CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Après la décolonisation, le nationalisme arabe triomphe. Le baathisme arrive au pouvoir à Damas et Bagdad (1963), et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) est créée en 1964. Après 1967, ces partis prennent le relais du nassérisme affaibli. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) déclenche le choc pétrolier après la guerre d’octobre 1973, puis l’Égypte se désengage du conflit israélo-arabe.

2 Le 12 septembre 1970, « septembre noir » chasse l’appareil militaire de l’OLP de Jordanie vers le Liban. La tension monte et le 13 avril 1975 commence la guerre civile libanaise. L’affrontement entre phalanges chrétiennes (Kataëb) et l’OLP (et ses alliés libanais) entame quinze ans de guerre sans le savoir. Cette guerre régionale tournante n’a jamais cessé jusqu’en 2016. Le Moyen-Orient devient le théâtre de tous types de guerres : civiles, guerre froide, internationales, idéologiques, confessionnelles, interétatiques, terroristes.

3 La guerre s’étend du Sinaï à l’Afghanistan, avec un épicentre entre Liban et Palestine, en grande Syrie ottomane. Des foyers secondaires éloignés surgissent en Afghanistan, au Caucase, au Yémen et au Maghreb. La région forme le vaste théâtre d’une guerre aux multiples visages. Comment se repérer dans cette succession de conflits locaux et régionaux ? Tentons de proposer quelques clefs d’interprétation et d’intelligibilité pour faire sens.

La guerre du Liban (1975-1990), une guerre de sortie de guerre froide

Un théâtre secondaire de la guerre froide et de sortie du conflit israélo-arabe

4 Après 1970, les Palestiniens déséquilibrent le jeu communautaire libanais. La « guerre de deux ans » (1975-1976) entre Phalanges et OLP tient du conflit de guerre froide. Le bloc soviétique soutient l’OLP et son allié le Parti socialiste progressiste (PSP). Chrétiens de gauche et Druzes s’opposent au camp impérialiste accusé d’alliances avec Israël, la droite chrétienne et les Occidentaux. Ce conflit idéologique prend fin en 1983, quand, après « paix en Galilée », la France évacue l’appareil de l’OLP à Tunis.

5 Abandonnés à leur sort, les Palestiniens doivent lutter seuls pour leur cause. Ça ne tient pas qu’au Liban. Sadate, sorti du conflit israélo-arabe après octobre 1973, se rend en novembre 1977 à Jérusalem, et signe en 1978 les accords de Camp David. Parallèlement, les Israéliens interviennent au Liban, au sud en 1978, puis dans le Chouf en 1982, prélude à « Paix en Galilée » qui conduit Tsahal aux faubourgs de Beyrouth et dans la Bakaa à l’Est. De juin à septembre 1982, on relève 3 000 morts, dont ceux de l’épisode dramatique de Sabra et Chatila après l’assassinat de Bachir Gémayel. Israël est soutenu par les États-Unis et la France, qui payent par des dizaines de morts leur présence au Liban (attentat du Drakkar en octobre 1983) [1]. En face, la Syrie est liée à l’URSS. Le retrait des Israéliens du centre-Liban, puis des Occidentaux en 1983-1984, laisse place aux Syriens. Le conflit israélo-arabe et la lutte des Palestiniens sont devenus un théâtre secondaire de la guerre froide.

L’équilibre des forces entre Syriens et Israéliens, condominium sur le Liban

6 La guerre du Liban débouche sur une sorte de condominium boiteux d’Israël et de la Syrie sur leur petit voisin. Il s’agit de contrôler à l’amiable le pays pour y défendre ses intérêts, de ne pas laisser une fraction prendre trop d’importance (d’où les assassinats successifs du leader druze Kamel Joumblatt en 1977 après la « guerre de deux ans », puis du président chrétien élu Béchir Gémayel), tout en évitant l’affrontement direct. Le choc est ainsi évité en 1982 dans la Bekaa. Les deux pays ne s’affrontent que par services ou milices interposés.

