CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Des tendances structurelles caractérisent la situation actuelle de la défense française. D’un côté, les budgets de défense sont sous contraintes fortes avec des déficits et une dette publics régulièrement plus élevés que ceux stipulés dans le Traité de Maastricht. Les budgets de défense demeurent constants en valeur et donc décroissants en volume depuis le début des années 2000. D’un autre côté, les documents officiels font état de coûts en augmentation. Dans ces conditions, maintenir les capacités de défense oblige à procéder à des arbitrages. Par ailleurs, sur le plan conjoncturel, la crise économique actuelle aggrave ces tendances en restreignant les ressources potentiellement allouables à l’effort de défense.

2 Cet article se focalise sur les dépenses de recherche et développement (R&D) de défense  [1]. En 2014, les dépenses de R&D de défense représentent environ 3,5 milliards d’euros soit un peu plus de 21 % des dépenses d’équipement et environ 10 % du budget total de défense (hors pensions). Ces dépenses occupent une place importante dans la politique de défense. Sur un plan domestique, et d’un point de vue militaire, elles constituent le point de départ des systèmes de défense de demain. Sur le long terme, les dépenses de R&D contribuent donc à l’autonomie stratégique du pays et au maintien relatif de la supériorité militaire sur l’ennemi potentiel, conformément aux postulats de la politique de défense. L’effort en R&D de défense a aussi des conséquences sur l’export puisque la performance des systèmes de défense est un argument commercial important pour remporter des contrats sur des marchés internationaux où la concurrence est aujourd’hui très forte.

3 Les arbitrages relatifs aux dépenses de R&D sont donc porteurs d’enjeux puisqu’ils vont conditionner le fondement des futurs programmes d’armement et de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Dans un contexte budgétaire difficile, ces arbitrages sont au cœur d’un problème d’horizon temporel entre long terme et court terme. D’une part, la R&D de défense, notamment pour sa partie fondamentale, s’inscrit dans le long terme dans une logique de « préparation de l’avenir ». D’autre part, à court terme, on peut être tenté de réduire leur niveau pour réaliser des économies ou alors pour investir immédiatement dans des matériels nécessaires à la conduite des opérations en cours. Quelle est l’attitude adoptée par la France vis-à-vis de ces arbitrages dans la R&D ? Cet article propose quelques éléments empiriques visant à éclairer le lecteur, et alimente le débat sur la place de la R&D de défense dans la politique de défense.

Méthode et données

4 Nous reprenons la méthode proposée par V. Lelievre (1995) et adaptée plus récemment par J. Droff et J. Malizard (2014). Cette méthode présente l’avantage d’être simple, car elle consiste en la comparaison de deux termes : le taux de croissance du PIB et l’écart entre le taux de croissance des dépenses publiques et le taux de croissance des recettes publiques. Cette analyse est alors proche d’une étude en termes de soutenabilité budgétaire et indique la nature des impulsions budgétaires (expansive, neutre, restrictive). Nous nous focalisons ici sur le budget de R&D et comparons ses variations avec celles du budget de la défense (lequel se décompose en deux éléments : fonctionnement et équipement suivant la définition de l’ordonnance de 1959) et plus généralement avec le budget de l’État.

5 Les données proviennent de l’Observatoire économique de la défense (par source secondaire d’après R. Guichard pour la période 1992-1999), puis directement de l’OED dans l’Annuaire statistique de la défense pour la période 2000-2013  [2]. Les données pour les années 2014 et 2015 sont issues des projets de loi de finances 2014 et 2015. Les données concernant les dépenses publiques proviennent de l’Insee. Enfin, toutes les variables sont transformées en valeurs réelles en utilisant le déflateur du PIB qui neutralise l’effet de l’évolution des prix.

6 L’évolution de l’agrégat R&D est caractérisée par une chute de près de 40 % dans les années 1990. Cette évolution va dans le sens de la réduction globale des budgets de défense sur cette période. Si le Livre blanc de 1994 et les lois de programmation militaires (LPM) soulignent l’importance des dépenses de R&D, force est de constater que la réduction des crédits est bien présente sur la période. En particulier, sur la seconde moitié de la décennie 1990 la priorité budgétaire est donnée à la fabrication de matériel, ce qui se fait au détriment des crédits de R&D.

