CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En 2014, soumise aux sanctions occidentales et exclue du G7, la Russie a dû accélérer son mouvement vers l’Asie. Cette accélération donne d’ailleurs lieu à des analyses quelque peu caricaturales de la part de certains médias occidentaux. The Economist avance ainsi qu’en conséquence du conflit en Ukraine et de ses effets internationaux, Moscou « a proclamé » un pivot vers l’Est, et qu’elle espère que la Chine remplacera les marchés de capitaux occidentaux et absorbera une part plus importante des exportations russes de pétrole, ressources naturelles et autres produits alimentaires. Or, l’effort de rééquilibrage de la diplomatie russe vers l’Asie a été engagé il y a déjà plusieurs années (cf. I. Facon), et si la Russie a en effet intensifié cet effort en réponse aux sanctions occidentales, elle ne se fait pas de grandes illusions quant à la possibilité de compenser pleinement et rapidement, via ses partenariats en Asie, Chine incluse, le marasme de ses rapports économiques avec le monde occidental.

2 The Economist a cependant de bonnes raisons d’insister sur le développement des liens entre Moscou et Pékin, en effet remarquable sur fond de crise ukrainienne. En dépit de sa défiance à l’égard de tout ce qui est susceptible d’encourager le séparatisme, la Chine s’est abstenue de critiquer l’annexion de la Crimée et le soutien russe au séparatisme dans le Donbass : « Les diplomates et dirigeants chinois ont… conscience de ce qui a conduit à la crise [ukrainienne], y compris la série de “révolutions de couleur” soutenues par l’Occident dans des États post-soviétiques et la pression exercée sur la Russie par l’expansion de l’Otan vers l’Est », explique une officielle chinoise (cf. Y. Fu) [1], dans un discours somme toute très proche de celui tenu par le Kremlin. En parallèle, la Russie, en quête de soutiens politiques et de sources de financements complémentaires, s’est engagée plus profondément dans des coopérations avec la Chine sur lesquelles elle avait jusqu’alors plutôt cherché à temporiser – qu’il s’agisse d’énergie (avec, en particulier, la signature de l’accord de mai 2014 sur le gazoduc « Force de Sibérie ») ou d’armement.

3 Dans leurs analyses du rapprochement sino-russe, les observateurs occidentaux insistent sur le fait que la Russie est contrainte par les nouvelles réalités « post-Ukraine » à un resserrement indiscriminé des liens avec la Chine, ce qui selon eux la condamne à terme, et, dans le meilleur des cas, au statut de junior partner vis-à-vis de Pékin (« tigre géant, petit ours », titre The Economist pour qualifier l’état de la relation commerciale). Des internationalistes russes relèvent pour leur part que l’architecture complexe de la politique étrangère telle que poursuivie avant 2014 par Moscou a, cette année-là, « pris un grand coup » et que « l’équilibre est, au moins pour l’instant, perdu » (cf. Trenin). Cette politique consistait à rechercher une balance entre les puissances globales – États-Unis, Chine, UE – et à décliner cet effort au plan régional (Chine, Inde, Japon). Cependant, Moscou s’applique activement à pallier les inconvénients immédiats et potentiels de la nouvelle situation sur le « front chinois ».

2015, une année de consolidation globale pour le partenariat Moscou-Pékin

4 La progression du « partenariat stratégique » sino-russe a fait couler beaucoup d’encre en 2015. Il faut dire qu’il a, cette année-là, indéniablement gagné en substance, au-delà de mesures symboliquement significatives – telle la participation des chefs des deux États aux défilés militaires de commémoration du soixante-dixième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale (à l’occasion des manifestations chinoises, Vladimir Poutine a déclaré que le passé héroïque commun des deux pays constituait une bonne base pour l’établissement de relations de voisinage mutuellement profitables au XXIe siècle ; cf. Déclarations à la presse sur le résultat des négociations russo-chinoises). Certes, au regret des deux parties, la relation économique demeure insuffisante. Les échanges commerciaux ont même enregistré un fort recul en 2015 (64,2 milliards de dollars contre 95 l’année précédente ; cf. The Moscow Times), en partie sous la pression de la chute du prix des hydrocarbures [2], les investissements croisés, demeurant très faibles. En revanche, les deux pays, qui souhaitent accroître la part des monnaies nationales dans les paiements au titre de leur commerce bilatéral, se sont accordés sur la vente des systèmes antiaériens S-400[3] et des chasseurs multirôles Su-35 russes à la RPC – alors que la Russie s’y était jusqu’alors montrée réticente. En 2015, de nouveaux accords de coopération ont été signés dans de nombreux domaines – espace, aéronautique, nucléaire, finances… – et la Russie a rejoint en avril la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures.

