CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Pour tout le monde, il est acquis que la bataille de Verdun a constitué l’acmé de la Grande Guerre tant du côté des Français que de celui des ennemis allemands. Par sa durée, par sa violence, par l’ampleur des destructions comme par l’absence de résultats militaires probants, elle a marqué une rupture stratégique. Au bout de plusieurs mois de combats ininterrompus sans résultats décisifs, il est en effet apparu évident que la logique de l’usure de l’ennemi ne pouvait continuer à constituer le cœur de la méthode choisie jusqu’alors à moins de détruire complètement le pays. En remettant en cause en partie la théorie de la « bataille décisive » théorisée par Clausewitz et adoptée par Foch en 1903 – sous des vocables variés hésitants entre attaque décisive, guerre totale, masse de rupture, ordalie – la bataille de Verdun de 1916 a contraint les autorités militaires à formuler une nouvelle doctrine ou plus exactement à mettre au jour une doctrine qui n’était à cette date que balbutiante. Tout le monde étant désormais convaincu que la doctrine est le multiplicateur de force qui manque pour vaincre l’adversaire allemand, il a fallu structurer une nouvelle forme de pensée militaire, synthèse des systèmes préexistants. Dès lors, il convient de s’interroger sur la manière dont la bataille de Verdun a entraîné l’éclosion d’une pensée doctrinale nouvelle capable d’intégrer dans un même ensemble les différentes armes et les niveaux de réflexion militaire, stratégique et tactique, et dans une moindre mesure, opératif ?

La pensée doctrinale avant 1914, un volapuk

2 Saisir l’évolution de la doctrine au cours de la Grande Guerre nécessite de faire un état de l’art en 1914. Qu’en est-il en effet de la doctrine française juste avant la guerre ? Que signifie alors le mot doctrine au regard Des Principes de la guerre de Clausewitz ou de Foch [1], des Règlements des armées, de la Conduite des opérations des grandes unités, des plans de guerre, etc. ; quelle est la place des notions d’offensive et de défensive dans le cadre de ces raisonnements ?

3 Pour remonter aux origines du débat, si l’on fait un temps abstraction du poids de la pensée napoléonienne, il n’est pas exagéré de dire que la pensée militaire française est une adaptation de la pensée militaire allemande [2]. À la suite de la guerre de 1870 en effet, convaincue de ses erreurs tactiques et traumatisée par sa défaite [3], la France envisage de se réformer en prenant pour modèle… son vainqueur. Ainsi l’Allemagne ne se contente-t-elle pas d’imposer ses règles ; elle impose aussi, plus discrètement, sa Kultur[4]. Au cours des années 1875-1895, sur fond de développement de la presse périodique, les militaires français – quoique réduits au silence sur un plan politique – bénéficient d’une extraordinaire liberté intellectuelle qui leur permet d’écrire, de publier articles et livres en grand nombre [5]. De façon très désordonnée, sans grande direction d’ensemble, l’École de Guerre et les états-majors des différentes armes deviennent des lieux de « bouillonnement intellectuel ». Là, sous la plume des officiers, une pensée militaire française s’organise, se densifie grâce à une multiplication exponentielle de publications périodiques privilégiant chaque arme [6]. On réalise à la fois ses analyses rétrospectives sur les raisons de la défaite et des études prospectives. Dans le même temps, on modifie les lois militaires afin de renforcer l’armée et de préparer la revanche, on cherche enfin dans les progrès de l’armement des solutions nouvelles.

