CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le commerce des armes en Asie a longtemps été exclusivement le fait d’acteurs extérieurs au continent, Union soviétique ou pays occidentaux. Les clients se déterminaient avant tout en fonction de critères idéologiques, à la remarquable exception de l’Inde qui a toujours essayé de maintenir un équilibre entre les sources.

2 De nombreux facteurs de changement apparaissent, dus autant à des considérations géopolitiques qu’à une évolution des sources potentielles.

3 Épargnées par les conflits d’envergure depuis la fin de la guerre du Vietnam, les nations asiatiques ont même eu tendance, pendant deux décennies, à limiter leurs efforts en matière de défense. La montée en puissance militaire de la Chine, qui s’accompagnait de discours parfois inquiétants, a changé la donne stratégique et incité nombre de pays à remonter le niveau de priorité de leurs forces armées. Cette tendance s’est accompagnée de l’essor d’industries de défense nationale dans un nombre de pays plus élevé que l’on pourrait l’imaginer en première analyse. Cette – relative – course aux armements et l’apparition de nouveaux fournisseurs à l’intérieur même de la zone sont en train de remodeler une large partie du paysage.

Perception des menaces

4 L’essentiel du changement géostratégique est lié à la montée en puissance de la Chine populaire. Cette évolution cristallise à la fois la crainte que suscite Pékin avec son propre besoin en matière d’armements. Ce dernier facteur devrait conduire à la fois à importer davantage et à développer des industries qui ont vocation à devenir exportatrices, alors que le premier nourrit les demandes de presque tous les autres pays.

5 On tend à réduire la menace chinoise à celle qu’elle fait actuellement peser sur ses abords maritimes, tant vers le Japon que vers les riverains de la mer de Chine du Sud. C’est oublier que tous les voisins terrestres de la Chine la redoutent aussi, y compris l’Inde et la Russie. De son côté, Pékin craint avant tout les États-Unis, mais aussi ses grands voisins et, plus complexe, le fondamentalisme islamique. À cela s’ajoutent quelques vieilles rivalités entre Inde et Pakistan, entre les deux Chine et le problème de la Corée du Nord. La perception, relativement nouvelle pour la plupart des acteurs, de la dimension maritime des conflits potentiels, a aussi un fort impact sur les acquisitions d’armements, tant via des importations qu’au travers de fabrications nationales.

6 En Asie, la croissance des dépenses militaires sur la période 1991-2000 est de 2,5 % par an. Entre 2001 et 2015, c’est 6 % par an (dont plus de 10 % pour la seule Chine) alors qu’au niveau mondial, ces dépenses ont tendance à se stabiliser depuis 2007 après une période de forte augmentation.

7 Sur les dix dernières années, les pays asiatiques sont huit à figurer parmi les vingt premiers importateurs d’armements et ont absorbé 40 % du marché, alors que l’ensemble de leurs budgets de défense n’est que de l’ordre de 20 % du total mondial. Ces achats à l’extérieur ne progressent cependant que d’environ 2 % par an sur la seconde période, ce qui traduit surtout une plus importante autosuffisance des pays dans leurs fabrications d’armements, Chine bien sûr, mais aussi Corée du Sud, Japon ou autres.

Les industries d’armement asiatiques

8 Les industries d’armement japonaise et chinoise sont relativement anciennes. La seconde s’est très longtemps cantonnée dans des copies de matériels soviétiques plutôt dépassés, qu’elle destinait avant tout à son marché intérieur ou à des exportations vers des pays en voie de développement. Au contraire, le Japon disposait de vraies capacités, mais, très soumis à son vainqueur de 1945, il ne les a exploitées pendant très longtemps que de manière partielle et en s’interdisant toute exportation.

9 Les industries de défense indienne et pakistanaise ne se sont développées qu’après l’indépendance. Dans les deux cas, ce fut avec une aide étrangère, visible ou non. Et les deux pays ont donné une haute priorité, souvent au détriment du reste, à leurs armes nucléaires et leurs vecteurs.

10 Quelques nouveaux acteurs sont apparus progressivement, souvent dans des niches. Corée du Sud, Singapour (blindés et électronique), Taïwan (autosatisfaction des besoins), Indonésie (aéronefs)… Le Japon qui produit une part toujours plus grande de ses besoins nationaux, vient de s’autoriser à exporter quelques matériels de défense, mais cela ne représente pas encore des volumes importants.

