CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Au contact des continents africain, asiatique et océanique, l’océan Indien s’étend sur plus de 73 millions de km² si l’on y intègre la mer Rouge et le golfe Persique. La sécurisation des approvisionnements le long des routes maritimes le traversant et le libre accès aux détroits d’Ormuz et de Bab El Mandeb sont primordiaux puisque ce vaste espace maritime abrite environ 30 % du trafic mondial, dont les deux tiers du trafic pétrolier. Ici, plus qu’ailleurs, la maritimisation des enjeux économiques a profondément modifié les équilibres géopolitiques créant et entretenant des risques et menaces transnationales allant du terrorisme à la piraterie, des flux criminels aux atteintes à l’environnement et à la biodiversité [2].

2 Depuis la fin de la guerre froide, où il a été le théâtre de la confrontation américano-soviétique, le système de sécurité maritime de l’océan Indien a connu de profondes transformations. À l’instar de la Somalie, beaucoup d’États littoraux possèdent des capacités limitées pour contrôler leur domaine maritime laissant tout type d’activités illicites se développer, dont la piraterie reste l’illustration la plus emblématique. Il en résulte que les enjeux liés à la mer, dont la protection des voies maritimes internationales, ont pris une importance considérable. Cela a entraîné une nette militarisation de la région par le biais du déploiement d’importantes flottes internationales avec l’investissement d’acteurs extra-régionaux dont la Chine, désormais installée à Djibouti. C’est dire que l’intérêt stratégique international pour l’ensemble de l’océan Indien ne se dément pas. La raison tient pour une grande part à l’instabilité qui caractérise la région à cause de la porosité d’une menace terroriste significative qui mobilise les appareils sécuritaires régionaux et les efforts de la communauté internationale. On peut d’ailleurs estimer que cette vision, ciblée sur l’instabilité à terre, est à l’origine du phénomène de « sea blindness » locale en dépit d’un intérêt manifeste – quoique récent – de l’Union africaine (UA) pour le développement d’une gouvernance maritime cohérente susceptible d’encourager la mise en place d’une économie bleue.

3 Pour l’heure, une phase de transition semble ouverte avec la mutation des mandats des principales opérations de lutte contre la piraterie, notamment Ocean Shield pour l’Otan et fin 2018 Atalante pour l’Union européenne (UE) au vu de la décrue des actes de piraterie. La réduction de la présence internationale dans les eaux du golfe d’Aden qui en découle n’est pas sans susciter des interrogations sur les capacités des États de la région à assurer la protection de leurs espaces maritimes, posant en filigrane la question du succès des différents programmes de renforcement qui leur ont été consacrés. Au-delà d’une maîtrise technico-opérationnelle, les enjeux demeurent avant tout politiques. L’élaboration d’une stratégie maritime intégrée par l’UA en 2014 témoigne d’une réelle volonté d’appropriation africaine. Peut-elle constituer le commun dénominateur maritime qui unirait l’océan Indien ? Jusqu’à quel point les États africains sont-ils prêts à mettre en œuvre les stratégies existantes et à développer les moyens nécessaires à une sécurisation effective de leurs espaces maritimes. Par ailleurs, comment les grands partenaires de l’Afrique, dont l’UE, considèrent-ils les efforts maritimes du continent ? Ont-ils l’intention de travailler en synergie et de contribuer à l’émergence d’une réelle architecture de coopération en faveur de la sécurité maritime régionale ?

Un contexte géopolitique marqué par des rivalités croissantes et un déficit de sécurité maritime régionale

4 Début 2016, on n’a dénombré aucune attaque réussie dans le Nord de l’océan Indien. Alors qu’un pic avait été atteint en 2011 avec 128 attaques au large de la Somalie, une chute significative était intervenue dès 2012 avec 22 attaques puis 6 en 2013 et 2 en 2014. Par ailleurs, il y a toujours 26 marins otages des pirates somaliens [3]. Cette évolution s’explique par l’action des forces de la coalition navale multinationale déployées dans la zone, un meilleur respect des règles de bonne pratique, BMP (Best Management Practices), recommandée par l’industrie maritime et le recours à des échelons de protections armées, publics ou privés, à bord des navires marchands.