4 En 1895, au terme de vingt années de réflexion intense, un premier texte français inspiré par le général Maillard propose une doctrine pour le service des armées en campagne (décret du 28 mai 1895) [7]. Mais à peine rédigé et publié, ce document vient à se trouver caduc par les enseignements de la guerre des Boers. En 1902, on publie donc un Règlement provisoire qui prend en compte un certain nombre de ses enseignements. S’intéressant plus à l’infanterie qu’à l’artillerie, abordant très peu le lien entre les deux armes, le texte de 1902 se trouve vite contesté et dépassé par le Règlement pour l’infanterie de 1904. Il l’est lui-même encore plus dépassé par la guerre russo-japonaise de 1904-1905 qui oblige les officiers à réfléchir à des notions telles que les grandes divisions de batailles, les grandes unités, à envisager ce que peut-être désormais – du fait du rôle nouveau joué par l’artillerie – la bataille décisive, à moins qu’il ne faille l’appeler l’attaque décisive, les textes se contredisant les uns les autres [8]. Le combat (d’usure ou non), la tactique, notamment celle des glacis, les modalités de la marche sous le feu deviennent des spéculations, des idées qui sont débattues, rebattues tout en étant confrontées au maître étalon doctrinal du moment, la pensée militaire allemande [9].

5 Sommée de s’organiser, la pensée militaire française est supposée trouver une certaine unité en partant du principe défensif proposé à partir de 1874 par le système Séré de Rivières. Mais celui-ci est bientôt combattu par une nouvelle génération d’officiers à la fois sensibles au concept de puissance de l’amiral américain Mahan [10] et, en même temps, soucieux de dépasser les nouveaux paradigmes imposés par la technicisation croissante de la guerre d’autant que les grandes manœuvres ont fini par démontrer les faiblesses du texte de 1895 aussitôt réfuté et accusé d’être d’esprit trop napoléonien. Les turbulences politico-militaires aidant (affaires Dreyfus et Boulanger, crise des Inventaires, etc.), de jeunes officiers en viennent à refuser les principes, les règlements, les idées, les théories ou les méthodes de leurs chefs, c’est-à-dire toute cette pensée militaire confuse en plus d’être rigide qu’un officier français revenu de Mandchourie qualifie de volapuk[11]. Inspirés par les travaux d’Ardant du Picq ou de Dragomiroff, se servant de l’École de Guerre comme d’une tribune, ces « Jeunes Turcs » [12] (Louis Loyseau de Grandmaison [13], les capitaines Laure et Altmayer [14], le colonel Coste, Hyppolite Langlois mais aussi Joffre et Foch) simplifient exagérément la position de l’institution pour finir par la résumer à un principe de volonté qu’ils appellent l’offensive. Ce n’est rien de moins qu’un principe saussurien qui fait que le « point de vue crée l’objet » [15]. L’offensive n’est aucunement une doctrine en tant que telle ; elle est un dogme qui finit par s’imposer à tous, faute de proposition concurrente. Elle se concrétise dans les règlements de 1913 et 1914, dans des textes privilégiant l’attaque de vive force [16]. Pour le reste, l’Armée et la Marine étant en désaccord, l’élaboration d’une « doctrine de défense nationale » pourtant réclamée reste un vœu pieux [17], victime des « querelles de boutons ».

Concurrence des hommes ou des doctrines ?

