CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Boko Haram sur les rives du lac Tchad, Al-Qaïda au Maghreb Islamique dans le Sahel ou les Shebabs dans la corne de l’Afrique : tous ces groupes terroristes partagent les mêmes caractéristiques de violence et de transnationalité.

2 Dès lors, il convenait de s’interroger sur la nature de la réponse à apporter à ces menaces. Ce sont en fait les pays directement concernés qui l’ont eux-mêmes déterminée en se regroupant dans des organisations régionales existantes ou ad hoc. Que ce soit le G5 Sahel à l’Ouest, la Commission du Bassin du lac Tchad (CBLT) ou la force de l’AMISOM (African Mission In Somalia) à l’Est, toutes démontrent que la solution passe par une régionalisation de la réponse.

3 Dans ces conditions, il s’agit pour nous d’identifier dans chacun des cas la meilleure façon d’accompagner l’Afrique dans la résolution des crises dans l’esprit du Sommet de l’Élysée et du forum de Dakar.

4 C’est d’abord l’architecture africaine de paix et de sécurité (AAPS), créée à l’initiative des États de l’Union africaine, qui doit apporter une réponse aux enjeux de paix et de sécurité sur le continent. Initiée depuis bientôt quinze ans, elle est constituée d’accords législatifs formels, d’institutions et de processus de décision, qui régissent ensemble la prévention, la gestion et la résolution des conflits en Afrique. L’arsenal institutionnel semble prêt, même si le processus de décision peut être affiné pour lever les ambiguïtés entre l’échelon continental et l’échelon régional.

5 L’opérationnalisation de l’AAPS s’appuie sur le Conseil paix et sécurité (CPS) : sa création constitue une avancée majeure. Calqué sur le Conseil de sécurité des Nations unies, cet organe a pour mission d’apporter des réponses africaines aux problèmes posés sur le continent en matière de paix et de sécurité au sens large. Nous soutenons ce processus tant au niveau national que dans les enceintes multilatérales. Du reste, la France entretient un dialogue régulier avec le CPS.

6 Parallèlement, plusieurs regroupements régionaux, initialement créés pour favoriser l’intégration économique, sont devenus partie intégrante du dispositif sécuritaire de l’UA : Force africaine en attente (FAA), système d’alerte précoce. Les organisations régionales jouent donc dorénavant un rôle croissant dans la prévention et la gestion des conflits. La FAA se décline ainsi par des états-majors régionaux et des brigades régionales en attente incluant une capacité de déploiement rapide. La France détache des officiers coopérants dans plusieurs de ces organisations.

7 Cette architecture à deux niveaux a donc été élaborée pour privilégier les solutions africaines aux problèmes africains. En effet, l’« appropriation » et la responsabilisation africaine sont devenues un concept-clé pour la gestion des crises sur le continent. Le principe de non-indifférence, que l’UA a inscrit dans sa constitution et qu’elle applique pour les crises graves, se démarque de la doctrine de non-ingérence portée antérieurement par l’OUA. L’UA affirme ainsi une volonté d’implication en matière de prévention, de résolution des conflits et de maintien de la paix, qui s’inscrit dans le contexte de renforcement de l’intérêt stratégique du continent et de la montée des menaces transfrontalières globales.

8 Force est de constater que depuis plus de dix ans, les différentes missions menées par l’Union africaine ou les organisations régionales ont illustré la capacité et la volonté politique de nombreux États du continent à assurer un rôle renforcé dans les opérations de paix en Afrique. L’AAPS en particulier a joué un rôle majeur dans le commandement des missions, avec la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (Misma) ou avec la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (Misca). L’UA conduit toujours, depuis janvier 2007 la mission AMISOM en Somalie, soutenue logistiquement et financièrement par l’ONU et l’UE. Elle s’implique aujourd’hui dans le pilotage stratégique de la force multinationale créé par les États de la CBLT, pour lutter contre Boko Haram.

9 Si l’UA peut ainsi se prévaloir, avec l’appui extérieur, de déploiements réussis, l’AAPS reste néanmoins une architecture encore perfectible en raison de ses difficultés à coordonner l’échelon continental et les échelons sous-régionaux et de sa grande dépendance financière vis-à-vis de la communauté internationale. De plus, peu présente face aux menaces transfrontalières, en particulier au Sahel, l’AAPS souffre de comparaison aujourd’hui avec les organisations ad hoc qui ont démontré leur utilité et leur efficacité. Elle reste également discrète sur les questions de sécurité et de sûreté maritime, malgré une stratégie intégrée établie en 2012.

La régionalisation ne doit pas entraîner de compétition entre l’UA et les organisations régionales, mais doit constituer un effet de levier

10 Comme l’ont démontré les difficultés rencontrées début 2016 pour déployer une force africaine de maintien de la paix au Burundi, les frictions entre l’échelon continental et les organisations régionales ou certains États-membres sont aujourd’hui visibles. En l’absence de renouvellement du cadre normatif de fonctionnement entre les différents niveaux, certaines organisations s’estiment légitimes pour traiter des questions de paix et de sécurité, car investies sur ce segment antérieurement à la création de l’UA. L’impression générale est que le processus pour la paix et la sécurité semble s’essouffler.

