CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Longtemps empêtrée dans des guerres sans fin, les unes plus meurtrières que les autres, dans d’autres fléaux récurrents comme la famine, le sous-développement et la pauvreté, l’Afrique n’avait suscité jusqu’ici que désespoir et pessimisme quant à son avenir. D’aucuns parlaient de ce qui était alors à l’ordre du jour dans les instances internationales se rapportant à ce continent, l’afro-pessimisme, et que certains tentaient même de théoriser.

2 Pourtant, depuis une bonne dizaine d’années, la tendance semble s’inverser au regard des performances des pays africains en ce qui concerne le développement économique et humain, comme en attestent nombre d’indicateurs. Certains spécialistes du développement n’hésitent pas à affirmer que le XXIe siècle sera africain ou ne sera pas.

3 Ainsi donc, après l’afro-pessimisme qui a longtemps dominé le discours sur l’Afrique, voilà que l’Afrique inaugure un nouveau cycle chargé de promesses et de lendemains enchanteurs. Cependant, l’optimisme que cela suscite est tempéré par la série de conditionnalités dont la plus prégnante semble être pour l’Afrique de « s’approprier la réflexion stratégique ».

4 S’approprier la réflexion stratégique ? Entendons-nous bien d’emblée. Il ne s’agit certainement pas de replonger dans les débats, parfois houleux, qui ont opposé les intellectuels africains du siècle dernier à leurs homologues occidentaux, au sujet d’un prétendu statut épistémologique à accorder à « la pensée africaine », pour la hisser aux normes de la rationalité discursive. Il s’agit plutôt, sur l’échelle de prise en charge intellectuelle et scientifique des défis qui interpellent le continent africain, de glisser « le curseur au bon niveau », c’est-à-dire d’appréhender lesdits défis, dans un schéma de lecture cohérent, global et dynamique, dans une parfaite autonomie de pensée et de décision, pour éclairer et préparer la décision.

5 Ainsi, si le niveau stratégique fait référence, dans la vie des États modernes, à la station idéale de conception de buts ou d’objectifs à atteindre, d’identification de moyens subséquents à mettre en œuvre et enfin de formulation des voies à suivre, alors, convient-il de comprendre que l’appropriation de la réflexion stratégique renvoie tout simplement à la déclinaison systématique d’une vision endogène, propre à l’Afrique, et centrée sur la prise en charge des défis qui interpellent le continent.

6 Il convient d’aborder la problématique de la stratégie en Afrique, en tenant compte de ce qu’elle a été en veilleuse pendant certaines étapes historiques de la trajectoire du continent et de l’éventail changeant des risques et des menaces que les jeunes États, confrontés d’emblée à l’impératif d’intégrer la scène internationale, durent prendre en compte dans leur marche vers le développement social et économique.

L’essor de la réflexion stratégique… Un début ?

7 La fin de la guerre froide s’est traduite, en Afrique, par une forte expression de besoins de toutes sortes (libertés d’expression, politiques, respect des droits de l’Homme, exigence de bonne gouvernance, etc.), dans une nouvelle dynamique, en rupture avec l’unanimisme dominant de l’époque antérieure et qui ouvraient la voie au développement d’une pensée réflexive, critique et prospective. Les conférences nationales organisées en Afrique subsaharienne ont largement contribué à l’essor de la nouvelle donne dont la réflexion stratégique doit être le moteur.

8 Au regard des urgences qui peuplent le quotidien des Africains, une telle réflexion s’impose d’elle-même à tous. À la vérité, cette exigence n’a jamais quitté l’espace intellectuel africain. Elle se veut cependant aujourd’hui plus forte que par le passé, surtout dans un contexte de globalisation féroce qui ne laisse aucune chance à l’improvisation.

9 Il est, à cet égard, symptomatique de constater que le concept de « Renaissance africaine » a été entonné, sous des accents nouveaux, par les élites du continent avec un appel pressant à une réappropriation par l’Afrique de son propre destin.

De la nécessité d’une réflexion stratégique africaine

10 Dans sa classification du monde post-guerre froide, Joseph Nye classe le continent africain dans le dernier tiers, celui des crises et de l’instabilité permanente.

11 Toutefois, la stigmatisation que traduit cette perception de l’Afrique est en phase d’être surmontée car la fin de la bipolarisation Est-Ouest a ouvert un nouveau champ de possibilités pour le continent. La mondialisation ayant réduit le globe aux dimensions d’un village, l’Afrique est en train de se repositionner dans l’univers des relations internationales. C’est pourquoi, la réflexion stratégique est d’une nécessité absolue pour structurer le futur et satisfaire le « besoin de long terme » de l’Afrique, exigence trop longtemps laissée en rade face à la dictature de l’immédiat et de l’urgence des défis socioéconomiques de tous ordres du continent.