6 Cette concurrence des armées qui recouvre largement une concurrence entre individus est perçue comme le signe d’une anarchie. Si elle est le reflet des faiblesses de l’armée française avant la guerre, elle ne s’éteint pas avec elle : point d’Union sacrée doctrinale en août 1914 car en créant une fiction d’unité de commandement, l’élargissement des pouvoirs du généralissime repousse à plus tard la nécessité d’avoir à réfléchir à la question [18]. La France entre donc en guerre sans une doctrine véritable, sans un document unifiant l’emploi coordonné des grandes unités en dehors de la Conduite des Grandes Unités, texte peu connu et que l’on n’a pas eu le temps d’expérimenter alors. Elle dispose cependant d’un grand quartier général (GQG) qui tend à devenir le gardien d’une pseudo-orthodoxie doctrinale, d’un plan (le plan XVII fondé sur un principe de guerre courte), de règlements pour chacune des armes (infanterie, artillerie, génie, etc.), pas toujours bien maîtrisés au sein de la chaîne hiérarchique. Le principe de l’offensive dominant tout, on fait confiance au plan Joffre. Le résultat en est les hécatombes des premiers jours de guerre avec près de 80 000 hommes tués ou disparus entre le 13 et le 30 août 1914. Obnubilés par le dogmatisme de l’offensive à outrance [19], Joffre et son état-major ne saisissent pas d’emblée l’émergence de cette guerre totale qui justifie non seulement de préserver les hommes mais de devoir concevoir le champ de bataille selon une nouvelle grille d’analyse [20]. En effet, du fait de la mauvaise préparation des armées, de l’élongation des fronts, de leur dédoublement avec des fronts secondaires, de l’émergence de ce que d’aucuns appellent l’hyperbataille [21], il n’est plus possible d’aborder la question de la guerre d’un seul point de vue stratégique à Chantilly, ou d’un seul point de vue tactique sur le terrain. Il faut arriver à penser la guerre selon un niveau opératif [22], à coordonner les trois niveaux de l’analyse (stratégique, opératif, tactique), puis à établir des directives claires pour chacune des armes, à coordonner les opérations des armées nationales et alliées, à coordonner l’emploi de l’artillerie et de l’infanterie, toutes choses que Joffre se trouve incapable de réaliser, trop occupé à communiquer sur la guerre [23]. Celle-ci se transforme dramatiquement en une guerre de poitrines, les hommes venant se heurter à un matériel déversé en quantités toujours plus grandes. À l’offensive des premiers jours succède dans les faits une attitude défensive structurée autour du « système-tranchées », invention des soldats qui témoigne déjà d’un changement d’approche et de dimension dans la guerre [24].

7 Choix raisonné et méthodique, l’attaque allemande sur Verdun a pour objectif initial de permettre aux puissances centrales d’obtenir l’ascendant sur la France et de la pousser à la négociation [25]. D’un point de vue tactique, il s’agit de concentrer la force de feu sur la cité meusienne et de faire de l’artillerie l’outil principal de décision. Certains officiers français (Herr, Driant) conscients des risques et des enjeux avant février 1916 ont alerté Joffre des dangers courus sur la Région fortifiée de Verdun (RFV) qui s’étend de l’Argonne à Saint-Mihiel [26]. Mais prisonnier de ses représentations et incapable de décrypter le renseignement reçu, le généralissime est resté sourd à leurs principales demandes. Certaines mesures, comme la Commission régulatrice automobile [27], certaines instructions démontrent cependant que de nouvelles conceptions sur le combat offensif des petites unités sont déjà à l’œuvre (Instructions du 8 et du 16 janvier 1916). Même s’il a saisi que l’artillerie allait devenir l’élément central de la guerre, Joffre est évincé de son poste par le pouvoir politique et remplacé par le général Nivelle à la fin de 1916, lequel impose « l’école de Verdun » (Nivelle, Mangin) c’est-à-dire une école de pensée qui récuse le principe de l’offensive à outrance pour préférer des manœuvres limitées sur certains secteurs bien déterminés. L’initiative en revient à Nivelle, artilleur et sorti de Polytechnique qui, dès avril 1916, a tenu le secteur de Douaumont en inversant les propositions tactiques : il a fait de l’artillerie, jusque-là arme d’appui, l’élément central du combat. Ce faisant, en adoptant les méthodes allemandes d’attrition, il pousse son raisonnement tactique selon une logique bureaucratique de façon à pouvoir organiser un feu roulant [28]. Tout devient méthodique, calculé, mathématique sur un espace résolument choisi et réduit. Fort de ses succès tactiques spectaculaires avec ses offensives limitées, porté également par l’Instruction du 16 décembre 1916 qui fixe le rôle des grandes unités, il projette de renouveler l’expérience sur un théâtre plus vaste en avril 1917, entre Soissons et Reims. Mais ses moyens sont en réalité très insuffisants et il n’a pas su organiser correctement la surprise. L’échec de l’offensive du Chemin des Dames consacre l’échec de Nivelle et entraîne un changement radical incarné par Pétain.