11 La montée en puissance de l’UA, correspondant direct de l’ONU, l’UE, ou des États, n’affiche pas de réussites indiscutables sur les questions de paix et de sécurité. À cet égard la problématique liée au financement de la CBLT dans la lutte contre Boko Haram est emblématique. L’UE a pourtant besoin de l’UA pour appuyer les actions de l’AMISOM et de la CBLT. L’organisation continentale dispose donc de tous les atouts pour assumer le rôle d’orientation stratégique, d’accompagnement et d’avocat auprès des instances internationales. C’est donc bien dans ce cadre que la régionalisation des réponses, comme la CBLT ou le G5, devrait pouvoir bénéficier de l’effet de levier de l’UA, dans une logique de synergie et non de compétition.

La régionalisation appelle une clarification sur les évolutions futures de l’AAPS

12 L’UA a commencé une nouvelle stratégie, avec la mise en place en mai 2013, suite aux difficultés de l’AAPS au Mali, de la capacité de réponse immédiate aux crises (Caric). Ce mécanisme, conçu sur la base d’États volontaires [1], a été présenté comme une solution transitoire devant permettre de répondre aux situations d’urgence et pallier temporairement les insuffisances de la FAA. Son caractère temporaire ayant été maintes fois réaffirmé, cette force devrait disparaître une fois que la pleine capacité opérationnelle de la FAA aura été déclarée [2].

13 Néanmoins, cette décision qui devait être prise lors du dernier Sommet ordinaire de janvier 2016 a été repoussée afin de disposer des conclusions de l’analyse après action de l’exercice Amani Africa II, exercice de certification de la FAA. Pour la bonne marche de l’AAPS, il est donc nécessaire qu’un arbitrage soit rendu à l’occasion du Sommet de juillet à Kigali sur l’avenir de cet instrument. Sans doute faut-il alors que les États-membres changent l’appellation de la FAA en l’appelant « Force africaine en alerte » car, comme le disent nombre de chefs d’État africains, « nous en avons assez que cette force soit en attente » [3] !

La régionalisation doit apporter des réponses aux carences capacitaires et à la dépendance financière de l’UA vis-à-vis de la communauté internationale

14 Les enjeux capacitaires de l’AAPS restent aujourd’hui prégnants. En effet, les capacités des pays sont disparates et les cinq brigades régionales ont des formats, des volumes et des capacités de projection très différentes les unes des autres. Malgré le bon déroulement de l’exercice Amani Africa II, des solutions à ces carences devront être imaginées pour que l’organisation soit pleinement opérationnelle.

15 La question du financement des opérations africaines est également cruciale. Elle repose essentiellement sur l’Union européenne, première contributrice devant l’ONU et les États-Unis [4]. Pour y répondre, l’UA devra trouver le moyen de s’assurer des ressources pérennes et fiables afin de financer et conduire ses interventions de façon plus autonome.

Développer des structures régionales complémentaires de celles de l’AAPS face aux menaces transfrontalières

16 L’AAPS a pu également apparaître comme un cadre trop rigide pour des opérations qui, en raison des menaces transnationales qui se développent sur le continent, dépassent aujourd’hui le simple cadre du maintien de la paix ou le découpage géographique fixé par les organisations.

17 Au Sahel en particulier, la coopération régionale en matière de lutte anti-terroriste s’est caractérisée par la multiplicité des initiatives et mécanismes existants – Comité d’état-major opérationnel conjoint (Cémoc), Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), Processus de Nouakchott – qui, malgré leur intégration à l’AAPS, ne sont pas complètement opérationnels aujourd’hui.

18 En revanche, le G5 Sahel ou la CBLT, deux structures ad hoc, représentent désormais, dans leur théâtre respectif, un cadre incontesté pour la mise en place d’actions régionales en matière de sécurité et de défense. Si l’UA a su fortement s’impliquer dans le pilotage stratégique de la force multinationale créé par les États de la CBLT pour lutter contre Boko Haram, il reste au volet sécuritaire du G5 Sahel à être officiellement reconnu par l’organisation continentale au regard de ses directives pour l’opérationnalisation de l’AAPS dans la région sahélo-saharienne.

Sur l’organisation des réponses régionales aux questions de sécurité maritime, l’UA peut s’exprimer davantage dans le sens de Yaoundé

19 Alors que l’UA produisait en décembre 2012 une Stratégie africaine intégrée pour les mers et les océans – horizon 2050 (Stratégie AIM 2050), les efforts se sont accentués pour améliorer la coopération régionale et internationale et assurer la sécurité du domaine maritime africain vis-à-vis des menaces liées à la piraterie et aux trafics maritimes, en particulier dans le golfe de Guinée. Depuis juin 2013, les États-membres de la Cédéao, de la Communauté économique des États d’Afrique centrale (Cééac) et de la Commission du golfe de Guinée (CGG), ont ainsi initié à Yaoundé un processus visant à obtenir une connaissance accrue de la situation maritime africaine, s’appuyant sur une architecture interrégionale de partage de l’information maritime, et à doter les États des outils juridiques leur permettant une action collective efficace contre la piraterie maritime.

