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Le Moyen-Orient ou l’éternelle recherche d’une identité partagée

1 Dans l’imaginaire du Vieux Continent, l’« homme malade de l’Europe » indique la condition très spécifique de l’Empire ottoman au XIXe siècle. Cette image renvoie également à une certaine idée d’hégémonie sur l’Orient, où la Russie ne peut qu’occuper le camp adverse à celui de l’Europe. Il y a exactement un siècle, à l’éclatement de la Grande Guerre, ce véritable modèle d’équilibre atteignit son point de clivage. C’est alors que les accords secrets dits de Sykes-Picot (1914-1916) se chargèrent de dessiner les nouvelles frontières des États issus du démembrement de l’après-guerre. Malgré sa longévité, cette véritable pierre angulaire de l’architecture moyen-orientale comporte un péché originel qui hante l’histoire et ce, jusqu’à nos jours, dans la mesure où ces accords n’ont pas su offrir une issue favorable à la promesse anglo-française d’établissement d’un État arabe. Le nationalisme arabe suit la trajectoire d’un idéal initialement séduit par les promesses occidentales, quoique subitement inhibé, et qui ensuite se replie dans un véritable « complexe arabe ». C’est ainsi que l’histoire du XXe siècle jusqu’à l’actualité de nos jours ne fait que nous parler d’une volonté – jamais aboutie – de revenir à l’unité arabe. Une telle frustration est génératrice d’une série de clivages qui s’inscrivent de manière durable au sein de la politique moyen-orientale ; voyons-les.

2 Tout d’abord, il convient de distinguer deux courants majeurs engendrés par les Accords Sykes-Picot, l’un arabiste (hedjazien d’abord, saoudien ensuite) et l’autre syrianiste. Leur dénominateur commun renvoie à la nécessité de bâtir un consensus politique autour de leur projet unificateur, compte tenu dudit partage entre les grandes puissances marraines. C’est ainsi que le projet saoudien se définit avant tout comme la tentative de construire un consensus autour de la légitimité du Malek, qui est le gardien des Lieux-Saints de l’Islam, berceau de la révolte arabe parrainée par Londres dès 1916. Du côté syrien, on remarque une élaboration intellectuelle bien plus articulée, laquelle est en grande partie l’œuvre d’intellectuels arabes. Ces élites étaient principalement chrétiennes, scolarisées en France (donc fortement imprégnées des principes républicains) et influencées par le soutien stratégique que la Russie leur apportera par la suite. Il convient donc de souligner une fois de plus que ces courants (arabiste et syrianiste) naissent à la suite de l’avortement de la cause arabe en 1919 et se développent sur la base d’un premier grand clivage issu des Accords Sykes-Picot. Néanmoins, il y a lieu de remarquer qu’ils vivent d’un idéal foncièrement différent : le premier renvoie au radicalisme religieux saoudite et salafiste (héritier du wahhabisme et générateur de la mouvance des Frères musulmans) tandis que le second est le produit d’une idéologie social-républicaine franco-russe aboutissant à la création du Parti Baas (un nationalisme « laïc », bien que sui generis). Pour l’un comme pour l’autre, la quête du consensus n’est pas sans écueil et pendant de nombreuses années, malgré les remarquables divergences que nous venons de signaler, l’antisionisme (l’État hébreu ayant été lui-même enfanté par les accords Sykes-Picot) [2], sera le dénominateur commun de tous ces acteurs étatiques arabes, chacun en quête d’un rôle de guide au sein du monde arabe.

3 Plus récemment, le 11 septembre 2001 a représenté un tournant majeur pour le monde arabe, précisément en matière de leadership. Délestées du fétiche du « palestinisme », les élites arabes se trouvent depuis lors face au dilemme suivant : quel pourrait être le dénominateur commun leur permettant une survie politique ? En d’autres mots, alors que la cause palestinienne suit une trajectoire ne lui permettant plus d’être génératrice d’entente, de nouveaux acteurs non-étatiques, radicaux au sens religieux, issus de filières multiples et difficilement traçables entrent en scène. Leur base (du vocable Qaïda) apparaît alors acquise à un horizon transcendantal différent et faisant désormais référence à une certaine idée de l’Islam. Dieu n’est donc pas mort aux pays de l’Islam ; loin de là. Il faut croire qu’il se porte plutôt bien, puisque l’idéal maximaliste islamique devient inévitable, s’inscrivant au sommet de l’agenda de tout parti politique arabe pouvant prétendre à gouverner.