8 Plus prudent que ses prédécesseurs, le général Pétain, qui est devenu le général commandant le groupe d’armée du Centre, a intégré le renforcement du poids des armes techniques. Bien avant l’affaire des mutineries du Chemin des Dames (avril 1917) qui le propulse au poste de commandant en chef des armées françaises, il est également convaincu de la nécessité de préserver le plus possible les hommes, autrement dit l’infanterie. Il adopte alors quelques principes qui tiennent en deux mots : tenir et sanctuariser en attendant « les chars et les Américains ». Au fond, il a déjà parfaitement conscience de la nécessité de mettre en place une planification opérationnelle, une méthode de guerre nouvelle, applicable à tous les échelons, de façon à pouvoir recouvrer sa liberté d’action. Il s’est déjà depuis longtemps départi du principe de l’offensive à outrance auquel il n’a jamais vraiment adhéré. Surtout, il est conscient que la défense d’une position fortifiée doit s’inspirer de la Note du 31 mars 1916 qui regarde comme nécessaire la mise en place de deux positions : une première ligne de résistance principale chargée de recevoir le choc et une seconde en arrière, ligne de soutien qui doit pouvoir contre-attaquer. Noyé dans la masse des documents produits par le GQG, ce texte constitue la première matrice de la doctrine française [29]. Intuitivement, les officiers ont compris la nécessité de mettre en place une analyse de la guerre privilégiant trois niveaux : un niveau stratégique où il s’agit d’économiser les ressources (hommes et matériels), à charge pour le niveau tactique d’y répondre directement sur le terrain, et un niveau opératif qui raisonne en termes de profondeur et de largeur du champ de bataille ; il doit prévoir, en même temps, l’approvisionnement du champ de bataille et penser la méthode pour contrer l’artillerie allemande [30]. Le général Pétain met à profit les combats de Verdun pour en tirer des enseignements précieux au moment où les opérations du général Nivelle démontrent le caractère insuffisant de sa méthode. C’est donc en 1917 seulement, après l’éviction de Nivelle, que l’on voit apparaître les effets des réflexions issues de Verdun, avec les offensives limitées lancées par Pétain (les Flandres en juillet, l’offensive du 20 août au nord de Verdun, la Malmaison en octobre, Cambrai en novembre). Fort de ses succès, il en conclut qu’il est désormais temps d’élaborer, pas à pas, un nouveau corpus doctrinal cohérent qui tournera définitivement la page avec les errements de 1914 et 1915 et saura tirer les leçons des enseignements de la bataille de Verdun (prise de conscience que « le feu tue » ; nécessité de préserver les hommes ; nécessité de réaliser des offensives relevant le moral des troupes ; liens entre artillerie et infanterie ; planification des opérations qui suppose un aménagement du champ de bataille).

La doctrine, outil de commandement et multiplicateur des forces

9 Sur la base des expériences jugées réussies des offensives limitées de 1917 (la diminution relative des pertes perçue comme un élément favorable au moral des hommes, une exploitation possible du succès initial, la nécessité de motoriser les armées), le général Pétain met en place des directives qui commencent à structurer la nouvelle pensée doctrinale. L’Instruction du 31 octobre 1917 marque une première étape fondamentale car elle entreprend la description méthodique de l’action des grandes unités. Elle prend en compte la profondeur du champ de bataille ennemi, reconnaît la difficulté à le pénétrer et par conséquent l’inutilité de l’envisager. C’est là véritablement la fin de la théorie de l’offensive à outrance. Le général Pétain propose désormais non seulement des attaques limitées, mais les envisage de façon juxtaposée par larges tranches. À ces principes d’objectifs limités mais répétés, il ajoute aussi celui de la surprise. Il veut pouvoir renouer avec le principe de la surprise stratégique qu’il va chercher à mettre en œuvre par la manœuvre, c’est-à-dire par des attaques combinées sur plusieurs points. Tout cela demande un aménagement important du front – tout en le faisant de façon discrète – pour lui donner désormais un caractère offensif. Cette Instruction sur les grandes unités définit également le rôle de chacun. Désormais, le corps d’armée – 2 à 4 divisions – est chargé de faciliter le travail de la division qui devient l’unité d’attaque, tandis que le bataillon devient l’unité de combat. Ainsi, la hiérarchie militaire fonctionne de manière coordonnée pour remonter dans les mains de Pétain lui-même.

