CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis le début des années 2000, les gouvernements successifs ont fait la promotion à l’étranger des équipements français afin de compléter les commandes nationales et assurer ainsi la préservation d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) française. Selon le Livre blanc sur la sécurité et la défense nationale (2013, p. 67), « le développement du marché européen de la défense et la consolidation de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITD-E) dans le secteur de l’armement font partie des priorités stratégiques de notre pays ». Les quelque 16 milliards d’euros de prises de commandes récemment annoncées pour 2015 dans le Rapport au Parlement 2016 sur les exportations d’armement de la France sont l’aboutissement de cette politique de promotion des ventes d’armement. Ces excellentes performances interrogent sur leur caractère exceptionnel d’un point de vue historique. Dans ce cadre, nous proposons une rétrospective des exportations d’armes depuis 1958.

Évolution des exportations : une analyse globale des tendances depuis 1958

2 Afin de comparer les tendances récentes avec les tendances passées, il convient de choisir des informations chiffrées suffisamment longues. Chaque année est publié le rapport au Parlement faisant le bilan des exportations sur une décennie, mais la période temporelle est trop courte pour permettre une analyse de long terme. Pour cette étude, nous avons donc choisi d’utiliser les données publiées par le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute). Ces données permettent une comparaison intertemporelle des volumes d’échanges, mesurés non pas selon la valeur nominale des contrats mais selon les coûts de production. Par ailleurs, des précisions sont faites selon le type de matériels échangés. D’après le SIPRI, les mesures appelées TIV (Trend Indicator Value) donnent une indication de la valeur du contenu militaire des échanges mais elles présentent l’inconvénient de ne pas être directement comparable avec des indicateurs tels que le PIB. Il n’en demeure pas moins que ces données sont un standard dans la littérature économique.

Graphique 1

Exportations d’armes françaises entre 1958 et 2015 (en millions TIV)

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Exportations d’armes françaises entre 1958 et 2015 (en millions TIV)

3 Le graphique 1 met en évidence que la récente croissance de nos échanges n’est pas exceptionnelle et n’atteint pas les pics de la fin des années 1980 et 1990, notamment celui de 1984. La récente augmentation des exportations françaises d’armement est donc à relativiser au regard des autres périodes d’expansion de ce commerce. Une explication possible est liée aux évolutions des dépenses de défense mondiales : lorsque la demande extérieure progresse, les échanges progressent également. Le décalage entre la demande, la commande et la livraison nécessite de considérer un retard de deux ans. Le graphique 2 illustre ce constat.

Graphique 2

Exportations d’armes françaises (en milliers de TIV) et dépenses militaires mondiales (en millions de dollars constants) entre 1958 et 2015

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Exportations d’armes françaises (en milliers de TIV) et dépenses militaires mondiales (en millions de dollars constants) entre 1958 et 2015

Remarque : l’ordonnée principale (gauche) est associée à la courbe des dépenses militaires mondiales exprimées en dollars constants et l’ordonnée secondaire (droite) à la courbe des exportations françaises d’armement retardée de deux ans. Afin de présenter un graphique probant et gommer partiellement les ruptures liées à des années où les livraisons sont importantes, les exportations françaises sont exprimées en moyennes mobiles d’ordre 3.
Source : SIPRI

4 Avant 1991, le contexte international est marqué par une intensification des tensions entre les deux blocs et d’une accélération de la course à l’armement, du fait notamment de la crise des euromissiles. Suite à l’effondrement de l’URSS, la course à l’armement a été, de fait, stoppée. Nous constatons ainsi, grâce au graphique 1, une rupture dans l’évolution des exportations en volume liée à la fin de la guerre froide. Cette rupture est d’autant plus marquée qu’il apparaît, qu’en moyenne, durant les deux dernières décennies de la guerre froide, les exportations françaises sont quasiment deux fois plus élevées que durant la décennie des années 1990. Plus globalement, les exportations sur la période 1958-1990 sont presque 30 % plus importantes qu’après 1991.

5 Ainsi, alors que la guerre froide est caractérisée par une tendance à l’augmentation des budgets de défense au niveau mondial et une hausse constante des exportations, la période après la chute de l’URSS présente une volatilité accrue, à laquelle on peut rajouter une forme de dé-corrélation entre la demande mondiale et les exportations françaises. En effet, nous pouvons distinguer deux sous-périodes post-guerre froide : la décennie des dividendes de la paix (1990-2000) et la période suivant le 11 septembre 2001.