4 Ce basculement en faveur du religieux comme outil de consensus nous conduit à parler d’un nouveau clivage qui concerne de près les événements de Syrie. Il s’agit du clivage chiite-sunnite, qui fait rage partout au Moyen-Orient et qui recoupe le précédent clivage arabistes-syrianistes. De surcroît, le clivage chiite-sunnite serait donc la suite logique du clivage précédent dans un contexte où le religieux a pris le dessus. Sans remonter jusqu’à la fitna (rupture) de l’Islam, nous nous limitons à remarquer que ces deux projets – chiite et sunnite – préconisent deux logiques de la sortie du modèle d’équilibre Sykes-Picot qui sont distinctes et différentes. Ainsi, le dessin des Pasdarans iraniens s’inspire ouvertement de l’idéal de la République islamique révolutionnaire, rêvant d’un super-État s’étendant de l’Irak au Bahreïn. Ce projet bénéficie d’illustres « cinquièmes colonnes », telles que les chiites d’Arabie saoudite, du Yémen, sans oublier bien entendu le Hezbollah libanais, bien installé au pouvoir au Liban et principal allié du régime de Bachar al-Assad.

5 La filière sunnite mérite une attention particulière. La trajectoire du sunnisme politique est nettement moins traçable, quoiqu’elle s’inscrive clairement dans la mouvance wahhabo-salafiste faisant référence aux pétromonarchies du Conseil de coopération du Golfe. Certes, l’État saoudien est un fidèle allié des États-Unis, mais en réalité il s’avère une entité bicéphale qui est également une source de théocratie salafiste et wahhabite. Cette spécificité fait qu’elle se trouve à l’origine de multiples affiliations à caractère non-étatique, sans doute du fait que la famille royale saoudienne compte plusieurs milliers de personnes détenant le monopole des activités financières et économiques du pays. Mais le sunnisme politique se manifeste également dans l’ambition turque de redevenir la principale référence du monde musulman, ce qui recoupe un certain pantouranisme, qui, actuellement, ne trouve pas meilleur agencement sémantique que celui de « panislamisme turc ». En effet, le président Erdogan a opté pour un rôle actif dans le conflit syrien en soutenant les insurgés, dans le but de régler une fois pour toutes la question kurde et surtout de devenir la principale puissance régionale. En tout état de cause, un aspect semble être commun à ces deux visions (wahhabite et turque) du sunnisme politique : elles préconisent une sortie graduelle du modèle Sykes-Picot qui rêve le retour du Califat, véritable obsession de l’islamisme radical depuis son abolition par Atatürk, il y a près d’un siècle.

L’État Islamique (EI) et sa guerre totale contre l’hétérodoxie

6 L’EI a brisé l’équilibre Sykes-Picot et il a unifié de fait la Syrie et l’Irak sous la bannière du Califat. Le caractère purement imaginaire de celui-ci ne doit pas nous faire oublier que son promoteur, l’EI, constitue actuellement le fer de lance de la mouvance sunnite orthodoxe hanbalite. Cette école coranique décline à la fois la pensée wahhabite et celle salafiste des pieux ancêtres, as-salaf. Son idéologie se fonde, entre autres, sur la conviction que le véritable Islam serait celui du premier siècle de l’époque hégirienne, ensuite corrompu par les multiples apports des mécréants. Ces associationnistes, mushrikîn sont accusés d’associer d’autres personnalités à celle de Dieu, ce qui est contraire au dogme fondamental de l’Unicité de Dieu, al-tawahîd. Ce fait suffit à l’EI pour prôner la conversion forcée des non-sunnites ou en alternative le meurtre de tous les mécréants (Yézidis et Shabbaks) ainsi que des musulmans apostats tels que les chiites, les druzes et les alaouites. Il faut croire que de telles ambitions nécessitent un appareil fonctionnel très performant, puisque l’EI s’est doté d’une structure inédite pour une organisation terroriste, qui comprend un volet militaire et un volet institutionnel, capable de déployer une administration civile parallèle.