10 L’année 1917 voit également une progression importante de la réflexion en matière de progression par échelons, que l’on dénomme bientôt de façon générique les positions (1re, 2e, 3e position). On retrouve, là d’ailleurs, des réflexions qui existaient dans le Règlement de manœuvre de l’infanterie du 20 avril 1914 qui avait pris en compte la profondeur du champ de bataille, mais l’état-major de Pétain s’appuie aussi de l’organisation du terrain allemand qui distingue également trois zones (la zone de couverture, la zone de grand combat – qui est la vraie zone de résistance – et la zone de combat arrière). En s’inspirant de son ennemi et de toute l’expérience acquise depuis Verdun, il aboutit bientôt à sa grande idée [31] : celle de l’échelonnement en profondeur qui privilégie une organisation défensive sur trois positions successives et qui permet de réunir, dans une seule position, à la fois des centres de résistance accolés, des points d’appuis et des groupes de combat au milieu des tranchées. Pétain ne se contente pas de définir le rôle de chacune des positions (une première position avancée destinée à retarder l’ennemi avec des nids de mitrailleurs qui sont sacrifiés à l’avance ; une ligne de résistance destinée à la défense ferme, une deuxième ligne en cas de rupture toujours possible du front par l’ennemi chargé des contre-attaques) ; il conserve la possibilité de fixer lui-même la position sur laquelle la résistance doit se faire, décision qui ne peut être prise de façon raisonnée que s’il dispose d’un renseignement de première main. Toutes ces idées prennent forme dans la Directive n° 4 du 22 décembre 1917, directive qui nécessite une Instruction (du 24 janvier 1918) pour la faire appliquer. Si elle substitue la notion des positions successives à celle du champ de bataille d’armée, elle ne modifie pas la philosophie générale, à savoir que la bataille doit avoir lieu sur la position dite de résistance, autrement dit la 2e position, la 1re position n’ayant plus qu’une mission de couverture.

11 À cette date, c’est-à-dire peu avant la mise en place des offensives allemandes du printemps 1918, la France dispose enfin d’un corpus doctrinal efficient. Le général Pétain a réussi à réunir entre ses mains le commandement [32], à mettre au point des textes qui élaborent des directives autant pour les grandes unités que les groupes de combat tout en ayant pris en compte le rôle de l’infanterie, de l’artillerie, de l’aviation et des chars qui, depuis 1916, n’ont pas cessé de se transformer à tout niveau en cherchant à forger également un corpus doctrinal cohérent. Pour l’artillerie, on est arrivé à une moyenne d’un canon pour 6 mètres de front ; l’aviation est enfin devenue un organe de combat avec escadrilles de chasse et de bombardement [33]. Enfin, les chars d’assaut constituent désormais un levier d’action puissant au même titre que les obus toxiques. Convaincu du bien-fondé de sa méthode, Pétain poursuit les améliorations tout au long du premier semestre 1918 en imposant à ses généraux – parfois difficilement [34] – une nouvelle organisation des tranchées en lignes multipliées qui doivent désormais être en mesure d’opérer des coups de main [35] et des tirs de barrage. La IVe armée – celle du général Gouraud, en Champagne – constitue l’armée modèle, celle qui organise son front de la façon la plus méthodique possible, conformément à la doctrine élaborée par le général Pétain. De fait, c’est elle qui arrête définitivement Ludendorff le 15 juillet 1918 sur un front large de près de 90 kilomètres [36]. L’attaque allemande a été décelée quelques jours auparavant grâce à un coup de main qui a permis d’en déterminer l’heure H. Gouraud a donc eu le temps de préparer son front, d’entreprendre une contre-préparation qui avait dégarni la 1re position de ses troupes pour concentrer sa force sur la 2e position. L’attaque réussit au-delà des espérances de Gouraud et de Pétain, et permet moins de trois jours plus tard au général Foch de lancer sa contre-offensive du 18 juillet entre l’Aisne et Belloy, soutenu par la Xe armée de Mangin et la VIe de Degoutte.