12 L’Afrique a donc besoin de s’approprier la réflexion stratégique pour agir convenablement sur les deux mamelles nourricières de son devenir : la sécurité et le développement.

13 Pour ce qui concerne le développement, il est indispensable de charpenter une nouvelle superstructure articulée autour d’outils théoriques et conceptuels à même de valoriser la vision d’une Afrique en devenir, perçue par tous et pour tous comme le continent du XXIe siècle.

14 En effet, la crise du capitalisme mondial, dans l’ancien monde, a dessiné de nouveaux contours et mis en selle de nouveaux acteurs dont les pays émergents, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), résolument conquérants. Selon les mots de l’ancien président du Nigeria Olusegun Obasanjo, cette crise a redonné à l’Afrique un nouvel intérêt stratégique.

15 Il est, à cet égard, encourageant de voir que l’option prise par les dirigeants africains de planifier les actions prioritaires définies dans le cadre du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), consiste, dans un premier temps, à mettre en œuvre les projets d’infrastructures régionales et transrégionales et, ensuite, à s’attaquer au chantier de l’intégration, même si, comme nous le savons tous, ces activités vont de pair. Aucun développement et aucune intégration économique ne sont possibles sans un minimum d’infrastructures.

16 Dans la mise en œuvre, l’Initiative présidentielle pour les champions des infrastructures (PICI) qui sert de noyau au Programme de développement des infrastructures en Afrique (PIDA), a été lancée, pour impulser, au niveau politique, les actions nécessaires destinées à matérialiser les projets d’infrastructures régionales et transrégionales.

17 La revue de cette initiative opérée à l’occasion de la réunion au Sommet de l’UA, intervenue à Addis-Abeba, en janvier 2014, a permis de relever des avancées significatives, parmi lesquelles : le corridor Nord-Sud dont le président Zuma de l’Afrique du Sud est le leader ; le gazoduc transsaharien sous la houlette du président Goodluck Jonathan ; le projet communautaire des technologies de l’information et de la communication (TIC) en Afrique de l’Est, sous l’égide du président Paul Kagame du Rwanda ; le projet transsaharien de fibre optique dont la promotion est assurée par le président Bouteflika d’Algérie.

18 En engageant ainsi le leadership continental dans la réalisation de ces projets stratégiques, nous ouvrons l’ère de la mise en œuvre effective du NEPAD et de la réalisation des infrastructures d’envergure nécessaires au développement et à l’intégration de l’Afrique.

19 Cette nouvelle donne géostratégique mérite un plaidoyer permanent et opiniâtre pour arrêter définitivement les analyses afro-pessimistes porteuses de régression et inscrire l’Afrique dans les courants gagnants de l’émergence économique et sociale. Sans une vision stratégique ambitieuse, portée par une réflexion critique, l’Afrique ne saurait être arrimée convenablement aux wagons de la mondialisation et occuper la place qu’elle mérite.

20 L’Agenda Afrique 2063, décliné par l’UA, peut en cela être considéré comme une initiative née d’une véritable réflexion stratégique définie et conduite par et pour l’Afrique elle-même.

21 C’est un programme global de transformation économique et sociale de l’Afrique sur lequel doivent être alignés tous les objectifs de développement du continent, y compris l’agenda de développement post-2015, sur les cinquante ans à venir, approuvé par le Sommet de l’UA en mai 2013, à Addis-Abeba.

22 L’Agenda repose sur l’action commune en vue d’atteindre les sept aspirations qui ont globalement pour objectif la réalisation d’une Afrique prospère, intégrée où règnent la bonne gouvernance, la démocratie et le respect des droits humains, une Afrique, en tant qu’acteur et partenaire fort, unie et influente sur la scène mondiale.

23 Les leçons tirées de la mise en œuvre des cadres continentaux antérieurs ainsi que les opinions des citoyens africains recueillies par le processus de consultation continentale indiquent que, pour assurer la réussite de l’Agenda 2063, il faut s’appuyer sur le potentiel des économies et des peuples africains et apporter des réponses, entre autres, aux enjeux et défis suivants : la nécessité de relier les cadres continentaux aux sources de financement identifiables, réduire la dépendance vis-à-vis de l’aide et mettre fin à la fuite des capitaux.