11 Le cheminement suivi par la Corée du Sud a été représentatif. Après des années de totale dépendance envers les États-Unis, le pays a commencé par des constructions sous licence de divers matériels, jusqu’à acquérir une large autosuffisance. Il a ensuite développé des capacités propres, y compris au niveau de la conception. À partir de 2007, le pays est devenu exportateur brut, grâce, entre autres, à des avions d’entraînement avancés, des blindés et de l’artillerie.

12 Toutefois, seule la Chine est devenue un exportateur majeur, puisqu’elle a conquis en quelques années la quatrième place (avec 6 % en 2015) sur le marché mondial. Outre leur prix, qui demeure très attractif, le niveau technologique des matériels exportés a beaucoup progressé. Paradoxalement, le pays demeure aussi très loin de l’autosuffisance. Il continue de connaître de lourds problèmes de contrôle de qualité, de maîtrise des process, de cohérence interne des équipements. Pour remédier à cela, il demeure tributaire de l’importation de technologies et de sous-ensembles, soit pour les incorporer directement dans les matériels (moteurs en particulier), soit pour les contrefaire. Les embargos décrétés par les Occidentaux après les événements de la place Tian’anmen demeurent un problème. Ils sont cependant souvent contournés par diverses méthodes qui vont de l’espionnage classique à des complicités de fait de la part de fournisseurs et de gouvernements occidentaux. L’aide ukrainienne est aussi présente, au niveau du bureau d’études, dans nombre de réalisations. Un gros effort est actuellement fait sur les synergies entre équipements civils et militaires, les premiers ayant, de plus, l’avantage de ne pas être soumis aux embargos.

13 L’Inde, de son côté, cherche depuis des années à développer une industrie d’armement nationale qui lui permette d’atteindre l’autosuffisance, voire d’exporter. Pendant des années, cela a conduit à des programmes qui ont été autant d’échecs (char Arjun, avion de chasse Tejas, sous-marin nucléaire…). Depuis peu, des changements majeurs ont eu lieu. Les États-Unis ont fini par autoriser des ventes d’armes à l’Inde. De son côté, Delhi impose désormais le « Make in India » à ses fournisseurs étrangers, ce qui se traduit par d’importants transferts de technologie qui devraient, à terme, permettre une certaine autosuffisance, puis donner des capacités d’exportation.

Les flux

14 Il a paru intéressant, pour mesurer le poids des importations d’armements dans les plus grands pays de la zone, de comparer ce poids avec le budget total de la défense (tableau page suivante). Les moyennes ont été établies entre 2005 et 2015. Ces chiffres, tous issus des bases de données du SIPRI  [1], ne sont que des ordres de grandeur, mais ils montrent bien la dépendance de chaque pays à des importations, surtout si les fournisseurs ne sont pas diversifiés. Est aussi notée la place dans le classement mondial des importateurs. En ce qui concerne les exportations, seules la Chine (5e) et la Corée du Sud (15e) figurent dans les vingt premiers.

15 On voit que certains pays dépendent très largement de l’étranger pour leurs matériels et que, dans certains cas, cela a des conséquences géopolitiques. C’est d’autant plus vrai que les transferts d’armements s’accompagnent généralement de stages de formation et d’échanges militaires, avec tout le jeu d’influence que cela implique. Les ventes d’armes sont utilisées comme instrument politique, au-delà du strict intérêt financier, par d’autres vendeurs.

Tableau 1
Imports Budget Part import Classement Origine des importations Bangladesh 222,5 1 562 14,25 % 35 Presque uniquement chinois Chine 1 743,1 124 055 1,41 % 2 Presque uniquement russe et ukrainien Inde 2 897,8 39 956 7,25 % 1 Principalement russe Indonésie 423,7 4 966 8,53 % 19 Majoritairement occidental. Une partie russe Japon 432,8 48 674 0,89 % 18 Presque uniquement américaine Malaisie 346,2 4 197 8,25 % 23 Europe/États-Unis/Russie Myanmar 243,5 900 27,05 % 34 Surtout chinois Pakistan 962,6 6 511 14,78 % 6 Chinois ou occidental Singapour 718,2 7 949 9,03 % 11 Occidental Corée du Sud 1 063,5 29 537 3,60 % 5 Occidental, surtout américaine Taïwan 392,2 9 227 4,25 % 21 États-Unis Thaïlande 134,5 4 595 2,92 % 45 Occidental Vietnam 447,7 2 719 16,47 % 17 Presque uniquement russe