7 Gestion militaire et administrative du territoire, pouvoir égalisateur des faibles [3], vision politique à long terme, tels sont les ingrédients qui font le succès de l’EI, auxquels il faut encore ajouter l’habilité à mettre en place une tactique de la terreur capable de déstabiliser la conscience occidentale. On se réfère ici à la capacité dont l’EI a fait preuve de manipuler le symbolique et le psychologique au profit de sa propre métapolitique. Il n’est donc pas anormal de constater que, dans nos sociétés, il est réconfortant de croire en l’existence d’une distinction – tout à fait fausse sur le plan épistémologique – entre un islam radical et un islam modéré. Cette croyance, telle qu’elle est professée, est trompeuse car l’islam est le monothéisme qui impose le plus grand écart entre la dimension de la pratique religieuse communautaire et celle de la recherche spirituelle individuelle. Pour être plus précis, nous dirons que cette distinction (radical-modéré) n’est valable que si l’on admet que la catégorie des musulmans soufis (qui incarne la dimension spirituelle et individuelle) peut jouer un rôle dans la société civile, ce qui, au Moyen-Orient, ne se produit que dans des cas assez particuliers, et jamais en Occident. Paradoxalement, on observe que l’approche soufie est propre aux minorités hétérodoxes de l’islam (alaouites, alévis, druzes…), lesquelles par ailleurs envisagent secrètement le Coran comme une référence philosophique au même titre que les écrits néo-platoniciens et pythagoriciens. C’est ainsi que la mouvance de l’EI se retrouve aux antipodes de cette pensée en ce qu’elle incarne l’Islam politique de la mouvance wahabbo-salafiste. Contrairement à Al-Qaïda, pour laquelle l’ennemi est l’Occident, pour l’EI il s’agit surtout d’éradiquer l’apostasie musulmane afin de mieux régler ses comptes avec l’Occident.

8 Par sa force révolutionnaire, son imaginaire politico-administratif et son efficacité tant militaire qu’économique, la métapolitique de l’EI risque aujourd’hui de s’inscrire durablement au sein de la pensée politique arabe, notamment par le remaniement de la question nationale en matière de sortie du modèle d’équilibre Sykes-Picot. En effet, à un tel repli identitaire et religieux répond une grande ouverture sur le monde ; souvenons-nous que l’EEIL (État islamique en Irak et au Levant) est devenu EI, qu’il a fondé un Califat et que sa stratégie vise à englober le monde arabe et à subjuguer une partie importante de l’Europe. De surcroît, l’EI s’éloigne sensiblement de la logique de son concurrent Al-Qaïda dans la mesure où il essaye de s’emparer de la question nationale arabe par le biais de l’établissement d’un État noyau du Califat (voici la raison de l’actuelle appellation « État Islamique »). En d’autres termes, l’EI essaye de réaliser la révolution islamique sunnite, tout comme Khomeiny en son temps l’avait accomplie pour les chiites. Par là, de même que les Pasdarans iraniens, l’EI a besoin d’une structure étatique afin de pouvoir métamorphoser la question nationale (en arabe, Umma signifie nation au sens d’une conception communautaire du territoire) par l’appel à la guerre sainte et à la défense d’un Califat à caractère transnational. Enfin, aujourd’hui, l’EI est en passe de devenir un acteur majeur de la politique arabe, par sa capacité à endosser le leadership sur une base religieuse, par sa performance en matière d’organisation et de gestion de l’État, ainsi que par la légitimité symbolique qu’il parvient à obtenir en apparaissant comme ayant le pouvoir de rendre l’égalité aux faibles et aux déshérités, face au dessin déstabilisateur occidental.