6 La période 1990-2000 est marquée par le retour d’un contexte international relativement apaisé et ainsi entraîne une diminution globale des investissements militaires des pays. En effet, nous observons une diminution de 75 % des exportations françaises et de 32 % des dépenses militaires mondiales par rapport à la période précédente (voir graphique 2). En outre, dans la distribution des volumes d’exportations, apparaissent les frégates exportées à Taïwan qui contribuent très fortement aux valeurs observées dans cette décennie. Sans ces exportations, les performances auraient été encore plus faibles.

7 Au début des années 2000, les changements dans la structure des relations internationales, notamment l’augmentation des conflits multilatéraux, ont amené les pays à relancer leurs dépenses de défense. Entre 2000 et 2014, on note une augmentation de plus de 80 % des exportations d’armes françaises, mais ce chiffre cache en fait une réalité plus contrastée compte tenu de la grande volatilité des transferts d’armes. Les pics observés correspondent à des livraisons de très grande ampleur. Il convient néanmoins d’observer que la politique d’accompagnement des exportations françaises se matérialise par une hausse continue des matériels échangés depuis 2010. Cela est parfaitement cohérent avec les objectifs des derniers Livres blancs qui postulent la nécessité de compléter la commande nationale par la demande extérieure afin de préserver les compétences industrielles et technologiques et ainsi garantir l’autonomie stratégique de la France.

8 À ce constat quantitatif, il convient d’examiner les changements qualitatifs des exportations d’armes françaises : la nature des équipements échangés et les pays destinataires ont également subi des transformations remarquables. C’est l’objet de la section suivante.

Analyse qualitative des évolutions des exportations françaises

9 En premier lieu, les exportations d’armes ont varié de par leur nature. Comme le montre le graphique 3, les types d’armement exportés, en pourcentage des exportations totales, ont significativement changé. Les ventes de navires de guerre sont ainsi devenues plus importantes après la fin de la guerre froide (passage de 10 % des exportations à 19,5 %). De même, les missiles, les capteurs et les moteurs représentent une proportion plus importante après la chute de l’URSS. À l’inverse, les ventes d’avions (et hélicoptères) représentaient une plus grande proportion des ventes avant la chute de l’URSS (passage de 52 % des exportations à 34 %). Ces changements peuvent s’expliquer à la fois par les changements technologiques connus ces dernières décennies, notamment concernant les capteurs, ainsi que par la nature nouvelle des conflits. En effet, les conflits post-guerre froide sont caractérisés par une internationalisation de plus en plus importante et une augmentation des interventions extérieures nécessitant des équipements plus diversifiés (notamment en termes de projection de force).

Graphique 3

Exportations par type d’armes en pourcentage

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Exportations par type d’armes en pourcentage

Source : auteurs d’après les données du SIPRI

10 En second lieu, la destination des exportations françaises a évolué. D’après le graphique 4, le poids relatif de certaines régions destinataires des ventes françaises a changé. Les parts de l’Europe de l’Ouest et de l’Afrique subsaharienne, et dans une moindre mesure de l’Amérique du Nord et de l’Amérique latine, ont diminué après la chute de l’URSS. À l’inverse, celle de l’Asie a significativement augmenté (passage de 7,5 % des exportations à 34 %). Concernant le Moyen-Orient, malgré le fait que sa part dans les exportations françaises soit restée constante, les destinations à l’échelle des pays ont évolué. En effet, alors que pendant la guerre froide, le premier client de la France était l’Irak (7,2 % des exportations françaises), ce pays ne représente plus que 0,004 % des ventes françaises après la fin de la guerre froide. Dans une moindre mesure, la part de l’Arabie saoudite diminue de 3 points de pourcentage après la chute de l’URSS. À l’inverse, les Émirats arabes unis deviennent un client majeur de la France en termes de matériels de guerre (passage de 2,3 % des exportations françaises à 13,8 %). Ces variations peuvent être expliquées d’une part, par la diminution des budgets de défense des pays occidentaux, notamment Européens, après la guerre froide et d’autre part, par l’émergence de nouvelles puissances telles que les Dragons dans les années 1990 ou encore celle des pays exportateurs de pétrole qui utilisent leur rente pour financer leur budget de défense.