7 Israël s’appuie sur la milice du Liban Sud, chrétienne et chiite, par laquelle Tsahal garde une carte sur la scène libanaise. Le Sud Liban est à la fois protégé et soumis. Quant à la Syrie, elle maintient l’ordre dans l’Est et le Nord, jusqu’à Beyrouth. Elle occupe une partie du pays, soutient des milices et des groupes politiques, élimine les indésirables, maintient la présidence sous pression, etc. Le conflit israélo-arabe se dilue et se meurt en une sorte d’équilibre des forces sur sol libanais. La Syrie baathiste se présente au monde arabe comme le pays du front (le dernier après la paix séparée de la Jordanie en 1994). Mais depuis 1973, derrière la résistance anti-impérialiste et arabe, cet affichage masque mal l’ambition réelle du président Hafez el Assad : réunifier sous son aile la Grande Syrie. Quant à Israël, après s’être débarrassée de l’OLP en 1983, elle joue de ses alliances libanaises à géométrie variable, tour à tour chrétiens, Druzes ou chiites du Sud. L’essentiel est de bloquer la résistance anti-israélienne, qui renaît au sud par des milices chiites.

Sur fond de révolution islamique (1979) et de guerre irako-iranienne (1980-1988), la confessionnalisation de la guerre du Liban

8 Commencée en conflit lié à l’OLP, la guerre du Liban a été un combat de guerre froide, un choc israélo-palestinien, puis un affrontement par alliance entre Israël, la Syrie et leurs alliés. Mais derrière ces affichages, la guerre du Liban se confessionnalise.

9 Le premier épisode est la « guerre de la Montagne » (le Chouf) qui court de juin 1982 à décembre 1983 ; voulue et conduite par les Druzes du clan Joumblatt fils, elle débouche sur l’éviction des chrétiens de la Montagne libanaise. Pour les Druzes, la guerre permet d’en finir avec l’humiliation historique de 1860. À la suite des massacres antichrétiens des Druzes de la Montagne et de Damas, la France et les grandes puissances ont rétabli l’ordre et consacré la domination des chrétiens sur le Liban, établie jusqu’à la république. L’expulsion des chrétiens du Chouf en 1983, symbolisée par le martyre de Dayr el Qamar, est l’acmé du tournant confessionnel que le progressisme du PSP ne parvient plus à masquer. La guerre laïque des gauches est devenue une guerre ethnoconfessionnelle.

10 La résistance islamique chiite naît au Liban Sud et en banlieue sud de Beyrouth. Amal est créée par le chef religieux Moussa Sadr en 1976, pour porter l’identité chiite. C’est une nouveauté pour cette population dominée des périphéries. Soutenue par Hafez el Assad, Amal est hostile à la résistance armée palestinienne sur le sol libanais, surtout après 1978, comme les Syriens. Puis la révolution chiite d’Iran suscite un nouveau mouvement de résistance islamique, le Hezbollah (juin 1982), qui s’affirme en 1985. Mouvement confessionnel et djihadiste, il est soutenu par l’Iran qui reprend en charge la résistance à Israël. Téhéran et les chiites repoussent Israël, obligeant l’Arabie saoudite à imposer en 1990 les Accords de Taëf de sortie d’un conflit devenu dangereux. De 1990 à 2005, le Hezbollah et Amal portent la résistance libanaise contre Israël, qui sort du pays en 2005.

11 La confessionnalisation de la guerre du Liban est menée à son terme quand deux régimes religieux, l’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran, sont décideurs. Même la Syrie baathiste ne cache plus sa sensibilité au camp chiite-alaouite, disparition de l’URSS oblige.

