CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis la fin de la guerre froide, les armées se restructurent sur le plan organisationnel avec des conséquences géographiques et économiques. Depuis la fin des années 1980 à aujourd’hui, trois mouvements de réformes de grande ampleur ont affecté le format des armées : le plan Armées 2000 à partir de 1989, la fin de la conscription et la professionnalisation à partir de 1996 et, enfin, la refonte de la carte militaire et la mise en place des bases de défense (BdD) à partir de 2008. En s’appuyant sur les différents travaux des auteurs, cet article souligne les nouveaux enjeux économiques pour les territoires concernés par ces réformes et propose, pour la réforme de 2008, une évaluation de la politique d’accompagnement effectuée par le ministère des Armées.

Les restructurations des armées : cadrage régional

2D’un point de vue géographique, les forces armées sont historiquement regroupées dans le quart nord-est du pays car la menace, jusqu’au début des années 1990, était identifiée à l’est sur le plan stratégique. La fin de la guerre froide, l’émergence de nouvelles menaces terroristes et le développement des opérations extérieures ont remis en cause ce paradigme. À ce titre, le Livre blanc de 2013 reconnaît l’existence d’un « arc » d’influence de la France, autour du bassin méditerranéen, l’Afrique sahélienne, le golfe Arabo-Persique et l’océan Indien. Afin de satisfaire les nouveaux objectifs opérationnels liés à la projection de forces, une réorganisation géographique de la défense était nécessaire. On assiste alors à une concentration géographique des effectifs.

3La réforme de 2008 prévoit notamment que les services de soutien des différentes armées et services soient mutualisés et concentrés au sein des BdD. Sur un échéancier allant de 2009 à 2015, la réforme prévoit de supprimer 20 régiments et de fermer près d’une base aérienne sur quatre (soit 11 bases aériennes) de même qu’une base aéronavale (Nîmes-Garons). Ainsi, depuis 2008, la réforme des BdD a conduit à de nombreuses dissolutions d’unités, à des transferts d’unités militaires d’un site vers un autre et à la mutualisation de moyens (compétences, infrastructures, etc.). Les dissolutions limitent les emprises géographiques et permettent de réduire leur coût d’entretien. Les transferts cherchent à optimiser la capacité des sites existants. Ils vont souvent de pair avec les dissolutions. Au total, dans le cadre de cette réforme, une trentaine de sites ont été affectés par un déménagement d’une ville vers une autre. Les mutualisations consistent à partager les coûts d’une prestation ou d’une infrastructure. Elles cherchent à favoriser la réalisation d’économies d’échelle et la rationalisation de la main-d’œuvre.

4Droff et Malizard (2018) étudient la variation des effectifs sur la période 1990-2014. Ils montrent que les régions du quadrant nord-est de la France sont les plus affectées par les restructurations de la Défense. La contribution relativement importante de ces régions à la réforme de la fin des années 2000 s’inscrit donc dans une tendance de long terme. Par ailleurs, l’évolution du poids relatif des régions montre que celles de la moitié sud du pays – notamment PACA, Rhône-Alpes et Aquitaine – ainsi que l’Île-de-France, mais également le Centre et Pays de la Loire pèsent relativement plus dans les effectifs du ministère en 2014 qu’en 1990.

5De plus, les auteurs montrent l’existence d’une relation positive entre la contribution d’une région à la réforme et son poids relatif en 2009. À l’exception de quatre régions (Alsace, Auvergne, Haute-Normandie et Midi-Pyrénées) qui gagnent des effectifs, les autres régions subissent d’autant plus la réforme qu’elles ne pèsent dans la répartition initiale des effectifs. Deux contre-exemples apparaissent néanmoins : la Lorraine (qui a perdu beaucoup plus que son poids initial) et l’Île-de-France (qui a perdu beaucoup moins que son poids initial). Dans le cas lorrain, cela peut s’expliquer par une moindre importance stratégique de la région. Dans le cas francilien, ce résultat peut s’interpréter comme le reflet de l’importance des centres de décision en région parisienne, ce qui limite les possibilités de réorganisation géographiques.

6Enfin, une étude des spécialisations régionales, calculées pour l’année 2014 sur la base des effectifs militaires et de l’emploi régional, montre que certaines régions sont relativement très spécialisées (notamment Champagne-Ardenne, PACA, l’Aquitaine et la Bretagne). Certaines régions, en dépit d’un moindre intérêt stratégique, demeurent très spécialisées (par exemple l’Alsace ou la Lorraine) ce qui témoigne d’un poids de l’histoire dans ces dynamiques de réorganisation géographiques. Les effets d’inertie sont donc importants, ce qui suggère l’importance de critères d’aménagement du territoire dans les réformes.