7 Les dépenses de R&D remontent au début des années 2000 avec notamment davantage de crédits alloués aux moyens de communication. La LPM 2003-2008 insiste particulièrement sur l’effort de R&D afin de préparer les programmes futurs qui seront lancés au-delà de 2008, mais aussi pour garantir le maintien des compétences stratégiques des bureaux d’étude impliqués dans les programmes des LPM précédentes. Cette ligne directrice est respectée pour la première moitié de la LPM, mais à partir de 2006 la tendance repart à la baisse jusqu’en 2011. Cette période se caractérise par l’achèvement des développements et la montée en puissance de la production de la plupart des grands programmes d’armement (par exemple Rafale, Tigre, NH90), ce qui a pour corollaire une diminution des crédits consacrés à la R&D de défense.

8 Face à cette situation, le Livre blanc de 2008 renforce les grandes lignes de la LPM 2003-2008 sur la nécessité d’un effort accru en matière de dépenses de R&D. Ces préconisations tardent à se traduire budgétairement puisqu’après une légère hausse entre 2007 et 2009, les crédits de R&D diminuent à nouveau jusqu’en 2011. La période 2011-2015 réamorce un cycle à la hausse qui va dans le sens des recommandations du Livre blanc de 2013.

Dépenses de R&D de défense en France, en millions d’euros constants (1992-2015)

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Dépenses de R&D de défense en France, en millions d’euros constants (1992-2015)

Résultats

9 Nous avons estimé la nature de 21 budgets, couvrant la période 1993-2013, car les données sur les dépenses publiques ne sont pas encore disponibles. Au niveau des dépenses publiques prises dans leur ensemble, 14 exercices budgétaires sont restrictifs. La défense contribue bien évidemment à cet effort avec 15 budgets de nature restrictive :
Tableau 1
Budget restrictif Budget neutre Budget expansif Dépenses publiques 14 2 5 Dépenses militaires 15 1 5 Dépenses d’équipement 17 1 3 Dépenses de fonctionnement 12 2 7 Dépenses de RD 12 1 8

10 Dans ces conditions, il ne reste que peu de place à une politique budgétaire expansive. Leur occurrence est principalement associée à des phénomènes de cycle plutôt qu’une véritable politique discrétionnaire. C’est notamment le cas pour les budgets expansifs observés aux années 1993 (crise du système monétaire européen), 2002 (explosion de la bulle Internet) et dans une moindre mesure 2008 et 2009 (crise financière). Pour ces deux dernières années, la volonté politique a été également à l’origine de la politique budgétaire expansive.

11 Dans ces circonstances, les budgets de défense sont assez proches de la politique budgétaire globale, car il n’est pas possible d’identifier d’autres sources que le cycle économique expliquant les 5 budgets expansifs observés pour la défense. En particulier, aucun événement de nature stratégique n’est observé, en dehors de la fin de la guerre froide, mais qui se confond, en termes budgétaires, avec la politique économique de la France visant à satisfaire les critères de Maastricht : la décennie des années 1990 est marquée par la nature restrictive des différents budgets.

12 Compte tenu du précédent résultat, il convient de s’interroger sur les potentielles substitutions au sein même du budget de la défense, car les impulsions budgétaires peuvent être contradictoires entre les différentes composantes. Les dépenses d’équipement subissent davantage les contraintes budgétaires que les dépenses de fonctionnement. Ces dernières sont même « protégées », car elles bénéficient de davantage d’impulsions budgétaires favorables par rapport au budget global.

13 L’analyse des impulsions concernant les dépenses de R&D de défense confirme également le caractère expansif de ces dépenses : sur les 21 exercices budgétaires étudiés, 8 sont de nature expansive, contre 12 de nature restrictive et un seul neutre. Ainsi, le budget de la R&D de défense est privilégié par rapport aux autres composantes de la dépense de défense. En matière d’expansion, il est même privilégié aux dépenses de fonctionnement qui pourtant apparaissent comme les moins soumises aux contraintes budgétaires.

14 Pour être plus précis quant aux sensibilités budgétaires, nous retenons les élasticités moyennes de chaque composante du budget de la défense par rapport au budget global de la défense  [3], présentées dans le tableau suivant.
Tableau 2
Type de dépenses Élasticité Dépenses de fonctionnement 0,033 Dépenses d’équipement 1,828 Dépenses de RD 1,228

15 Les trois types de dépenses étudiées ont une élasticité moyenne positive. Cela peut s’interpréter comme une absence de volonté de favoriser un type de dépenses au détriment d’un autre. En revanche, si les évolutions vont dans le même sens pour les différents types de dépenses, ces dernières n’ont pas la même sensibilité aux variations du budget global. Les dépenses de fonctionnement ont une élasticité moyenne très proche de 0, ce qui révèle d’importants effets d’inertie. En revanche, les dépenses d’équipement ont une élasticité moyenne élevée (près de 2), ce qui dénote leur grande sensibilité. L’élasticité pour le budget de R&D est supérieure à un, mais demeure inférieure à deux.