5 Le déficit de sécurité maritime au large de la Somalie et dans le golfe d’Aden s’explique en partie par l’histoire des pays riverains, la faiblesse structurelle de leurs forces navales et une quasi-absence de coopération régionale dans le domaine maritime. Surclassant la marine tanzanienne, la marine kenyane est considérée comme la mieux équipée des forces navales d’Afrique de l’Est. Elle ne dispose cependant que d’une vingtaine d’unités dont deux bâtiments d’assaut amphibies qui l’ont aidé à reprendre le port de Kismayo contre Al Shabab en 2012. Alors que dans les années 1980, les États nouvellement indépendants de Djibouti et d’Éthiopie disposaient de moyens capables de patrouiller et de surveiller leur domaine maritime, la Somalie en dépit de ses importantes côtes pouvait tout au plus compter sur une vingtaine de petites unités d’origine soviétiques. Il est courant de souligner que la piraterie comme le déversement de déchets toxiques au large des eaux somaliennes trouvent leur origine dans cette faiblesse des moyens maritimes [4] locaux. Pour autant, le Somaliland disposait dès 2009 d’un embryon de marine basée dans le port de Berbera et équipée par le Royaume-Uni. Le Puntland lui-même, épicentre de la piraterie de 2009 à 2011, n’a pas tardé à créer une force d’environ 500 hommes, les PMPF (Puntland Maritime Police Forces), initialement entraînées par une société privée et financées par les Émirats arabes unis. Très discutée pendant la présidence de Abdirahman Mohamed Farole (2009-2014) [5] où elle était considérée comme une « garde prétorienne », cette police maritime est désormais en passe d’être intégrée au corps des garde-côtes somaliens en cours de création. Symbole d’une souveraineté retrouvée, cette force encore embryonnaire, au-delà d’une résurgence toujours possible de la piraterie, a vocation à participer au développement économique du pays en protégeant les ressources venant de la mer, non seulement la pêche mais les potentielles ressources en pétrole et en gaz.

6 Il reste que, dans sa globalité, l’océan Indien demeure un espace de forte compétition stratégique et l’intérêt pour la surveillance d’un axe majeur pour le commerce international se superpose à des agendas de puissances ayant chacune leur vision de la sécurité maritime régionale, pour certaines étroitement liées à leurs intérêts économiques ou à la lutte contre le terrorisme. Au moins trois puissances navales, entretenant des rapports contrastés entre elles, s’y positionnent comme prédominantes : les États-Unis, l’Inde et depuis peu la Chine [6].

7 Les États-Unis se considèrent comme les garants de la stabilité régionale, à terre comme à la mer. S’appuyant sur les éléments de la Ve Flotte basée à Bahreïn au nord de l’océan Indien, les facilités offertes par la base de Djibouti et leur présence sur l’île de Diego Garcia, au sud de l’océan Indien, la posture navale américaine est sans doute la plus forte. Par ailleurs entretenant de nombreux accords de défense dans la zone, les États-Unis développent d’importants exercices maritimes [7], sur un mode bilatéral ou multinational, ce qui contribue à renforcer leur empreinte politico-militaire. Le format de la Combined Task Force 150, reposant sur la participation occasionnelle de marines alliées, notamment le Pakistan, l’Australie, Singapour ou le Japon, lui donne un ancrage multinational lui permettant de renforcer la visibilité de sa participation à des missions de lutte contre la piraterie et des menaces transnationales liées au terrorisme maritime.

8 Puissance navale régionale établie, l’Inde domine le paysage stratégique de l’Asie du Sud et considère l’« océan Indien », autrefois dénommé « mer de l’Inde » comme une zone d’influence traditionnelle. Par ailleurs, depuis 2008 et les attentats terroristes de Bombay, commis à partir de la mer, elle accorde une attention particulière à la menace terroriste maritime. Dès cette date, elle a activement pris part aux activités de lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden, ce qui l’amène à côtoyer la marine chinoise, elle aussi engagée dès 2008. Cette présence navale chinoise, en s’ajoutant au schéma politico-économique du projet de développement lancé par le président Xi Jinping en 2015 « One Belt, One Road » qui comporte un segment maritime baptisé « Route de la soie maritime », inquiète au plus haut point Delhi. Les autorités indiennes ont répliqué en lançant à leur tour la « Route des Épices » et ont engagé un programme d’acquisition d’armements navals et aériens afin de limiter l’expansion géographique chinoise.

9 L’UE et par elle, non seulement les puissances européennes riveraines, France et Royaume-Uni, mais aussi celles participant à l’opération Atalante, ajoutent à la multiplicité des acteurs présents avec comme effet indirect d’entraver l’émergence d’une gouvernance maritime régionale.

Vers l’autonomisation des moyens maritimes régionaux

10 Or, à terme, seule l’appropriation des enjeux et des moyens maritimes par les États de la Corne de l’Afrique permettra une stabilisation effective et durable de la situation en mer.