Les « coûts du plein » pour le décideur et les « coûts du vide » dans les territoires

7Si on admet qu’une implantation de défense justifiée hier pour des raisons géopolitique ou opérationnelle ne l’est plus forcément aujourd’hui, le décideur public peut décider de modifier sa localisation. En considérant la rationalisation comme une logique d’optimisation des coûts du décideur public, on peut envisager que ce dernier compare la valeur stratégico-militaire d’un site de défense avec son coût. Le décideur public met alors en balance ce que coûte chaque site avec ce qu’il « rapporte ». L’analyse coût-avantage conduit alors à la fermeture du site lorsque le coût est supérieur à la valeur stratégico-militaire attendue.

8Ces mouvements de « plein » et de « vide » ne se font pas sans heurt. Il n’est donc pas déraisonnable de penser que, quand bien même la réorganisation géographique serait motivée par des raisons stratégiques et économiques, la transition du système d’une configuration à une autre va engendrer des coûts sur la collectivité. La question est alors de savoir quelle entité supporte les coûts et donc si l’intervention publique est nécessaire pour en internaliser une partie.

9Droff et Malizard (2014) distinguent alors un « coût technique de régression » qui ne prend en considération que les coûts internes du décideur au niveau d’un site de défense et un « coût territorial de régression » qui prend en compte les différents impacts socio-économiques liés à la fermeture de l’activité de défense sur le territoire (e.g. impacts sur l’emploi et l’activité des autres branches, impact sur les services publics, impact culturel). La somme des deux coûts de régression (coût technique de régression et coût territorial de régression) constitue le « coût social de régression ».

10On peut d’abord envisager que tous les coûts ne soient pas correctement évalués, i.e. le coût technique de régression est sous-évalué. Les concentrations et densifications notamment peuvent représenter un coût dont l’estimation, a priori, n’est pas toujours évidente pour le décideur public. Par exemple, les densifications ne se font pas sans coûts. La réalisation de constructions neuves est souvent nécessaire, tant pour le personnel (bureaux, logements) que pour le matériel (hangars, ateliers).

11Si des territoires gagnent des unités militaires, d’autres au contraire se vident de leurs unités. La démilitarisation d’un territoire entraîne souvent une reconversion problématique sur les plans économique, urbain, environnemental et socioculturel.

12D’abord, le départ d’unités ou de services de la défense a un coût économique pour les territoires lorsque l’armée exerce une influence notable sur l’activité locale. Cet impact doit être apprécié au « sens large », c’est-à-dire en incluant également les effets directs (les emplois et revenus des militaires et civils d’un site de défense), les effets indirects (entreprises locales parfois fournisseurs des sites de défense) et les effets induits (effets sur les services publics, le tissu associatif, etc.). Les activités de défense ont des effets directs, indirects et induits sur les territoires. Les différentes études de l’Insee sur le sujet montrent qu’en moyenne, en France, un emploi localisé sur un site militaire génère 0,5 emploi indirect et induit.

13Difficile à estimer, l’impact économique induit peut en outre être considérable et la perte de population qui en découle peut conduire à une baisse des dotations globales de fonctionnement des collectivités territoriales. Des effets négatifs sur les services publics – notamment les écoles primaires, l’activité postale ou les liaisons ferroviaires – peuvent être attendus. Cet impact est susceptible d’être plus fort pour les territoires où la densité humaine est relativement faible – comme le suggèrent d’ailleurs les différentes études conduites par l’Insee.

14Le coût territorial de régression a une dimension urbaine et environnementale. L’activité des armées nécessite souvent des infrastructures lourdes et spécifiques (une piste d’atterrissage, un port, un champ de tir, une caserne). Un départ des activités de défense pose alors la question de la redéployabilité de ces infrastructures et de leur inscription dans l’environnement local. Outre la dépollution des sites dont le coût peut s’avérer considérable pour des territoires peu expérimentés en la matière, une préoccupation importante peut simplement être de trouver des projets pour « remplir » les espaces laissés vacants. Par exemple, à Toulouse-Francazal, l’ancienne base aérienne accueille aujourd’hui une activité d’aviation d’affaires et des activités de maintenance industrielle aéronautique. La collectivité ambitionne même d’y développer un pôle « transport de demain » (avec notamment des projets autour des drones, des taxis aériens ou encore une possible installation de la société californienne d’Hyperloop TT qui développe un moyen de transport révolutionnaire projetant des capsules dans un tube par lévitation magnétique).