5 Sur le plan stratégique, également, les choses ont évolué en 2015. Les Sommets de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui incarnent la recherche commune à la Chine et à la Russie d’un ordre international « polycentrique » plus détaché du leadership occidental, ont été marqués par des décisions exprimant a priori la relative vitalité des deux institutions : lancement du processus d’adhésion de l’Inde et du Pakistan pour la première, confirmation de la création de nouvelles institutions financières pour le second. Ces deux Sommets ont été, symboliquement, accueillis simultanément dans la ville russe d’Oufa. Les marines russe et chinoise ont mené des exercices conjoints en Méditerranée (mai) et en mer du Japon (août).

6 Par ailleurs, les deux États continuent à afficher le souci de ne pas laisser leur compétition sourde en Asie centrale détériorer l’ambiance de leur partenariat stratégique (alors que ce volet régional compte au nombre des éléments qui amènent les observateurs extérieurs à douter de la solidité, en perspective longue, de ce partenariat). De fait, les présidents Poutine et Xi Jinping ont, en mai, déclaré que l’Union économique eurasiatique (UEE) [4] et la Ceinture économique de la route de la soie avaient vocation à se coordonner, peut-être sous les auspices de l’OCS (cf. R. Standish). Le chef de l’État russe a indiqué, à cette occasion que cette coopération pourra amener, à terme, à la formation d’un espace économique commun à l’échelle eurasiatique (cf. Déclarations à la presse sur le résultat des négociations russo-chinoises).

Une Russie pragmatique en quête d’équilibre

7 Pour Moscou, ce rapprochement accéléré avec la Chine comporte objectivement des inconvénients, compte tenu du différentiel de puissance dans de nombreux domaines entre les deux pays, au bénéfice de la RPC. Il constitue indéniablement un virage délicat pour le Kremlin – à l’heure où les sinologues russes expliquent qu’il y a toujours des détracteurs de la coopération avec la RPC en Russie (cf. A. Reztchikov). Moscou n’est cependant pas passive face à cette situation qu’elle tente d’orienter au mieux de ses intérêts – en tenant compte du fait que les options que lui offraient ses relations avec les pays occidentaux ne seront plus avant longtemps des leviers mobilisables dans ses rapports avec Pékin. La Russie tire probablement une forme de réassurance du fait que cet environnement plus complexe se dessine alors que la Chine, dont la croissance se ralentit, cherche à redéfinir son modèle de développement. Il est possible que les responsables russes supposent que cela leur offre des marges de manœuvre en termes de temps pour renforcer le poids relatif de leur pays dans le partenariat avec la RPC, ce qui doit contribuer à en atténuer les déséquilibres et à en minimiser les risques pour sa sécurité économique et militaire.