16 Les dépenses d’équipement sont donc plus sensibles aux conditions économiques que les dépenses de fonctionnement. Les dépenses de R&D occupent une place intermédiaire. La sanctuarisation des dépenses d’équipement n’apparaît pas comme évidente. Elle est plus marquée pour les dépenses de R&D. Enfin les dépenses de fonctionnement sont marquées par l’inertie, et ce, en dépit des nombreuses réformes entreprises pour les réduire depuis une quinzaine d’années.

17 Afin de discuter ce potentiel d’arbitrage au sein du budget de la défense, nous calculons également les élasticités croisées entre les dépenses. Il s’agit formellement du rapport entre les taux de croissance des deux variables considérées. Le tableau suivant présente les valeurs obtenues.
Tableau 3
Élasticité croisée Valeur Entre fonctionnement et équipement - 1,075 Entre fonctionnement et RD - 0,198 Entre équipement et RD 1,175

18 À la lumière du tableau précédent, l’arbitrage entre les dépenses de fonctionnement et les autres dépenses du ministère apparaît clairement : les élasticités croisées moyennes sont négatives, ce qui implique que lorsque le décideur public augmente les dépenses relevant du Titre 3, cela se fait au détriment des autres dépenses. Toutefois, il y a complémentarité entre les dépenses d’équipement et de R&D, ce qui est cohérent avec l’idée selon laquelle les dépenses de R&D servent à garantir le niveau technologique des matériels.

19 L’ordre des élasticités est également explicite quant aux priorités budgétaires puisque l’élasticité croisée entre dépenses de fonctionnement et dépenses d’équipement est plus élevée, en valeur absolue, que l’élasticité croisée entre dépenses de fonctionnement et dépenses de R&D. Dans ces conditions, nous retrouvons un résultat évoqué précédemment, à savoir la relative protection des dépenses de R&D par rapport aux dépenses d’équipement. En de telles circonstances, investir dans la R&D plutôt qu’acquérir immédiatement du matériel traduit une forme de préférence pour le maintien d’une avance technologique.

20 En résumé, l’étude des arbitrages budgétaires relatifs aux dépenses de R&D de défense depuis le début des années 1990 en France montre une certaine cohérence entre les ambitions politiques et leur traduction budgétaire. Après une phase cyclique pendant la décennie 2000, l’évolution des dépenses de R&D est bien orientée à la hausse depuis 2011. Cela va dans le sens du dernier Livre blanc qui met l’accent sur l’importance de la recherche sur les moyens de lutte contre les nouvelles menaces.

Notes

  • [1]
    Dans cet article, par dépenses de R&D de défense, nous entendons le financement public de la R&D de défense et non les dépenses de R&D initiées par les entreprises.
  • [2]
    Des ruptures dans les périmètres peuvent apparaître mais elles ne sont pas de nature à modifier le caractère des résultats présentés ici.
  • [3]
    L’élasticité est définie comme le rapport des variations relatives entre des deux variables. Il s’agit donc ici du rapport des variations relatives d’une composante (par exemple l’équipement) par rapport au budget global de la défense.
Français

Les dépenses de recherche et développement (RD) constituent un élément important du budget de la défense en préparant le long terme. Une étude fine de leur place au sein de la structure budgétaire, étalée sur plusieurs années, permet de distinguer une certaine cohérence entre les ambitions et les décisions.

English

R&D of Defense and Budgetary Policy in France

Research and development (RD) spending comprises an important element of the defense’s budget preparing for the long term. An insightful study of its place at the center of budgetary structure, spread out over several years, permits the identification of a certain coherence between ambitions and decisions.

Éléments de bibliographie

  • Josselin Droff et Julien Malizard : « Cohérence entre politique budgétaire et budget de défense en France », Revue Défense Nationale, n° 769, avril 2014.
  • Renelle Guichard : Recherche militaire : vers un nouveau modèle de gestion ? ; Economica, 2004.
  • Valérie Lelièvre : « Dépenses militaires françaises et contraintes budgétaires », Revue Défense Nationale, n° 560, janvier 1995.
  • Livre blanc 2008 – Défense et sécurité nationale ; Odile Jacob, La documentation française.
  • Livre blanc 2013 - Défense et sécurité nationale ; Direction de l’information légale et administrative, La documentation française.
Josselin Droff
Docteur en économie, Université de Bretagne Occidentale (UBO) et chercheur associé à l’Ensta Bretagne.
Julien Malizard
Docteur en économie et chercheur post-doctoral, Faculté d’Économie, Université Montpellier 1.
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/02/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.784.0101
Pour citer cet article
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