12 En guise de conclusion, le succès de juillet 1918 – qui comprend successivement le coup d’arrêt de Gouraud, le 15 juillet et la contre-offensive de Foch, Mangin et Degoutte, le 18 – est le résultat de l’application stricte et rigoureuse d’une doctrine, celle que Pétain a forgée d’après les enseignements tirés à Verdun. Comme toute doctrine, elle n’a pas pu s’imposer facilement, d’une part parce qu’il fallait montrer l’inanité de l’offensive à outrance, principe qui avait abusé les esprits du fait même de son outrance verbale et de son vocabulaire simplificateur [37], d’autre part parce qu’il fallait élaborer un corpus cohérent, prenant en compte les leçons de l’expérience. La doctrine de l’armée française s’est donc « faite en marchant », après trois années pleines d’hésitations, de considérations multiples sur la façon de faire la guerre. Il aura fallu la commotion de Verdun pour mobiliser véritablement les esprits des officiers généraux, pour les pousser à s’entendre et à déterminer ensemble une façon unique de faire la guerre.

13 Avec le recul du temps, si l’on devait chercher un principe générique qui doit guider toute élaboration doctrinale, il ne serait pas inutile de rappeler ce qu’en disait Napoléon : « […] il faut d’abord bien établir la langue pour s’entendre, car c’est faute de cela qu’on prend une chose pour une autre ». Autrement dit, lever le brouillard de la guerre, c’est d’abord être précis et rigoureux dans son vocabulaire, savoir être synthétique et didactique ensuite pour mieux emporter l’adhésion car la capacité de conviction ne saurait passer seulement par le commandement.

14 Enfin, le sens du bien commun, l’expérience et l’adaptation permanente restent fondamentaux. Une fois une doctrine élaborée, il faut se méfier de la satisfaction et plus encore de l’autosatisfaction qui entraîne ipso facto une fossilisation des raisonnements. C’est ce qui est arrivé à la doctrine militaire française qui s’est figée après 1919 dans les Instructions des Grandes Unités. Référentiel absolu – dictatorial devrait-on dire puisqu’il n’a absolument pas évolué entre 1921 et 1936 en dépit des tentatives faites par de jeunes officiers comme le capitaine de Gaulle –, le « carcan doctrinal » [38] forgé dans l’adversité a pour partie entraîné la France vers la défaite de 1940.