8 Cela explique, en particulier, le changement d’attitude de Moscou, dans un sens moins fermé, quant au projet de Ceinture économique de la route de la soie et à ses implications en Asie centrale. À cet égard, la lecture russe est la suivante : « L’expansion de la puissance de la Chine à l’Est, vers le Pacifique, est gênée par le système d’alliances mené par les États-Unis. La route vers l’Ouest, en revanche, est libre d’interférence américaine et promet de renforcer l’accès de Pékin aux ressources et aux marchés, et aussi d’accroître son influence dans l’Asie continentale » ; dans ce cadre, le positionnement de la Russie peut être un paramètre non négligeable, et, en ce sens, constitue une opportunité pour elle (cf. D. Trenin). De fait, les autorités chinoises ont apparemment redouté que les Russes puissent chercher à empêcher les républiques d’Asie centrale de participer au projet (cf. A. Gabuev). Or, si Moscou a surtout craint que ce projet ne vise à « voler l’Asie centrale à la Russie » (selon un expert russe cité in S. Denyer), il y a eu depuis une forme de sursaut, symbolisé par la déclaration conjointe sur la coordination Ceinture économique-UUE de mai 2015. À cet égard, la nouvelle approche russe intègre une bonne dose de pragmatisme. Il s’agit pour elle d’être associée plus fortement à des dynamiques qu’elle ne peut guère enrayer – la Chine l’ayant déjà largement dépassée en Asie centrale sur les plans commercial et financier (en outre, la crise ukrainienne a affaibli l’UEE, réalité dont Moscou doit aussi tenir compte). Par ailleurs, le gouvernement russe espère que le développement de projets d’infrastructure dans le cadre de la Ceinture économique pourra favoriser le développement de son Extrême-Orient que des commentateurs russes qualifient d’« énorme réserve de croissance » (cf. P. Akopov 1) mais qui peine à décoller alors qu’il s’agit d’une priorité nationale depuis plusieurs années. Aujourd’hui, l’idée est abondamment relayée dans les milieux d’analyses stratégiques russes que Moscou, pour revaloriser son influence dans le nouveau contexte sino-russe post-Maïdan, propose de facto à Pékin une forme de division du travail – la Chine étant la force motrice dans le volet économique, la Russie assurant la stabilité de la région et la sécurisation des infrastructures bâties dans le contexte du projet Ceinture économique (et préservant ainsi son influence en Asie centrale et son autorité vis-à-vis de la Chine).

9 Il semble que, plus ou moins consciemment d’ailleurs, les Russes proposent, sur le plan global, une même répartition des rôles. Ainsi, Sergeï Lavrov, dans sa dernière interview de 2015, évoquait en ces termes la concurrence à laquelle étaient désormais soumis « les Américains » : la Chine dans l’économie, la Russie dans les affaires militaires (et l’Union européenne en politique étrangère ; cf. S. Lavrov) [5]. Cela renvoie au fait que la campagne de frappes aériennes russes en Syrie, si le Kremlin ne l’a probablement pas conçue avec cet objectif en tête, éclipse de facto la Chine dans la dimension militaire et stratégique de la puissance.

10 En parallèle, la Russie poursuit sa ligne traditionnelle – valorisant le BRICS et l’OCS notamment parce qu’elle perçoit que ces forums équilibrent, en l’encadrant dans un format élargi, la relation sino-russe ; développant ses partenariats avec d’autres puissances asiatiques telles que l’Inde (les liens avec le Vietnam sont cependant compliqués par les tensions entre ce pays et la RPC, tandis que le partenariat avec le Japon souffre de l’alignement de Tokyo sur les positions occidentales vis-à-vis du conflit en Ukraine, même si un réchauffement semble se faire jour fin 2015-début 2016).

Conclusion : la proposition d’un nouveau type de relations entre puissances

11 La résistance à l’« interventionnisme occidental » demeure un ciment essentiel des liens entre la Chine et la Russie. « Pékin et Moscou objectent au recours à la force par Washington contre d’autres pays, contre l’imposition de sanctions et les doubles standards que les États-Unis appliquent dans leurs politiques étrangères », expliquent des officiels chinois (cf. Y. Fu), qui voient dans les pressions et les sanctions appliquées ces dernières années par Washington et l’Union européenne à la Russie comme autant de signaux adressés aux autres puissances qui appellent de leurs vœux un ordre international moins occidentalo-centré. Certes, dans des mesures différentes, les deux puissances se trouvent dans des circonstances économiques délicates et s’estiment confrontées à une posture plus offensive des Occidentaux (États-Unis en mer de Chine méridionale pour l’une, sanctions et ajustement de la politique de l’Otan à l’Est pour l’autre), ce qui les encourage à tisser les liens bilatéraux les plus apaisés possible – mais aussi les plus « démonstratifs ». Tandis que Moscou escompte que cela lui offre des marges de manœuvre pour éviter une relation trop massivement favorable à Pékin, cette dernière est rassurée, pour l’avenir prévisible, quant au risque que se forme un axe américano-russe anti-chinois, ce qu’elle jugeait crédible jusqu’à il y a peu. Dans ce contexte, bien que chacun des deux États ait des intérêts stratégiques propres et que pour l’instant, aucun des deux ne soit pour l’autre un levier de croissance et de développement essentiel, les logiques internes et internationales plaident pour des relations étroites.