Les deux guerres d’Afghanistan et les deux guerres d’Irak, ou comment l’hyperpuissance américaine nourrit le djihad mondial

L’alliance américano-wahhabite jusqu’en 2001

12 Le pacte du Quincy de 1945 a fondé une des alliances les plus stables d’après-guerre. Lorsque les Soviétiques envahissent l’Afghanistan en 1979, l’alliance devient militaire. L’ISI pakistanais, la CIA et l’Arabie saoudite apportent une aide importante à la résistance afghane. Pour les Saoudiens, il s’agit d’un djihad, le premier grand djihad international du XXe siècle. Salafistes et wahhabites le prennent en charge depuis Peshawar. Entre 1979 et 1989, 25 000 Arabes forment un corps expéditionnaire bien particulier. Oussama Ben Laden, pour son pays, allié à la CIA, dirige et instruit les djihadistes arabes, jusqu’à la victoire et au retrait soviétique en 1988-1989. Ce banc d’essai victorieux du djihad sunnite tient en respect la révolution islamique.

13 Entre 1989 et 1992, un nouveau djihad se met en place en Méditerranée, en Bosnie (1992-1995), puis au Kosovo (1998-1999). Des combattants arabes et d’Asie centrale passés par l’Afghanistan s’y retrouvent, et y importent les techniques du djihad afghan, en appui aux combattants musulmans qu’ils forment au djihadisme. Ces deux guerres sont un succès, avec un soutien de la CIA, les nationalistes serbes étant aidés par Moscou.

14 Mais c’est bientôt le djihad algérien qui retient l’attention planétaire : la « décennie noire » ensanglante le pays de 1992 à 2001 ; 400 « Afghans » algériens revenus d’Afghanistan jouent un rôle décisif au début de la guerre civile, après l’interruption du processus électoral en janvier 1992. En quelques mois, la guerre civile s’installe. En dépit des milliers d’arrestations ciblées, des milliers de jeunes gens rejoignent les maquis pour faire tomber la République algérienne, accusée de tous les maux. Les alliés saoudiens et américains attendent la victoire militaire du Front islamique du salut (FIS) jusque vers 1995-1996. Ce premier djihad dans un pays « arabe » sunnite est une guerre interne à l’islam : en face, il n’y a ni colonisateur, ni Soviétique, ni ennemi extérieur. Le nationalisme arabe est attaqué dans l’un de ses bastions. Sans le soutien croissant de la France dès 1995, le sort de la bataille eut été plus aléatoire. Fidèle à sa politique arabe, la France soutient Alger, comme l’Irak dans les années 1980 contre l’Iran. L’alliance américano-salafiste, même dormante, est cette fois vaincue.

La première guerre du Golfe (1991-1992) fracture le Proche-Orient de Sykes-Picot

15 À l’été 1990, l’Irak baathiste, ruiné par sa guerre contre l’Iran, s’empare du riche Koweït. Pariant sur l’effondrement du camp soviétique et la fin euphorisante de la guerre froide à l’Ouest, Saddam Hussein espère échapper au pire. Mais poussés par leurs alliés saoudiens effrayés, les Américains forment une coalition internationale pour libérer le Koweït, avec l’accord de la moribonde URSS.

16 Pris au piège, le laïc Saddam Hussein se tourne vers les solidarités confessionnelles et communautaires, et appelle les musulmans arabes à chasser les infidèles du Golfe. Il espère attirer à lui des combattants arabes. La confessionnalisation expresse du Baath lui attire les bonnes grâces des Frères musulmans et de l’OLP. Pour l’Arabie saoudite, leur grand financier historique, la trahison entraîne sanction : des centaines de milliers de Palestiniens sont chassés d’Arabie où ils travaillaient, et les Frères cessent de recevoir leurs subsides. Un rôle inattendu échoit au petit Qatar wahhabite.

17 La coalition chasse l’Irak du Koweït. François Mitterrand a exigé le maintien de Saddam Hussein. Mais l’Irak et le Baath entrent en crise. L’Irak créé par les Britanniques est ébranlé. Soutenues par des services occidentaux et arabes, des tentatives de soulèvement échouent à Bagdad en 1991, puis le Nord kurde et le sud chiite du pays font dissidence. Le Baath est désormais la coquille vide de la sécurité de l’État et des mukhabarat (services de sécurité) aux mains du clan sunnite des Takritis, issus du village natal de Saddam. La assabiya (mobilisation charismatique) tribale des Takritis a vaincu le baathiste politique. L’État irakien des Accords Sykes-Picot se fragmente. Les Occidentaux soutiennent les Kurdes dans le cadre de l’opération Provide Comfort en 1992. Leur zone de protection est appelée à devenir un Kurdistan semi-autonome entre 1996 à 2003 ; dans le sud chiite, interdit de survol aux avions de Bagdad, la dissidence progresse dans les esprits.