Notes

  • [1]
    En 1903, les réflexions du lieutenant-colonel Foch sont inspirées par les travaux de Clausewitz et de l’interprétation qu’en a faite le général russe Mihaïl Dragomiroff en 1889 (Principes essentiels pour la conduite de la guerre. Clausewitz interprété par le général Dragomiroff). Son ouvrage Des Principes de la guerre apparaît d’abord sous forme de conférences à l’École Supérieure de Guerre, puis s’impose en déclinant les principes de la surprise stratégique ou de l’attaque décisive.
  • [2]
    Eugène Carrias : La Pensée militaire allemande ; Paris, Fayard, 1946.
  • [3]
    Un général fait notamment une critique cinglante de l’armée de 1870. Général Thoumas : Les transformations de l’armée française. Essai d’histoire et de critique sur l’état militaire de la France ; Paris, Berger-Levrault, 1887.
  • [4]
    Laquelle est largement sous-tendue par la pensée militaire prussienne. Voir Jean-Jacques Langendorf : La Pensée militaire prussienne. Études de Frédéric le Grand à Schlieffen ; Paris, Économica, 2012. À l’inverse, la Prusse s’était réformée à la suite de sa défaite face aux Français en 1806, ce qui témoigne de la forte valeur pédagogique des défaites.
  • [5]
    La notion de « Grande muette » est en général fort mal interprétée. Elle ne signifie pas que les officiers n’ont pas le droit de s’exprimer au sens d’écrire et de publier ; elle signifie qu’ils n’ont pas le droit de voter. Quant à la publication des articles et des livres, les auteurs ont le devoir de demander l’autorisation de leur hiérarchie, laquelle est relativement facilement accordée entre 1875 et 1914.
  • [6]
    Pour ne citer que les plus emblématiques : Revue militaire de l’Étranger en 1872, Revue d’artillerie et Revue militaire française en 1875, Revue de Cavalerie en 1885, Revue d’infanterie et Revue du génie militaire en 1887.
  • [7]
    Il fait suite à une multiplication de Règlements d’armes comme le Règlement d’infanterie de 1875 qui insiste sur l’importance du feu, la nécessité de l’ordre dispersé pour l’approche, le combat et l’assaut, et aux Cours de tactique du lieutenant-colonel Maillard, 1887.
  • [8]
    Le général Ruffey publie par exemple en 1904 une Étude théorique sur l’attaque décisive : rôle de l’artillerie dans l’attaque décisive qui contredit le document de 1895.
  • [9]
    « L’initiative et l’unité de doctrine dans l’armée allemande », Revue militaire de l’Étranger, juillet 1896, tome 50, n° 824, p. 5-33.
  • [10]
    Mahan impose le concept du Sea Power. Cf. Olivier Sevaistre : « Mahan, le Clausewitz de la mer », Stratégique, 1980, 3e trimestre, p. 63-77.
  • [11]
    Général Lucien Cardot : Hérésies et Apostasies militaires de notre Temps ; Paris, Berger-Levrault, 1908.
  • [12]
    En référence aux officiers turcs qui prennent le pouvoir en Turquie en 1908.
  • [13]
    Louis Loyseau de Grandmaison : Dressage de l’infanterie en vue du combat offensif ; Paris, Berger-Levrault, 1906.
  • [14]
    Robert Altmayer : « Je veux… », Revue militaire générale, tome XII, 1912, p. 417-446.
  • [15]
    Ferdinand de Saussure : Cours de linguistique générale ; Paris, Payot, 1916. Avec son ouvrage majeur, ce linguiste suisse pose véritablement la question de l’expertise et de ses modalités.
  • [16]
    Un règlement des trois armes existait mais il avait été scindé en deux publications – la conduite des grandes unités et le service en campagne – qui ne parurent même pas ensemble.
  • [17]
    Commandant Sorbe (pseudonyme du colonel Cornier) : La Doctrine de la défense nationale ; Paris, Berger-Levrault, 1912.
  • [18]
    Au demeurant cet élargissement des pouvoirs est prévu dès le temps de paix. Cf. François Cochet : « Les débuts de la Grande Guerre : “dictature” imposée du militaire ou retrait du politique ? », Revue historique des armées, 3e trimestre 2007, n° 248, p. 60-70. Voir aussi Rémy Porte : Joffre, Perrin, 2014.
  • [19]
    Même si, au sein des états-majors, ces commandants d’armées ou de CA remettent en cause l’offensive à outrance dès les premières hécatombes, le changement tarde pourtant à se faire sentir.
  • [20]
    Hew Strachan : « 1914-1918 et la redéfinition de la guerre », Politique étrangère, 2014, vol. 79, n° 87, p. 71-86.
  • [21]