12 C’est dans ce contexte qu’émerge une nouvelle « grande idée ». Russes et Chinois, disent-ils, ont cassé la compréhension traditionnelle (comprendre : occidentale) des relations entre les puissances. Recherchant des liens de coopération sur une base mutuellement avantageuse, ils proposent un autre modèle de la manière dont peuvent se construire de tels liens, bien différent de la manière dont les États-Unis ont établi leurs relations d’alliance, que ce soit au sein de l’Otan ou avec le Japon (cf. Y. Fu ; P. Akopov 2). Sans nul doute, on a là un élément central de la communication des deux pays, pour les années à venir, sur les modalités du nécessaire réaménagement de l’ordre international…

Notes

  • [1]
    Fu Ying est présidente du Comité des affaires étrangères du Congrès du Peuple.
  • [2]
    La relation commerciale demeure en outre déséquilibrée au détriment de la Russie, pour laquelle la Chine est le premier partenaire commercial, mais qui n’est que le neuvième partenaire de la RPC. Le déséquilibre s’exprime aussi dans une structure asymétrique des échanges, la Russie exportant vers la Chine essentiellement des matières premières, la Chine – des produits finis, des biens de consommation, des machines-outils, etc.
  • [3]
    La décision aurait été prise dès 2014.
  • [4]
    Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Russie.
  • [5]
    Le politologue russe Dmitri Trenin s’inscrit dans une logique similaire lorsque, évoquant les perspectives du BRICS, il souligne ce qu’il estime être ses forces en soulignant la puissance économique chinoise et « l’expertise grande puissance » (great-power expertise) de la Russie (Trenin).
Français

La Russie fragilisée par les sanctions liées à l’annexion de la Crimée, et la Chine confrontée au besoin de relancer sa croissance, se sont engagées dans de nouvelles voies de partenariat avec, de part et d’autre, des intérêts stratégiques majeurs mais distincts, dans une perspective d’affirmation de puissance.

English

2015: new pathways for the Sino-Russian strategic partnership

Russia is weakened by sanctions related to the annexation of Crimea. And China, confronted by the needs of relaunching its growth, is engaged in new ways of partnership with, on both sides, different but important strategic interests, in a perspective of affirming its power.

Éléments de bibliographie

  • « Russia’s Far East: Snow Job », The Economist, 2 janvier 2016.
  • En ligne Isabelle Facon : « Quel tournant asiatique pour la Russie ? » ; Dossier « Enjeux stratégiques en Asie », Revue Défense Nationale, juin 2015, p. 79-84.
  • Fu Ying : « How China Sees Russia », Foreign Affairs, 14 décembre 2015.
  • Dmitri Trenin : « From Greater Europe to Greater Asia? The Sino-Russian Entente », Carnegie Moscow Center, 9 avril 2015.
  • Déclarations à la presse sur le résultat des négociations russo-chinoises, Moscou, 8 mai 2015, disponible en russe sur le site du Kremlin (www.kremlin.ru).
  • « Russian-Chinese Trade Plummets in 2015 », The Moscow Times, 13 janvier 2016.
  • Reid Standish : « China and Russia Lay Foundation for Massive Economic Cooperation », 10 juillet 2015 (www.foreignpolicy.com/).
  • Andreï Reztchikov : « Rossiia i Kitaï natchinaiout desiatki sovmestnykh proektov » [La Russie et la Chine engagent des dizaines de projets conjoints], Vzgliad, 8 mai 2015.
  • Alexander Gabuev : « Eurasian Silk Road Union: Towards a Russia-China Consensus? », The Diplomat, 5 juin 2015.
  • Simon Denyer : « In Central Asia, Chinese Inroads in Russia’s Back Yard », The Washington Post, 27 décembre 2015.
  • Petr Akopov (1) : « Rossiia tcherez Vostok odoleet Zapad » [La Russie vaincra l’Occident via l’Est], Vzgliad, 5 septembre 2015.
  • Petr Akopov (2) : « Rossii i Kitaiou vygodno ostavat’sia ‘partnerami, no ne soiouznikami » [Chine-Russie : le confort de demeurer partenaires sans devenir alliés], Vzgliad, 19 mai 2015.
  • Interview du ministre des Affaires étrangères Sergeï Lavrov à la chaîne Zvezda, 30 décembre 2015, disponible en russe sur le site du ministère russe des Affaires étrangères.
Isabelle Facon
Maître de recherche, Fondation pour la recherche stratégique (FRS).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.787.0083
Pour citer cet article
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