20 L’UA pourrait prendre appui sur ce processus afin d’être davantage présente sur les questions de sécurité maritime. Le prochain Sommet extraordinaire de l’UA, organisé à Lomé en octobre 2016 sur la sécurité maritime et le développement de l’Afrique, sera l’occasion d’élargir à la sécurité et à la sûreté maritime la dynamique lancée à Yaoundé, centrée sur la lutte contre la piraterie. Les principaux enjeux seront, entre autres, de renforcer l’intérêt pour le processus de Yaoundé d’États confrontés à des problématiques sécuritaires autres que la piraterie (pêche illégale, trafics…), et de promouvoir une approche intégrée de la lutte contre l’insécurité maritime, conformément à celle voulue par l’UA dans sa stratégie AIM 2050. Toutes les initiatives pour régionaliser dans ce cadre une réponse adaptée à la crise maritime méritent d’être étudiées. Dans cette optique, le rôle que pourrait jouer l’École nationale à vocation régionale (ENVR) de Bata ou l’intérêt que l’Institut de sécurité maritime interrégional (Ismi) d’Abidjan peut apporter en termes de standardisation sont tout à fait illustratifs.

21 * * *

22 Au bilan, l’exercice Amani Africa II a prouvé la détermination des instances continentales et régionales sur les dossiers de paix et de sécurité. Si la FAA peine à être déclarée pleinement opérationnelle malgré le bon déroulement de l’exercice, les progrès réalisés depuis 2002 sur le chemin de la prise en compte par l’Afrique des questions de paix et de sécurité sont importants. Les brigades régionales sont le symbole de ce dynamisme. Cependant, l’architecture mise en place par l’UA pour s’approprier ces questions reste confrontée à plusieurs difficultés structurelles auxquelles va tâcher de répondre la nouvelle feuille de route 2016-2020, élaborée collectivement par la Commission de l’Union africaine et les organisations régionales. Elle affiche l’ambition de vouloir clarifier les rôles et fonctions attendus de chaque acteur impliqué dans l’AAPS, et de mieux communiquer sur les résultats attendus. Gageons que ces réformes permettent de trancher le traditionnel débat entre subordination et subsidiarité, et d’améliorer ainsi la mise en œuvre effective de cette architecture collective, qui reste probablement la meilleure réponse aux défis posés aujourd’hui par les menaces transnationales. Il était temps car la fenêtre d’opportunité pourrait se refermer avec le vent des nouvelles structures ad hoc qui réussissent. Il faut donc sortir de ce qui pourrait devenir une impasse stratégique, et le temps presse car les menaces perdurent et pourraient s’accroître. Or, comme le dit un proverbe africain : « On ne fait pas de bon ciment quand la maison brûle » !

23 La France reconnaît l’importance du rôle de l’Union africaine, qui est un des éléments clé de la modernisation de sa politique africaine. Elle sera donc aux côtés de ses partenaires africains pour la mise en œuvre de la nouvelle feuille de route, et encouragera en particulier le rétablissement d’un dialogue constructif entre l’UA et ses organisations régionales.

24 Elle restera également, à titre bilatéral comme dans le cadre de l’UE, un acteur engagé du soutien apporté au développement de l’AAPS, conformément aux engagements pris lors du Sommet de l’Élysée sur la paix et la sécurité en Afrique (décembre 2013).

Notes

  • [1]
    Treize pays sont concernés : Algérie, Afrique du Sud, Angola, Bénin, Burkina Faso, Égypte, Niger, Ouganda, Sénégal, Soudan, Rwanda, Tanzanie, Tchad.
  • [2]
    Avec l’exercice Amani Africa II, qui s’est déroulé en Afrique du Sud du 19 octobre au 7 novembre 2015, le processus d’opérationnalisation de la FAA, pilier principal de l’APSA (African Peace and Security Architecture), a atteint un nouveau palier.
  • [3]
    L’appellation « Forces en attente » est une traduction inappropriée du terme « Stand-By Force ».
  • [4]
    Sur les deux années 2013 et 2014, le fonds pour la paix, qui fournit à l’UA les ressources financières nécessaires pour les missions liées à la paix et à la sécurité, s’est élevé à 676 M$, dont 89 % ont été fournis par l’Union européenne et 3,6 % par les États-membres.
Français

Les crises africaines nécessitent une approche régionale impliquant les États et les organisations internationales du continent. Il importe de faire converger les efforts en favorisant la complémentarité des actions et non pas une concurrence stérile. La France apportera son soutien pour mieux répondre aux défis sécuritaires.

English

The regionalisation of responses to African crises

African crises require a regional approach that involve African states and international organisations on the continent. There must be a combined effort that encourages complementarity in the actions carried out, rather than sterile competitiveness. France will provide support to better respond to the security challenges.

Jean-Marie Clament
Général de brigade aérienne. Chef du Service questions régionales de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.792.0023
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Comité d’études de Défense Nationale © Comité d’études de Défense Nationale. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...