11 La lutte contre la piraterie a donné un semblant de cohérence stratégique à l’océan Indien, a priori instable et peu organisé sous l’angle sécuritaire, favorisant l’émergence d’une communauté de sécurité organisée autour des moyens de contrer un phénomène multidimensionnel nécessitant une approche globale. Elle a notamment permis à la coopération maritime régionale de se structurer par divers mécanismes agréés par des acteurs régionaux et extra-régionaux, publics et privés, dont le Groupe de contact sur la piraterie au large de la Somalie. Mis en place dès 2009 en vertu de la résolution 1851/2008 des Nations unies, le Groupe s’est rapidement imposé comme le forum de référence rassemblant les principaux acteurs, organisations et programmes internationaux mis en place pour combattre la piraterie.

12 Pour sa part, à partir de 2009, le Code de conduite de Djibouti a fourni les bases d’une architecture de sécurité maritime régionale innovante. Signé par 21 États de la région, cet accord coordonne leurs moyens pour lutter contre la piraterie dans le golfe d’Aden et au large de l’océan Indien en coopération avec certains bailleurs internationaux en mettant en œuvre une stratégie globale de traitement du phénomène. Le Code s’est notamment attaché à mettre en place des moyens de garde-côtes dans les États riverains, ainsi que des capacités de surveillance maritime. Trois centres de partage de l’information maritime ont été instaurés au Kenya, en Tanzanie et au Yémen. Un Centre d’entraînement et de formation maritime profitant à l’ensemble de la région a aussi été créé à Djibouti, renforçant le rôle clef de ce petit État qui offre des facilités logistiques aux principales forces antipiraterie opérant dans la région. Néanmoins, le champ couvert par le Code est limité à la piraterie et n’englobe pas les menaces de toute nature qui s’exercent dans la région notamment la montée des trafics d’armes, de drogues et d’êtres humains où les atteintes à l’environnement et à la biodiversité. La lutte contre la pêche illicite (pêche illicite, non déclarée, non réglementée) est notamment devenue un enjeu majeur pour les économies locales, que ce soit la Somalie ou les Seychelles.

13 L’UE, par le biais du programme « Route maritimes critiques » mis en œuvre à partir de 2009, a activement contribué à la montée en puissance capacitaire régionale en privilégiant l’échange d’information et la coopération afin de promouvoir une meilleure connaissance de leur domaine maritime par les États. On peut notamment mentionner le projet MARSIC[8], instrument majeur de la promotion des résolutions du Code de conduite de Djibouti, dont l’objectif premier est le renforcement des agences maritimes des États côtiers (administrations maritimes, garde-côtes) via la formation et l’amélioration du partage de l’information entre les trois centres de partage du Kenya, de Tanzanie et du Yémen. Il a été suivi à partir de 2015 par le projet CRIMARIO[9] qui vise à renforcer la connaissance de la situation maritime en promouvant l’interopérabilité entre ces centres et leurs réseaux de communications et d’échanges grâce à des ateliers de formation et d’aide à la rédaction de modèles et d’accords de partage d’information régionaux. Enfin, en parallèle au programme des Routes maritimes critiques, l’Union finance un programme de sécurité maritime, MASE (Maritime Security), qui soutient la stratégie et le plan d’action pour la région de l’Afrique orientale et australe, et de l’océan Indien, adoptés en octobre 2010 à Maurice. MASE, mis en œuvre par la Commission de l’océan Indien (COI) vise à doter les États parties d’un Centre de fusion régional de l’information maritime (CFRIM) et d’un Centre opérationnel, respectivement basé à Madagascar et aux Seychelles.

14 Il s’agit là de projets essentiels qui, dans la prolongation du Code de conduite de Djibouti, visent à aider les États de l’Ouest de l’océan Indien à s’approprier leur sécurité maritime. En effet, dans le contexte présent de diminution des principales forces navales internationales, il devient urgent d’accélérer le processus d’autonomisation des capacités régionales. La mission EUCAP Nestor, lancée en 2012 dans le cadre de la Politique de défense et de sécurité commune (PSDC) travaille en ce sens en concentrant son aide sur Djibouti, le Kenya, la Tanzanie et les Seychelles. Enfin, en dehors de ces programmes visant à renforcer les moyens dédiés à une meilleure gouvernance régionale, l’UE développe des actions ciblées comme Smartfish[10] visant à mettre un terme à la pêche illicite, sachant que cette action qui regroupe vingt pays de l’Afrique orientale et Australe-océan Indien (AFOA-OI) participe directement à la structuration de la sécurité maritime régionale.