    L’expression revient à François Cochet. Il l’impose dans son Survivre au front, les poilus entre contrainte et consentement ; Saint-Cloud, Soteca, 2005.
  • [22]
    Encore aujourd’hui en France, il n’y a pas tout à fait consensus sur cette notion d’art opératif, niveau de réflexion intermédiaire entre le stratégique et la tactique qui permet d’entreprendre une meilleure planification de la guerre. Comme on le verra plus loin, Pétain l’entrevoit pourtant à partir de Verdun, mais ce sont les Russes qui théorisent le mieux l’art opératif au milieu des années 1920.
  • [23]
    UneNote pour toutes les armées soulignant l’absence d’unité d’action sur le théâtre des opérations est cependant publiée par le GQG dès le 20 août 1914.
  • [24]
    François Cochet : « Tranchée », in F. Cochet et Rémy Porte, Dictionnaire de la Grande Guerre, 1914-1918 ; Paris, Robert Laffont, 2008, p. 1019.
  • [25]
    Allain Bernède : « Verdun 1916 : un choix stratégique, une équation logistique », Revue historique des armées, mars 2006, n° 242, p. 48-59.
  • [26]
    Allain Bernède : Verdun 1916 ; Paris, Éditions Cénomane, 2002, p. 78 et suiv.
  • [27]
    Rémy Porte : La mobilisation industrielle. “Premier front” de la Grande Guerre ? ; Saint-Cloud, Soteca, 2005.
  • [28]
    Robert B. Bruce : « To The Last Limits of Their Strength: The French Army and the Logistics of Attrition at the Battle of Verdun, 21 February–18 December 1916 », Army History, été 1998, n° 45, p. 9-21.
  • [29]
    Le principe est acquis pour à peu près tous les officiers qui réfléchissent un tant soit peu à la même date comme en témoigne le journal du général Buat, présenté par Frédéric Guelton, préface de Georges-Henri Soutou : Général Edmond Buat, Journal 1914-1923 ; Paris, Perrin/ministère de la Défense, 2015.
  • [30]
    Allain Bernède, op. cit., p. 142.
  • [31]
    Laquelle est partagée par plusieurs grands chefs qui arrivent empiriquement à la même conclusion.
  • [32]
    Mais Foch commande désormais les armées de l’Alliance après Doullens ; on sait que les relations entre les deux hommes sont assez tendues.
  • [33]
    Général Voisin : La Doctrine de l’aviation française de combat au cours de la guerre (1915-1918) ; Paris, Berger-Levrault, 1932.
  • [34]
    Duchêne à la VIe Armée refuse de se plier aux demandes de Pétain d’aménagement du front tandis que Gouraud, à la IVe Armée, met en place une organisation du front conforme aux demandes. Cf. Julie d’Andurain : Le Général Gouraud dans la Grande Guerre ; thèse Paris-Sorbonne sous la direction de Jacques Frémeaux, 2009, p. 499.
  • [35]
    Sur le modèle des Sturmtruppen allemandes. Voir sur ce point, Jean-Claude Laparra : La machine à vaincre. L’armée allemande 1914-1918 ; Saint-Cloud, Soteca, 2006.
  • [36]
    Ce point est étudié en détail dans la thèse citée plus haut, p. 501-508.
  • [37]
    Ce vocabulaire simplificateur a été caricaturé par les épigones plus que par les concepteurs. Comme cela semble être une constante dans l’histoire des idées militaires, les officiers devraient d’ailleurs s’en méfier au moins autant que de leurs ennemis. Selon John Keegan, la guerre est avant tout une affaire culturelle.
  • [38]
    Voir Robert A. Doughty : Pyrrhic Victory: French Strategy and Operations in the Great War ; London, Belknap Press, 2008.
Français

La bataille de Verdun a été un moment capital pour l’armée française avec la prise de conscience de devoir élaborer une nouvelle doctrine. Le général Pétain en a été l’artisan car il a véritablement pris en compte les enseignements tirés depuis l’été 1914. Le succès de 1918 a, hélas, sanctuarisé la doctrine qui se paiera en 1940.

English

Verdun, where the turning of the French doctrine

The battle of Verdun has been a major moment for the French army to be aware that they should elaborate a new doctrine. General Pétain was the craftsman of it since he was truly aware of the education drawn since the summer of 1914. The success in 1918 had, unfortunately, sanctuarized the doctrine that had consequences in 1940.

Julie d’Andurain
Professeur agrégée et docteur en histoire. Directrice des études au Bureau recherche du CDEF/DREX.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.787.0037
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