18 La Syrie baathiste aussi est congelée artificiellement par le conflit avec Israël et par la famille Assad. Les mukhabarat aux mains des cercles tribaux-familiaux recrutent dans la minorité alaouite.

La troisième guerre du Golfe fait du Moyen-Orient le nouveau champ du djihad

19 Après l’Algérie, la Bosnie et la Tchétchénie, un changement partiel d’alliance s’opère au Moyen-Orient à l’initiative des États-Unis après le 11 septembre 2001. Ceux-ci prennent la tête d’une « Guerre contre la terreur » avec leurs alliés. L’organisation de Ben Laden, Al-Qaïda, s’est retournée contre son ancien protecteur américain, vu comme l’obstacle au changement des régimes des pays du Golfe. De là découlent deux guerres américaines, la deuxième guerre d’Afghanistan (2001-2014), face au djihad taliban, fixé dans ses zones tribales pachtounes, avec l’appui de combattants arabes ; et une troisième guerre du Golfe ou d’Irak (2003-2011), qui paraît achevée le 9 avril 2003 à la chute de Bagdad.

20 La satisfaction américaine est réelle. Mais l’improvisation règne : les Américains renvoient à la maison l’armée de Saddam Hussein en privant les cadres de leur solde. Les conditions d’un nouveau djihad se mettent en place : combattants et capitaux arabes, organisation efficace, haine anti-occidentale, phobie anti-chiite. Or, ceux-ci sont annoncés en grands vainqueurs des premières élections libres du pays.

21 Le Jordanien Al Zerqaoui (1966-2006) est un ancien du djihad afghan. Après des années passées à développer son idéologie, ses contacts et ses réseaux, il commence son djihad le 19 août 2003 par l’explosion de l’immeuble du personnel de l’ONU à Bagdad. Le 29, un nouvel attentat anti-chiite contre la mosquée d’Ali à Nadjaf tue 85 personnes. La double offensive pousse à l’alliance entre Américains et chiites d’Irak pour écraser une insurrection redoutable, car rejointe par des baathistes. Zerqaoui meurt le 7 juin 2006. Le 13 octobre, Al-Qaïda en Irak constitue avec cinq autres groupes djihadistes le Conseil consultatif des moudjahiddin en Irak, qui proclame « l’État islamique d’Irak ».

22 Né en Afghanistan, le djihad sunnite a pris pied au Levant arabe. Malgré son échec algérien, qui fait dire à bien des observateurs que l’islam politique a échoué, le djihad prend pied en Irak après l’intervention américaine et la destruction de l’État irakien. Ben Laden meurt le 2 mai 2011, une victoire symbolique de l’Amérique, qui se désengage d’Irak en décembre. Mais le djihad s’étend à nouveau après la série des printemps arabes de 2011.

Les printemps arabes accélèrent la décomposition régionale

2011, les monarchies arabes soutiennent leurs amis islamistes pour en finir avec le nationalisme arabe et les républiques militaires

23 Les monarchies wahhabites du Qatar et d’Arabie saoudite ont soutenu les printemps arabes. La chaîne d’information arabe Al Jazirat, propriété du Qatar, l’a amplement démontré. Cela n’enlève rien à l’action collective, délibérée et victorieuse de millions de manifestants tunisiens, égyptiens ou libyens. Mais la révolution a été stoppée net quand elle a menacé des monarchies, Maroc ou Bahreïn.