Graphique 4

Exportations par région du monde en pourcentage

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Exportations par région du monde en pourcentage

Source : auteurs d’après les données du SIPRI

11 Afin d’affiner notre analyse du marché français des exportations d’armement, nous nous intéressons à la structure de ces échanges à travers la concentration du marché des exportations grâce au calcul d’un indice d’Herfindahl-Hirschmann [1] (ci-après IHH). Cet indicateur nous permet de mesurer la dispersion des exportations en fonction des pays destinataires. Ainsi, plus l’IHH est grand, plus le nombre de pays destinataires des exportations en volume est petit. D’une façon générale, le marché des exportations françaises est relativement déconcentré (voir le tableau 1). Nous pouvons observer cependant qu’après la guerre froide, la concentration tend à devenir plus forte. Ce fait peut s’expliquer par la taille des contrats et l’augmentation des technologies intégrées dans ces matériels de guerre. En effet, les exportations d’armes sont souvent le résultat de contrats très importants, entraînant ainsi une grande variabilité dans le volume des exportations dans le temps. C’est le cas entre 1990-2000 où la commande navale de Taïwan représente 50 % des exportations françaises entre 1996 et 1998 et explique ainsi l’IHH particulièrement élevé de cette période. Cependant, sur l’ensemble de la période (1958-2015), le marché des exportations françaises reste déconcentré, notamment si on le compare à celui du Royaume-Uni [2] (IHH = 600), qui est très dépendant des échanges avec les États-Unis.

Tableau 1

Indice d’Herfindahl-Hirschmann pour le Top 20 des pays destinataires des exportations françaises

Tableau 1

Indice d’Herfindahl-Hirschmann pour le Top 20 des pays destinataires des exportations françaises

Source : auteurs d’après les données du SIPRI

12 Ainsi, excepté les quelques contrats « hors normes » et même si le critère du IHH a augmenté depuis la fin de la guerre froide, le marché français des exportations militaires reste relativement déconcentré et assure à l’industrie de défense une moins grande vulnérabilité vis-à-vis de la demande extérieure que le Royaume-Uni.

Conclusion

13 Cette rétrospective permet de relativiser le contexte récent d’expansion des exportations françaises. En effet, en termes de volume, la reprise récente des ventes françaises d’armement n’atteint pas les pics de la fin des années 1980 mais est révélatrice de l’accroissement des tensions dans le monde.

14 Cependant, nous avons montré que la fin de la guerre froide a amené un changement de la structure des exportations d’armement à la fois de par la nature des armes et de par la zone géographique des destinataires. Cette constatation est à combiner avec un accroissement de la concurrence sur le marché des exportations d’armes. Ainsi, l’accroissement récent des ventes françaises est un événement notable dans ce nouveau contexte international.

15 Dans les années à venir, il sera nécessaire de poursuivre cette analyse avec des données actualisées. En effet, le peu de recul que nous avons aujourd’hui sur cette reprise ne nous permet pas de dire si celle-ci est due à la qualité des équipements échangés et à la démarche volontariste des responsables politiques plutôt qu’à un simple choc conjoncturel. Cela devra donc être l’objet d’un travail ultérieur.

Notes

  • [1]
    L’IHH est tel que :
    equation im06
    avec
    equation im07
    la part dans le marché français des exportations du pays i.
  • [2]
    La BITD anglaise possède des caractéristiques relatives proches de celles de la France en termes de performances à l’export, c’est pourquoi nous prenons ce pays comme référence pour mettre en perspective la BITD française.
Français

Les exportations d’armements constituent un élément essentiel de notre défense et contribuent à consolider notre industrie. Les actuels succès doivent être comparés dans le temps long, l’objet de cette étude recoupant la période 1958-2015 avec la guerre froide comme élément central jusqu’à la période 1990-2000.

English

Retrospective on French Arms Exports (1958-2015)

Arms exports are an essential element of our defence and contribute to consolidating our industry. Current successes need to be compared over the long term, which is the aim of this study of the period 1958 to 2015, with the Cold War as its central theme up to 1990-2000.

Cécile Fauconnet
Doctorante, Unité d’économie appliquée ENSTA ParisTech Université Paris-Saclay.
Julien Malizard
Chercheur, Chaire Économie de Défense.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.795.0076
Pour citer cet article
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