24 Les projets phares de l’Agenda 2063 sont les suivants : réalisation d’un réseau intégré de trains à grande vitesse ; mise en place d’une université virtuelle africaine ; formulation d’une stratégie de produits de base ; création d’un forum annuel africain ; établissement, en 2017, des zones continentales de libre-échange ; création d’un passeport africain et réalisation de la libre-circulation des personnes ; mise en œuvre du grand projet du barrage d’Inga ; E-network panafricain ; silence des fusils d’ici 2020 ; stratégie spatiale africaine ; création d’un marché unique des transports aériens en Afrique ; création des institutions financières continentales africaines.

25 C’est cette démarche stratégique autonome qui permettra de réaliser une « Afrique intégrée, prospère et pacifique, dirigée par ses propres citoyens et représentant une force dynamique sur la scène internationale ».

26 À cet égard, il est heureux de constater, qu’au plan économique, l’ère des plans d’ajustement structurels, à court et moyen termes, semble céder la place aux plans inscrits dans une vision à long terme, plus ambitieux et structurés, à l’image du « Plan Sénégal émergent » dont l’horizon temporel se situe à 2035.

27 S’agissant de la sécurité, la réflexion stratégique n’a de chance de lui être appliquée avec succès que si l’Afrique est définitivement débarrassée de ses crises récurrentes et signe un long bail avec la paix et la stabilité. En vérité, il doit s’agir d’une véritable mobilisation. Fort heureusement, celle-ci est en cours au niveau de l’UA avec la mise sur pied d’une Architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS) dont la Force africaine en attente (FAA) constitue l’élément central.

28 En fait, l’articulation croissante et complexe entre les questions de paix, de développement et de sécurité appelle la mobilisation d’une intelligence pluridisciplinaire pour dégager des espaces de convergence. Dans une Afrique déchirée par la violence qui hypothèque de jour en jour ses atouts de développement, il est urgent de disposer d’un niveau de prise en charge pertinente des défis sécuritaires dont le terrorisme n’est pas le moindre.

29 Le Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique est un cadre permettant d’approfondir le dialogue stratégique entre les parties prenantes africaines et les partenaires internationaux, d’animer les réflexions pour une vision partagée des menaces sur le continent, en plus d’étudier les réponses les mieux appropriées pour faire face aux défis du moment. Il offre également une excellente opportunité pour examiner les moyens d’accompagner les progrès réalisés grâce aux initiatives africaines dans le domaine sécuritaire et de la paix. Il regroupe, par ailleurs, des acteurs-clés et des experts sur les questions de paix et de sécurité, les partenaires internationaux concernés par les enjeux sécuritaires africains, ainsi que des représentants du secteur privé et de la société civile.

La réflexion stratégique… Un élan à encourager

30 L’appropriation de la réflexion stratégique permanente passe, par ailleurs, par la multiplication des cercles de réflexion à l’échelle du continent. En plus des universités, véritables plateformes d’élaboration de savoirs-critiques, il conviendrait de continuer à favoriser le développement des think tanks, ainsi qu’une plus grande implication de la société civile. En tant que méthode de pensée, la réflexion stratégique devrait ainsi contribuer à une approche plus approfondie et plus globale des défis. La création d’un Centre des hautes études de défense et de sécurité (CHEDS) au Sénégal entre dans ce cadre de stimulation de la réflexion stratégique.

31 La multiplication des structures analogues sera décisive pour renforcer les capacités de veille et d’alerte stratégiques des pays africains et asseoir la synergie nécessaire pour prendre à bras-le-corps les menaces partagées.

32 Parce qu’elle est productrice de sens, parce qu’elle enjambe les contingences pour promouvoir une vision, l’Afrique a besoin de s’approprier la réflexion stratégique pour réaliser son ambition d’un mieux-être pour ses populations.

Français

L’Afrique est confrontée à de nombreux défis dont celui essentiel de sa sécurité. Malgré les crises, le continent s’est réapproprié son propre destin et doit réfléchir à son avenir en s’appuyant sur une vision géopolitique ambitieuse grâce à plusieurs initiatives dont le Forum international de Dakar et le développement d’une recherche stratégique africaine.

English

African appropriation of strategic thinking

Africa faces many challenges, one of the greatest being its security. Despite the crises, the continent is back in control of its own destiny and must reflect on its future, relying on ambitious geopolitical vision through several initiatives, including the Dakar International Forum and the development of strategic research specific to Africa.

Mankeur Ndiaye
Ministre des Affaires étrangères et des Sénégalais de l’extérieur de la République du Sénégal.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.792.0029
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