de linge sont organisées vers la base arrière indienne de Leh, qui se transforme régulièrement en une immense laverie.

Réalités quotidiennes

19 L’utilisation de l’armement est complexe. Les armes individuelles doivent régulièrement être réchauffées pour pouvoir être utilisées. Les combattants ont aussi noté que les rafales de vent rendent très imprédictibles les trajectoires des obus de mortier, seule arme lourde utilisable sur ce terrain. Ils doivent aussi prendre en compte le fait que les simples détonations peuvent provoquer des avalanches.

20 L’occupation du glacier et de ses abords provoque aussi ce que certains considèrent comme un désastre écologique. Alors que les autres glaciers de la zone ont un volume de glace qui augmente, au cours des dernières décennies, celui du Siachen a diminué de 30 % depuis 1985, et cela est attribué à la présence humaine. On estime aussi que, du seul côté indien, ce sont près d’une tonne de déchets divers, dont 40 % de plastique et de métaux [7] qui sont jetés chaque jour dans les crevasses, polluant les rivières en aval. Les moyens de chauffage et de transport provoqueraient l’émission de 200 tonnes de CO2 par jour.

21 En 1992, des négociations bilatérales tenues à New Dehli, surtout entre militaires, avaient abouti à un rapprochement presque complet des positions sur une démilitarisation du triangle. Cet accord fut enterré par les politiques et jamais mis en vigueur. Des deux côtés, des voix s’élèvent régulièrement pour demander que ce qui avait été acquis à l’époque soit remis au goût du jour.

Notes

  • [1]
    Point NJ9842, plus exactement « NJ 39 98000, 13 42000 ».
  • [2]
    United Nations Military Observers Group in India and Pakistan, créé en janvier 1949.
  • [3]
    Martin Michalon : « L’oropolitique himalayenne en ses territoires », Revue de Géographie Alpine.
  • [4]
    Une zone glacée et inhabitée de 4 500 km², sans intérêt stratégique.
  • [5]
    Emmanuel Derville : « Inde-Pakistan : la guerre à 6 000 mètres d’altitude », Le Point.fr, 12 avril 2012.
  • [6]
    Soren Seelow : « Inde-Pakistan : sur le glacier du Siachen, guerre froide en haute altitude », Le Monde.fr, 12 juin 2012.
  • [7]
    « Siachen standoff taking environmental toll », The Hindu, 14 avril 2012.
Français

Le Siachen est une région montagneuse inhospitalière mais disputée entre le Pakistan et l’Inde. Les conditions liées à l’altitude entraînent des contraintes opérationnelles majeures pour les soldats. Les tentatives de discussion entre militaires des deux pays n’ont pas pu aboutir pour des raisons politiques.

English

The Siachen Triangle

Siachen is a mountainous, inhospitable region nevertheless disputed between Pakistan and India. Altitude-induced conditions lead to major operation constraints for soldiers. Discussion attempts between military personnel from the two countries were not able to succeed for political reasons.

Jean-Vincent Brisset
Général de brigade aérienne (ER), directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.793.0091
Pour citer cet article
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