15Le paysage du passé influence fortement celui d’aujourd’hui. Il est possible de parler d’hystérèse territoriale dans la mesure où le système tend à demeurer dans un certain état alors que la cause extérieure qui a produit le changement d’état a cessé. L’effet d’hystérèse territoriale sera d’autant plus fort que le coût territorial de régression sera plus élevé. Bien que difficile à apprécier, ce coût territorial de régression pèse dans les choix du décideur. Si on conçoit que le décideur public cherche à compenser ces coûts, les mesures compensatoires peuvent alors être interprétées comme une valeur a minima du coût territorial de régression.

Une évaluation empirique à l’échelle des départements

16Les territoires ne sont pas uniformément affectés par la réforme puisque certains perdent des effectifs, tandis que d’autres en gagnent. Potentiellement, les conséquences économiques pour les territoires les plus fragiles, c’est-à-dire les plus dépendants à la défense et aussi les moins dynamiques économiquement, sont élevées. Le ministère a alors mené une politique d’accompagnement des territoires avec deux mécanismes : les plans locaux de redynamisation (PLR) et les contrats de redynamisation des sites de défense (CRSD). Cet accompagnement est réalisé par la Délégation à l’accompagnement régional (DAR) du ministère des Armées en partenariat avec de nombreux acteurs.

17Les CRSD et PLR ont représenté un montant total de plus de 260 millions d’euros (entre 2009 et 2015), auxquels s’ajoutent les fonds apportés par d’autres partenaires (collectivités locales, Union européenne et plus rarement des organismes professionnels ou des entreprises), lesquels représentent plus de 1,1 milliard d’euros. Au total, sur la période 2009-2015, plus de 60 sites ont fait l’objet d’un CRSD ou d’un PLR. L’idée générale est donc de compenser tout ou partie des pertes économiques subies par les territoires, notamment les plus fragiles, au regard de la dépendance des effectifs militaires et de leur dynamisme économique. En décidant ou non d’accompagner les territoires, le ministère est susceptible d’internaliser une partie des coûts engendrés par les restructurations.

18Droff et Malizard (2019) ont mené une analyse économétrique à partir de données départementales. Les résultats montrent que la stratégie de la DAR revient à cibler les territoires a priori les plus exposés à des conséquences socio-économiques négatives suite aux restructurations. La probabilité d’attribution des aides est positivement influencée par l’intensité de la variation des effectifs militaires. Par ailleurs, l’attribution des aides est influencée par l’âge de la population avec une préférence pour les territoires « jeunes » dans l’attribution des aides. Le ministère tend à favoriser les zones rurales, dont on peut supposer que les économies sont moins résilientes face à des départs importants de militaires. Enfin, plus un département est représenté à la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, plus la probabilité qu’il bénéficie d’une aide est élevée. Cela va dans le sens de l’existence d’effets de lobbyisme local sur la période analysée. Le ministère des Armées n’est pas un ministère de l’Aménagement du territoire, mais bien un ministère régalien faisant aussi de l’aménagement du territoire lorsque cela est nécessaire.

19Le modèle est globalement bon en termes de prédiction puisqu’il permet d’expliquer 83 % de l’allocation des crédits compensatoires. Cependant, des départements ont bénéficié d’une aide compensatoire alors que le modèle explique qu’ils n’auraient pas dû. C’est le cas, par exemple de Barcelonnette (Alpes-de-Haute-Provence), Château-Chinon (Nièvre) et Fourchambault (Nièvre), Dijon (Côted’Or), Guéret (Creuse) et La Courtine (Creuse). Un certain nombre de cas montre des territoires relativement moins favorisés que le département dans lequel ils s’insèrent, ce qui en soi permet de justifier un plan de financement. La plupart des aides sur ces territoires concernent des sites où l’armée est localisée historiquement, souvent depuis le début de la guerre froide et parfois depuis le XIXe siècle (par exemple, à Langres ou à Limoges). À cela s’ajoutent des infrastructures militaires avec un potentiel de réemploi parfois difficile et très souvent un coût de réhabilitation important. Certains de ces territoires sont également marqués par une forte déconnexion par rapport aux centres de décision régionaux, un enclavement géographique, une population vieillissante et une fuite des jeunes actifs.