Conclusion

15 La lutte contre la piraterie a permis l’émergence d’une architecture de coopération maritime régionale qui faisait jusqu’à présent défaut à l’océan Indien. Celle-ci reste encore largement tributaire des actions de forces navales et d’organisations extérieures à la zone. Néanmoins, la perspective d’une extension du Code de conduite de Djibouti, au-delà de la piraterie comme la mise en place prochaine à Madagascar du premier Centre régional de fusion de l’information maritime (CRFIM) complété par le Centre de coordination opérationnelle prévu aux Seychelles, montre qu’une dynamique interrégionale est en marche. Adoptée en 2014, la Stratégie maritime intégrée africaine 2050, AIMS (Africa’s Integrated Maritime Strategy), peut fournir le cadre global dans lequel intégrer ces initiatives.

16 Outre un aspect économique, l’établissement d’une zone exclusive maritime commune d’Afrique, ainsi que l’entrevoit l’AIMS, aura un impact sécuritaire immédiat qui devrait permettre de lutter plus efficacement contre les menaces transnationales (pêche illicite, dégâts environnementaux, contrebande, trafic d’armes).

17 Cette stratégie prévoit une coopération et une coordination de la sécurité maritime interrégionale. À terme, elle envisage d’inclure une composante navale dans le cadre de la Force africaine en attente (FAA) et l’établissement d’un groupe de travail continental représentatif des chefs d’état-major des marines nationales africaines ou des garde-côtes chargées d’examiner les problèmes de sécurité maritime. S’il est prématuré d’y voir le cadre stratégique global susceptible de coiffer une architecture régionale de coopération pour un espace maritime aussi fragmenté que l’océan Indien, elle en constitue sans nul doute un jalon essentiel.

Notes

  • [1]
    Les opinions émises dans ce document n’engagent que l’auteur. Elles ne constituent en aucune manière une position officielle du ministère de la Défense.
  • [2]
    Cf. sur ce sujet le rapport d’information 674 du Sénat sur la maritimisation en date du 17 juillet 2012.
  • [3]
    Chiffres provenant des rapports annuels du Bureau maritime international (https://icc-ccs.org/news). Il s’agit de 26 marins provenant de l’équipage du Naham 3 capturé en 2012.
  • [4]
    Il convient de rappeler que les attaques contre les navires commerciaux ont débuté en 1989 avec la saisie de 4 navires par le mouvement National Somalien – soutenu par l’Éthiopie – en lutte contre le gouvernement militaire de Siyaad Barre (1969-1991).
  • [5]
    Brian J. Hesse : « Somalia: State collapse, Terrorism and Piracy », Routledge, 2011.
  • [6]
    Isabelle Saint-Mézard : « Quelles architectures de sécurité pour l’océan Indien ? », Hérodote 2012/2, Géopolitique de l’océan Indien, p. 129-149.
  • [7]
    On peut notamment citer Cutlass Express organisé par AFRICOM sur une base annuelle et qui vise à renforcer les capacités maritimes régionales en Afrique de l’Est.
  • [8]
    Maritime Security and Safety.
  • [9]
    Critical Maritime Routes in the Indian Ocean (routes maritimes critiques pour l’océan Indien).
  • [10]
    Smartfish constitue l’un des plus vastes programme de pêche de l’océan Indien. Financé par l’UE, il est mis en œuvre par la Commission de l’océan Indien (COI) avec le concours de multiples organisations régionales, COMESA (Common Market for Eastern and Southern Africa), CAE (Communauté d’Afrique de l’Est), IGAD (Intergovernmental Authority on Development), SADC (Southern African Development Community). Le Mozambique et l’Afrique du Sud sont également impliqués.
Français

La lutte contre la piraterie a permis l’émergence d’une architecture régionale maritime de coopération. Le Code de conduite de Djibouti et le futur Centre régional de fusion de l’information maritime à Madagascar peuvent être vus comme des jalons importants mais la région demande un mécanisme plus ambitieux avec une structure répondant à des objectifs stratégiques.

English

Piracy and maritime security in the Western Indian Ocean Region

The fight against piracy led to a nascent regional maritime cooperation architecture. The Djibouti Code of Conduct and the future Regional Maritime Fusion Center in Madagascar can be seen as important steps but the region needs a broader mechanism with a strategic framework. Can AIMS 2050 fulfil this role?

Marianne Péron-Doise
Capitaine de frégate. Directrice du Programme Sécurité maritime internationale à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.792.0099
Pour citer cet article
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