24 Ben Ali, Kadhafi, Moubarak ou Assad-fils étaient des figures du nationalisme arabe et des républiques militaires, une idéologie illégitime aux yeux des wahhabites. Le raïs Moubarak était l’ennemi numéro un des Frères musulmans, financés par le Qatar. Les prédications d’Al Jazirat et les caméras de la chaîne ont joué un rôle capital dans la mobilisation des Frères égyptiens. Avec une majorité absolue en Égypte et relative en Tunisie, ils ont tenté d’imposer leurs choix ; en Libye, face aux échecs électoraux, ils ont pris Tripoli et l’Ouest du pays.

25 Cette victoire des Frères, ennemis de l’Arabie saoudite, inquiète le Royaume. À coup de millions de dollars, des partis salafistes ont recueilli plus de 20 % des voix en Égypte, pour empêcher le raz-de-marée des Frères. Courant 2011, une digue de résistance apparemment condamnée est érigée entre Alger et Damas isolés dans la Ligue arabe. Alors que le régime syrien est donné pour mort, comme l’Algérie en 1994, les deux régimes sont les survivants du nationalisme arabe. En 2003, ils sont rejoints par l’armée égyptienne.

La guerre de Syrie devient le foyer des affrontement confessionnalisés au Moyen-Orient

26 Le conflit entre républiques militaires et monarchies arabes se transforme en conflit ravageur en Syrie dès 2012. Les États-Unis restent fidèles aux Saoudiens, et les Russes à la Syrie, un régime pourtant jugé condamné. Quant à la France, pour la seconde fois après la Libye, elle choisit le camp de la révolution. Mais au-delà de cette guerre par procuration, via alliés interposés, le conflit syrien, qui se déroule plus de cinq ans durant, devient total, et amplifie toutes les guerres régionales qui l’ont précédé.

27 Le conflit principal oppose les Saoudiens et les monarchies sunnites aux Iraniens qui fédèrent pays et groupes chiites (l’Arabie saoudite entre directement en guerre en 2015 au Yémen contre les houtistes, après le Bahreïn en 2011, pour protéger ses alliés sunnites).

28 Un conflit éradicateur et très meurtrier oppose salafistes et minorités ethniques et/ou confessionnelles du Moyen-Orient, qu’ils rêvent de chasser ou d’éliminer. Ainsi en est-il d’abord des chrétiens d’Orient, condamnés à fuir les zones de paix ou de guerre échappant à un État fort ; des Yazidis, considérés comme infra humains par l’État islamique d’après le traitement de leurs femmes et enfants ; des Kurdes, condamnés à se défendre les armes à la main ; et des chiites et alaouites des zones ciblées par les salafistes.

29 Un autre conflit secondaire mais essentiel oppose Turcs et Kurdes ; ces derniers pourraient imposer la naissance de l’État-nation entrevue en 1920.

30 À travers la guerre qui a repris en Irak en 2004, le conflit entre les trois grandes composantes d’Irak – une fois chassés près d’un million d’Arabes chrétiens – a repris de plus belle, opposant Kurdes et chiites aux sunnites.

31 Dans ce jeu à multiples fronts, l’État islamique, qui s’est emparé de la moitié du territoire syrien et d’un tiers de l’Irak en 2014-2015, est contre tous. Cela lui permet d’attirer des dizaines de milliers de candidats au djihad de par le monde, et de perpétuer un djihad sunnite bientôt quarantenaire. L’État islamique (Daesh), organisation armée terroriste d’obédience salafo-djihadiste héritière de l’appareil politique créé à la mort de Zerqaoui, a proclamé un califat arabe le 29 juin 2014. Outre la perpétuation d’un mythe politique historique, il donne corps à l’objectif politique ultime des Frères en 1928.

32 Enfin, la guerre de Syrie est l’occasion de rejouer les alliances et les camps de la guerre froide, presque intacts : à l’axe Russie, Damas, Républiques arabes, Iran et Hezbollah s’oppose le camp composé des Occidentaux, des monarchies arabes, d’Israël, des Frères musulmans… chacun jouant sa propre partition.