20À la lecture des diagnostics territoriaux en amont des PLR et CRSD, il apparaît que sur ces territoires, les actifs à valoriser sont essentiellement des actifs naturels ou liés au patrimoine historique. Parmi la grande diversité des projets, une tendance globale émerge cependant : il existe une très forte incitation à ce que les activités du secteur privé prennent le relais des « emplois perdus » via notamment la création d’entreprises autour de pépinières et d’incubateurs d’entreprises, de parcs d’activité à destination des entreprises et offrant l’accès à des infrastructures de transport ou de télécommunication, ou des mesures d’aides à l’installation d’entreprises (avantages fiscaux notamment).

21En outre, parmi ces activités « relais de croissance », sur certains territoires, les industries de défense investissent et se développent (Droff et Malizard, 2017). L’observation des dispositifs d’accompagnement des restructurations et notamment leur répartition géographique suggère que, sur certains territoires affectés par la réforme, l’industrie de défense joue un rôle structurant sur les tissus économiques régionaux en investissant – parfois de façon très conséquente – dans des projets de développement de leur capacité de production ou de diversification de leur activité. C’est le cas par exemple de l’investissement de Safran dans une usine d’aubes de moteurs en matériaux composites, à Commercy dans la Meuse. Ces projets autour des industries de défense concernent plus d’une dizaine de territoires parmi la soixantaine faisant l’objet d’un dispositif d’accompagnement du ministère. Ils se traduisent souvent par des investissements en local, réalisés par les grands donneurs d’ordres de la défense ou leurs sous-traitants et partenaires. Ces investissements sont susceptibles d’avoir un rôle très structurant sur la demande et l’offre, contribuant ainsi au développement économique des territoires concernés.

Conclusion

22Nous avons vu le rôle important des unités militaires sur quelques territoires avec un certain poids de l’histoire. Cela rend difficile toute modification de configuration spatiale de l’organisation des armées. Au vu de ces résultats, la stratégie d’accompagnement des territoires est relativement cohérente avec les objectifs annoncés. Ces résultats permettent donc de discuter de la justification des aides mises en place, mais aussi de relativiser certaines critiques formulées par la Cour des comptes, notamment en ce qui concerne la sélection des sites par la DAR et la cohérence d’ensemble du dispositif.

23Dans la continuité de ces travaux, il serait intéressant de procéder à une analyse ex-post, quantifiée et globale de ces processus de reconversion et de développement des territoires affectés par les réformes de la défense. Cela permettrait notamment d’évaluer l’efficacité des trois autres leviers complémentaires aux aides directes que sont les PLR et CRSD : les cessions des emprises militaires, les mesures d’aide aux entreprises implantant de nouvelles activités dans les territoires concernés et la délocalisation de services d’administration centrale.

Français

Les restructurations imposées à la défense depuis la fin des années 1980 ont eu de profonds impacts sur les territoires avec des conséquences difficiles. Des mécanismes de compensation ont été mis en place avec plus ou moins d’efficacité. Les aides reçues sont justifiées au regard de certains départements déjà fragiles.

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  • aménagement du territoire

Références

  • En ligneDroff, J., Malizard, J. (2014), « Rationalisation versus Histoire dans l’organisation géographique de la défense en France », Revue d’Économie Régionale et Urbaine, n° 1, p. 63-85.
  • En ligneDroff, J., Malizard, J. (2017), « Place et rôle structurant des industries de défense dans la réorganisation de la carte militaire en France », Revue Défense Nationale, mai, n° 800, p. 155-160.
  • Droff, J., Malizard, J. (2018), « Réformes de la carte militaire : Quelle ampleur régionale ? », Revue Défense Nationale, Tribune 1048, octobre [en ligne].
  • En ligneDroff, J., Malizard, J. (2019), « Quand l’armée s’en va ! Analyse empirique de la cohérence de l’accompagnement des territoires par le ministère des Armées », Revue d’Économie Régionale et Urbaine, janvier, n° 97/1, p. 97-123.
Josselin Droff
Chercheur à la Chaire Économie de Défense de l’IHEDN.
Julien Malizard
Titulaire adjoint de la Chaire Économie de Défense de l’IHEDN.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/07/2020
https://doi.org/10.3917/rdna.832.0049
Pour citer cet article
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