Majorités orthodoxes ou minorités hétérodoxes ?

9 Il est évident que les événements de Syrie marquent un basculement au niveau de la « balance of power » défavorable à l’Occident atlantiste. De ce fait, il s’agit moins de formuler une stratégie que d’accepter une situation de fait s’inscrivant dans un registre qui est celui des « lessons learned ». Ce que l’on observe, c’est que la complexité sociopolitique issue du paradigme Sykes-Picot consent sur base régionale à une « alliance des minorités », un sujet bien moins prégnant en Europe qu’au Moyen-Orient. Tantôt soupçonnée d’être promue par le projet judéo-maçonnique israélien, tantôt taxée de néo-ottomanisme (cette fois-ci à la sauce syrienne), cette solution présenterait l’avantage, en toute simplicité, d’offrir un repli stratégique non négligeable. Cela permettrait la sauvegarde des minorités ethniques et confessionnelles – garantissant la survie des chrétiens qui sont tant indispensables à la stabilité du Moyen-Orient – favorisant par ailleurs l’émancipation par les pouvoirs étatiques de ces pays des mouvances wahhabites et salafistes, véritables architectes de la déstabilisation.

10 Un tel repli stratégique éviterait surtout notre marginalisation par rapport au jeu oriental, ce pour quoi un changement de perspective s’impose à nos diplomaties. Il faut aussi souligner qu’un soutien aux minorités – celles opprimées ainsi que celles au gouvernement – n’est pas incompatible avec une alliance occidentale avec les monarchies du Golfe. Au contraire, cela permettrait de recadrer l’action occidentale en faveur notamment des forces pro-laïques qui opèrent déjà dans ces pays, et qui seraient autrement condamnées face à l’avancée des nouveaux totalitarismes issus des sables du désert. Une telle mise au point aurait enfin l’avantage d’assurer une cohérence dans l’action extérieure occidentale, qui, pendant trop longtemps, a été dirigé par l’idée schizophrénique d’opposer les égaux (le bloc des minorités : alaouites contre les Kurdes, les chrétiens contre les chiites, etc.) et de rassembler les opposants (les Saoudiens et les Turcs avec les Kurdes, etc.). Permettre aux minorités hétérodoxes de gouverner au sein des pays à majorité orthodoxe semble être aujourd’hui, plus que jamais, la seule manière pour éviter la redoutable métamorphose de la question arabe en question islamique.

Notes

  • [1]
    NDLR : cet article de réflexion est extrait d’une conférence donnée par l’auteur dans le cadre d’un événement officiel de présidence italienne du Conseil de l’UE (second semestre 2014). Les avis exprimés sont personnels et ne reflètent pas nécessairement ceux de l’Union européenne ou de ses institutions.
  • [2]
    La Déclaration Balfour de 1917 n’étant que la popularisation de ce qui avait été convenu un an plus tôt lors des accords secrets Sykes-Picot.
  • [3]
    L’EI remplit une fonction tribunitienne, se prétendant le porte-parole des déshérités. En Tunisie, Lybie, Égypte, Mauritanie et Maroc, l’organisation Ansar al-Sharia qui lui est apparentée vise à mieux vendre l’islamisme d’Al-Baghdadi à travers l’argument de la charia.
Français

Les Accords Sykes-Picot, vieux d’un siècle, ont explosé récemment tant les antagonismes régionaux sont clivants. La complexité de la mosaïque des identités associées à la dimension confessionnelle constitue un défi majeur pour les pays concernés mais aussi pour l’Occident.

English

Ancien split and new issues in Syria: a challenge for the Sykes-Picot equilibrium

The Sykes-Picot Agreement, a century old, has gone off so much that the regional antagonisms are split. The complicity of multiple identities associated to the denominational dimension, constitutes a major challenge for the related countries and the West.

Carlo Facci
Politologue orientaliste, Université de Beyrouth. Secrétariat du Conseil de l’Union européenne.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.787.0089
Pour citer cet article
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