16 On voit ainsi le poids de la Russie qui vend 60 % de ses armes en Asie. Les achats extérieurs de l’Inde sont aussi très intéressants à analyser sur ce plan. Le pays a toujours voulu maintenir un certain équilibre entre Est et Ouest. Par ailleurs, la Russie l’a très longtemps favorisée par rapport à son client chinois, en lui fournissant des matériels plus modernes. Le revirement des États-Unis, devenus le premier fournisseur après de longues années d’un embargo de fait, a autant un côté politique qu’un côté économique. L’Inde est le premier importateur mondial de matériel militaire et semble vouloir devenir un partenaire important dans ce domaine. Les trois principaux clients de Washington en Asie sont Taïwan, le Japon et la Corée du Sud, avec respectivement 9,8 %, 6,2 % et 5,7 % de l’ensemble des ventes américaines en 2015  [2], mais deux programmes majeurs ont de fortes implications géostratégiques dans la zone : les défenses antimissiles et le F-35.

17 Les exportations de la Chine connaissent une progression aussi forte que rapide depuis quelques années. Cela est dû autant à la progression qualitative des matériels qu’à leur prix, cependant la connotation géopolitique est aussi très forte.

Tableau 2
Chine 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 286 670 505 636 1 178 1 496 1 338 1 728 2 055 1 360 1 966

18 Le Bangladesh et le Myanmar (mais aussi le Cambodge et le Laos) sont ainsi presque exclusivement dépendants de la Chine, qui les utilise volontiers comme « alliés de revers » pour contrer toute velléité antichinoise au sein de l’ASEAN. L’offensive de charme de Pékin, en cours, en direction des Philippines et, dans une moindre mesure, de la Malaisie, pourrait aussi se concrétiser par des ventes d’armes. Le Pakistan qui absorbe plus de 30 % des exportations chinoises est lui aussi davantage un « allié de revers » vis-à-vis de l’Inde qu’un allié tout court et cherche, comme d’autres, à développer une industrie d’armement indépendante. Le continent africain est également un important bénéficiaire des ventes d’armes chinoises  [3]. Pékin est souvent considéré à cet égard comme un « bon » fournisseur, parce que peu regardant envers la bonne gouvernance de certains clients. Mais cette démarche s’inscrit surtout dans une politique plus globale d’implantation dans les pays qui refusent l’hégémonisme américain et se méfient de la Russie. C’est ainsi que le Venezuela de Chavez avait fait quelques acquisitions de matériels chinois majeurs.

19 Comme dans beaucoup d’autres domaines, l’Asie évolue en ce qui concerne le commerce des armes. Les nouvelles prétentions de la Chine en sont l’une des principales causes, l’autre étant le besoin de souveraineté d’autres acteurs, Inde et Japon principalement. Le « pivot » américain n’est qu’un corollaire, peut-être même fugace, de ces grandes tendances. Une seule chose est sûre : les outils militaires des pays asiatiques sont, globalement, dans une phase de montée en puissance, même si l’on ne voit pas se constituer de blocs antagonistes.

Notes

  • [1]
    Stockholm International Peace Research Institute (www.sipri.org/).
  • [2]
    Source : US Bureau of the Census export data cité par Defense News.
  • [3]
    Sébastien Le Belzic : « La Chine ferme les yeux sur ses ventes d’armes en Afrique », Le Monde, 7 septembre 2015 (www.lemonde.fr/).
Français

L’Asie du Sud-Est est une zone dynamique d’exportation-importation d’armements en raison des besoins sécuritaires et des antagonismes entre certains grands acteurs comme la Chine ou l’Inde. Plusieurs pays ont développé des industries de défense pour leurs propres besoins mais aussi dans un but d’affirmer leur souveraineté.

English

Exports in South-East Asia

South-East Asia is a dynamic area for the import and export of arms because of the security needs there and the antagonism between some of the major players like China and India. Several countries have developed arms industries for their own needs and also with the aim of affirming their sovereignty.

Jean-Vincent Brisset
Général de brigade aérienne (ER), directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.795.0089
Pour citer cet article
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