De premiers enseignements de la guerre en Syrie peuvent être tirés…

33 Si le conflit aux 300 000 morts est loin d’être achevé à l’hiver 2016, et que de fortes incertitudes pèsent sur son devenir, des enseignements se dégagent d’ores et déjà.

34 Le Croissant chiite sort renforcé de ce conflit. Galvanisé par la République islamique d’Iran réconciliée avec les Occidentaux, il n’a perdu aucune position, fédère les chiites de tous les pays arabes, en attendant le Pakistan et la Turquie.

35 La partition de la Syrie utile et le morcellement de l’Irak deviennent probables : l’Irak est morcelé depuis des décennies et une Syrie unifiée semble peu envisageable.

36 Un effet boomerang du conflit vers l’Arabie saoudite ne peut être exclu. Le royaume, isolé après avoir exporté la guerre, est fragilisé. Entouré de murs et de barrières, il est menacé de l’intérieur et de l’extérieur, son image est très écornée. Le retour en grâce de l’Iran et des revenus en chute libre dus à la baisse du pétrole rendent l’avenir incertain.

37 Un État kurde en formation est sur le point d’émerger au nord de l’Irak et de la Syrie. C’était inenvisageable. Mais le raidissement guerrier de la Turquie qui en découle menace la cohésion à l’Otan, de facto concernée.

38 C’est la recomposition d’un Moyen-Orient postcolonial, post-Sykes-Picot, et post-guerre froide qui se joue, dont il n’est pas exclu que l’Égypte et l’Iran tiennent les rênes.

39 Ces conflits participent d’une mutation accélérée du Moyen-Orient, qui se recompose sous la pression des idéologies et des groupes dominants. Ainsi, la sortie du jeu des Occidentaux, désormais en second rang derrière les puissances régionales, Iran, Israël ou Turquie, rejaillit sur le destin des chrétiens d’Orient. La Russie peut-elle, à elle seule, protéger ces minorités ?

40 La carte du Moyen-Orient est caduque. La balkanisation du Levant en États communautaires n’est pas à exclure : Israël et la Palestine, la Jordanie et le Liban, une Syrie des minorités de Damas à Lattaquié, un Kurdistan de Syrie et d’Irak réunifiés… sont les pistes de la mosaïque levantine. La Turquie et l’Arabie saoudite redoutent une sortie de crise menaçante.

41 Cette guerre inachevée de quarante ans au Proche-Orient a accompagné la sortie du nationalisme arabe. Le wahhabo-salafisme, en germe depuis l’alliance entre Rachid Rida et les Saoud en 1926-1932, a démontré sa capacité d’attraction sur une fraction de la jeunesse mondiale, annonçant la poursuite des tensions.

42 Cette longue guerre aux multiples conflits a permis l’émergence de nouveaux acteurs. Certains, marginalisés par l’histoire, tiennent leur revanche : Kurdes qui s’unissent pour conquérir un territoire ; Russes et chiites, qui semblaient déclassés il y a quelques décennies ; Égyptiens, marginalisés par Camp David, soutenus par l’Amérique et les Saoudiens…

Notes

  • [1]
    NDLR : 58 parachutistes du 1er et 9e RCP y trouvent la mort.
Français

Le Moyen-Orient n’a pas cessé d’être ravagé par la guerre avec des origines différentes allant du nationalisme arabe à la revendication religieuse opposant les différentes formes de l’islam, sans négliger le conflit israélo-palestinien. L’émergence d’un nouveau paysage géopolitique est désormais en cours.

English

From Beirut to Damascus, Forty Years of War in the Middle East

The Middle East hasn’t ceased of being ravaged by the war for different reasons ranging from Arab nationalism to religious claims opposing different forms of Islam, without ignoring the Israel-Palestine conflict. The emergence of a new geopolitical landscape is under way from now on.

Pierre Vermeren
Professeur en histoire du Maghreb contemporain à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. A récemment publié Le choc des décolonisations, de la guerre d’Algérie aux printemps arabes (Odile Jacob, 2015), et La France en terre d’islam. Empire colonial et religions (Belin, 2016).
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.791.0034
Pour citer cet article
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